Géographie de la fragmentation urbaine et territoires scolaires : effets des contextes locaux sur les pratiques scolaires à Marseille
p. 67-83
Texte intégral
1La ville de Marseille est marquée par une ségrégation socio-spatiale historique et structurelle entre les quartiers nord et sud ainsi que par diverses formes de séparatisme. Elle connaît cependant depuis une quinzaine d’années une accélération des recompositions territoriales qui redéfinissent, à des échelles plus fines, les échelles spatiales des contrastes et des replis sociaux. Les pratiques scolaires sont considérées ici comme indices fonctionnels des invariants structurels de la ségrégation ainsi que des nouvelles dynamiques de la géographie des inégalités urbaines. Leur observation permet alors de nourrir la réflexion sur la pertinence de la notion de fragmentation (Dorier-Apprill, Gervais-Lambony et al., 2007 ; Carrel, Cary, Wachsberger et al., 2013).
2Depuis plusieurs années, les recherches menées à Paris et dans l’aire urbaine parisienne soulignent en effet le parallèle entre ségrégation résidentielle et ségrégation scolaire (Oberti, 2007 ; Oberti et al., 2012 ; François et al., 2005 ; François et Poupeau, 2008 ; Merle, 2010). Cette dernière aurait tendance à augmenter entre des établissements de plus en plus polarisés socialement (Merle, 2010, 2012 ; Oberti et al., 2012 ; Ben Ayed et al., 2013). Cette accentuation est due à la conjonction de plusieurs dynamiques : réforme de la « carte scolaire » en 20071, accentuation des stratégies scolaires des familles, mouvements d’élèves au sein de l’offre scolaire, recours au privé, usage de dérogations.
3En parallèle d’une polarisation croissante, on observe l’expansion d’espaces mixtes, mélangeant les catégories moyennes avec d’autres (Oberti et Préteceille, 2004 ; Préteceille, 2006 ; Goux et Maurin, 2012). Cette proximité spatiale ne traduit pas pour autant une mixité sociale vécue et dans ces quartiers, les modalités de la cohabitation résidentielle, révèlent plusieurs types de mises à distance sociale, comme les enclosures des résidences ou l’évitement scolaire (Audren, Baby-Collin et Dorier, 2016).
4Cette double tendance est observée à Marseille. Qualifiée de « duale » par l’ampleur de ses contrastes sociaux (Donzel, 2005) la ville tend aujourd’hui de plus en plus à se fragmenter à des échelles fines (Dorier-Apprill et al., 2010, 2012). Le territoire marseillais est une singularité de l’espace français, notamment en matière d’extrême pauvreté intra-urbaine. L’ampleur des écarts structurels demeure historiquement marquée de part et d’autre du centre-ville entre les quartiers bourgeois du sud, et ceux du nord qui concentrent les cités d’habitat social. Le centre-nord ancien, majoritairement populaire et largement dégradé fait l’objet d’un programme ANRU2. On y trouve les quartiers les plus pauvres de France (Belsunce, Noailles, Belle de Mai dans les 1er et 3e arrondissements). La ségrégation à Marseille dessine donc une géographie différente d’autres grandes villes – et notamment de Paris et ses banlieues – car les mises à distance ne s’appréhendent pas aux mêmes échelles, et les clivages sont omniprésents à l’intérieur même de la commune.
5Cependant, la crise post-fordiste (économique et financière) qui touche la ville et les choix politiques de renouvellement urbain fondés sur l’attractivité pour les classes moyennes exacerbe les disparités à des échelles de proximité. De grandes opérations nationales de renouvellement (Euromed, 17 périmètres d’intervention de l’ANRU) et l’ouverture d’une nouvelle offre résidentielle transforment profondément, voire violemment certains quartiers populaires avec des démolitions et des déplacements de populations. Les échelles des divisions sociales urbaines se complexifient : Marseille n’est plus seulement ségréguée mais forme une mosaïque où s’inscrivent des formes renouvelées d’inégalités socio-résidentielles aux échelles locales. Cette fragmentation se traduit par de nombreuses formes de séparatismes et de replis sociaux, territoriaux (avec une diffusion rapide de la fermeture résidentielle) et fonctionnels, notamment dans le champ scolaire. L’enjeu est de comprendre les processus à l’œuvre dans la (re)production d’inégalités éducatives dans ce contexte en transformation.
6En écho aux études sur les relations entre disparités socio-économiques et pratiques scolaires menées dans plusieurs agglomérations françaises et notamment Paris (van Zanten, 2001, 2009 ; Oberti, 2007 ; Oberti et al., 2012 ; François et Poupeau, 2008), nous proposons ici de coupler l’approche spatiale avec une approche plus territoriale, intégrant non seulement les paramètres mesurant les disparités de structures socio-économiques et scolaires, mais aussi l’analyse contextualisée des stratégies d’acteurs urbains. Il s’agira d’une part, d’évaluer l’influence des contextes locaux (social, résidentiel et scolaire) dans la définition des choix d’orientation des familles (respect, évitement, contournement de la carte scolaire) et d’autre part, de comprendre dans quelle mesure les dynamiques territoriales locales participent à la (re)production ou à une évolution des inégalités scolaires. Nous faisons l’hypothèse que l’analyse fine de ces pratiques scolaires différenciées constitue un bon indicateur pour appréhender la construction de territoires de vie en ville3.
7Notre analyse s’articule autour de trois études de contextes : deux situés dans des zones socialement homogènes des quartiers nord (populaires) et sud (aisés) de la ville, dans les deux extrêmes de l’échelle sociale, et la troisième dans l’espace péricentral en pleine recomposition de la Joliette, au cœur du périmètre du grand projet « Euroméditerranée ».
