1Dans cet ouvrage visant à comprendre les liens entre éducation et espaces, nous avons interrogé le territoire comme espace de ressources et de contraintes pour l’éducation (partie 1), puis questionné ces liens dans leurs dimensions politique et institutionnelle (partie 2). Cette dernière partie s’intéresse aux acteurs individuels que sont les jeunes dans leurs espaces de vie. Il s’agit de mettre en lumière la manière dont ces derniers vivent et s’approprient les espaces éducatifs à travers leurs expériences et leurs pratiques.

2Pour ce faire, cinq textes interrogent quatre sphères d’expériences éducatives juvéniles aux localisations géographiques multiples et aux articulations poreuses : la famille, l’école, les pairs et les loisirs, qui renvoient aux principales instances de socialisation des jeunes. Aucune d’entre elles n’est réductible à une localisation physique. L’école est déterminante dans la vie des adolescents, bien au-delà de ses murs. L’influence de la famille se poursuit hors du domicile – sur le lieu des vacances, les bancs de l’école, les clubs sportifs, chez les copains, etc. La société des pairs investit tous les espaces de vie adolescents, physiques – l’école, le club, le domicile, la rue, etc. –, et numériques, avec la place centrale de l’internet et notamment des plateformes de réseaux sociaux numériques. Les loisirs juvéniles, enfin, sont structurés par les espaces dans lesquels ils s’actualisent. La variété des expériences éducatives juvéniles tient ainsi pour partie aux manières dont les jeunes s’approprient leurs espaces de vie. L’espace participe dès lors pleinement, comme le rappellent plusieurs auteures ici, à l’apprentissage des métiers juvéniles : le « métier d’enfant », le « métier d’élève », le « métier d’adolescent » et le « métier de consommateur culturel », dont les jeunes doivent jouer le rôle conformément aux attentes comportementales sociales (Mead, 2006 [1933] ; Goffman, 1963).

3Comme le montrent les recherches antérieures ainsi que les contributions à cette partie d’Anne Barrère, Carole Daverne-Bailly, Muriel Monnard, Audrey Boulin et Sylvie Octobre, ces quatre sphères d’expériences éducatives aux localisations multiples et les métiers qui leur sont liés, ne sont pas imperméables entre elles, s’imbriquant tant d’un point de vue matériel que symbolique. Nous verrons par exemple, avec Muriel Monnard, que la cour de récréation est un espace particulièrement propice à l’expérience du métier d’enfant ou d’adolescent. Ces contributions permettent de mieux saisir la réalité des pratiques des jeunes dans les différentes sphères qu’ils traversent et l’imbrication de ces dernières. Les textes de cette partie enrichissent ainsi la connaissance des processus éducatifs et la construction des inégalités dans la sphère d’expériences des loisirs juvéniles, celle de la famille, celle de l’école et enfin celle des pairs.

4La sphère d’expérience des loisirs juvéniles est très hétérogène et particulièrement articulée aux trois autres. Les travaux montrent qu’elle est à la fois une sphère de décompression (Le Goaziou, 1999 ; Barrère, 2011), d’éducation (Pasquier, 1999, Barrère, 2011, Détrez, 2011), de consommation culturelle (Octobre, 2010 ; Pasquier, 2005) ou de temps libre (Zaffran, 2010), où se vivent des activités formelles proches des sphères expériences scolaire et familiale (Barrère, 2011 ; Zaffran, 2010 ; Dubet et Martucelli, 1996) et des activités informelles proches de celle des pairs (Dauphin, 2012 ; Barrère, 2011 ; Octobre et al., 2010 ; Fluckiger, 2008 ; Pasquier, 2005) et dont la dimension spatiale n’est pas réductible à un lieu spécifique. Les loisirs juvéniles se déploient en effet dans les différents espaces de vie des jeunes (centre-ville, parc, club, cour de récréation, chambre, salon familial, etc.) et à leurs interstices (sur le chemin de telle activité, dans les couloirs de l’école, etc.) comme l’analysent ici Barrère, Daverne Bailly, Monnard et Octobre.

