1Réfléchir à la manière dont la sphère des loisirs contribue aux inégalités d’éducation aujourd’hui me permet de continuer le sillage tracé par l’enquête effectuée il y a quelques années sur les activités de loisirs adolescents (Barrère, 2011). Elle s’appuyait sur le constat, fait également par d’autres chercheurs, comme ceux de l’équipe du livre « L’enfance des loisirs » (Octobre, Détrez, Mercklé et Berthommier, 2010) qu’à côté des trois sphères de socialisation traditionnellement retenues pour penser l’adolescence, école, familles, groupes de pairs, est venue s’en rajouter une quatrième, celle des loisirs extra-scolaires, que j’ai choisie de nommer « activités électives ». Dans cette sphère d’expérience prévaut le principe d’une certaine liberté du choix pour les adolescents, de plus en plus effective au fur et à mesure qu’ils grandissent. Une autonomie personnelle leur est en effet reconnue dans cette partie de leur existence, une « autonomie sans indépendance financière » (de Singly, 2006), alors même que l’allongement des scolarités les maintient de plus en plus dépendant sur le plan matériel. Bien que sous contrôle adulte, la liberté de choisir ses activités dans le temps libre, hors de l’école et des activités familiales, est fortement défendue par les adolescents eux-mêmes, et même étendue activement par eux autant qu’ils le peuvent.

2Cette quatrième sphère de socialisation n’est évidemment pas étanche aux trois autres, mais elle s’en distingue malgré tout nettement. Elle n’est pas l’école puisqu’elle est au contraire une sphère de « décompression » comme le disent volontiers les adolescents, et elle n’est pas le temps contraint en famille, même si « culture de la chambre » oblige (Glevarec, 2009), elle se déroule aussi souvent dans la maison familiale. Il est surtout important de l’identifier séparément de la sphère des pairs, avec laquelle elle est volontiers confondue. En effet, même si elle est immergée dans une sociabilité juvénile, elle n’en est pas moins travaillée par des choix, des arbitrages individualisés, favorisés par l’existence de tous les équipements numériques (téléphones portables, ipod, ipad, etc.) et la multiplicité des opportunités et des réseaux, entre lesquels il faut choisir (Octobre, 2008). Elle est très disparate, mais on peut la décrire au travers de trois couples d’opposition. D’une part, elle est à la fois composée d’activités formelles dans des loisirs dits encadrés, par exemple sportifs ou culturels, et d’activités informelles (écoute de musique, fêtes, attention portée au look, mobilités urbaines). D’autre part, elle conjugue des activités de loisirs classiques depuis les années 1970, liées aux industries culturelles (musique, radio, cinéma, sport, etc.) à une nouvelle sphère d’activités numériques, généralisée depuis les années 2000 (rappelons que l’assiduité numérique des adolescents aujourd’hui est estimée par les enquêtes quantitatives à environ 3 heures par jour). Enfin, les activités solitaires voisinent avec les activités collectives ou en communication avec le groupe de pairs.

3Par ailleurs, si le terme de loisirs correspond à peu près à sa dénomination, celle-ci reste insuffisante, laissant prise à une représentation facilement globalement « hédoniste » de ces activités, là où les jeunes déploient des efforts, des capacités de concentration et de motivation parfois tout à fait étonnants au vu des représentations qui sont souvent celles des acteurs de l’école. Comme le dit un chercheur qui a beaucoup travaillé sur les jeux vidéo, ce sont des « divertissements, qui sont des investissements » (Coulombe, 2010) ayant certes pour vocation première le plaisir et le jeu, mais qui par leur ampleur, leur complexité, leur intensité en appelle à d’autres analyses.

4Qualifier ces activités d’« éducatives » ne pose pas de problèmes pour certaines d’entre elles, comme celles qui trouvent place dans les conservatoires de musique ou même des clubs de sport. Mais cette qualification est bien sûr problématique, en tout cas en France, pour bien d’autres, informelles ou numériques, qui suscitent, vues du monde adulte, plus de méfiance que de reconnaissance. Intégrer dans une perspective éducative l’ensemble de la sphère (y compris les longues soirées ou week-end sur les jeux-vidéo ou le visionnage en boucle de vidéos de catch) ne peut se faire qu’au prix d’un déplacement de la définition ou de l’approche de l’éducation, auquel invite d’ailleurs le présent ouvrage et que nous préciserons de notre point de vue.