Géographie scolaire dans une ville fragmentée
8Les établissements scolaires sont souvent à l’image des quartiers dans lesquels ils sont implantés, mais les processus de fragmentation résidentielle peuvent participer à la reconfiguration de l’offre locale.
De la ségrégation à la fragmentation socio-résidentielle
9Marseille présente des spécificités qu’il est indispensable de prendre en compte avant toute analyse comparative. C’est non seulement l’une des communes de France les plus vastes, mais également l’une des rares communes-centre d’échelle métropolitaine à englober à la fois un noyau, des périphéries et de vastes espaces périphériques vides de toute urbanisation qui contribuent à la qualité du cadre de vie et à l’attractivité de la ville (massifs collinaires, parc national des Calanques, îles).
10La commune, qui concentre 864323 habitants des 1,85 millions de la métropole « Aix-Marseille Provence4 », présente également une particularité sociale puisqu’elle englobe « intra-muros » des quartiers d’extrême pauvreté, traditionnellement relégués dans les communes périphériques de banlieues des autres métropoles françaises. Sur les 100 IRIS5 les plus pauvres de France (revenus médians par UC, unité de consommation, en 2011), 25 se trouvent à Marseille, contre 3 pour la région entière d’Île-de-France.
11Un parallèle avec la petite couronne parisienne permet de comprendre les spécificités marseillaises. La carte comparative ci-dessous, réalisée à la même échelle et discrétisation (cf. carte 1 du cahier couleur), met en lumière une différence structurelle : la zone de pauvreté est plus centrale à Marseille. Le 3e arrondissement, situé juste au nord de la gare Saint-Charles, avec son parc privé d’habitat taudifié, constitue même la « commune urbaine la plus pauvre de France métropolitaine » en 20116. L’image « cosmopolite » et populaire d’un centre dégradé, sale et sous entretenu alimente des représentations négatives (Dorier et al., 2016) et constitue la base de logiques d’évitement sur des bases sociales et communautaires.
12D’autre part, les indicateurs socio-économiques ou de formation confirment les héritages d’une ségrégation historique « nord/sud » au sein de la commune (cf. cartes 1 et 2 du cahier couleur). Au sud, les 7e, 8e et 9e arrondissements, éloignés du port industriel et où les pratiques balnéaires se sont imposées (corniche, plage), constituent l’espace d’ancrage progressif de la bourgeoisie au xxe siècle. Les habitants sont majoritairement diplômés, souvent des cadres (jusqu’à 50 % des actifs, contre moins de 1 % dans certains quartiers du 15e, au nord). Le taux de chômage y est faible, tout comme la proportion d’ouvriers. Ces quartiers se caractérisent par un fort entre-soi social et résidentiel (lotissements de villas et mosaïques de copropriétés fermées de haut standing) qui tend à se renforcer.
13De l’autre côté de la ville, les « quartiers nord7 » se caractérisent par de fortes proportions d’ouvriers, de chômeurs et de sans-diplôme (jusqu’à 73 % des actifs dans certains quartiers). Les revenus médians par ménages sont faibles, voire très faibles. Ces quartiers (3e, 13e, 14e, 15e, 16e arrondissements) concentrent par ailleurs 55 % de l’habitat HLM en 2010, contre seulement 29 % du parc de logements total. De plus, la présence de population immigrée et étrangère y est supérieure à la moyenne marseillaise8. Composés principalement d’habitat HLM et de copropriétés dégradées, certains IRIS des 14e et 15e accueillent parfois plus de 30 % de population immigrée et plus de 25 % de population étrangère (2012).
14Alors qu’à Paris (intra-muros), les classes moyennes et supérieures sont plus fortement représentées, à Marseille, leur faiblesse représente un « manque à gagner » fiscal important pour la gestion des finances municipales. Pour la Ville, attirer des ménages imposables est devenu prioritaire et s’observe dans les stratégies libérales de recomposition sociale et urbaine de nombreux quartiers à enjeux (Dorier et al., 2012). Le dualisme historique Nord/Sud doit donc être nuancé par les évolutions récentes qui induisent des écarts croissants à toutes les échelles (cf. carte 3 du cahier couleur).
15Dans les quartiers « sud » et « est » de la ville, majoritairement aisés, quelques poches de très bas revenus sont toujours présentes, héritières d’implantations anciennes d’ensembles HLM (La Soude, La Cayolle, dans le 9e et Air-Bel dans le 11e), ou de la paupérisation d’anciens noyaux villageois (le long de la vallée industrielle de l’Huveaune), contrastant avec de vastes zones résidentielles socialement favorisées (10e, 11e, et 12e).
16Les « quartiers nord » globalement défavorisés connaissent des dynamiques différenciées (cf. carte 3 du cahier couleur). Tout d’abord un appauvrissement de certaines cités ou copropriétés dégradées des 13e, 14e et 15e arrondissements. Et en parallèle, une hausse des revenus moyens par l’implantation de nouveaux habitants dans les espaces les mieux pourvus en aménités. Dans ce dernier cas, la hausse suit la création de ZAC ou l’urbanisation de nouveaux espaces (technopole de Château-Gombert dans le 13e, ZAC des Hauts de Sainte-Marthe dans le 14e). Dans ces quartiers, l’augmentation des revenus est forte et s’accompagne de la diffusion d’ensembles résidentiels fermés, socialement homogènes et spatialement étanches. Ils représentent la seule offre immobilière neuve dans ces quartiers, traduisant une banalisation de séparatismes locaux, souvent volontaires (Dorier et al., 2010, 2012). À ces séparatismes résidentiels font écho des pratiques scolaires marquées, elles aussi, par des replis et des évitements.
