1La prise en compte des contextes de scolarisation constitue sans nul doute l’un des apports des recherches récentes consacrées à l’analyse des inégalités de scolarisation. La ségrégation scolaire entretient en effet une relation avec les trajectoires scolaires des élèves ainsi que leurs niveaux d’acquisitions (Broccolichi, Ben Ayed, Trancart et al., 2010 ; Broccolichi et Sinthon, 2010). Ces inégalités contextuelles sont visibles tant au plan microsociologique, lorsqu’elles se traduisent par de fortes perturbations des conditions de scolarisation, qu’à des échelles plus agrégées lorsqu’il s’agit d’objectiver des variations géographiques de parcours et de performances scolaires. Ces constats ont conduit récemment les politiques éducatives à promouvoir l’objectif de mixité sociale à l’école comme vecteur de lutte contre les inégalités de scolarisation1. Nous avons abordé dans des publications précédentes cette inflexion institutionnelle sous l’angle de sa construction politique, institutionnelle et administrative, notamment des rapports entre national et local (Ben Ayed, 2015a et b ; Ben Ayed, 2016). Nous l’abordons ici sous un autre aspect, celui de son impact potentiel sur les élèves de milieux populaires, notamment ceux issus de l’immigration.

2Si la politique de mixité sociale à l’école escompte un objectif affiché de réduction des inégalités de scolarisation, cette politique peut potentiellement engendrer d’autres effets plus problématiques comme le renforcement des mécanismes d’ethnicisation de l’espace scolaire. Pour analyser cette politique nous adopterons deux angles d’analyse. Notre raisonnement consistera en premier lieu à construire une continuité entre élèves de milieux populaires et ou/ issus de l’immigration, alors que dans la littérature sociologique récente ces deux catégories tendent à être distinguées (Felouzis et Fouquet-Chauprade, 2015). Nous considérons au contraire que pour une large part elles se confondent et s’unissent dans un même destin : celui du rapport problématique de l’école à leur égard et leur exposition à des mécanismes puissants de disqualification sociale et scolaire (Broccolichi, 1995). Le second angle d’analyse consistera à inscrire notre réflexion dans une homologie entre espace scolaire et espace urbain. Les politiques publiques en faveur de la mixité sociale sont pour ce dernier plus anciennes et amplement analysées sous l’angle de leur caractère problématique. Fathia Belmessous notamment montre, à propos des politiques urbaines en direction des « immigrés », que celles-ci entremêlent des processus de catégorisation des groupes sociaux et ethniques, une rationalité technique (le recours à des outils statistiques) et des orientations politiques et idéologiques (Belmessous, 2013). Cette grille d’analyse nous paraît particulièrement éclairante appliquée ici à notre objet. Après un bref rappel historique des rapports entre l’école républicaine et les élèves de milieux populaires, nous nous intéresserons aux déterminants actuels de la politique de mixité sociale pour mieux en appréhender les logiques et les impensés.

« Nouveaux » élèves et troubles à l’ordre scolaire

3Nous limiterons notre examen des relations entre l’école républicaine et les élèves d’origine populaire à la période des années 1960-1970, en raison de contraintes de place, mais également parce qu’elle correspond à la période de leur arrivée massive dans l’enseignement secondaire, source de nombreuses tensions. Jacques Testanière s’est intéressé à l’impact de cette arrivée massive sur le fonctionnement de l’école (Testanière, 1967). Il relève que cette arrivée marque le passage historique du chahut traditionnel au chahut anomique. Si le chahut traditionnel, « exprime et renforce l’intégration scolaire », le chahut anomique correspond davantage à un dérèglement lié au délitement de l’unité des publics scolaires caractéristiques des établissements d’élites. L’évolution de la composition des établissements scolaires serait ainsi révélatrice d’une « crise de l’enseignement », lorsque ces derniers en viennent à accueillir des élèves « défavorisés devant la culture », et pour certains « au niveau d’aspiration très bas ». Le chahut anomique marque un refus d’intégration scolaire, de « l’esprit de compétition ». L’accueil des « nouveaux » élèves de milieux populaires dans les établissements est donc perçu d’emblée comme un trouble à l’ordre scolaire :

« L’anomie se rencontre toujours quand il y a plus d’un tiers d’élèves d’origine ouvrière, cas limite du handicap culturel devant l’école, ou quand les enfants de familles bourgeoises et cultivées sont en proportion insuffisante, c’est le signe que l’anomie a pour cause essentielle l’introduction dans le système pédagogique traditionnel d’enfants appartenant à des couches sociales qui étaient restées jusque-là en marge de l’enseignement du second degré […]. Le système pédagogique dont les valeurs implicites correspondent aux valeurs des classes supérieures tolère les élèves dotés d’attitudes propres à la classe moyenne (utilitarisme, prudence intéressée, esprit de sérieux, etc.) à condition qu’ils se conforment aux valeurs officielles. Mais il ne peut, sans risquer de mal fonctionner, admettre un trop grand nombre d’enfants défavorisés devant l’école. Ainsi l’étude des causes de la dégénérescence du chahut traditionnel permet de définir le type idéal du lycée où règne le chahut traditionnel : il a un recrutement urbain, des élèves d’origine bourgeoise et cultivée assez nombreux pour donner le ton, un pourcentage d’enfants d’origine ouvrière qui n’excède pas 30 %, des sections classiques qui sont l’élite scolaire et accueillent au moins un tiers des effectifs de l’établissement. »

4On retrouve dans cet extrait, sous une forme condensée, les principaux traits du rapport de l’école républicaine aux élèves de milieux populaires : la centralité paradoxale des publics dans la caractérisation des contextes scolaires, l’enracinement historique de la « légitimité de présence2 », des élèves de classes populaires « sans qualités3 », réduits à l’adoption d’attitudes conformistes.

