1L’école a toujours entretenu des rapports, plus ou moins étroits, avec le territoire dans lequel elle inscrivait son action d’éducation et de formation, d’où étaient du reste majoritairement issus ses élèves. Il suffirait, s’il en était besoin pour s’en convaincre, de se souvenir par exemple des nombreuses caractéristiques scolaires qui ont été développées pour s’adapter aux contextes ruraux et montagnards. En voici quelques-unes qui en témoignent éloquemment :

• organisations scolaires spécifiques : « classes uniques » et « classes à plusieurs cours » développées dans les territoires ruraux et montagnards de nombreux pays pour répondre aux défis de la démographie, de l’enclavement, etc. ;

• dispositifs particuliers inventés pour rompre l’isolement rural et montagnard : en Catalogne, « zones d’éducation rurale » (ZER) et, en France, réseaux pédagogiques intercommunaux (RPI), « Équipes mobiles d’animation et de liaison académiques » (EMALA), etc. ;

• réseaux ruraux et montagnards institutionnels et/ou affinitaires et/ou partenariaux développés, entretenus et mobilisés dans de nombreux pays pour faciliter l’insertion de l’école dans son territoire ;

• utilisation pédagogique du territoire environnant, que les italiens dénomment « didactique du territoire » (Pesiri, 1998), pour donner du sens aux apprentissages, en Italie donc, mais aussi en Espagne (Feu et Soler, 2002), en France (Jambes, 2001), etc. ;

• utilisation pédagogique des savoirs « locaux », « naturels » ou « intermédiaires » comme médiateurs didactiques pour faciliter l’accès aux savoirs « académiques » ;

• construction partiellement « territorialisée » de l’identité professionnelle par les enseignants au Chili, en Espagne, en France et en Uruguay (Rothenburger, 2014, 2016) ;

• élaboration d’une offre de formation « pluriactive » en France adaptée à la saisonnalité touristique (Champollion, 1987).

2Aujourd’hui, les enquêtes de terrain récemment effectuées en milieu rural montagnard et leurs analyses consécutives1 ont clairement montré (Champollion, 2013, 2015) que les rapports que tissent éducation et territoire sont multiples et complexes. Aucune dimension de la scolarisation ne peut en effet s’affranchir complètement du contexte territorial dans lequel s’inscrit l’action de l’école : formes et organisations scolaires, apprentissages, performances, projets et orientations des élèves, didactique et pédagogie des enseignements, etc. sont toutes concernées, plus ou moins selon les territoires, plus ou moins selon les systèmes éducatifs. Le territoire peut ainsi non seulement peser de l’« extérieur » sur les différentes dimensions du scolaire, mais encore être et/ou se vouloir un « acteur » éducatif de plein exercice, comme on le verra plus loin dans le détail. Il peut même aller jusqu’à influer sur l’éducation de façon globale, systémique, comme c’est le cas dans certains territoires ruraux montagnards français qui ont été plus particulièrement observés sous ces angles. Mais est-ce bien le territoire global, tous « versants » confondus, qui joue sur l’école, ou bien n’est-ce pas d’abord son volet « symbolique », c’est-à-dire la territorialité, qui, inconsciemment, façonne les parcours ? C’est à toutes ces questions que s’attelle la présente contribution en cherchant précisément à faire un point, le plus large possible, sur la thématique « éducation, territoire et territorialité » à partir, notamment, des recherches longitudinales de terrain conduit par l’Observatoire éducation et territoires, ex-Observatoire de l’école rurale et ses partenaires.