Les disparités sociales de l’offre scolaire
17La composition sociale des établissements scolaires (répartition des collégiens issus de familles « favorisées » et « défavorisées »), visible sur la carte 4 (cf. carte 4 du cahier couleur), corrobore le dualisme Nord/Sud qui structure la géographie sociale marseillaise. Les collèges des quartiers nord scolarisent une large majorité d’élèves défavorisés (jusqu’à 88 %). Ceux des quartiers Sud accueillent une part plus importante d’élèves favorisés (plus de 50 %), notamment dans les établissements privés.
18Cette hiérarchisation socio-spatiale de l’offre scolaire n’est pas spécifique à Marseille et s’observe dans d’autres grandes villes (François et al., 2005 ; Oberti, 2007). Mais à Paris, la typologie sociale des collèges s’enregistre à l’échelle de l’aire urbaine, avec de forts contrastes entre les communes défavorisées du Nord-Est parisien (Seine-Saint-Denis) et celles du Sud et de l’Ouest (Hauts-de-Seine et Yvelines) qui concentrent de nombreux collèges aux profils supérieurs (Oberti et al., 2012). À Marseille, les différenciations entre établissements s’enregistrent à l’intérieur même du périmètre communal. L’intensité de la ségrégation sociale, ainsi que les représentations qui peuvent être associées (collège d’élite ou au contraire, en difficulté, de relégation) sont accentuées par la relative proximité des contextes et des situations d’établissements. Cette proximité et cette visibilité des contrastes accentuent les phénomènes d’évitement (cf. partie 2).
19L’offre d’éducation prioritaire vise à corriger l’impact de ces inégalités : on compte 23 établissements REP+ dans la ville pour un total de 33 dans toute l’académie d’Aix-Marseille. Peu de grandes villes françaises en accueillent autant dans leur périmètre communal. La grande majorité se situe dans des arrondissements du nord et dans le centre-ville populaire (cf. carte 5 du cahier couleur). Dans le 15e ou le 14e arrondissement, les collèges classés REP+ représentent la totalité de l’offre scolaire publique. À l’inverse, aucun collège des arrondissements du sud de la ville (7e, 8e, et 9e) n’appartient au réseau de l’éducation prioritaire.
20Au-delà de ces grandes divisions, l’offre privée9 se caractérise par des établissements aux profils sociaux et aux missions très différents. Au sud, principalement autour de la colline Périer (8e), les établissements privés occupent de longue date le créneau de l’excellence sociale et scolaire et se spécialisent dans l’accueil des élèves très favorisés (Audren et Lorcerie, 2013). En centre-ville populaire, certains collèges privés (confessionnels chrétiens) ont une vocation sociale forte. Anciennement classés dans les réseaux de l’éducation prioritaire, et actuellement en Éducation accompagnée, ils scolarisent une majorité d’élèves défavorisés, et une part relativement importante de collégiens d’origine étrangère, dont certains de culture musulmane (Lorcerie et Geisser, 2011 ; Audren et Baby-Collin, 2017).
21Dans les quartiers populaires où des zones résidentielles plus favorisées ont été créées (nord 13e et 14e et au sud 9e), on trouve deux types de collèges privés. Ceux de proximité jouent souvent le rôle de « refuge » pour les familles de catégories moyennes ou aisées récemment installées qui évitent le collège public de secteur. Des familles plus modestes font aussi ce choix en vue d’un meilleur encadrement pour leurs enfants. Ils s’avèrent socialement plus mélangés que les collèges publics du secteur (Hauts de Sainte-Marthe dans le 14e). On y trouve aussi de gros collèges privés dont l’implantation est un héritage. Déconnectés du contexte social de leur quartier, ils ont une large attractivité spatiale et sont socialement sélectifs, comme Lacordaire dans le 13e (Audren, 2015).
Entre ségrégation et fragmentation : l’évitement scolaire révélateur de contrastes urbains locaux
22On observe des correspondances certaines entre ségrégation socio-résidentielle et ségrégation scolaire, mais la fragmentation croissante s’accompagne de pratiques de séparatisme et d’évitement. La méthodologie de l’analyse est double, quantitative et qualitative (Audren, 2015). Nous avons géolocalisé avec précision les domiciles des élèves grâce à un partenariat avec le rectorat d’Aix-Marseille, qui a fourni des extraits anonymés de la base élèves (adresses de tous les élèves de sixième en 2006, 2009 et 2013)10. Cette échelle d’analyse inédite permet de mettre en relation le lieu de résidence précis des élèves et leur collège de scolarisation. Avec cette méthode, on peut calculer précisément le taux d’évitement ou de respect de la carte scolaire et le corréler à l’analyse fine de contextes territoriaux.
Approche territoriale des pratiques scolaires
23À Marseille, les logiques d’attraction ou d’évitement ne se jouent pas aux mêmes échelles que dans l’aire urbaine parisienne où les pratiques scolaires s’établissent souvent entre plusieurs communes (François et Poupeau, 2008 ; Oberti et al., 2012). À Marseille, malgré la forte stigmatisation des collèges en difficulté des cités défavorisées des quartiers nord, l’évitement en direction des communes voisines est rare (sauf pour certains établissements publics du 13e, vers les communes périurbaines mitoyennes d’Allauch et Plan de Cuques, au nord-est de la ville).