5L’ensemble de la littérature s’accorde pour dire que cette sphère d’expériences est particulièrement chérie et défendue par les adolescents qui l’envisagent comme une sphère d’autonomie, à l’abri des regards adultes, tant matériellement et symboliquement (Pasquier, 1999, 2005 ; Glévarec, 2009 ; Octobre, 2004, 2010 ; Zaffran, 2010 ; Barrère, 2011 ; Cicchelli et Octobre, 2017). Les textes de Barrère et Octobre poursuivent cette réflexion et montrent en outre que l’expérience du métier de consommateur culturel ne peut être réduite à des activités purement « hédonistes » car elle n’est pas exempte d’engagement de la part des jeunes. Elles montrent aussi que les activités de loisirs, dont les médiacultures, contribuent aux inégalités d’éducation en ce sens que les adolescents les investissent différemment et n’en retirent pas les mêmes opportunités en termes d’apprentissage et de développement de leur autonomie : la sphère des loisirs juvéniles est un espace d’inégales expériences en termes de formation (Barrère) ou de « fabrication » de soi (Octobre).

6Dans la poursuite des travaux actualisant le modèle de Bourdieu de la distinction (1979), tels ceux de Peterson (1992, 2004), Donnat (1994), Lahire (2004), Coulangeon (2011), Barrère et Daverne Bailly questionnent l’enchevêtrement de la sphère d’expériences des loisirs juvéniles avec celles de l’école et de la famille. En analysant les stratégies déployées par les parents enseignant(s) à l’égard des loisirs de leur progéniture, Daverne Bailly montre que ces derniers privilégient les loisirs « légitimes » et rentables scolairement. De son côté, Barrère indique que les loisirs favorables au rendement scolaire ne sont pas uniquement l’apanage des « activités traditionnellement en phase avec la culture scolaire » et qu’il faut questionner la notion de capital culturel pour découvrir que les pratiques culturelles « illégitimes » peuvent être aussi des ressources pour la sphère d’expériences scolaires.

7La sphère d’expériences familiales est ici analysée en lien avec celles de l’école et des loisirs. Les recherches antérieures montrent que les inégalités éducatives entre les enfants et les adolescents sont notamment le résultat d’inégalités familiales d’éducation : les climats socioculturels familiaux et les styles éducatifs parentaux (Lautrey, 1980 ; Kellerhals et Montandon, 1991) pèsent fortement dans les différenciations des pratiques et des comportements socio-scolaires (Lahire, 1995, 2013 ; van Zanten, 2009 ; Kapo, 2009 ; Lareau et Weininger, 2003 citée par Draelants et Ballatore, 2014) et culturels (Octobre et al., 2010) entre les enfants et les adolescents. Les textes de cette partie prolongent en particulier les travaux sur les stratégies éducatives familiales en matière de pratiques culturelles (Daverne-Bailly) et scolaires (Boulin) ou à leur articulation (Daverne-Bailly, Barrère, Octobre).

8En matière culturelle, même si les adolescents se réfèrent à une culture commune1, ils et elles n’en ont pas le même usage, ni ne se l’approprient de la même manière, du fait notamment des inégalités familiales d’éducation. Le cas des pratiques télévisuelles est éclairant. Largement partagées et toujours au cœur des pratiques juvéniles (Kervella et Loicq, 2015), il existe pourtant des disparités du point de vue de la spatialisation de la pratique, des temporalités et des contenus visionnés liées aux stratégies éducatives familiales (Fontar, 2008 ; Jehel, 2011 ; Fontar, Grimault-Leprince et Le Mentec, 2015). Daverne-Bailly contribue ici à démontrer que « la construction sociale des usages de la télévision est ainsi indissociable du cadre familial de sa diffusion » (Coulangeon, 2016). Car, si en termes de capital culturel, les travaux indiquent un affaiblissement des hiérarchies et des légitimités (Peterson, 1992 ; Donnat, 1994 ; Lahire, 2004), ils précisent aussi que les liens entre pratiques culturelles et origines sociales sont toujours source d’une distinction (Bourdieu, 1979 ; Coulangeon, 2011) à l’origine d’inégalités, notamment en termes de « rendement scolaire ». Daverne Bailly montre que les parents enseignant·s accompagnent leurs enfants dans l’écoute ou les choix télévisuels développant ainsi l’esprit critique et les capacités d’argumentation de ces derniers, qualités récompensées par l’école. Ce qui vaut pour la télévision vaut pour la lecture, le bricolage ou la musique. Ainsi, selon l’auteure, il existe une hétérogénéité des pratiques de loisirs au sein du groupe social des parents enseignant(s), en même temps que des objectifs parentaux communs. Parmi ceux-ci, certains sont revendiqués « sur un continuum allant de la détente à l’épanouissement », quand l’objectif de réussite scolaire est inexprimé mais patent : dans les familles enseignantes, faire la cuisine est l’occasion d’apprendre les grammages, regarder la télévision d’apprendre ou de se cultiver, etc. tout en réfutant une pédagogisation des loisirs.