5Dans cette perspective, la question des inégalités voit à la fois se continuer certains chantiers, aux résultats solides, et peut-être s’en ouvrir d’autres, débiteurs d’une redéfinition possible de la sphère éducative. Je distinguerai deux approches possibles. Dans la première, ce sont des domaines de loisirs eux-mêmes que partent les recherches ; dans la seconde, des adolescents et de leur expérience. Un intermède fera le lien entre les deux approches, au travers de trois portraits d’adolescents.

Inégalités dans les loisirs juvéniles

6Les constats de recherche montrent que bien des inégalités parcourent la sphère des loisirs juvéniles. Elles peuvent être analysées en elles-mêmes, mais aussi rencontrer les travaux classiques ou plus récents sur les pratiques culturelles, rejoignant un certain nombre de travaux sur les inégalités scolaires. Nous repartirons de ces constats avant de suggérer quelques pistes et chantiers de recherches.

Des différenciations complexes

7Les recherches sur les pratiques de loisirs sont nombreuses, mais, portant potentiellement sur une multiplicité d’objets scientifiques, elles sont plus ou moins étanches les unes aux autres. On peut distinguer les études portant sur les pratiques culturelles, les pratiques amateurs ou pratiques sportives, les études sur les fréquentations des institutions ou associations, concernant les centres de loisirs ou de jeunesses, les études liées aux usages des TNIC (technologies numériques d’information et de communication), aux goûts musicaux, les études sur le temps libre proprement dit. Si la plupart de ces recherches mettent en évidence des différenciations sociales dans les pratiques, elles dépendent, pour leur interprétation, de la place de la pratique analysée dans une échelle de légitimité culturelle, plus ou moins explicitée. Ainsi le fait que les jeunes de milieu populaire aient plus que les autres une télévision dans leur chambre, n’apparaît-il pas comme un avantage, au vu de la position de la télévision dans cette échelle. Par ailleurs, ces différences font une très large place à des considérations en termes de contextes locaux. On peut ainsi suivre la trace de ces inégalités sur le plan territorial comme le fait le rapport de l’Observatoire de la jeunesse 2014. L’intérêt indifférencié de jeunes issus de territoires ruraux, urbains, semi-urbains pour un certain nombre de loisirs y contraste en effet avec un accès très différencié aux pratiques elles-mêmes : 71 % des jeunes enquêtés résidant dans une commune périurbaine pratiquent une activité sportive, contre 54 % des jeunes ruraux ; pour les activités culturelles, c’est le cas de 38 % des jeunes en milieu urbain et 12 % en milieu rural. C’est ainsi l’offre, bien plus que l’attractivité d’une pratique, qui explique le caractère effectif d’une pratique de loisirs (David, 2014).

8Ces études arrivent en général à séparer des pratiques peu différenciées en termes sociaux, d’autres pratiques, qui le sont bien davantage. Si l’écoute de musique, la pratique des jeux-vidéo ou les activités artistiques ne différencient pas les enfants de cadres et d’ouvriers de 10 à 14 ans, il n’en est pas du tout de même pour l’ordinateur hors jeu-vidéo ou la lecture, qui sont davantage pratiqués par les enfants de cadres ou pour la télévision regardée davantage par les enfants d’ouvriers (Octobre, 2004). Le genre est aussi parfois plus discriminant que l’origine sociale, à l’heure d’expliquer les usages différents d’internet par les adolescents, l’engouement pour les jeux-vidéo étant très largement masculin.

9Ces études attribuent également une importance déterminante à l’âge. L’avènement de la condition numérique introduit pour le moment un fossé entre générations, mais elle est susceptible également de voir les évolutions technologiques constamment modifier les usages. La manière dont les jeunes grandissent dans cette sphère et voient se succéder les pratiques, montre nettement une construction diachronique des inégalités. Certaines s’enrichissent en opportunités et en ouvertures, d’autres s’appauvrissent au contraire au fil du temps : l’usage massif et exclusif de la télévision devient caractéristique des milieux populaires ; les adolescents de lycée professionnel se caractérisent de plus en plus par une faible participation à des activités culturelles et sportives encadrées (Octobre, Detrez, Mercklé et Berthommier, 2010).

10Ainsi, les activités électives sont traversées par les inégalités sociales, mais leur pratique différentielle et surtout leur nature obligent à en développer une vision plus complexe. L’analyse empêche une dichotomisation excessive de l’espace social et rend nécessaire de prendre en charge les expériences de plus en plus singularisées et les variations intra-catégories sociales.