24En suivant une méthodologie similaire à celle de François et Poupeau pour Paris (2008), mais avec une précision plus grande grâce aux géolocalisations des adresses des élèves, nous avons construit une carte (cf. carte 6 du cahier couleur) pour souligner les effets de l’évitement ou de l’attractivité des collèges dans l’espace marseillais. Les variations locales sont très fortes et l’évitement scolaire ne s’enregistre pas de la même façon sur l’ensemble du territoire. On observe que les contextes sociaux homogènes favorisent le respect de la carte scolaire alors que les hétérogénéités locales sont propices à l’évitement. Mais ce schéma général n’est pas vrai pour l’ensemble du territoire marseillais et la localisation des secteurs d’évaporation et de condensation11 ne s’organise pas systématiquement selon les divisions sociales de l’espace scolaire. C’est ici qu’entrent en jeu les contextes locaux (social, urbain, scolaire) dans la structuration des pratiques scolaires, justifiant la posture de cette étude.
25Les secteurs connaissant une condensation sont peu nombreux et plusieurs facteurs expliquent ce phénomène. D’une part, la situation des établissements (faiblesse de l’offre privée de proximité, bonne accessibilité en transport12) et leur implantation dans des quartiers plutôt homogènes socialement, favorisent un plus important respect de la carte scolaire. D’autre part, la qualité des locaux de ces collèges (grands espaces verts pour le collège de Marseilleveyre à l’extrémité du 8e et rénovation du collège Château Forbin en 2007, à l’est du 11e) et de leur offre d’enseignement (présence de classe bilangue, de section de sport étude ou internationale) participent à une valorisation de leur image et à leur attractivité.
26Aux deux extrémités sud et nord de la ville, les secteurs des collèges du Roy d’Espagne (9e) ou dans le quartier de Sainte-Marthe (14e, collèges publics Manet et Pythéas), se caractérisent par une forte évaporation. Elle s’explique par les contrastes socio-résidentiels importants entre la population anciennement présente, majoritairement pauvre ou très modeste, et de nouveaux ménages appartenant aux catégories moyennes et favorisées. Dans les deux cas, les ménages plus favorisés se sont installés dans des « résidences fermées » récentes, dans le cadre de nouvelles ZAC inscrites dans une politique municipale d’attractivité et d’ouverture à l’urbanisation de ces territoires. Les collèges publics de secteur sont ici en difficulté et ne répondent pas aux attentes éducatives et sociales des nouvelles familles, lesquelles développent alors des stratégies d’évitement.
27Dans certains secteurs de centre-ville (quartiers favorisés du 6e et 8e), l’importante évaporation s’explique par la forte densité locale de collèges privés de bonne réputation à proximité. Les parents d’élèves n’évitent pas le quartier en tant que tel, mais se recentrent vers un secteur privé « haut de gamme ». Moins nombreux, on distingue aussi des secteurs de condensation dispersés dans la ville. Cela peut relever d’un simple effet de situation comme à l’Estaque (16e) avec l’absence de collèges privés de proximité et un redéversement d’élèves normalement sectorisés dans des collèges publics plus défavorisés des « quartiers nord » voisins.
28Dans le centre-ville très populaire, la majorité des collèges appartiennent au réseau de l’éducation prioritaire. Ils ne constituent pas des vecteurs d’attraction et de diversification de la population et l’attractivité de l’espace scolaire se cristallise autour d’un seul établissement, le collège-lycée Thiers, qui draine des élèves de l’ensemble des quartiers marseillais. La condensation autour de cet établissement est liée à certaines options, à son accessibilité mais surtout à l’excellente réputation historique de son lycée avec la présence de classes préparatoires post-bac de haut niveau. Le choix de ce collège peut relever ici d’une stratégie à long terme des familles.
29Il n’existe donc pas de simple corrélation entre les divisions socio-spatiales de la ville et les pratiques scolaires. Les configurations locales des secteurs et des quartiers jouent un rôle essentiel dans l’activation des pratiques scolaires (Audren, 2015).
Une banalisation de l’évitement scolaire en faveur du secteur privé
30La proportion des collégiens scolarisés dans le secteur privé paraît de prime abord moins importante à Marseille qu’à Paris. De 28 % en 2006, elle atteint 29,2 % en 2013 (tous arrondissements confondus) alors qu’elle représente depuis longtemps près d’un élève sur trois à Paris (intra-muros) (François et Poupeau, 2008). Ces proportions doivent être analysées en lien avec la structure sociale de la population scolaire de Paris intra-muros qui abrite une plus grande part d’élèves de catégories moyennes et favorisées. À Marseille, on observe de fortes variations locales de la scolarisation dans le privé. La part des collégiens scolarisés dans le privé dans les quartiers favorisés du 8e arrondissement peut dépasser 55 % en 2013 (dans le quartier Périer par exemple) alors qu’elle représente de 20 à 26 % dans les quartiers populaires du nord (14e, 15e) et du centre-ville (3e), soulignant en même temps d’importantes variations locales de l’évitement selon les profils sociaux des quartiers.
31Prise globalement, la scolarisation dans le public demeure donc majoritaire. Cependant, cela ne traduit pas forcément un respect de la carte scolaire. En 2013, le taux d’évitement global (vers le privé et vers des collèges publics hors secteur) atteint près de 45,8 %, avec des pics dans certaines zones (Audren et al., 2016). Il est difficile de confronter ce résultat aux enquêtes menées dans d’autres villes, la diversité des approches, des méthodes et des données mobilisées ne permettant pas de comparaisons précises13. Ce constat marseillais s’inscrit tout de même dans des tendances nationales d’augmentation de l’évitement et de pratiques de contournement (recours au privé et dérogations) comme le soulignent les enquêtes d’Oberti et al. (2012), Merle (2012), Murat et Thaurel-Richard (2013) et de Ben Ayed et al. (2013).