9Les contributions prolongent également les travaux sur les inégalités territoriales d’accès aux offres culturelles et de loisirs dont les résultats affirment qu’elles accentuent les inégalités sociales entre les individus (David, 2014). Selon les contextes territoriaux, l’accès et l’offre des loisirs ne sont pas les mêmes pour les familles, faisant de l’espace de vie un facteur de production des inégalités familiales d’éducation. Il est constaté que les familles les mieux dotées socioculturellement vont pouvoir compenser l’incidence du lieu de résidence et les inégalités spatiales en matière d’offre et d’accès, quand les moins favorisées n’ont pas les ressources pour compenser ces effets de contexte (Danic, Fontar et Grimault-Leprince, 2015). Octobre y fait ici référence et le texte de Daverne-Bailly prolonge ces résultats : malgré les inégalités territoriales d’accès aux offres, les enfants d’enseignant·s pratiquent tous un instrument de musique.

10La troisième sphère d’expériences analysée est celle de l’école, dont l’articulation à la sphère d’expériences familiales a été largement montrée depuis Bourdieu et Passeron (1964, 1970). Le contexte familial et le contexte scolaire dans lesquels évolue l’individu conditionnent inégalement la réalisation de son « métier d’élève » (Sirota, 1993). Certains auteurs s’intéressent notamment à la transmission culturelle directe et à son lien avec la rentabilité scolaire (Rochex, 1995 ; Lahire, 1995 ; Thin, 1998). La contribution de Daverne Bailly s’inscrit dans cette perspective quand celle-ci analyse le « déni d’initiés » des parents. D’autres travaux s’intéressent aux stratégies éducatives parentales indirectes qui délèguent pour partie à un tiers l’exercice de transmission d’un capital culturel avec un objectif de rentabilité scolaire. C’est le cas de la contribution de Boulin. Ce faisant, le métier d’élève est questionné à travers l’analyse plus systémique des politiques et des institutions éducatives, objets des travaux sur les « effets de contexte » sur la scolarité qui s’intéressent aux inégalités scolaires selon les espaces et les territoires (cf. partie 2, infra). La recherche de Boulin, qui prend pour objet le lieu de scolarisation comme espace de vie des élèves, se situe dans la continuité de ceux qui analysent les effets des dispositifs visant la mixité sur les résultats scolaires et l’orientation scolaire (Duru-Bellat et al., 2004 ; Broccolichi, 2009) et les liens entre réussite scolaire et lieu de scolarisation (Ben Ayed, 2009). En s’intéressant au sens de l’action et à l’expérience vécue des acteurs, Boulin analyse la manière dont les élèves s’approprient le dispositif des internats d’excellence comme un espace de vie et d’expériences éducatives matérielles et symboliques. Elle constate des effets de contexte sur la scolarité plus qualitatifs que quantitatifs, relevant de « l’expérience des acteurs », invitant ainsi, à l’instar de Barrère, les chercheurs à être plus attentifs aux stratégies adolescentes en matière d’éducation.