Quelle articulation avec l’étude des inégalités scolaires ?

11Ces études sont sans nul doute en continuité avec l’ensemble des résultats produits par la sociologie critique de l’école depuis les années 1970. En effet, en considérant un certain nombre de pratiques de loisirs, comme « capital culturel », dans le sillage des travaux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron (Bourdieu et Passeron, 1964), on peut arriver à des corrélations robustes entre certaines activités (fréquentation des conservatoires de musique par exemple) et la réussite scolaire (Zaffran, 2008). Même s’il n’est jamais facile de savoir dans quel sens marchent ces corrélations – il n’est pas exclu que ce soient les bonnes performances à l’école qui favorisent l’adhésion à ces activités, et non l’inverse –, elles participent d’un panorama de recherches qui nourrissent l’explication culturelle de l’échec scolaire.

12Mais aujourd’hui, cette continuité apparaît en partie brouillée ou remise en question au travers de deux inflexions.

13Il s’agit d’une part de regarder ce que l’ouverture de l’école aux territoires, et l’investissement éducatif des collectivités territoriales produisent en la matière, depuis la décentralisation des années 1990, au travers de la multiplicité des dispositifs culturels et sportifs présents dans les établissements, notamment en éducation prioritaire. Le « nouvel ordre éducatif local » (Ben Ayed, 2009) est ici amené à jouer un rôle dans la compensation des inégalités initiales d’accès à diverses activités, ou au contraire à en produire de nouvelles. En matière d’éducation artistique et culturelle, par exemple, les collèges de province ne peuvent qu’être moins bien lotis que les collèges parisiens. Mais quelles sont les conséquences à long terme de ces offres différentielles ? Il n’est certes pas facile de le dire sans des enquêtes à la fois très contextualisées et de type longitudinal.

14Par ailleurs, et si l’on ne veut pas que la notion de « capital culturel » ou d’« héritage culturel » fonctionne comme une boîte noire, il importe d’en considérer la définition précise ou les évolutions. Or, les contours du capital culturel pertinent pour la réussite scolaire font aujourd’hui objet de débats, à un moment où les pratiques culturelles dominantes se transforment et se caractérisent davantage, comme le dit la thèse de l’éclectisme culturel, par une circulation culturelle entre des objets plus ou moins légitimes. La culture scolaire elle-même se faisant plus éclectique, il n’est pas exclu que des contenus en partie « illégitimes », dans une définition restreinte du capital culturel puissent néanmoins être des ressources pour l’école, en développant certaines compétences, par exemple de rapidité, de polyactivité ou d’aisance (Draelants et Ballatore, 2014). Ainsi, l’identification des loisirs favorables à la réussite scolaire dépasse désormais les activités traditionnellement en phase avec la culture scolaire, comme le théâtre ou la musique, sans pour autant englober tout le continent des activités juvéniles.

15Ces travaux, en examinant la situation pratique par pratique, arrivent à des résultats intéressants et précis, mais ils peinent sans doute à rendre compte d’une expérience vécue comme globale et fluide par les adolescents, accentuée d’ailleurs par la polyactivité ou la simultanéité de certaines pratiques. Par ailleurs, ils peuvent être amenés à sur-dimensionner les pratiques encadrées ou formalisées, qui se prêtent bien davantage à l’enquête, que les pratiques plus informelles des jeunes. Enfin, et peut-être surtout, ils ne peuvent guère prendre en charge l’étude du sens que prennent ces activités pour les adolescents eux-mêmes, alors qu’elles font parfois jeu égal en temps et en énergie avec la sphère scolaire.

Intermède. Trois portraits d’adolescents

16Pour s’approcher du sens des activités électives dans la vie des adolescents, approchons l’expérience de trois collégiens interrogés lors de l’enquête (Barrère, 2011).

17Alban est fils de gérant de bar et d’une secrétaire et scolarisé dans une troisième d’un collège de la banlieue de Lens, décrite par l’équipe de direction du collège comme la plus faible ; il y obtient 10 de moyenne, sans beaucoup d’effort, de son propre point de vue. Comme beaucoup de ses copains, il est passionné de foot, un sport qu’il pratique en club, à raison de trois heures environ par semaine mais aussi informellement avec ses amis. Il joue également à des jeux-vidéo centrés sur le foot, il est fan du Racing Club de Lens et ne rate aucun de ses matches lorsqu’il joue à domicile. Son rêve serait évidemment d’être remarqué par le recruteur du prestigieux club, qui fait de temps en temps la tournée des petits clubs alentour.