La centralité paradoxale des publics dans la caractérisation des contextes scolaires

5En raison du principe républicain « d’indifférence aux origines » (Tissot, 2007), d’un risque de particularisation, ou d’une trop forte visibilisation, les publics scolaires n’ont pas toujours fait l’objet d’une prise en compte institutionnelle, notamment à l’échelle des établissements scolaires. Aujourd’hui encore, le référencement et la codification des publics scolaires fait toujours débat, particulièrement à l’échelle locale. Dans le cadre d’une recherche récente, consacrée aux disparités territoriales d’éducation, nous avons constaté la très grande difficulté à contextualiser et à territorialiser les données statistiques. Les travaux consacrés aux relations entre l’école et les « descendants de l’immigration » en France pointent également que le codage de l’origine ethnique des élèves fait toujours l’objet de controverses (Felouzis et Fouquet-Chauprade, 2015), nous y reviendrons. Cette frilosité quant aux processus de catégorisation peut s’expliquer par le principe républicain d’égalité ontologique entre les élèves qui n’admet officiellement aucune différence (Dubet, 2000). Elle peut aussi s’expliquer par le poids des taxinomies scolaires focalisées sur la figure sublimée de l’élève idéal. Il s’instaure ainsi un hiatus entre le niveau institutionnel, pour qui les propriétés des élèves ne constituent pas un enjeu central, et celui des représentations et des pratiques pour lesquelles elles sont essentielles. Les différenciations entre élèves sont ainsi construites à l’aune de catégories spontanées, naturalisées, et le plus souvent associées à des mécanismes de déqualification (d’établissements, de filières, etc.). Elles résumeraient en creux les caractéristiques des contextes scolaires eux-mêmes, nécessairement hiérarchisées. Alain Léger à partir d’une analyse des processus d’affectation des enseignants du secondaire, a mis en exergue le profil type des établissements les plus recherchés : « Se manifeste alors une surenchère dans la discrimination ; une perpétuelle fuite en avant vers les publics toujours plus “bourgeois” […]. Le lycée idéal, c’est le lycée bourgeois […]. L’élève idéal, c’est le fils de bourgeois » (Léger, 1983).

6Ce choix des élèves « bourgeois » n’est jamais explicite dans les politiques des établissements, dans la mesure où les enseignants ne disposent pas formellement de cette information. Ils l’appréhendent à partir de multiples médiations telles que les capacités cognitives des élèves (perçus comme « intelligents », « réceptifs »), les établissements eux-mêmes (calmes, peu perturbés, bien dotés matériellement) et leur localisation géographique (centres-villes) (Léger, 1983). Cet exemple démontre la centralité des publics scolaires dans les taxinomies enseignantes. Cette centralité paradoxale des publics scolaires a également été l’objet de la recherche menée plusieurs années plus tard par Agnès van Zanten et Marie-France Grospiron, consacrée aux carrières enseignantes dans les établissements « difficiles ». En ce qui concerne les processus d’adaptation professionnelle, les recompositions identitaires, ou la segmentation de ce corps professionnel, ces auteures relèvent que « les caractéristiques des élèves jouent un rôle central » (van Zanten et Grospiron, 2001).

7Ces caractéristiques jouent également à plein dans les représentations des familles et les stratégies d’évitement scolaire qui font l’objet de travaux de recherche depuis plus de trois décennies. L’évitement de certains élèves est toujours fondu dans un arsenal d’arguments pseudo-pédagogiques : choix d’options, parcours éducatifs spécifiques, caractère propre de l’enseignement privé, etc. Ces arguments de façade sont battus en brèche dans les enquêtes qualitatives par la réalité plus prosaïque de la peur, du rejet de certains types d’élèves jugés indésirables, si ce n’est parfois l’expression explicite d’une forme de racisme (Ben Ayed, 2011). Ces arguments sont également contredits par les enquêtes quantitatives comme celle de Christelle Chausseron consacrée aux motifs de choix du collège. La « bonne fréquentation » des établissements apparaît comme le critère principal devant d’autres motifs comme le choix d’options ou les résultats scolaires des établissements (Chausseron, 2001). Ainsi, si la doxa républicaine, ou certaines de ses interprétations, a conduit historiquement à considérer que l’invisibilisation des publics était de nature protectrice (contre les stigmates potentiels), ou que la notion de public serait sans objet dans la mesure où la logique républicaine ne reconnaît qu’un tout indifférencié, désincarné, cette « invisibilisation protectrice » montre ses limites, lorsqu’elle n’empêche nullement la profusion de catégorisations « sauvages ».

L’enracinement historique de la « légitimité de présence »

8Au-delà de la protection des élèves, une autre explication peut éclairer ce mythe de l’invisibilisation des publics. Les publics populaires n’ont pas historiquement été considérés comme le public légitime de l’école en raison du poids de l’élitisme républicain. Leur accès à l’école a toujours été appréhendé dans une conception minimaliste (acquisition des savoirs instrumentaux de base, formation d’une main-d’œuvre qualifiée, etc.), rarement comme la possibilité d’une appropriation de la culture légitime, et encore moins comme une possibilité d’enrichissement culturel pour l’institution scolaire elle-même. Historiquement les élèves de milieux populaires ont donc fait l’objet d’une forme de défiance, d’une remise en cause de leur « légitimité de présence » à l’école. Le concept de « légitimité de présence » a été forgé par Abdeljalil Akkari pour analyser le rapport à l’école des élèves d’origine maghrébine en France (Akkari, 2001). Son usage pourrait selon nous être étendu, sous certains aspects, à l’ensemble des élèves de milieux populaires. La légitimité de présence décrit la façon dont certains groupes d’élèves sont l’objet d’une « suspicion persistante » quant à leur « droit à être là ». Cette « (il) légitimité » est alimentée, pour le cas des élèves d’origine maghrébine, par le mythe du retour, le supposé écart d’identité avec la culture « occidentale » jugé indépassable. Le régime auquel ils sont soumis à l’école est donc celui de la tolérance, de l’acceptation sous conditions. Cette analyse est très proche de celle d’Abdelmalek Sayad lorsqu’il s’intéressait au développement, dans les années 1970, des enseignements de « langues et culture d’origine » (ELCO) réservés aux seuls enfants issus de l’immigration. Ces enseignements, nés d’une conception essentialisante de la culture, avaient pour fondement la préparation à un improbable retour au pays, érigeant ainsi l’immigration (et donc les enfants qui en sont issus) dans un rapport d’extériorité avec la France (Sayad 2014).