Bref historique de la problématique « éducation et territoire »

3Sur un plan théorique, la problématique « école et territoire » fondé sur les rapports entre école et territoire ne s’est véritablement construite au sein des sciences de l’éducation (SDE) qu’à l’orée des années 1980, même si elle s’était initialement un peu développée2 antérieurement en s’adossant aux recherches entreprises sur les « contextes » éducatifs dès les années 1960, dans le cadre plus large des sciences humaines et sociales. Au niveau singulier de l’école rurale et montagnarde, plusieurs initiatives, de facto convergentes, ont clairement contribué à cette contextualisation territoriale de l’école. En s’en tenant au cas de la France, pris à titre d’exemple ici, il y eut dans les années 1980 les travaux de la Direction de l’évaluation et de la prospective (DEP)3, menés en réponse à une « commande » du ministère de l’Éducation nationale français, sur l’« efficacité » de l’école rurale, ensuite les recherches conduites au sein l’Institut de recherche en éducation (IREDU) de l’université de Bourgogne sur les classes et les écoles rurales et, enfin, un travail spécifique lié à la montagne alpine réalisé à l’occasion de la parution du numéro « hors-série » de la Revue de géographie alpine intitulé « L’enfant montagnard… Son avenir ? ». C’est donc finalement assez tardivement, au cours de la fin de la deuxième moitié du xx^e siècle, que s’est progressivement spécifiée la notion pourtant essentielle de « contexte » au sein des sciences de l’éducation (Champollion, 2013). Nulle notion n’est pourtant à la fois aussi utile, voire indispensable aux sciences humaines et sociales et, paradoxalement, aussi négligée que celle de « contexte » (Arrighi, 2004 ; Lahire, 2012).

4Sa première dimension – spatiale – mise au jour en géographie a servi dès la fin des années 1950-19604 de premier cadre à un certain nombre de monographies et d’analyses éducatives contextualisées (Gumuchian et Mériaudeau, 1980 ; Moracchini, 1992 ; Lacouture, 2000). Peu après, dans les années 1960-1970, la dimension proprement sociologique des contextes éducatifs et de leurs impacts sur la réussite scolaire et l’orientation a été mise en évidence à partir des travaux internationalement reconnus de Bourdieu et Passeron sur la « reproduction » notamment (Bourdieu et Passeron, 1964, 1970). Au début des années 1960, en effet, à la suite de la publication d’études sur les cursus scolaires, quand la revue Population eut porté à la connaissance du grand public les disparités « fantastiques » existant entre les élèves selon l’appartenance socio-professionnelle des familles, les sociologues se tournèrent alors très vite vers l’école élémentaire pour chercher et puis trouver l’origine de ces écarts. Le social, globalement, s’est ainsi vite imposé comme le plus important facteur contextuel influençant la réussite scolaire dans son ensemble (Bourdieu et Passeron, 1964, 1970). À partir des années 1980, enfin, a commencé l’étude de la dimension politique des contextes éducatifs, c’est-à-dire d’abord les politiques territorialisées d’éducation et les politiques d’aménagement du territoire éducatif (Charlot, 1994 ; Derouet, 1992 ; van Zanten, 2001, etc.). Ces premières analyses des politiques éducatives territorialisées ont été rapidement accompagnées par l’étude de la dimension éducative institutionnelle qui, en cette matière contextuelle, repose principalement sur l’analyse des « effet-maître », « effet-classe », « effet-établissement » et, éventuellement, « effet-circonscription » (Duru-Bellat et Mingat, 1988 ; Bressoux, 1994, etc.) dont les impacts sur la réussite scolaire ont été successivement identifiés et mesurés. C’est – grosso modo – à la même époque que les chercheurs de la direction de l’évaluation et de la prospective du ministère français de l’éducation nationale (Davaillon et Oeuvrard, 1998) ont mis en évidence – ce qui fut une surprise pour tous ! – « le bon niveau de réussite des élèves des écoles des espaces ruraux montagnard » – territoires fréquemment « stigmatisés » (Alpe et Fauguet, 2008) – qui fréquentaient les classes uniques et les classes à plusieurs cours (formes scolaires développées, on l’a vu dans lesdits espaces ruraux montagnards pour, notamment, faire face au déclin démographique généré par l’exode rural).