18Max est fils d’une mère Rmiste et d’un père chômeur, décédé lors de l’entretien. Il est scolarisé dans un bon collège de centre-ville de Lille où il obtient environ 10 de moyenne. En troisième, il passe la plupart de son temps libre sur le jeu-vidéo World of Warcraft au point de délaisser son groupe de copains du collège et de ne plus communiquer qu’avec l’équipe du jeu. Son travail scolaire et même ses sorties en dehors de chez lui sont réduits au strict minimum de manière à laisser le plus de temps possible pour le jeu.

19Candice est fille d’un soudeur et d’une employée à la mairie, elle est scolarisée dans un collège situé dans une très petite ville près de Valenciennes, elle a 10 de moyenne. Elle vient de passer d’un look de garçon manqué à un look Emo, car elle est fan du groupe Tokio Hotel ; elle prend une heure de cours de guitare par semaine, fait aussi du piano et répète une matinée par semaine avec son groupe de musique. Elle écrit un blog musical, recherche beaucoup de musiques sur le net, et regarde également des séries américaines.

20La présentation brève de ces trajectoires de collégiens, d’âge et de résultats scolaires comparables, tous investis intensément dans des activités dans l’ensemble assez peu légitimes (football, jeu vidéo, télévision, musique de variété), permet d’attirer l’attention sur le contraste entre leur similarité au plan de l’origine sociale (populaire) et leurs différences sur le plan des contextes d’enseignement et des loisirs pratiqués. Si les trois adolescents, au vu d’une stricte comparaison sociale et scolaire, ne se distinguent pas forcément, leur expérience des activités électives, telle que les entretiens permettent de la comprendre est susceptible d’introduire à l’étude d’autres types d’inégalités, sans doute invisibles au vu de la première démarche.

Inégalités d’expériences juvéniles

21En effet et à partir de la globalité de ce domaine, d’autres contrastes apparaissent autour de diverses tensions vécues par les adolescents dans leurs activités durant le temps libre. S’il peut paraître contre-intuitif que cette sphère puisse en être le lieu, étant consacrée en principe à la recherche de plaisir ou de loisir, l’investissement adolescent invite à les lire comme des épreuves de formation de soi, dans le sillage d’une vision large du processus éducatif. Sans exhaustivité, évoquons concrètement trois tensions ou trois épreuves de formation de soi vécues par les adolescents dans cette sphère et les inégalités de ressources qui leur permettent de les affronter.

Inégalités d’engagement

22Tous les adolescents n’organisent pas leur temps libre de la même manière. Certains ont la capacité à le vertébrer autour d’une activité « passionnante », parfois investie durant de longues années : c’est ici le cas des deux garçons, le statut de la musique chez Candice étant plus incertain et dépendant des ambiances du groupe. Mais pour d’autres, l’éparpillement et le turnover sont considérables, évoquant une quête toujours insatisfaite (la montée en âge se fait aussi en « arrêtant » de multiples activités). Ainsi est mise à l’épreuve la capacité d’engagement et de persévérance dans une activité donnée, mais également, par ce truchement, à organiser une pyramide des passions, à se doter d’un but dans la vie, à agencer des efforts – parfois durant de nombreuses années – afin de parvenir à exceller dans une activité. Contrairement à des représentations monolithiques sur un « zapping adolescent » recherché et plaisant, les collégiens interrogés dans l’enquête valorisent l’ancrage dans une activité suffisamment intense et satisfaisante pour la continuer et y progresser.

23Il paraît aussi pertinent, dans une optique éducative large, de se demander ce qui justement favorise la polarisation des adolescents sur une activité et donc une production suffisante d’intensité. Le rôle des compétitions ludiques, parfois informelles, comme celles de la réputation et de la popularité (souvent quantifiées sur les réseaux sociaux) et parfois, au contraire, très formalisées (scores, castings, classements), apparaît important. Mais d’autres critères, beaucoup plus qualitatifs apparaissent également lorsqu’on interroge les adolescents1, renvoyant à des figures normatives disparates. Si « être excellent » ou « être le meilleur » est parfois le plus important, « s’exprimer » ou « exprimer sa singularité » s’avère également un vecteur fondamental d’investissement. Les ambiances de groupe, plus ou moins harmonieuses, propices aux « délires » ou au contraire plombées par des conflits et des disputes sont également décisives dans l’entretien d’une intensité suffisante pour s’engager. Les adolescents divergent dans leur circulation entre ces figures, qui, toutes, en tout cas, leur permettent de faire la preuve d’une valeur qui ne se limite pas à la valeur scolaire2.