9Si la question de la place des élèves issus de l’immigration à l’école revêt des particularités, celle de leur mise à distance recouvre des points communs avec le cas plus général des élèves de milieux populaires (dont ils sont par ailleurs largement issus). Comment ne pas voir en effet des similitudes entre les réactions suscitées par le « surgissement » des élèves issus de l’immigration à l’école dans les années 1960-1970 (Sayad, 2014), et les débats intenses en réaction à l’arrivée des élèves de milieux populaires à l’école au cours de la III^e République ? Leur présence était jugée dérangeante, source de « désordre social », de nature à « heurter les aspirations ségrégatives de la clientèle bourgeoise », comme le rapporte Patrick Dubois analysant les débats parlementaires de cette période (Dubois, 2007). On peut relire une grande partie des réformes éducatives comme une succession de processus d’accommodements visant à éviter la constitution d’un véritable commun éducatif indifférencié : double réseau de scolarisation, maintien d’une forte ségrégation académique et spatiale, reproduction des filières d’enseignement, etc. Si l’illégitimité de présence peut de moins en moins se dire ouvertement, elle a en revanche des conséquences importantes dans la façon de nommer et de qualifier les publics scolaires et d’administrer les politiques éducatives. Les nombreux labels constituent une façon implicite de nommer les publics scolaires (ZEP, collèges sensibles, collèges ambition réussite). Il existe un lien statistique fort entre les types d’élèves accueillis et l’offre pédagogique des établissements scolaires (Baluteau, 2013). Tout se passe ainsi comme si l’école avait construit historiquement une catégorie d’élèves que l’on pourrait qualifier de « surnuméraires », pour reprendre l’expression de Robert Castel (Castel, 1999), et cette catégorie incorporée n’est pas sans effet sur les destins scolaires.

Des élèves de classes populaires « sans qualités », réduits au conformisme

10La faible légitimité de présence a pour corollaire l’attente d’une attitude conformiste des élèves de milieux populaires à l’école. L’école peine en effet à trouver auprès de ces élèves des qualités, des ressources spécifiques à valoriser. À travers l’exemple des travaux de Jacques Testanière, on perçoit comment l’institution scolaire est régie par les normes du groupe dominant. Testanière insiste sur les risques encourus par l’école dès lors que « les enfants de familles bourgeoises et cultivées sont en proportion insuffisante » (Testanière, 1967). À partir d’une analyse statistique, il a ainsi établi un seuil au-delà duquel la proportion d’élèves de milieux populaires est préjudiciable à l’ordre scolaire car l’école ne serait plus alors en mesure d’imposer les normes qu’elle juge légitimes. Cette analyse issue d’une construction scientifique, consacre ainsi, cette vision très polarisée de l’espace scolaire faisant peu de cas des spécificités des élèves de classes populaires. Les normes jugées légitimes à l’école ne sont du reste pas strictement scolaires, mais morales, lorsque Testanière fait par exemple référence à la « prudence désintéressée » ou à « l’esprit de compétition ». Cet exemple rappelle les débats qui se sont développés aux États-Unis dans les années 1960-1970, à propos de la thèse du handicap socioculturel des élèves de milieux populaires et/ou issus des minorités ethniques. Certains travaux faisaient référence aux « aspirations éducationnelles des familles » et constituaient des systèmes d’oppositions entre « le rationalisme ascétique, le volontarisme, l’esprit de compétition », propres aux classes supérieures, et « la passivité, le fatalisme, voire l’irresponsabilité », propres aux « classes inférieures » (Forquin, 1979). Les distinctions s’opéraient donc sur des critères de normes et valeurs de classes, comme ceux de la motivation et une certaine conception de la réussite individuelle. Cette polarisation a fait l’objet de nombreuses critiques car révélatrice d’un ethnocentrisme de classe auquel n’échappait pas une partie de la communauté scientifique, tout en démontrant son inanité pour lutter contre les phénomènes d’échec scolaire4 (Combessie, 1969).

La constitution d’une politique de mixité sociale à l’école

11Le débat contemporain sur la mixité sociale à l’école s’inscrit dans cet héritage d’une école républicaine clivée, hiérarchisée, structurée par une opposition entre « établis » et « outsiders ». En dépit des discours officiels sur l’unification scolaire, les élèves de milieux populaires ont été mis en marge. Pour la période contemporaine, la multiplication des pratiques d’évitement scolaire participe de cette mise à l’écart. L’évitement scolaire constitue très clairement, comme l’indique Agnès van Zanten, un « refus de l’autre » (van Zanten, 2009). Il serait cependant erroné de considérer ces pratiques d’évitement scolaire avec fatalisme comme relevant uniquement « d’un ethos ségrégatif propre à certains groupes sociaux », souligne-t-elle. Il serait plus juste de les considérer comme le produit de mécanismes intentionnels tels que le maintien des hiérarchies scolaires par le jeu complexe des enseignements optionnels (classes européennes, internationales, bilangues, etc.) et de la concurrence scolaire, tenant à distance les élèves de milieux populaires (Broccolichi, 1995). On peut aussi faire référence à l’assouplissement de la carte scolaire aux effets ségrégatifs très marqués (Ben Ayed, Broccolichi et Monfroy, 2013). Comment comprendre dans ces conditions l’émergence du credo de la mixité sociale à l’école ? Cette notion n’est pas récente. Elle s’est développée initialement au sein des politiques urbaines en suscitant d’ailleurs de nombreuses critiques : moralisation et stigmatisation des classes populaires, ethnicisation des politiques de peuplement, justification morale de la gentrification urbaine, etc. (Tissot, 2007).

12Dans l’espace scolaire, la question de la mixité sociale n’a retenu que récemment l’attention des responsables éducatifs. Si les processus ségrégatifs ont été mis au jour dès la fin des années 1980, ce n’est qu’à la fin des années 1990 que la mixité sociale apparaît de façon timide dans quelques circulaires de rentrée scolaire sans caractère contraignant. Elle ne fait l’objet d’une politisation que dix années plus tard, lorsqu’elle sert de caution morale à la politique massive d’assouplissement de la carte scolaire voulue par Nicolas Sarkozy. Celle-ci ciblait en priorité (du moins officiellement) les élèves boursiers afin d’endiguer leur relégation scolaire et spatiale. Ce faisant, cette politique a introduit une inflexion institutionnelle majeure : celle du traitement hiérarchisé et préférentiel des candidatures individuelles à l’accès aux établissements scolaires, ouvrant la boîte de pandore des catégorisations et des différenciations des élèves. Jusque-là, en raison de la sectorisation scolaire, reposant sur le principe d’égalité d’accès et d’universalité du service public d’éducation, ce principe était étranger aux politiques éducatives françaises.