32L’évitement scolaire des familles à l’entrée en sixième découle peut-être de la politique municipale marseillaise en matière éducative dans le premier degré. Plusieurs sources (enseignants, directeurs d’école, parents d’élèves) soulignent depuis longtemps le « désengagement » de la mairie en termes de gestion de ses écoles publiques. Divers collectifs de parents d’élèves dénoncent un état de délabrement dans les écoles publiques, notamment (mais pas seulement) dans les quartiers populaires14. La lettre ouverte d’une enseignante des quartiers nord en novembre 2015 dans un journal indépendant marseillais en ligne Marsactu15, et qui a fait la une de Libération en février 2016, alerte l’opinion sur les carences en termes de salubrité et d’entretien des écoles publiques marseillaises. Suite à cette médiatisation, la situation des écoles à Marseille est devenue une « affaire d’État ». La ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche ainsi que la secrétaire d’État chargée de la Ville, se sont déplacées à Marseille pour faire un point d’étape sur cette situation et confirmer l’aide apportée par l’État à la Ville pour améliorer la qualité de ses écoles16. Les problèmes d’hygiène et de sécurité dans les écoles sont devenus des priorités du « Plan école d’avenir » de la ville de Marseille. Ces difficultés et leur médiatisation participent à la définition d’un contexte scolaire particulier dans le premier degré à Marseille et à la dégradation de l’image des écoles publiques. Cela peut expliquer la tendance des parents à avoir recours à l’enseignement privé dès l’école primaire. Depuis 1995, la politique municipale libérale s’appuie sur les écoles privées qui ont accueilli 23 % d’élèves de plus contre seulement 2 % supplémentaire dans le public. C’est l’un des arguments pour lesquels le forfait communal pour les écoles privées a augmenté de 60 % en dix ans, atteignant 11,4 millions d’euros. À la rentrée de septembre 2016, la mairie a annoncé une nouvelle augmentation de celui-ci (Leforestier, 2016).
33Si le recours à l’enseignement privé se banalise dès l’école primaire, il n’est pas étonnant alors de l’enregistrer de façon marquée à l’entrée en sixième.
Espaces de vie et pratiques scolaires : études de cas
34L’approche territoriale est ici essentielle pour comprendre les modalités d’activation des pratiques scolaires (respect, évitement) et pour distinguer les facteurs qui les produisent. Que traduisent ces pratiques dans des quartiers situés aux deux extrêmes de l’échelle sociale ? Qu’en est-il dans les quartiers en recomposition où l’on assiste à une diversification de la population ?
Henri Barnier : un collège défavorisé des quartiers nord. Des élèves « captifs » de la carte scolaire ?
35Situé à cheval sur deux arrondissements du nord de la ville (15e et 16e arrondissements), le secteur du collège Henri Barnier est marqué par la présence de deux grandes cités HLM de La Castellane et La Bricarde, fortement stigmatisées notamment pour les trafics de drogues et les règlements de comptes. Si le quartier voisin du Plan d’Aou a connu une diversification spectaculaire de la population suite à une opération ANRU aujourd’hui achevée, les cités de La Bricarde et de la Castellane viennent juste de rentrer dans le dispositif, malgré leur forte paupérisation. Le collège est implanté juste entre les deux cités : que l’on habite La Bricarde ou La Castellane, il suffit de traverser une route pour se rendre dans l’établissement. Le quartier accueille une part importante de population étrangère et immigrée. Les habitants sont majoritairement ouvriers, non diplômés à faibles revenus. Le taux de chômage y est largement supérieur à la moyenne marseillaise.
36Une grande partie du secteur du collège se situe dans la ZUS (zone urbaine sensible) Nord Littoral, et dans celle de la géographie prioritaire de l’éducation nationale, puisque le collège est classé REP+. Il accueille ses élèves dans des locaux plus récents que la majorité des collèges publics des quartiers nord et scolarise plus de 600 élèves. Il se caractérise par une très forte proportion d’élèves défavorisés, dépassant les 74 %, par une majorité d’élèves boursiers (près de 82 %), par des performances scolaires faibles et par la forte représentation des jeunes professeurs. Le profil social de l’établissement tend à se renforcer ces dernières années avec une augmentation des élèves d’origine défavorisée et une baisse des « favorisés ».
37On observe ici un respect massif de la carte scolaire (taux de respect de la sectorisation supérieur à 72 %) à l’entrée en sixième. Plus de 91 % des élèves du secteur sont scolarisés dans des collèges publics et l’évitement est faible. Plus finement, si l’on observe les pratiques scolaires d’une cité en particulier, celle de La Castellane par exemple (cf. carte 7 du cahier couleur), on observe que près de 92,3 % des élèves respectent la carte scolaire et que seulement 7,7 % des élèves évitent cette affectation en direction d’autres établissements publics des quartiers environnants (le recours au privé est très faible). L’homogénéité mais aussi le caractère populaire des familles de la cité ainsi que la localisation précise de l’établissement expliquent le respect massif de la sectorisation du collège Barnier. Le manque de moyens économiques et la carence en transports en communs rendent quasiment impossible le recours au secteur privé. Le manque de moyens informationnels explique aussi en grande partie la difficulté pour ces familles d’établir des stratégies scolaires de dérogation, par exemple sur la base des options.