Inégalités de maîtrise des agendas

24En second lieu, les activités pratiquées par les jeunes composent plus ou moins des emplois du temps formalisés. C’est bien sûr la nature des activités choisies qui explique en partie ces différences. Certains auteurs parlent d’ailleurs de quasi-loisirs pour les activités encadrées, assez proches de la forme scolaire puisque supposant un espace et un temps séparés, ainsi qu’un tuteur responsable de l’activité (Vincent, 1994 ; Zaffran, 2010). En fait, les activités électives peuvent être plus ou moins organisées en agenda, isolant plus ou moins des plages réservées au travail scolaire. Par ailleurs, ces dernières se cumulent aujourd’hui plus ou moins avec les activités électives informelles sur internet ou les réseaux sociaux, comme en atteste un passage d’un entretien de groupe à cet égard particulièrement révélateur. Alors que je demande à des collégiens si « ce n’est pas trop dur de fermer (l’ordinateur) pour travailler », ces bons élèves de troisième, par ailleurs très investis dans de multiples activités, allant du théâtre à l’escalade, en passant par la plongée sous-marine, et une très forte assiduité numérique, me répondent en chœur et en riant : « Mais on ne ferme pas. » Pourtant cette combinaison fait plus ou moins épreuve. Dans le cas des exemples choisis, Max a beaucoup de mal à combiner avec les rythmes scolaires son investissement dans le jeu WOW. Candice, la musicienne, au contraire, se donne des temps de répétition réguliers entre copains qui favorisent le dégagement de temps séparés pour les devoirs. Dans l’agenda d’Alban, le football ne se cantonne pas aux entraînements et déborde informellement dans des parties avec des copains, ainsi que lors de matches vus à la télévision ou de parties de jeux de vidéo.

25Ainsi, les activités électives contraignent les adolescents à faire l’apprentissage de la gestion des temps sociaux – une des plus épineuses questions de la vie dans la société actuelle –, avec des sentiments bien différents d’équilibre ou d’envahissement. Cette gestion exige des compromis, des arrangements, des renonciations, des négociations, bien souvent négligés par le regard adulte souvent prisonnier de certaines « paniques morales » suscitées par nombre de ces activités, et uniquement prescripteur d’une baisse du temps global qui leur est consacré.

26Face à cette gestion du temps, les adolescents ont des tuteurs et des ressources inégales. Si nous avons mis l’accent sur la structure des activités, les autres sphères de socialisation sont aussi des vecteurs inégaux en force et pertinence de leur gestion. À l’heure où l’ensemble des familles se préoccupe de réguler les loisirs, toutes ne sont pas également en position de le faire ni également habiles ou efficaces (Barrère, 2015). Ces arbitrages se font aussi en lien avec la pression scolaire, éprouvée par tous les adolescents, mais avec un certain nombre de flous et d’opacités en raison des différences entre les normes d’évaluation des établissements scolaires. La comparaison des trois adolescents est ici éclairante. Tous ont dix de moyenne, mais le dix est plus moins problématique, ouvrant plus ou moins, par exemple en fin de troisième, à une orientation en seconde générale de lycée. Alban, scolarisé dans un collège REP du Pas-de-Calais et dans une troisième de niveau faible, apparaît le plus mal loti, également en raison du niveau de sa troisième. Max, dans un bon collège de centre-ville de Lille, pourra rejoindre sans problème une seconde générale l’année d’après, de même que Candice, scolarisée dans un assez bon collège de la périphérie de Valenciennes. En fait, les résultats scolaires constituent des signaux d’alerte diversement fiables lors d’éventuels excès d’investissements dans les activités électives. Si tous les adolescents jugent importants l’école et l’orientation scolaire, tous n’arrivent pas également, selon les contextes, à évaluer les risques d’échec de leurs projets. Enfin, le rôle du groupe de pairs, plus ou moins lui-même investi et en réussite dans la scolarité est évidemment important, influence à la hausse ou à la baisse certains investissements (Dubet et Martuccelli, 1996). Du coup, si beaucoup d’adolescents affirment fièrement « gérer » (donc « bien gérer ») la multiplicité des temps sociaux et en particulier l’articulation loisirs-travail scolaire, il s’agit là d’une épreuve malgré tout inégalitaire, dont tous ne sortent pas forcément vainqueurs.