5Bien sûr, tout n’est pas aussi simple ni linéaire que cette rapide chronologie relative peut le laisser penser. Les différentes mises en évidence des diverses contextualisations scolaires se chevauchent souvent, au moins partiellement. Et aujourd’hui, tous ces contextes éducatifs – spatiaux, sociaux, politiques, institutionnels, territoriaux – continuent d’être explorés à juste titre, tant ils sont encore trop peu connus, les contextes territoriaux, notamment, qui ont « émergé » les derniers. Les investigations menées ont été cependant – et sont encore actuellement – très largement proportionnelles au « poids » potentiel correspondant au facteur explicatif contextuel considéré : dans la « zone de montagne », par exemple, l’impact du social sur l’éducation « explique » environ la moitié de la variance liée aux contextes, l’institutionnel approximativement un tiers et le facteur proprement territorial environ un sixième (Champollion, 2013). Aujourd’hui, enfin, le territoire se voit peu à peu questionné différemment au sein des sciences de l’éducation avec les mises en place successives de l’éducation relative à l’environnement (ERE), puis de l’éducation au développement durable (EDD) dans lesquelles, via des « projets de territoire », il impacte jusqu’aux curricula en redevenant l’acteur éducatif qu’il avait été dès les années 1970 au niveau de la construction de l’offre de formation, agricole notamment (Barthes et Champollion, 2012).

Les deux concepts – apparentés – de « territoire » et de « territorialité »

6Le volet proprement territorial des contextes éducatifs, qui comporte de nombreuses dimensions imbriquées, n’a lui été complètement repéré, au niveau de ses impacts ponctuels, puis systémiques, sur l’éducation que plus tard, après les années 1990 (Pesiri, 1998 ; Feu et Soler, 2002 ; Boix, 2003 ; Arrighi, 2004 ; Grelet, 2004 ; Caro, 2006 ; Champollion, 2005, 2008, 2011a ; Ben Ayed, Broccolichi et al., 2007 ; Mezeix et Grange, 2008). « L’idée [même] que la localisation est importante [pour percevoir des processus éducatifs invisibles autrement, par exemple] est en effet rarement théorisée [par la recherche en éducation] et la plupart des études sur l’efficacité de l’école sont réalisées sans tenir compte du contexte local : tout ce qui se passe en dehors de l’école n’est appréhendé qu’en arrière-fond, à partir des caractéristiques personnelles des élèves, par exemple (origine sociale, origine culturelle) » (Rey, 2007). Dans ce nouveau cadre se sont de plus en plus développées, au sein de l’Observatoire de l’école rurale (OER)5 et de ses partenaires ibériques6, des analyses fondées sur l’impact du « territoire », puis de la « territorialité » sur l’éducation, notion mise en évidence par Sack (1986), Le Berre (1992) et affinée ultérieurement par Gumuchian (2001), puis par B. Debarbieux (2008), Aldhuy (2008) et Vanier (2009), entre autres auteurs.

7La territorialité renvoie essentiellement à la dimension « symbolique » du territoire (Bozonnet, 1992 ; Caillouette, 2007 ; B. Debarbieux, 2008 ; Vanier, 2009 ; Champollion, 2011, 2013) qu’avait introduite à la fin des années 1990, en parlant de territoires « rêvés » à côté des territoires « prescrits » et « vécus », le sociologue Bernard Lahire7 dans le cadre du « groupe de recherche sur la socialisation ». Tout ce foisonnement conceptuel, on le voit, traverse en la nourrissant la notion très complexe de territoire utilisée par les sciences de l’éducation et, plus généralement, par les sciences humaines et sociales dont les principales dimensions constitutives peuvent être rappelées :

• dimension spatiale : elle a longtemps constitué le seul cadre, physique d’abord, de la notion émergente de territoire ;

• dimension sociologique : pesant évidemment sur la scolarité et sur l’orientation, elle concerne les acteurs et le jeu social des acteurs du territoire ;