38La forte correspondance entre le lieu de résidence et le collège de secteur, observée dans les pratiques scolaires, traduit une forme typique de « fixation territoriale » où les élèves sont captifs d’espaces scolaires dégradés (Lehman-Frisch, 2009). Les évolutions récentes ne soulignent pas d’amélioration positive de la mixité sociale dans les collèges publics de ces quartiers et les inégalités sociales se reproduisent alors dans l’école. Malgré une politique prioritaire (politique de la ville, Éducation prioritaire), ces établissements semblent « cantonnés » à scolariser des élèves défavorisés.
Dans les « beaux quartiers » : reproduction des territoires scolaires ?
39Situé au sud de la ville, dans le 8e arrondissement, Périer est l’archétype du quartier bourgeois. Les revenus y sont très élevés, largement supérieurs à la moyenne marseillaise et les dernières évolutions confirment un renforcement de son statut très favorisé. La colline Périer rassemble de nombreux marqueurs territoriaux des « beaux quartiers » (Pinçon et Pinçon Charlot, 1989) où l’entre-soi social est préservé sous toutes ses formes : notamment à travers la qualité du bâti (villas, vastes résidences fermées dotées d’équipements de loisirs), des clubs de sport et de loisirs élitistes et bien sûr l’offre éducative (Dorier et al., 2010). L’entre-soi scolaire est visible ici par la forte concentration d’écoles, collèges, lycées privés très sélectifs (incluant des classes préparatoires) permettant une scolarisation sur place, dans des établissements prestigieux à l’image de la cité scolaire de Provence (privé catholique très élitiste) ou des lycées Périer (public) ou Notre-Dame de Sion (privé).
40Il existe ici trois collèges principaux : le collège public de Monticelli, collège d’affectation du quartier Périer, et deux cités scolaires privées de prestige, Provence et Cluny. Le secteur de recrutement du collège Monticelli est homogène socialement et la population scolaire de l’établissement est à l’image de celle du quartier. Les élèves favorisés (59,6 %) y sont majoritaires (les « très favorisés » sont surreprésentés – 48 % – et les élèves de catégories moyennes et défavorisées sont beaucoup moins représentés – respectivement 28,4 et 9,3 %). Classique sur le plan de l’offre d’enseignement (pas d’options rares), ce collège public a une bonne réputation qui s’analyse à travers ses performances scolaires (poursuite d’étude en lycée général, taux très élevé de réussite au brevet des collèges) et par la stabilité de l’équipe pédagogique avec une faible proportion de jeunes professeurs.
41En 2013 pourtant, 57 % des élèves de sixième du quartier respectent la sectorisation. Les pratiques scolaires restent pourtant spatialement localisées et centrées vers le quartier. Ici, l’évitement scolaire à l’entrée en sixième se caractérise par un recours massif et revendiqué des familles les plus favorisées au secteur privé de proximité (sept collèges privés dans un rayon d’environ 1 km, plus de 88 % des choix).
42L’analyse sociale montre que les catégories très favorisées s’orientent vers les collèges privés de Provence et Cluny et que les catégories moyennes, principalement dotées de capital culturel, respectent majoritairement la carte scolaire. Reconnus pour leur excellence sociale et scolaire, Provence et Cluny, se distinguent par une forte augmentation des élèves très favorisés entre 2001 et 2012. Les élèves de catégories moyennes et défavorisés y sont minoritaires et en baisse entre ces dates. L’offre d’enseignement reste classique mais ces établissements enregistrent d’excellentes performances scolaires dépassant les 95 % de réussite au brevet des collèges ou au baccalauréat.
43Dans ce quartier, les choix scolaires traduisent une volonté claire et volontiers assumée (lors d’entretiens avec des parents d’élèves), de reproduire et renforcer un entre-soi culturel et social gage de réussite pour les jeunes.
À Euromed, l’école au service de la redynamisation urbaine ?
44Dans les quartiers en cours de recompositions, la diversification ou « mixité » de la population implique de fait un creusement des contrastes sociaux de proximité : c’est ce que l’on observe dans le quartier de la Joliette (2e). Répondant aux logiques d’internationalisation des villes, Marseille se dote d’un nouveau quartier d’affaires en centre-ville. Le projet d’Euroméditerranée transforme en profondeur ce quartier. À travers l’importante OIN (Opération d’intérêt national), et par l’intermédiaire de deux ZAC, l’espace urbain se remodèle, entre réhabilitation d’un patrimoine industrialo-portuaire et construction de nouveaux bâtiments, emblématiques du repositionnement économique du centre-ville. L’idée de ce projet est d’attirer de nouvelles populations dans le quartier, notamment des catégories moyennes et supérieures. Mais cette stratégie est particulièrement violente car elle s’impose à un quartier très populaire, dont une partie est aussi classée en géographie prioritaire (périmètre ANRU Centre Nord). Les transformations urbaines contribuent à la fragmentation socio-spatiale du quartier et les contrastes locaux (paysagers, socio-économiques) se creusent. L’arrivée de familles de catégories moyennes et favorisées s’observe dans la diversification du type d’habitat, notamment avec des restructurations d’îlots, la création de blocs résidentiels fermés, mais aussi à travers l’évolution des indicateurs socio-économiques qui traduisent l’élévation du revenu médian. Malgré cette tendance, des contrastes micro-locaux s’installent entre l’ancienne et la nouvelle population du quartier (Dorier et al., 2010 ; Audren, 2015).