13La mixité sociale s’est ainsi introduite dans le débat public de façon paradoxale, à l’aune d’une entreprise de libéralisation du système éducatif. Ce paradoxe n’est d’ailleurs qu’apparent. La mixité sociale a en effet fait l’objet de préoccupations de longue date dans des pays aux logiques libérales très marquées dans l’accès concurrentiel aux écoles et aux universités. La mixité sociale y apparaît comme une façon de réguler cette concurrence en veillant à une représentativité formelle de chaque groupe ethnique par le biais d’une « affirmative action ». Celle-ci est l’outil de la déségrégation dans les pays de tradition différentialiste et procédant d’une lecture racialiste des rapports sociaux, en lien avec leur histoire marquée par le poids de la discrimination légale (Sabbagh, 2004). C’est cette inspiration qui a guidé l’idée d’introduire un critère préférentiel dans le cadre de la politique d’assouplissement de la carte scolaire en France en 2007, en favorisant les candidatures des élèves boursiers (le « bonus boursiers »)5. Lors de la campagne électorale de 2012, le thème de l’assouplissement de la carte scolaire était à nouveau mobilisé en opposition à une proposition de refonte de la carte scolaire portée par le Parti socialiste. Si ce dernier ne se prononçait pas explicitement pour une abrogation de l’assouplissement, il proposait de mener une réflexion sur les affectations scolaires ménageant une part de liberté laissée aux familles et une exigence de mixité sociale.

14À l’issue de l’élection présidentielle de 2012, la mixité sociale et la sectorisation, ont occupé in fine une place plutôt marginale dans la « concertation pour la refondation de l’école de la République », préalable à l’écriture de la loi d’orientation et de programmation éponyme. Celle-ci a introduit la notion de mixité sociale sur un mode incitatif en raison de la complexité de la répartition des compétences en la matière. Depuis 2004 en effet, la sectorisation des collèges a été confiée aux départements, alors que les administrations scolaires locales ont conservé la compétence de l’affectation des élèves. Ainsi, une politique de mixité sociale ne pourrait résulter que d’une action volontaire et concertée sur chaque territoire. La seule disposition tangible qui apparaît dans la loi est celle qui résulte d’un rapport antérieur du Sénat (Cartron, 2012) incitant à l’instauration de secteurs multi-collèges, laissant le choix aux familles entre plusieurs établissements et le soin aux administrations locales de procéder aux arbitrages pour les affectations, avec toujours un bénéfice prioritaire pour les élèves boursiers.

15Depuis l’adoption de la loi « de refondation » de 2013, et malgré la publication d’un décret et d’une circulaire d’application en 2014 et en 2015, une certaine latence dans l’application des nouvelles dispositions en matière de mixité sociale a été observée, en raison de leur caractère non contraignant, et du risque d’exposition des élus locaux à leur électorat potentiellement hostile. Le ministère de l’Éducation nationale a néanmoins repris l’initiative en novembre 2015, en lançant une expérimentation nationale fondée sur un appel au volontarisme adressé aux élus locaux. Ce sont ainsi près de vingt départements qui se sont déclarés volontaires. La suite des attentats de Paris de janvier 2015 a donné par ailleurs à la thématique de la mixité sociale une certaine visibilité. Elle a en effet été érigée comme l’un des champs d’action de la « grande mobilisation de l’école pour les valeurs de la République », sous l’angle notamment du renforcement du « sentiment d’appartenance à la République ».

16L’expérimentation ministérielle en cours consiste à réduire les incertitudes résultant des textes adoptés en fournissant un appui statistique aux territoires volontaires ainsi que des scénarii d’actions locales au-delà des préconisations déjà publiées. Ceux-ci peuvent se décliner en trois catégories : sectorisation, action pédagogique et secteurs multi-collèges6. Le volet sectorisation comprend le fait d’orienter la sectorisation scolaire dans un souci de mixité sociale, au-delà du périmètre singulier de chaque établissement. Le volet pédagogique comprend par exemple l’organisation pédagogique des cycles d’enseignement entre plusieurs collèges et/ou la mise en place de dispositifs optionnels de nature à renforcer « l’attractivité » de certains d’entre eux. Enfin le volet secteur multi-collèges comprend, comme rappelé plus haut, la possibilité d’offrir un panel de choix entre plusieurs établissements aux familles chargées de les hiérarchiser. Il reviendrait alors aux administrations scolaires locales le soin de prioriser les candidatures.

Quelles significations et usages de la mixité sociale dans le champ scolaire ?

17En raison du caractère récent du dispositif expérimental, il n’est pas aisé d’en apprécier les réalisations effectives. Au-delà de cette temporalité, la mixité sociale a irrigué les discours institutionnels ainsi que la littérature grise, de façon à présent relativement dense. Ces productions peuvent faire l’objet d’une analyse spécifique, sous l’angle de l’élaboration doctrinale, dans le prolongement d’un travail effectué sur la période 2002-2015 (Ben Ayed, 2015a). Nous mobiliserons pour cela trois nouvelles sources : les textes et rapports produits par le CNESCO7 à partir de 2015, les débats parlementaires à l’Assemblée nationale à partir de 2015, le rapport d’information du comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques sur les politiques éducatives en faveur de la mixité sociale8, et enfin le corpus de textes et discours produits dans le cadre de la « grande mobilisation de l’École pour les valeurs de la République » à partir de janvier 20159.

Mixité sociale et caractérisation des publics

18La mise en œuvre progressive d’une politique de mixité sociale à l’école ouvre le débat sur la caractérisation des publics scolaires. La re-sectorisation, menée à des fins de mixité sociale par exemple, suppose une vision précise des élèves qui résident sur les différents territoires. L’enjeu est encore plus marqué concernant les procédures d’affectation des élèves dans les secteurs multi-collèges : affecter selon quels critères ? Le critère boursier est-il suffisant ? Au-delà des scénarii locaux privilégiés, la caractérisation des publics est incontournable pour mesurer l’ampleur des ségrégations à traiter sur les différents territoires. L’expérimentation nationale sur la mixité sociale a ainsi conduit le ministère de l’Éducation nationale à produire des statistiques de ségrégation scolaire à destination des acteurs locaux, alors que jusque-là ce type de statistiques était produit essentiellement par les chercheurs, non sans difficultés. On peut ainsi prendre connaissance sur le site internet du ministère de l’Éducation nationale de la méthodologie proposée par la DEPP10 de constitution d’un indice de ségrégation scolaire à partir de la PCS du parent de référence selon quatre catégories : « très favorisés », « favorisés », « moyens », « défavorisés ».

