1Si l’école républicaine s’est construite contre les particularismes locaux afin de concourir à l’unification de la nation (Prost, 1992), la nécessité de prendre en compte les spécificités locales afin de réduire les inégalités éducatives spatialisées s’est progressivement imposée à l’institution scolaire depuis les années 1980, en parallèle de l’émergence de recherches intégrant la dimension spatiale de l’éducation (van Zanten, 2001 ; Ben Ayed, 2009 ; Alpe et Barthes, 2014 ; Barthes, Champollion et Alpe, 2017). Pourtant, le rôle de l’espace dans la construction des inégalités éducatives est encore peu investigué et théorisé dans la littérature scientifique, ce qui a motivé l’écriture de cet ouvrage collectif. Les quatorze contributions d’auteurs aux perspectives disciplinaires diverses et complémentaires, structurées en trois parties, ont ainsi mis en évidence les processus de production d’inégalités éducatives spatialisées.

2À la lecture des différents textes de cet ouvrage, un constat s’impose : malgré un appel à contribution incitant à prendre en compte l’éducation au-delà de l’école, dans les pratiques culturelles, sportives, numériques, les inégalités éducatives restent largement travaillées dans leur rapport à la scolarité et intègrent encore peu les autres sphères d’expériences éducatives des enfants et des adolescents. La centration des recherches sur la dimension scolaire des inégalités d’éducation peut s’expliquer par la tendance au crédentialisme des sociétés modernes (Collins, 1979), soit la centralité des qualifications scolaires dans l’accès aux positions sociales, mais aussi plus largement par le focus scolaire persistant de la sociologie de l’éducation. Pourtant, plusieurs contributions montrent que l’éducation se joue aussi largement dans les activités extérieures à l’école lors desquelles les jeunes acquièrent dispositions physiques et mentales en développant des pratiques de travail, de loisirs, d’entraînements sportifs ou de défis culturels et en confrontant leurs expériences personnelles.

3La proposition de structurer l’ouvrage autour de la question de l’espace et de son rôle dans l’éducation a permis de travailler la question des inégalités d’éducation, scolaires ou non, sous un angle nouveau qui vient opportunément compléter les nombreuses recherches sur les inégalités sociales, sexuelles et ethno-culturelles d’éducation.

4Les trois parties de l’ouvrage interrogent les inégalités spatialisées d’éducation avec des perspectives différentes : la première étudie les inégalités éducatives liées principalement aux potentiels différenciés des espaces géographiques ; la deuxième aborde la question d’un point de vue plutôt socio-politique et considère les effets locaux des gouvernances éducatives ; la troisième s’intéresse aux vécus des jeunes et de leurs parents. Ces différentes approches analysent de façon complémentaire la construction des inégalités éducatives et les leviers pour les réduire. La première partie « Le territoire comme ressource et contrainte pour l’éducation » montre ainsi comment les caractéristiques géographique (enclavement/centralité…), sociale, culturelle, symbolique d’un territoire créent des territoires plus ou moins favorables à l’éducation au travers de ses opportunités éducatives et de ses dynamiques socio-spatiales. Ces dernières résultent des actions des divers acteurs impliqués, depuis l’évitement de tel établissement scolaire par les parents, le choix d’activités de loisirs par les jeunes, jusqu’aux décisions des autorités locales en matière de prise en charge des jeunes et de transport. Cette partie révèle que certains territoires apparaissent plus favorables à l’éducation de tous quand d’autres contribuent à accroître les inégalités éducatives de classe. Les contributions de la deuxième partie « Les politiques et les institutions au défi des enjeux d’égalité territoriale d’éducation » répondent à ces analyses en pointant les difficultés des politiques à réduire les inégalités éducatives entre les territoires et en mettant au jour des effets pervers des politiques publiques, à savoir des processus de renforcement involontaire des inégalités liés à l’action publique en matière de discrimination ethnique, en matière de traitement judiciaire du décrochage scolaire ou encore en matière d’éducation au numérique. Enfin, les auteures de la troisième partie « Les expériences éducatives des jeunes et des parents, acteurs de leurs espaces de vie » montrent comment la diversité des pratiques des adolescents se traduit en inégalités socio-éducatives. Elles pointent notamment comment l’appropriation par les adolescents et par leurs parents, des ressources éducatives d’un espace de vie peut accroître ou réduire les inégalités d’éducation.

5Cette approche spatialisée met en lumière la question de l’accès à des expériences éducatives riches et diversifiées. Les contributions montrent en effet comment, dans un espace de vie donné, cet accès est conditionné par les ressources physiques et géographiques, par les possibilités de mobilité, par l’offre scolaire et de loisirs en lien avec les politiques des territoires, par les capacités économiques des familles, par la richesse du réseau social dans lequel s’inscrit le jeune. Ainsi par exemple, du fait de leur lieu de résidence, les enfants des zones rurales de montagne ont moins d’activités culturelles, mais davantage de loisirs autonomes. De façon inattendue sur le plan scolaire, ils connaissent de meilleurs résultats jusqu’à la fin du collège grâce à leur scolarité primaire dans des écoles « multigrades ». Par contre, cet avantage scolaire se perd après le collège du fait en particulier d’une orientation limitée par les filières offertes dans les lycées proches (Champollion, infra). Sur cette question de l’accès à l’éducation, le rôle des acteurs est également mis en évidence avec une perspective nouvelle. Plusieurs auteurs révèlent l’accessibilité subjective, liée aux représentations qu’ont les adolescents des ressources éducatives : la localisation ou l’image d’un équipement, la vogue ou le sens d’une activité peuvent être attractifs ou répulsifs pour eux. Barrère (infra) illustre cette dernière idée en montrant que les activités de loisirs choisies par les adolescents constituent des épreuves de formation de soi. À travers l’engagement intensif dans une activité, il s’agit pour eux d’apparaître « excellent » ou bien encore de « s’exprimer ». Pour autant, l’effet éducatif reste corrélé à la capacité de maîtrise temporelle de ladite activité, et à « l’ouverture des possibles » qu’elle suscite.