45Dans ce contexte, il apparaît essentiel pour les aménageurs et la municipalité de suivre ces recompositions et de construire une nouvelle offre scolaire répondant aux attentes éducatives et aux besoins de la nouvelle population. Sur le plan éducatif, un nouveau collège public est construit en 2005 (collège Jean Claude Izzo) et, suite à une demande municipale, une école privée ouvre ses portes.
46Malgré les objectifs d’excellence et d’attractivité locale, définis pour la construction de ce nouveau collège, Jean-Claude Izzo demeure un établissement très populaire (plus de 75 % de la population scolaire est de catégorie défavorisée en 2012), classé dans les réseaux de l’éducation prioritaire et fui localement par les familles récemment installées dans le quartier (Favier, 2009). Face à ce constat, la municipalité développe alors une nouvelle stratégie pour répondre aux attentes éducatives des catégories moyennes et supérieures qui s’installent dans le quartier. Elle fait appel directement à la DDEC (Direction diocésaine de l’enseignement catholique), pour qu’elle ouvre une nouvelle école privée dans le quartier. Ce projet séduit la DDEC qui est aidée par la Ville de Marseille sur les plans foncier et financier pour s’installer dans le quartier. La municipalité met à disposition gratuitement un terrain pour que l’école puisse ouvrir ses portes rapidement et jusqu’à son inauguration en juin 2015, elle a participé à hauteur de plus de 58000 euros aux dépenses de fonctionnement de cette école.
47Le projet de l’école et sa politique d’inscription sont destinés à cette nouvelle population. Cela se retrouve très explicitement dans le projet d’établissement (p. 1) : « L’enjeu est de favoriser l’adaptation des enfants et de leurs familles nouvellement arrivés à Marseille, proche du lieu de travail et d’habitation. Le projet éducatif prend en compte les difficultés dues au déracinement, déménagement et à l’arrivée dans cette ville inconnue… » Afin de ne pas vider les autres écoles publiques du quartier, le recrutement des élèves est très sélectif, seuls les enfants des nouveaux résidants, ou des personnes travaillant à Euromed peuvent y être inscrits. À la fin du CM2, les élèves de cette école privée peuvent être scolarisés dans la cité scolaire privée de Cluny (située dans le 8e, dans les « beaux quartiers » présentés ci-dessus), avec qui l’école a une convention, permettant l’intégration facilitée des élèves de CM2 dans cet établissement. Éloigné du quartier, mais facilement accessible par le métro, cet établissement concentre une majorité d’élèves favorisés et présente des résultats scolaires excellents.
48On assiste donc à une véritable stratégie d’attractivité urbaine menée en partenariat entre la municipalité et la Direction diocésaine de l’Enseignement catholique. En construisant de toutes pièces une offre scolaire différenciée selon les catégories sociales d’un même quartier, ces acteurs institutionnels misent sur une stratégie scolaire à « deux vitesses ». L’école est devenue un service comme un autre et devient un argument de redynamisation urbaine locale en direction des classes moyennes supérieures dont l’implantation est souhaitée.
Conclusion
49Les pratiques scolaires sont d’excellents indices de la fragmentation urbaine et permettent d’analyser les processus à l’œuvre dans l’évolution des inégalités sociales et éducatives, dans des territoires urbains de plus en plus hétérogènes. L’ampleur des séparatismes (résidentiels et fonctionnels) locaux ainsi que les stratégies scolaires de la collectivité sont des facteurs déterminants de la reproduction des inégalités éducatives. La reproduction des inégalités s’observe dans des espaces de vie fortement polarisés, l’homogénéité sociale et résidentielle favorisant des pratiques scolaires centrées sur les quartiers.
50Dans les vieux quartiers bourgeois, on observe une reproduction sociale dans l’école, passant par la scolarisation des élèves dans les établissements de proximité, les stratégies des familles les plus aisées les orientant vers l’offre privée. Dans les quartiers défavorisés, les établissements sont également très ancrés dans le territoire de proximité. Cumulant niveau scolaire plus faible et taux de réussite aux examens inférieurs à la moyenne de la ville, ces collèges ont mauvaise réputation et sont évités par les familles qui en ont les moyens culturels ou économiques. Ces pratiques participent alors à la dégradation sociale des établissements déjà les plus défavorisés.
51Dans les quartiers en cours de recomposition où les inégalités socio-résidentielles s’accentuent, les pratiques scolaires des parents d’élèves sont éclatées. Dans ces quartiers, la mixité sociale imposée « par le haut » participe à la mise en place de logiques de compartimentage résidentiel et de stratégies d’évitement définissant des territoires scolaires contrastés. Elles participent à la reproduction des inégalités au sein des établissements de secteur et traduisent des rapports distanciés au quartier de résidence.
52La proximité spatiale d’espaces de vie nettement contrastés à l’intérieur du périmètre communal accentue la perception des différences locales entre les établissements scolaires par les familles qui développent de plus en plus de stratégies d’évitement. La faiblesse des déplacements d’élèves entre communes voisines, la faible attractivité scolaire du centre-ville participent à la concentration spatiale des pratiques scolaires et renforcent les inégalités entre établissements, révélant des frontières éducatives de plus en plus marquées dans la ville (Giband, 2011). Les pratiques scolaires se centrent autour d’un type d’établissement plus que d’un type de quartier et à Marseille, le secteur privé gagne du terrain.