19Si cette proposition constitue une évolution importante de réduction de l’invisibilisation des publics scolaires développée plus haut, elle soulève d’autres questions. L’approche développée par la DEPP est strictement « sociale ». Or, nombreuses se sont développées les prises de position pour souligner que la ségrégation scolaire est avant tout (ou aussi) de nature ethnique. Pour le CNESCO par exemple l’objet à traiter est celui du rapport entre « École, immigration et mixité sociale et ethnique11 ». Dans une note publiée en janvier 2015 par le CNESCO, il est question de l’évolution négative des écarts de performance entre les « jeunes autochtones et les immigrés de la seconde génération ». Plus loin, il est fait référence aux « populations des premières et secondes générations de l’immigration », et encore plus loin des « jeunes français de souche ». La note fait également référence aux travaux de Yaël Brinbaum et Jean Luc Primon qui, à partir de l’enquête « Trajectoires et origines » de l’INSEE, mobilisent l’expression d’élèves « descendants d’immigrés » (Brinbaum et Primon, 2013). Cette note du CNESCO était préparatoire à la conférence internationale de comparaisons internationales de Paris, en juin 2015, sur le thème de la « Mixité sociale, scolaire et ethnoculturelle à l’école » dont la première table ronde était consacrée à la question des statistiques ethniques. Ainsi, si la DEPP n’a pas exprimé de position particulière en faveur de la constitution de statistiques ethniques, il en est différemment d’autres institutions favorables à la prise en compte des « origines nationales » pour objectiver la ségrégation scolaire12.

20Georges Felouzis milite également depuis plusieurs années pour la constitution de statistiques faisant une large place à la dimension ethnique de la ségrégation scolaire. À l’occasion de l’ouvrage collectif « L’apartheid scolaire », il a expérimenté une méthodologie permettant de documenter l’origine nationale des élèves à partir d’un recodage des patronymes (Felouzis, Liot et Perroton, 2005). La coordination, avec Barbara Fouquet-Chauprade, du numéro récent de la Revue française de pédagogie consacré aux « descendants d’immigrés à l’école » permet de cerner la complexité du problème (Felouzis et Fouquet-Chauprade, 2015). Les restrictions quant à l’usage des statistiques ethniques dans le domaine scolaire ne relèvent pas uniquement de problèmes techniques, des sources disponibles, ou de contraintes juridiques. Les bases de données nationales, comme internationales, comportent déjà des informations susceptibles d’être exploitées. Les données PISA par exemple comprennent des informations relatives au lieu de naissance des élèves et de la lignée familiale. En France les données des panels de l’Éducation nationale (1995 et 1997) permettent de reconstituer l’origine migratoire des élèves à partir du lieu de naissance des parents. L’enquête TÉO (Trajectoires et origines) de l’INED et de l’INSEE comprend d’autres informations telles que le niveau scolaire des parents, les enfants issus de couples mixtes, ou encore la langue parlée dans la famille. Dans certains cas, le recours au questionnaire adressé directement aux élèves permet de recueillir des informations complémentaires relatives à la dimension subjective de l’ethnicité (Fouquet-Chauprade, 2013).

21Ce qui est en jeu dans la prise en compte des « origines » des élèves, c’est donc moins la question des sources que de parvenir à construire un consensus scientifique sur la façon de qualifier celles-ci et de leur donner une consistance sociologique. Les « origines » mobilisent en effet une multiplicité de dimensions : la nationalité, le parcours migratoire et l’ethnicité elle-même. La première renvoie à un statut juridique, la seconde à l’histoire, et la dernière à la « culture » ou « l’identité ». Les travaux qui mobilisent des références aux « origines » montrent également la difficulté à homogénéiser les populations (parfois au sein d’une même « origine ») et mettent au jour des stratifications très complexes des destins scolaires entre populations « natives », de « première génération » ou de « seconde génération » (Felouzis, Chauprade et Charmillot, 2015), et entre les pays d’origine, Asie, Turquie ou Afrique du Nord par exemple (Ichou, 2015). Il convient également de ne pas occulter le fait que la mise en exergue de la dimension ethnique des destins scolaires s’inscrit dans un débat, voire une querelle académique, visant à dépasser la prééminence des déterminants sociaux et économiques. Si les partisans de la prise en compte de la dimension ethnique ne remettent pas en cause l’importance de ces déterminants, ils visent à les intégrer dans des modèles statistiques plus complexes en intégrant par exemple des variables relatives aux « discontinuités culturelles » (Felouzis, Chauprade et Charmillot, 2015).

22Ces approches souffrent selon nous de deux limites. La première renvoie aux débouchés politiques et institutionnels de ces analyses. Il n’y a en effet jamais de superposition évidente entre le travail d’objectivation du sociologue et sa traduction opérationnelle dans le champ politique. Comment par exemple intégrer la complexité des « origines » pour affecter les élèves dans les établissements scolaires pour favoriser la mixité sociale ? Faudrait-il entrer dans le détail des parcours migratoires et des pays d’origine ? Une simple partition entre élèves « français » et « descendants de l’immigration », « autochtones » et « allochtones » serait-elle suffisante ? Ne serait-elle pas source de nombreux effets pervers ? Que faire du cadre constitutionnel qui autorise le recueil d’informations relatives aux « origines » à des fins de connaissance, mais les interdit pour la gestion des populations ? Pour enrichir le débat, il nous paraît pertinent de restituer les propos de Gwenaëlle Calvès, professeure de droit public, lors de son audition le 19 février 2015 devant la « Mission de réflexion sur toutes les formes d’engagement et sur le renforcement du sentiment d’appartenance républicaine » de l’Assemblée nationale13 :

« Les statistiques ethniques qui sont totalement irréalisables dans un pays comme le nôtre, parce que trouver une taxinomie ethno-raciale en 2015 avec une population très mélangée ça me semble vieillot, c’est complément dépassé. Il y a des pays qui ont hérité de cette taxinomie de par leur histoire, donc c’est assez clair aux États-Unis de savoir si on est blanc ou noir, il y a une congruence entre l’autodésignation et l’hétérodésignation. En France c’est beaucoup plus compliqué il n’y a même pas de mots […]. Si on veut un référentiel ethno-racial il faut que ça marche ça sert à rien de constituer un référentiel ethno-racial dans lequel personne ne se reconnaît ! Si tant est qu’on réforme la constitution pour faire un référentiel ethno-racial ? C’est une vue de l’esprit. Pourquoi pas après tout si ça fait moderne ? Mais ça fait pas moderne, ça fait vieux en fait. C’est contraire à toutes les modalités actuelles d’identification des individus à des groupes qui sont labiles, réversibles, multiples. »