Inégalités d’ouverture de possibles

27Enfin, ces activités électives ont des conséquences différentielles en termes de projet d’avenir, un aspect sans doute sous-estimé par les considérations sur l’orientation scolaire faites à partir du seul système scolaire. Les rencontres et imaginaires des loisirs travaillent en effet les projets personnels, très souvent de manière clandestine. Dire à un conseiller d’orientation qu’on veut être « catcheur, aux USA de plus… » comme l’a expliqué un collégien ou encore star, mannequin, disc-jockey, comme l’ont évoqué beaucoup d’autres, ne va pas de soi. Certains doivent faire très tôt le deuil de leurs rêves. Les garçons de milieu populaire interrogés et rêvant de foot doivent s’arracher au rêve du RC Lens avec plus ou moins de facilité, là où d’autres activités (cinéma, musique, dessin, théâtre) accompagnent bien davantage, et plus longtemps, d’autres adolescents, pouvant même devenir des chemins alternatifs aux orientations traditionnelles. À ce sujet, la suite de l’histoire de Max est édifiante puisqu’il finira par intégrer un DUT Informatique, après l’échec à l’entrée d’une école de game-designer, et qu’il gagne aujourd’hui très bien sa vie, dix ans après l’enquête (Barrère, 2012). Il aura réussi à cheminer vers une insertion possible, avec sa passion pour les jeux-vidéo, là où d’autres résolvent provisoirement l’épreuve en formulant non pas un mais deux projets d’orientation plus ou moins conciliables (un dans la sphère des activités électives, un dans celle des orientations scolairement répertoriées), d’autres encore se contentant de rêver.

28Si l’insertion professionnelle est aujourd’hui une épreuve cruciale à l’horizon de toutes les trajectoires scolaires, il est important d’en différencier les enjeux en termes d’inégalités – bien repérées par la recherche – de l’épreuve présentée ici. Celle-ci engage en effet bien davantage la capacité de persévérer dans un choix, de croire en ses possibilités, de prendre des risques, dans des contextes inégaux en écoute et en capacités de soutien.

Une démarche oubliée

29La comparaison esquissée invite à approfondir le regard sur les inégalités, prenant en considération une autre définition de l’éducation, en partie irréductible aux apprentissages, même informels, et à la socialisation. Mais elle se heurte aussi à une limite de taille. En effet, en renouant d’une certaine manière avec une des plus vieilles traditions éducatives, en partie antérieure aux systèmes éducatifs modernes et mettant en lien un processus éducatif et la vision normative d’un sujet permettant de le finaliser, dans la vision durkheimienne, c’est une vision très abandonnée analytiquement qu’elle propose. L’institution scolaire, dont le projet éducatif directeur est aujourd’hui pour le moins brouillé, mais aussi les familles, qui ont tendance à se préoccuper de manière quasi-exclusive des conséquences de la trajectoire scolaire en termes de qualification et d’insertion, sont loin d’adopter aujourd’hui une telle vision. La réduction de l’éducation à la performance scolaire ou professionnelle dessine en creux un modèle normatif dans lequel l’« épanouissement » individuel, s’il est malgré tout considéré comme important, n’existe la plupart du temps que comme adjuvant ou contre-poids de la réussite dans une lecture en termes de double individualisme (de Singly, 1990). Il n’est pas simple aujourd’hui d’assumer que la formation de soi est importante en tant que telle et qu’elle n’est pas toujours « utile » ou « rentable », en termes scolaire ou professionnel. Faute d’idéal d’individu suffisamment consensuel, et même si l’idéal citoyen de l’école républicaine, lui-même mis à mal par la pure logique de la sélection sociale, est régulièrement rappelé aujourd’hui, sans actualisation toujours précise et conséquente (Barrère et Martuccelli, 1998), l’« éducation morale », au sens où l’entendait Émile Durkheim, c’est-à-dire la construction des qualités personnelles nécessaires à la vie sociale souhaitable dans un contexte donné, n’est guère mise au premier plan des préoccupations contemporaines. De plus, sur un plan plus méthodologique, « mesurer » ou « évaluer » l’éducation, ainsi comprise, est bien difficile à formaliser. Enfin, une telle approche est susceptible d’entretenir certains malentendus, conduisant à ne lire les activités électives que sous le signe d’un éloge un peu « angéliste » de talents alternatifs et autodidactes, épousant une certaine vision romantique de l’adolescence. À cet égard, il convient de préciser que si l’explosion des préoccupations en termes de bien-être et de bienveillance à l’intérieur du système scolaire va dans le sens d’une critique des dégâts d’un excès de pression scolaire, elle ne va pas forcément dans le sens d’une reconnaissance de l’auto-éducation dans la sphère des activités électives. Il s’agit de deux perspectives différentes, tant les adolescents recherchent, certes une reconnaissance d’eux-mêmes et de bons traitements de la part des adultes, mais aussi à grandir par la confrontation avec des difficultés et des obstacles, qui les forgent dans la difficulté, en continuité avec une certaine conception de la maturité comme aventure existentielle, dans le sillage de la paideia grecque ou de la conception diffusée par les Bildungsroman du romantisme allemand.