53Si de nombreux enjeux contribuent à la construction du choix scolaire, nous montrons que les configurations locales (situation et composition sociale des établissements, qualité de l’offre d’enseignement, densité et accessibilité de l’offre scolaire) participent plus que les contextes urbains à la structuration des pratiques scolaires. Ces dernières renforcent alors la fragmentation urbaine et on dépasse la vision de l’école comme simple support des inégalités urbaines : elle en devient un des opérateurs. Ainsi, l’ensemble des pratiques identifiées dans et autour de l’école participe à la production de territoires hétérogènes en ville. Le désengagement de la municipalité dans la gestion de ses écoles publiques ainsi que les stratégies d’acteurs locaux favorisent le recours au privé pour les familles qui le peuvent, participant ainsi à la reproduction et au creusement des inégalités éducatives et sociales.
54Les autorités locales en association avec l’école privée semblent reproduire et non plus estomper les inégalités. L’offre éducative locale agit alors plus comme un amplificateur des contrastes que comme outil de re-solidarisation urbaine. Il est alors urgent de replacer l’école républicaine au cœur des enjeux de correction des inégalités. Cela questionne le rôle des acteurs locaux, tant sur le plan scolaire que sur celui de l’aménagement du territoire, et la place donnée à l’École comme vecteur de cohésion sociale.
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Notes de bas de page
1 Instrument de régulation de l’offre et de la demande d’éducation, la carte scolaire gère l’affectation des moyens et des élèves dans les établissements, encadrant les dérogations. Elle découpe le territoire en secteurs géographiques de recrutement, l’affectation des élèves se faisant selon l’adresse de leur domicile. En modifiant l’ordre et les critères des dérogations, la politique d’assouplissement de la carte scolaire de 2007, devait permettre à des élèves résidant dans des quartiers populaires d’accéder à de meilleurs établissements publics.
2 Agence nationale pour la rénovation urbaine.
3 Cette étude est issue d’une thèse (Audren, 2015) et de plusieurs études sur la fragmentation urbaine menées entre 2007 et 2016 au LPED (Laboratoire Population Environnement Développement).
4 Données du recensement INSEE, populations légales 2013.
5 Îlots regroupés pour l’information statistique, INSEE.
6 Calcul basé sur le revenu médian, issu des données INSEE 2012 sur la distribution des revenus déclarés par unité de consommation.
7 Les « quartiers nord » : expression communément répandue pour désigner un vaste espace urbain défavorisé, dont les contours imprécis associent les 3e, 13e, 14e, 15e et 16e arrondissements de Marseille.
8 En 2012 à Marseille, la population étrangère représente 8 % et la population immigrée 13 % de la population totale (INSEE, recensement, 2012).
9 Cercles rouges sur la carte 4 du cahier couleur.
10 Dans la plupart des travaux existants, les pratiques scolaires ont été observées à l’échelle de l’IRIS INSEE, permettant de croiser les données scolaires attribuées aux élèves aux données socio-économiques. Mais cette méthode est limitée par la non-correspondance géographique entre le découpage IRIS (Insee) et celui des secteurs scolaires.
11 La condensation correspond à un nombre plus élevé d’élèves présents dans les collèges publics que de jeunes résidants dans le secteur. L’évaporation souligne la plus grande présence d’élèves résidants dans le secteur que d’élèves présents dans les collèges publics.
12 Un service de transport en commun permet la scolarisation des enfants d’une partie du 7e dans le collège de Marseilleveyre, pourtant situé à l’extrême du 8e arrondissement.
13 Le taux d’évitement calculé dans l’enquête de François et Poupeau (2008) concerne l’ensemble de la population en âge d’être scolarisée en collège et pas seulement les élèves de sixième. Celui de l’enquête de Murat et Thaurel-Richard en 2013 se base sur un échantillon de plus de 35000 élèves de sixième mais résidant dans des communes différentes. Le taux d’évitement estimé dans l’enquête de Ben Ayed et al. (2013) se base quant à lui sur les données officielles concernant les dérogations (nombre de demande, d’acceptation et de refus des dérogations), informations que nous n’avons jamais pu obtenir dans le cadre de cette thèse.
14 Depuis une dizaine d’année, plusieurs collectifs se sont montés sur Marseille : « On ne peut pas pousser les murs », puis « on n’est pas des sardines » et aujourd’hui « DZ pour les écoles ».
15 Marsactu [https://marsactu.fr.] « Journal en ligne indépendant ».
16 Le projet municipal, basé sur un partenariat public-privé avec de grands groupes du BTP, est vivement contesté par des associations et élus d’opposition en raison de ses surcoûts.
Auteurs
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Gwenaëlle Audren
Maîtresse de conférences en géographie à l’École supérieure du professorat et de l’éducation (ESPE) d’Aix-Marseille et chercheure au laboratoire Temps, Espaces, Langages, Europe Méridionale-Méditerranée (Aix-Marseille Université, CNRS, TELEMME Aix-en-Provence). Elle interroge dans ses recherches en géographie sociale, urbaine et en éducation, les relations entre la ville et l’école par le prisme de la fabrique des territoires scolaires.
-
Élisabeth Dorier
Professeure de géographie à Aix-Marseille Université, membre du LPED-Laboratoire population environnement et développement (UMR 151 AMU-IRD). Ses recherches portent sur les formes de fragmentation sociale et gestionnaire dans plusieurs contextes urbains des Suds et à Marseille, en lien avec les évolutions néolibérales. Elle travaille également sur les pratiques et représentations des jeunes dans la ville fragmentée.
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Damien Rouquier
Géographe, chargé d’études à l’agence d’urbanisme de l’agglomération Marseillaise (AGAM) au pôle Territoires Durables, Solidarités et Sociétés (TD2S). Il a participé à plusieurs travaux sur les inégalités sociales et spatiales de la métropole marseillaise en tant qu’ingénieur d’études puis doctorant au LPED (UMR 151-AMU IRD).
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