23Au cours de cette audition, Gwenaëlle Calvès introduit une distinction intéressante entre statistiques ethniques et « ingénierie ethno-raciale ». Les statistiques renvoient à la récolte d’informations, alors que l’ingénierie fait référence aux tentatives de prises en compte des « origines », à l’instar des Chartes de la diversité dans les entreprises par exemple. La diversité constitue une catégorie molle que les entreprises sont censées « refléter ». Pour atteindre cet objectif, elles doivent composer avec deux exigences inconciliables : la diversification de leur recrutement et l’interdiction de prise en compte des origines lors de la sélection des candidatures. Ces exigences contradictoires sont également à l’œuvre au sein des politiques de logement soumises à l’injonction de la mixité sociale, dans un cadre légal qui interdit les pratiques d’attribution différentialistes. La condamnation pour discrimination raciale, en raison de la suspicion de constitution d’un « fichier ethnique », de l’office public d’HLM de la ville de Saint-Étienne, en 2009, a démontré les limites de l’endossement des injonctions paradoxales « par le bas » ainsi que les impasses de l’ethnicisation des problèmes sociaux (Belmessous, 2013). Dans ce cadre très contraint Gwenaëlle Calvès s’interroge, à partir de l’exemple des Chartes de la diversité, sur les risques de « gadgétisation » des catégorisations ethno-raciales. Elle questionne également la tentation des politiques de quotas :

« C’est la solution de facilité en fait. C’est ce qu’on appelle la solution des noirs dans la vitrine aux États-Unis. On les recrute au faciès, on est super contents, car on s’est donné bonne conscience et on a un résultat immédiat et qui se voit. Mais ça c’est reculer pour mieux sauter parce que ça se paye. Une fois qu’on a fait nos petits comptes ethno-raciaux qu’est ce qui reste dans l’esprit des gens du principe d’égalité ? Est-ce que l’égalité ce n’est pas avoir droit à des processus de sélection dont on a la garantie qu’ils ne sont pas pollués par des considérations racistes, sexistes ? Qui veut rentrer dans une école en ayant eu des points de plus en fonction de sa couleur de peau ou de la nationalité de ses parents ? »

24Cet extrait14 montre la seconde limite auxquelles sont soumises les tentatives de catégorisations ethno-raciales, lorsqu’elles mettent en tensions perspectives objectiviste et subjectiviste de l’appartenance et de l’identité, autrement dit lorsque les catégorisations peuvent potentiellement être perçues comme des réductionnismes, des assignations et faire l’objet de contestations. Patrick Simon et Martin Clément ont mené à ce titre une enquête originale consacrée à la façon de décrire la diversité des origines en interrogeant directement les personnes concernées par le biais de questionnaires et de groupes de paroles (Simon et Clément, 2006). Ils montrent ainsi que : « Le passage de la déclaration des origines à l’identification “ethno-raciale” constitue un saut délicat. En effet, le recours à des stéréotypes ethno-raciaux comme “Blanc”, “Noir”, “Arabe ou Berbère” ou “Asiatique”, d’usage courant dans les nomenclatures statistiques anglo-saxonnes, relève en France des usages privés. Leur utilisation paraît très ambivalente, soit comme un étiquetage péjoratif, soit comme une « revendication identitaire ». L’enquête montre que le rejet des catégorisations ethno-raciales est plus marqué chez les personnes d’origine maghrébine et qu’elles manifestent une hostilité quant à leur usage dans le cadre de l’entreprise ou dans le rapport aux administrations. Les deux auteurs en concluent alors : « L’existence de ce noyau de refus rend pour l’instant très problématique l’adoption d’un tel enregistrement […]. Au total, les personnes interrogées dans le cadre de cette expérience font preuve de cohérence. Elles se montrent à la fois ouvertes à une “statistique des origines” et raisonnablement prudentes. Elles distinguent clairement ce qui relève du registre de la connaissance (enquêtes et recensement) et ce qui concerne la gestion des entreprises ou de l’administration. Beaucoup redoutent que la consignation des origines individuelles dans les fichiers de gestion ne soit détournée à des fins discriminatoires. Les garanties apportées leur semblent encore fragiles, les finalités peu claires15 » (Simon et Clément, 2006).

Légitimité de présence, appartenance républicaine et acceptabilité sociale

25Le passage de l’invisibilisation des publics à la visibilisation, voire à une sur-visibilisation, n’est donc pas sans conséquences dès lors que l’on garde en arrière-plan la problématique historique de la légitimité de présence des élèves de milieux populaires/et ou issus de l’immigration à l’école. Outre la pertinence et la perfectibilité des catégorisations en jeu, et la question de leur potentielle efficacité, se pose celle de leurs conséquences sur les populations elles-mêmes. Un usage trop rapide de certaines catégorisations peut conduire à une réification des différences en contradiction avec les discours politiques actuels faisant la promotion de « l’appartenance commune ». Ce débat éclaire la complexité d’une politique de mixité sociale à l’école qui se situe sur une ligne de crête entre réduction des ségrégations et consécration des oppositions entre le « nous » et le « eux » dans la désignation des publics « cibles » pour l’accès aux établissements scolaires. Comme le souligne Mathieu Ichou, à propos de l’analyse statistique, la prise en compte de l’origine migratoire suppose « un arbitrage entre précision sociologique des descriptions et puissance statistique des analyses » (Ichou, 2015).

26Un arbitrage du même ordre devrait selon nous accompagner toute politique visant à résorber les ségrégations scolaires, dès lors qu’elle viserait à construire des catégories spécifiques d’élèves : qu’avons-nous à perdre ou à gagner à les activer ? À ce titre, les catégorisations sociales, dont la prééminence n’est pas contestée, ainsi que l’origine géographique des élèves, ne devraient pas être écartées, mais au contraire fortement améliorées. Elles présentent l’avantage d’être moins engageantes au plan identitaire, culturel et juridique. C’est ce qui a conduit notamment les États-Unis à renoncer progressivement aux catégorisations ethno-raciales, dans la mise en œuvre des politiques préférentielles, en raison de nombreuses contestations (tant des bénéficiaires que des non-bénéficiaires) et à leur substituer des « équivalents fonctionnels » comme celui du territoire pour cibler les populations prioritaires (Sabbagh, 2004). En France, une réflexion du même ordre pourrait concerner l’amélioration des catégorisations sociales et des zonages qui président aux politiques de sectorisation scolaire. Les enquêtes de terrain mettent en effet souvent en évidence des zonages scolaires aberrants, produits de rapports de force locaux, afin de préserver des entre-soi (van Zanten et Da Costa 2013). C’est pourquoi une politique de mixité sociale ne peut résulter uniquement d’une vision mathématique de l’affectation des élèves, mais d’une perspective socio-territoriale s’appuyant sur les connaissances produites en la matière, tout en s’efforçant de traiter les motifs d’évitement scolaires des familles liés à la perception de fortes inégalités spatiales d’éducation imputée souvent à la forte proportion d’élèves « issus de l’immigration », appréciation erronnée qui renvoie à nouveau à la question de la légitimité de présence.