11Enfin, la sphère d’expériences des pairs est la dernière éclairée dans cette partie. Nombreux sont les travaux en sociologie de la jeunesse qui étudient la socialisation horizontale (Delalande, 2001 ; de Singly, 2006 ; Sirota, 2006 ; Galland, 2011) afin de comprendre les manières dont les jeunes élaborent et se transmettent entre eux des normes2. Les recherches s’intéressent ainsi aux enjeux sociaux et identitaires des sociabilités juvéniles, lesquelles se jouent dans différents territoires et espaces sociaux aux matérialités disparates (à l’école, sur les plateformes de réseaux sociaux numériques, etc.) et donnent à voir les normes et les usages différenciés entre les individus selon les contextes. Les travaux sur les sociabilités adolescentes interrogent ainsi la nature des liens que ces jeunes établissent entre eux dans les différents espaces sociaux qu’ils traversent, que ce soit à l’école (Delalande, 2001 ; Balleys, 2015), sur internet (Fluckiger, 2006 ; Kredens et Fontar, 2010 ; Boyd, 2014, Balleys, 2015), dans leurs loisirs (Octobre et al., 2010) et montrent qu’ils sont en quête d’eux-mêmes et de liens les uns avec les autres. Les analyses révèlent que cette sphère d’expériences est perméable aux trois autres : les loisirs juvéniles, formels (pratiquer du sport en club, etc.) ou non (communiquer sur les réseaux sociaux, etc.) sont particulièrement propices aux sociabilités juvéniles ; celles-ci se négocient au sein de la famille ; enfin, l’école est constitutive de la socialisation entre pairs (Felouzis et Perroton, 2009).

12Sur ce dernier point, en effet, la massification scolaire a fait de l’école le lieu où se retrouve l’ensemble des jeunes d’une classe d’âge. L’école apparaît donc comme l’espace d’accentuation de la socialisation entre les « jeunes » pairs (Pasquier, 2005 ; Boyd, 2008 ; Felouzis et Perroton, 2009). Ainsi, la matérialité spatiale de l’école, en particulier sa cour et ses espaces intersticiels (Delalande, 2001 ; Monnard et al., 2016) constituent des espaces de vie particulièrement opératoires pour observer la société des pairs comme une sphère d’inégales expériences éducatives juvéniles. La contribution de Monnard poursuit ces réflexions. L’auteure définit la société des pairs comme une société composée d’individus dotés d’accès différenciés aux ressources spatiales, sociales et symboliques et montre, à travers l’analyse des déplacements et des tactiques de (in) visibilité des adolescents dans la cour de récréation, qu’il existe une inégale inscription et intégration de ces derniers au sein de la première. Les adolescents n’ont pas les mêmes compétences spatiales, n’ont pas la même expérience de cet espace qui apparaît comme un lieu matériel et symbolique de reproduction des identités sociales (sexuées notamment avec une forte hétéronormativité) socialement inégales.

13Pour conclure, chacune des cinq auteures contribue ainsi à interroger les formes inégales que prennent les expériences éducatives des adolescents dans leurs espaces de vie. Le texte de Barrère permet de poser la problématique du processus éducatif au sens large. Il montre ce faisant que les activités électives constituent des expériences éducatives à part entière et participent des inégalités éducatives. Les contributions de Daverne-Bailly, Monnard et Boulin donnent corps à cette problématique et montrent comment s’incarnent ces inégalités d’expériences juvéniles dans trois sphères d’expériences éducatives différentes : la famille, les pairs, l’école. Enfin, le texte d’Octobre, avec une focale plus large, permet de comprendre que les expériences culturelles juvéniles, sont aussi des occasions de « se fabriquer soi-même » et sont socialement contraintes, notamment en termes de capital. Ainsi, en s’intéressant aux expériences des acteurs, cette partie poursuit plus largement les travaux montrant qu’il existe des pratiques partagées ou communes, mais dont les usages, les réceptions ou les manières de faire (de Certeau, 1980) varient et génèrent des inégalités socio-éducatives. C’est là un apport central des cinq contributions qui suivent et que nous vous invitons maintenant à lire.