6Il est également nécessaire de souligner l’interaction des caractéristiques des territoires, des politiques publiques et des actions des jeunes, de leurs familles, des professionnels dans la production des inégalités éducatives. Les contributions permettent en effet d’envisager que les dimensions spatiale, sociale (composition de la population, jeux des acteurs locaux), politique et institutionnelle (offre et qualité des services), symbolique de l’espace de vie interfèrent pour le constituer en espace plus ou moins propice à l’éducation vis-à-vis duquel les jeunes, les parents, les professionnels et les « décideurs » agissent. En s’appuyant sur les contributions, il est possible d’élargir la conclusion de Champollion (infra) qui écrit qu’« aucune dimension de la scolarisation ne s’affranchit en effet complètement du contexte territorial dans lequel s’inscrit l’action de l’école : formes et organisations scolaires, performances, projets et orientations des élèves, didactiques, pédagogies, etc. sont toutes concernées » (infra p. 26), en posant le constat que tous les aspects de l’éducation sont liés au contexte territorial, depuis les ressources physiques et géographiques (activités de montagne, de mer, de rivière, de campagne, de ville – urban trail – etc.), en passant par la quantité et la qualité de l’offre scolaire et de loisirs, jusqu’aux opportunités relationnelles (réseau social incluant les proches, les pairs, le voisinage, les professionnels). Un fonctionnement systémique des inégalités éducatives doit s’envisager, dans lequel l’espace joue un rôle central. L’éducation, que l’on a définie ici comme processus d’acquisitions de dispositions physiques et mentales par les interactions de l’individu avec son environnement humain et matériel, n’existe pas en dehors de sa spatialisation. La vie quotidienne de l’enfant ou du jeune requiert la mobilisation de son corps pour agir et interagir dans divers lieux, familiaux, scolaires, socio-éducatifs, publics. Ces espaces produits par les humains orientent leurs actions, portent et transmettent des valeurs, des représentations (Lefebvre, 1974 ; Bourdieu, 1993) qui participent à l’éducation. Les activités dans ces espaces constituent des expériences socialisatrices, dans lesquelles les enfants ou les jeunes ne sont pas passifs : ils font des choix d’appropriation et d’investissement qui modifient en retour les espaces (Danic, David et Depeau, 2010).

7En abordant le territoire dans ses multiples dimensions, ses atouts et contraintes liées à la géographie et à l’histoire, son façonnement par l’action publique et également son appropriation par les individus, cet ouvrage permet d’éviter l’essentialisation des spécificités territoriales en mettant en lumière la complexité des liens entre l’espace et les questions éducatives. Si les espaces jouent un rôle clé dans la construction des inégalités éducatives, cette production n’est pas inhérente aux espaces eux-mêmes mais à une conjoncture alliant dimension géographique, choix politiques et conditions sociales et économiques. Audren, Dorier et Rouquier montrent ainsi, en prenant l’exemple de la ville de Marseille, comment la configuration spatiale, les politiques urbaines et éducatives et les mobilités résidentielles s’articulent pour reconfigurer spatialement les injustices éducatives. Nafaa et Giband, en analysant pour la ville de Philadelphie le renforcement d’injustices éducatives spatialisées par des politiques assumant une inégale répartition spatiale des ressources d’éducation (budgets, enseignants qualifiés, etc.) sous couvert de favoriser la performance, montrent aussi que la part des injustices spatiales dans les injustices éducatives est étroitement liée au contexte politique, social et économique présent et passé, sédimenté dans l’espace. Ce constat ressort également des contributions de Ben Ayed et de Felouzis, Fouquet-Chauprade et Charmillot, qui analysent les difficultés éducatives des territoires les plus défavorisés, liées à une dégradation du service d’éducation et à un accroissement de la ségrégation socio-ethnique. Les deux premières parties de l’ouvrage s’inscrivent ainsi dans la continuité des travaux de Marcuse (2012) qui décrivait deux formes fondamentales d’injustice spatiale : la ségrégation et la répartition inégale des ressources sur le territoire, participant de façon distincte ou cumulée à la production des injustices sociales.

8Pour aborder la question du rôle de l’espace dans la construction des inégalités d’éducation au-delà des réalités physiques, politiques, économiques et socioculturelles, l’ouvrage aborde également la question de l’appropriation des espaces, dans une perspective classique d’appropriation matérielle et idéelle des espaces géographiques (cf. les contributions de Yomb et Fontar ou de Monnard), mais également en considérant les sphères de socialisation des adolescents (école, famille, groupe des pairs, loisirs) comme des espaces supports à l’analyse (Barrère, Daverne-Bailly, Boulin ou Octobre). Un tel élargissement de l’appréhension de la notion d’espace est lié au choix de solliciter pour cet ouvrage des chercheurs optant pour une démarche sociologique plaçant les jeunes au cœur des analyses. Leur approche complète les analyses des deux premières parties en permettant de mettre au jour l’agency des acteurs sociaux qui contribue à accroître ou à réduire les inégalités d’éducation constatées au niveau des groupes sociaux. Ces analyses viennent aussi opportunément éclairer les contributions faisant état de politiques éducatives néolibérales valorisant les choix individuels des acteurs.

9Au final, cet ouvrage propose une approche renouvelée de la question de la construction des inégalités d’éducation, riche par son approche pluridisciplinaire et son ambition de révéler le rôle des espaces dans toutes leurs dimensions.