27La question de la légitimité de présence n’est pas en jeu uniquement à propos des catégorisations des élèves, mais également du sens et des finalités accordés à la mixité sociale elle-même. Dans certains écrits, la mixité sociale à l’école est ainsi clairement associée, comme nous l’avons déjà repéré pour la période 2002-2015, à l’apprentissage de la tolérance, à l’acceptation de « l’autre » :

« Il ne suffit pas de restaurer la mixité sociale dans les établissements scolaires. L’hétérogénéité fait peur. Elle provoque des réflexes de défense qui conduisent souvent au mépris, à la xénophobie ou au racisme. Les enfants reproduisent rapidement les stéréotypes des adultes et, quelquefois, les anticipent. Les réactions de rejets sont le plus souvent réciproques. Si l’école faillit à l’apprentissage patient de l’acceptation de l’autre, c’est-à-dire de la différence, qui pourra prendre en charge la transmission de cet aspect essentiel des valeurs de notre démocratie ? »
Hébrard, 2002.

28Le rapport de l’inspecteur général Jean Hébrard au ministre de l’Éducation nationale, en 2002, soulignait qu’une politique de mixité sociale pourrait ne pas être admise par nombre de parents, et qu’il y avait nécessité à la faire reconnaître comme légitime. Pour ce faire, la perte d’un certain entre-soi devrait être compensée par une offre éducative renforcée et « de qualité » (Hébrard 2002). C’est le thème de l’acceptabilité sociale de la politique de mixité sociale qui apparaît ainsi en creux. Celui-ci réapparaît, dans le rapport du CNESCO de 201516 où l’on peut lire : « L’imposition d’une réforme auprès des parents a toutes les chances d’échouer si elle ne parvient pas à récolter un large appui auprès de la population. » Parmi les préconisations du CNESCO en faveur de la mixité sociale, l’une concerne la création d’un nouveau « bonus » pour l’orientation des élèves qui renonceraient à éviter les collèges estampillés « établissements de la nouvelle mixité ». Ils seraient ainsi favorisés pour leur orientation vers les lycées ou filières d’enseignement supérieur souhaités17. Dans le vadémécum publié par le ministère de l’Éducation nationale en direction des acteurs locaux dans le cadre de l’expérimentation sur la mixité sociale, un chapitre est consacré à la façon de susciter l’adhésion des parents dans une démarche de mixité sociale. Parmi les thèmes abordés, il est question de l’information auprès des familles, d’associer les familles à la réflexion sur les critères d’affectation dans les secteurs multi-collèges, et de valoriser l’offre pédagogique.

29On peut faire l’hypothèse que ces messages visent une population particulière : celle qu’Agnès van Zanten qualifie de parents « colonisateurs » qui n’ont pas opté pour un évitement scolaire, mais qui en contrepartie investissent fortement l’établissement dans lequel leur enfant est scolarisé en faisant pression pour l’option de classes et d’options ségrégatives (van Zanten, 2001). Tout se passe ainsi comme si la priorité de mise en œuvre d’une politique de mixité sociale était d’éviter qu’elle ne soit dissuasive à leur encontre. Le thème de l’acceptabilité sociale d’une telle politique figure également dans le rapport commandé par l’Assemblée nationale concernant l’impact de la carte scolaire sur la mixité sociale en 201518. On peut lire parmi les questions posées par l’étude : « Quelle est l’acceptabilité des différentes mesures susceptibles de corriger les effets des stratégies d’évitement de la carte scolaire ? » Ce faisant écho d’un exemple d’expérimentation locale, le rapport pointe : « L’acceptabilité de ces changements a requis le déploiement de moyens supplémentaires pour rassurer les parents d’élèves. »

30Ces différents exemples témoignent du rapport de force que sont parvenues à instaurer les familles établies, « choisissantes » avec l’administration scolaire. Il est par exemple rarement envisagé, à des fins de mixité sociale, de déplacer leurs enfants, mais davantage ceux des familles populaires. Si la politique des quotas n’est pas envisagée officiellement, elle fait en revanche l’objet de recommandations. Ainsi dans une note du CNESCO en ligne intitulée : « Lutte contre la ségrégation sociale à l’école : de nombreux outils à disposition des politiques », il est fait référence aux « quotas d’élèves dans les établissements ». Julien Grenet, chercheur à l’École d’économie de Paris, préconise, pour l’affectation des élèves dans les secteurs multi-collèges, l’adoption d’un algorithme mathématique expérimenté en Belgique francophone. Il s’agit de la technique du « double quota » : « chaque école dispose d’un quota de places pour lesquelles les élèves “défavorisés” (boursiers où enfants dont la mère n’est pas diplômée de l’enseignement secondaire) ont la priorité, et un quota pour les autres élèves. Cette politique permet de prendre en compte les préférences des familles tout en se fixant un objectif d’équilibre entre catégories sociales, qui peut être déterminé séparément pour chaque école » (Grenet, 2015). La pratique du quota relève typiquement d’une forme d’ambivalence. Elle procède d’une acceptation préférentielle de certains élèves dans les établissements scolaires, mais également d’un « seuil », au-delà duquel ils ne peuvent plus être admis19. Le quota peut donc être lu à la fois comme une politique en faveur des élèves de milieux populaires, mais également comme une façon de considérer leur présence comme non-naturelle et relevant d’une acceptabilité limitée contrôlée.

31Le credo contemporain de la mixité sociale peut apparaître également à certains égards porteur d’une approche conformiste à l’égard des élèves de milieux populaires. La relation établie entre mixité sociale, appartenance républicaine et laïcité peut potentiellement relever de cette conception. La complexité de cette relation, en rapport avec le contexte spécifique dans lequel elle est apparue, appellerait une publication spécifique20. La logique conformiste, à propos de la mixité sociale, se déploie également sur d’autres aspects qui concernent, comme nous l’avons vu plus haut, la dimension morale du rapport à l’école. Les revues de littérature internationale publiées en France à propos des effets escomptés de la mixité sociale sur le rapport à l’école font référence à des travaux qui mettent en évidence les effets supposés bénéfiques de la mixité sociale sur les aspirations des élèves de milieux populaires, la bonne image d’eux-mêmes et la motivation scolaire (Duru-Bellat, 2004 ; CNESCO, 2015). Les aspirations scolaires des élèves de milieux populaires seraient d’autant plus élevées qu’ils fréquentent des élèves à « forte ambition scolaire » et qu’ils évoluent dans une « bonne » atmosphère culturelle.