Conclusion

30Dans un livre classique des années 1960, L’ouvrier de l’abondance, les sociologues anglais avaient montré à quel point le travail n’avait de sens, via le salaire essentiellement, que par ce qu’il permettait de faire hors travail, dans une sphère de loisirs choisis portant des attentes fortes de réalisation personnelle que le travail ne permettait pas d’accomplir (Goldthorpe et al., 1978). Ne serait-on pas alors aujourd’hui, dans des systèmes scolaires où l’on passe en moyenne une vingtaine d’années de sa vie, devant des collégiens et lycéens pour qui le sens de l’école n’existe parfois qu’au travers de sa rentabilité espérée dans le futur et qui du coup, investissent dans leurs pratiques « hors école », bien plus qu’un espoir de détente et de délassement ?

31De fait, il semble aujourd’hui que l’enseignement scolaire à son niveau secondaire soit le lieu d’un renversement copernicien. Défini historiquement comme Skole, loisir studieux, culture gratuite formatrice d’élites de toute façon amenées à occuper des fonctions moyennes ou supérieures, il a aujourd’hui tendance à voir sa fonction de classement et de placement social devenir centrale, rendant l’acquisition de la culture scolaire avant tout utile pour l’avenir. Les activités dans le temps libre peuvent apparaître ainsi pour les adolescents comme le refuge de cette gratuité et d’une ouverture au monde dégagée de toute sanction immédiate, mais aussi un complément en termes d’épanouissement et d’affirmation de soi. Elles sont alors une formation au travers d’épreuves certes choisies, mais parfois tendues confrontant à un système alternatif et autogéré d’évaluation.

32L’important n’est donc pas seulement ce que les activités électives font à l’école, même si elles en sont en quelque sorte le contexte ordinaire, parfois déstabilisant, d’exercice (Blais, Gauchet et Ottavi, 2008), mais de reposer à partir du domaine éclaté et éclectique qu’elles constituent la question de la définition de l’éducation. Il s’agit aussi, alors que nos sociétés sont obsédées par la mesure arithmétique des inégalités et sans dénier leurs conséquences en termes de justice, de ne pas oublier qu’en la matière les inégalités sont aussi celles qui séparent les individus dans leur capacité à affronter les défis de la vie. Bertrand Bergier, en s’intéressant à des élèves multi-redoublants de l’école primaire devenus diplômés de masters de l’enseignement supérieur, a pu mettre en évidence à quel point des facteurs existentiels comme le sentiment de responsabilité en première personne de ses échecs jouait un rôle dans la capacité à prendre – ou non – une revanche scolaire (Bergier et Francequin, 2005). En élargissant l’analyse aux activités électives, ce sont aussi d’autres inégalités qui apparaissent, qui sans avoir forcément de sanction scolaire, différencient les adolescents dans leur formation personnelle et dressent devant eux des obstacles à franchir dans le processus de maturation. De telles considérations invitent en fait, pour mieux les prendre en compte, à dépasser la partition entre sociologie de l’école et sociologie de la jeunesse, dans une commune préoccupation pour l’éducation, capable d’en réinterroger les contours, ainsi qu’y invitent les adolescents eux-mêmes au travers de leurs investissements résolus dans les opportunités multiples qui leur sont offertes aujourd’hui dans le temps libre.