1Pour poursuivre l’étude des liens entre éducation et territoire, cette deuxième partie de l’ouvrage privilégie une approche politique et institutionnelle. Les contributeurs mettent ainsi en lumière la façon dont les politiques éducatives et les institutions chargées de les mettre en œuvre, à l’échelle nationale et locale, peuvent manquer l’objectif affiché de réduction des inégalités territoriales d’éducation, voire peuvent avoir des effets pervers de renforcement de celles-ci. Si l’école est au cœur des analyses développées dans cette partie, en raison de sa place essentielle dans l’éducation et de son effet très structurant pour le territoire, d’autres espaces éducatifs et champs de l’action publique en éducation sont également interrogés.

2Depuis une trentaine d’années, les recherches se sont multipliées autour de la question des inégalités de réussite selon les espaces scolaires, pointant le rôle des politiques éducatives et des fonctionnements institutionnels dans la production des inégalités. Ont ainsi été mis en évidence des « effets de contexte », notamment des « effets de composition » (Dupriez et Draelants, 2004 ; Dumay et Dupriez, 2009). Les chercheurs ont particulièrement travaillé la question de la ségrégation sociale et scolaire (Merle, 2012) et des politiques visant à compenser ses effets négatifs sur les apprentissages des élèves ou pouvant favoriser une déségrégation. La politique d’éducation prioritaire, initiée en 1981, constitue en France le cœur des politiques d’éducation à visée compensatoire. Ses résultats en termes de progrès des élèves sont très mitigés : selon les travaux, il ressort au mieux qu’elle n’a pas réussi à réduire les écarts de réussite entre les élèves scolarisés en ZEP et les autres, au pire qu’elle a contribué à creuser ces écarts (Dutrévis et Crahay, 2009 ; Merle, 2015 ; CNESCO, 2016). La volonté publique de contrer les phénomènes de ségrégation sociale et scolaire peut quant à elle se traduire par les modes d’affectation des élèves dans les établissements ou, plus largement, par des politiques visant à favoriser la mixité sociale et scolaire dans les établissements et les classes. Là encore le bilan est préoccupant. Les travaux sur la carte scolaire, instrument de mise en œuvre des politiques de régulation de l’offre et de la demande d’éducation, indiquent que la politique d’assouplissement des contraintes liées à la sectorisation, initiée dès le début des années 1980, avec la création des ZEP, et renforcée en 2007, a abouti à la « ghettoïsation » de certains établissements quand les plus favorisés se sont embourgeoisés (Felouzis, Liot et Perroton, 2005 ; Merle, 2011). De façon générale, les politiques affichant comme objectif une augmentation de la mixité sociale à l’école ont montré leurs limites : axées sur la mise en concurrence des établissements et une libéralisation du choix des familles, elles ont au contraire contribué à renforcer la ségrégation (Ben Ayed, 2009 ; van Zanten, 2009).

3Mais si les travaux sur les inégalités éducatives prennent en compte une dimension spatiale, celle-ci se traduit le plus souvent par l’établissement et la classe fréquentés, dans une perspective d’évaluation de l’efficacité des pilotages et des pratiques pédagogiques. Les travaux sur l’éducation prioritaire ou la carte scolaire, dont on pourrait penser qu’ils développent davantage une approche territorialisée, n’échappent pas à cette règle. Ils sont en effet le plus souvent focalisés sur les résultats des élèves et la composition sociale des classes et des établissements, et laissent comme point aveugle les liens entre chaque structure scolaire et son territoire d’implantation, avec ses spécificités, ses ressources, ses contraintes. La question de la production politique et institutionnelle des inégalités éducatives territoriales a ainsi fait l’objet de peu de travaux. Ce n’est que récemment que la recherche a intégré l’importance de prendre en compte des espaces sociaux plus larges que les établissements scolaires, avec une école inscrite dans un territoire, pour comprendre les processus de construction des inégalités éducatives (Broccolichi, 2009). Ont ainsi été menées des recherches sur la spécificité de l’école rurale (May-Carle, 2012 ; Champollion et Barthes, 2014 ; Meunier, 2015), sur les politiques d’éducation de la ville (Ben Ayed, 2013), les effets de quartiers (Maurin, 2004), etc.

4Les contributions de cette partie se situent dans la continuité de ces recherches, en mettant plus particulièrement l’accent sur des dimensions des processus de construction des inégalités territoriales d’éducation encore peu étudiées dans les travaux antérieurs : le lien entre politiques scolaires et discriminations ethniques pour les trois contributions de Choukri Ben Ayed, de Georges Felouzis, Barbara Fouquet-Chauprade et Samuel Charmillot, et de David Giband et Nora Nafaa ; le traitement judiciaire du décrochage scolaire pour celle de Jessica Pothet ; le rôle des collectivités locales dans l’éducation au numérique pour la contribution de Mickaël Le Mentec.

5Contrairement aux pays anglo-saxons, les inégalités éducatives liées à l’origine ethnique constituent en France un domaine de recherche encore peu développé, pour des raisons politiques, de contradiction avec le modèle républicain, ou scientifiques, les sociologues ayant longtemps privilégié l’analyse des inégalités socio-économiques (Safi, 2013).