32L’usage et la transposition de ces travaux, qui viennent en quelque sorte compenser leur quasi-absence dans le contexte français, pose selon nous problème. Élaborés pour une bonne part dans le sillage du rapport Coleman aux États-Unis, à l’origine de la thèse du handicap socioculturel (Forquin, 1979), ces travaux sont emprunts de présupposés culturalistes. Inscrits davantage dans le champ de la psychologie sociale que de la sociologie, ils sont adossés à des protocoles méthodologiques (items de questionnaires) fondés sur la construction d’indicateurs de normalité, de déviance et de conformisme (Duru-Bellat, 2004). Le conformisme avec les valeurs du groupe de pairs constitue en effet l’une des orientations majeure des travaux de psychologie sociale. Dans l’espace scolaire, ces attitudes conformistes sont appareillées à des valeurs telles que la réussite individuelle ou le niveau d’ambition. En outre, ces travaux mobilisent des indicateurs statistiques rigides qui opposent les élèves issus du groupe majoritaire et ceux appartenant à diverses « ethnies ». L’explicitation de ces partis pris méthodologiques, ainsi que le contexte politique et idéologique de la production de ces recherches, expliquent pourquoi elles aboutissent à une vision unilatérale des potentialités culturelles des élèves, dépriciative à l’endroit des élèves minoritaires et sont empreintes d’une vision moraliste.

33Dans le contexte français, la référence aux théories conformistes est beaucoup plus diffuse. Elle apparaît par exemple de façon implicite lorsque certaines options en matière de politique de mixité sociale reposent sur les effets escomptés d’une meilleure régulation du libre choix des écoles par les familles. Ces approches ne tiennent nullement compte de la diversité contextes locaux (des possibilités effectives de choix), ou des inégales dispositions des parents à « choisir ». Elles n’envisagent nullement que pour certains parents la pratique de choix puisse être contraire à leurs systèmes de valeurs. Le libre choix de l’école est ainsi érigé comme une norme supposée admise, imposant par là même la figure du parent stratège. L’assouplissement de la carte scolaire de 2007 était clairement adossé à l’idéologie méritocratique visant à favoriser la mobilité des élèves les plus conformes aux normes scolaires (Ben Ayed, 2015a). Nous avons pu observer également que certaines actions locales en faveur de la mixité sociale à l’école (à l’échelle municipale notamment) s’inscrivent davantage dans des pratiques d’encadrement et de normalisation des classes populaires (actions autour de la citoyenneté, de la parentalité) que dans des dispositifs tangibles de lutte contre les ségrégations scolaires qui prendraient pour objet, non pas les populations évitées, mais les populations évitantes (Ben Ayed, 2016).

Conclusion

34La promotion de la mixité sociale comme vecteur principal de lutte contre les inégalités scolaires soulève un ensemble de réserves et de questionnements. La première série de questionnements renvoie à la nature des actions à mettre en œuvre : une politique de mixité sociale devrait-elle s’efforcer de traiter à la source les mécanismes d’engendrement de l’évitement scolaire (hiérarchisation des offres pédagogiques, inégalités des conditions de scolarisation), ou s’en tenir à réguler l’évitement en le requalifiant par exemple de « libre choix régulé » ? Ce questionnement est de même nature que celui qui concerne les usages de la notion de mixité sociale dans l’espace urbain, où cette perspective s’est substituée progressivement à l’objectif de lutte contre les inégalités et la pauvreté (Poupeau et Tissot, 2015).

35La seconde série de questionnements fait référence aux processus de catégorisation des élèves qui pourraient potentiellement résulter d’une politique de mixité sociale en mobilisant les origines nationales ou ethniques. L’une des limites de cette approche serait de s’inscrire également dans l’illusion de nouveauté sans tenir compte des enseignements tirés de son application déjà ancienne dans les politiques urbaines (Genestier, 2010). Un important corpus de connaissances s’est constitué, dans lequel la problématique scolaire n’est pas totalement absente. C’est le cas notamment des travaux de Fathia Belmessous consacrés à la problématique de la gestion des populations « immigrées » dans l’agglomération lyonnaise entre 1970 et 2000 (Belmessous, 2013). Elle montre que dès les années 1970, les autorités locales s’inquiétaient de la concentration de ces populations étrangères dans certains quartiers et dans certaines écoles. Cette inquiétude s’est notamment traduite par la publication d’une note préfectorale interdisant l’installation de nouvelles populations dans les secteurs de recrutement de plusieurs groupes scolaires, avec une cartographie à l’appui, et l’instauration d’un seuil de 45 %. Il s’agit là d’un exemple de mode opératoire des politiques dites de « peuplement » visant à la fois le ciblage de publics prioritaires, pour l’accès à certains espaces et logements, et l’élaboration de quotas afin de répartir la « charge immigrée » (Belmessous, 2013).

36Ces dispositions ont été poursuivies au sein des opérations de développement social des quartiers (DSQ) qui, faisant l’économie d’une taxinomie ethno-raciale, utilisaient des catégories évocatrices telles que « seconde génération issue de l’immigration ». Les effets pervers de ces politiques de peuplement ont été maintes fois décrits, en raison de leur contribution à la construction publique d’un « problème immigré ». En limitant la mobilité géographique des populations concernées à des espaces déterminés administrativement, elles ont engendré des processus discriminatoires (Belmessous, 2013 ; Tissot, 2007). Si les politiques de « peuplement » ont été requalifiées en politiques de mixité sociale au cours des années 2000, elles en ont conservé certaines contradictions, comme celle qui consiste « à faire coïncider le discours universalisant de l’État et les pratiques différentialistes réclamées par les objectifs de mixité » (Belmessous, 2013).

37Malgré ces rappels et ces limites, l’ampleur des ségrégations scolaires exclut le statut quo et appelle une action publique éclairée par les acquis des sciences sociales. Deux perspectives pourraient selon nous limiter certains risques. La première consisterait à éviter d’encourager les dispositifs institutionnels de sélection des candidatures individuelles à l’accès à certains établissements et à privilégier les actions sur les zonages géographiques, qui considèrent les élèves à égalité une fois les périmètres de recrutement définis et font l’économie de catégorisations particularistes des élèves. Il convient en effet de ne pas traiter la problématique des catégorisations des élèves comme un simple problème technique, mais comme un enjeu politique et éthique, et à traiter de concert amélioration des zonages et des conditions de scolarisation. La seconde perspective consisterait, afin de limiter les risques de stigmatisation, à faire participer de plein droit les populations ségréguées aux scènes locales dans lesquelles s’élaborent les décisions relatives à la mixité sociale, en prenant appui sur leurs capacités d’appréciation des situations et de mobilisation21.