6Les trois premières contributions de cette partie s’attachent plus particulièrement aux liens entre politiques éducatives et discrimination ethnique sur les territoires : celle de Ben Ayed et celle de Felouzis, Fouquet-Chauprade et Charmillot en France, celle de Giband et Nafaa aux États-Unis, avec l’exemple de la ville de Philadelphie. Ben Ayed a une approche plus large que les deux autres contributions, considérant qu’origines sociales et ethniques sont si liées dans l’explication des phénomènes de discrimination qu’il est possible de les confondre, d’autant que les questions éthiques et pratiques de l’utilité de catégorisations ethno-raciales sont toujours en débat. Il plaide d’ailleurs pour substituer la notion d’appartenance à un territoire à la notion d’origine migratoire pour prendre en compte la diversité culturelle dans les statistiques guidant l’action publique, dans une perspective socio-territoriale. Felouzis, Fouquet-Chauprade et Charmillot estiment quant à eux qu’évacuer la question ethnique revient de fait à occulter une partie du problème et choisissent la notion de « descendants d’immigrés » pour catégoriser les jeunes susceptibles d’être l’objet de discriminations ethniques. Pour l’étude de Giband et Nafaa, la catégorisation ethnique est en revanche moins problématique. Les groupes ethniques « afro-américains », « asiatiques », « blancs » ou « hispaniques » sont en effet des catégories reconnues aux États-Unis à la fois institutionnellement et par les individus désignés. Si les trois contributions proposent des approches méthodologiques différentes, elles se rejoignent sur le constat d’une très grande vulnérabilité aux effets des politiques scolaires des jeunes issus de l’immigration ou appartenant à une minorité ethnique. La régulation de la ségrégation sociale et scolaire en France et aux États-Unis est étudiée. Dans les deux pays, on observe que la mise en concurrence des établissements, dans une perspective d’égalité individuelle des chances (en France) ou néolibérale assumée (aux États-Unis), aboutit à une dégradation des apprentissages et des trajectoires scolaires pour les jeunes vivant dans des territoires pauvres et ségrégués. Ces jeunes sont particulièrement exposés aux effets négatifs des politiques éducatives en raison de leur plus faible dotation en ressources économiques, culturelles et sociales susceptibles de compenser les inégalités territoriales. Ils subissent également davantage ces politiques car leurs familles sont plus contraintes en termes de choix du territoire de vie et de mobilités pendulaires.

7Les contributions de Jessica Pothet et Mickaël Le Mentec élargissent le champ d’analyse au-delà de la question scolaire en s’intéressant l’une au rôle de la justice dans le traitement de l’absentéisme scolaire, l’autre aux acteurs institutionnels de l’éducation au numérique. Ces deux auteurs s’inscrivent dans la ligne critique des trois premières contributions. Ils confirment le constat des faiblesses de l’action publique quant à la réduction des inégalités éducatives et mettent également au jour des processus de renforcement des inégalités liés aux politiques mises en œuvre.

8Jessica Pothet étudie le rôle joué par l’autorité judiciaire dans une politique éducative coercitive mise en place sur le territoire marseillais en réponse à l’absentéisme scolaire. La question du suivi administratif et judiciaire des parents d’enfants absentéistes a récemment pris une acuité nouvelle, avec l’adoption en 2010 puis l’abrogation en 2013 de la loi « Ciotti », qui articulait mesures administratives et pénales à destination des parents d’enfants absentéistes. En analysant les logiques et les effets d’un dispositif de stage parental au sein du tribunal de grande instance de Marseille, Pothet montre que si la loi Ciotti a été abrogée, la logique de contrôle social qui la caractérisait perdure.

9Enfin, la contribution de Mickaël Le Mentec propose l’étude des politiques et dispositifs locaux d’éducation au numérique sur trois territoires géographiquement et socialement très différenciés. La question de l’éducation au numérique est également une question récente, pour l’action publique en éducation comme pour la recherche, même si les premières initiatives institutionnelles en la matière datent des années 1970. Le travail de Le Mentec contribue à la compréhension des atouts et faiblesses caractérisant les acteurs éducatifs sur un territoire pour assurer une coéducation au numérique transversale, tirant parti des complémentarités entre parents, école et autres institutions éducatives.

10Le territoire a longtemps été négligé en matière politiques éducatives avant de « s’imposer comme une catégorie incontournable dans le champ éducatif » (Ben Ayed, 2009). Les territoires éducatifs sont aujourd’hui ainsi au cœur des politiques d’éducation. La notion de « ville éducatrice » (Bier, 2010) émerge, comme des dispositifs tels que le « projet éducatif territorial » institué en 2013, qui vise à « mobiliser toutes les ressources d’un territoire afin de garantir la continuité éducative entre, d’une part les projets des écoles et, le cas échéant, les projets des établissements du second degré et, d’autre part, les activités proposées aux enfants en dehors du temps scolaire » (circulaire n^o 2013-036 du ministère de l’Éducation nationale). Mais si la prise en compte du territoire est nécessaire au vu des injustices géographiques qui marquent l’école (cf. première partie), la territorialisation de l’action publique est loin d’être un gage d’efficacité en termes de lutte contre les inégalités (voir aussi Germain et Estèbe, 2004). Les différentes contributions de cette partie concourent de façon originale à mieux comprendre comment l’action publique peut contribuer à renforcer les inégalités territoriales d’éducation voire à en produire de nouvelles et contrarier de ce fait l’idéal républicain de l’école.