• dimension politique et institutionnelle : elle est surtout liée aux politiques éducatives territorialisées, ainsi qu’aux différents effets-maître, effets-classe et effets-établissement ;

• dimension économique : intégrant les éléments constitutifs du tissu territorial (Frémont, 1976), elle inclut les financements des états nationaux et des collectivités territoriales, ainsi que les fonds structurels européens combattant les déséquilibres régionaux8, et comprend l’offre de formation, la construction des établissements9 et la formation professionnelle ;

• dimension symbolique ou « rêvée » : elle s’appuie essentiellement sur les « représentations sociales » (Abric, 2011) du territoire concerné10 [une part non négligeable de cette dimension symbolique, quittant de ce fait le registre dominant sociocognitif de la représentation sociale, correspond vraisemblablement également à une « intériorisation » (Merton, 1949) relevant de « l’inconscient collectif » (Jung, 1988), c’est-à-dire à un vrai « habitus » territorial, qui renvoie comme on l’a déjà vu à la notion de territorialité].

8Sous cet angle, le territoire correspond de fait, lui, à une « territorialité activée » (Vanier, 2009). Si comparaison n’est – évidemment ! – pas raison, la territorialité, concept proche de la « prégnance symbolique des espaces » (Parazelli, 2002), véritable « représentation symbolique des lieux » (Vanier, 2007, 2009) portée par une « conscience collective » (Caillouette, 2007) « construite et partagée » par tous ses acteurs (Aldhuy, 2008), est ainsi grosse de significations susceptibles d’alimenter des identifications voire, bien sûr…, des contre-identifications dans certains cas. La territorialité pourrait bien être un peu au territoire ce que la compétence est à la performance en linguistique ou bien ce qu’est la personnalité au comportement en psychologie. Pour « illustrer » encore davantage ce concept de territorialité, le « dégrossir », on peut le rapprocher de la peinture et de la littérature comme dans les exemples qui suivent : la territorialité montagnarde, par exemple, correspondrait aux peintures de Holder (Jungfrau, lac de Thun, lac de Genève, etc.) ou bien de Segantini (vie montagnarde), aux romans de Ramuz (La Grand peur dans la montagne, etc.) ou bien encore à la chanson de Ferrat (la Montagne), tandis que la territorialité provençale renverrait aux toiles de Cézanne (Sainte-Victoire, etc.) et à l’œuvre de Giono (Regain, etc.).

9En ce qui concerne – plus particulièrement – la territorialité montagnarde qui nous intéresse ici, la notion s’appuie sur une pluralité, ou mieux sur une conjonction de « registres » d’origine différente, mais complémentaires, qui s’interpénètrent évidemment et qui se renforcent les uns les autres. En premier lieu, la territorialité montagnarde11, ici comme ailleurs « connaissance subjective des lieux » (Ferrier, 1998), se fonde sur l’imaginaire historico-culturel de la montagne, exalté par les Lumières, qui renvoie directement aux principales représentations de l’identité socioculturelle du montagnard (Debarbieux, 2008), c’est-à-dire la liberté, la résistance, la solidarité et la mesure, et qui se traduit au quotidien par des comportements sociaux vecteurs d’opiniâtreté, d’ancrage territorial, de reproduction, d’entraide et de « modestie ». Cette symbolique s’accompagne depuis toujours, dans le cas de la montagne, d’un soubassement bio-physique revendiqué (Debarbieux, 2008) qui a symboliquement permis aux montagnards de construire leur identité sociale basée sur un enracinement territorial, parfois synonyme d’enfermement, et qui trouve actuellement souvent son prolongement dans la volonté d’auto-développement durable de la montagne. Elle est aujourd’hui parfois fortement complétée par des acteurs locaux quasi institutionnels, relayés par les lobbys européens récemment développés12, dont les projets et les réalisations renforcent paradoxalement l’identité montagnarde en l’ouvrant sur l’extérieur (Debarbieux, 2008). Toute cette symbolique de la territorialité montagnarde, au-delà du seul territoire montagnard, est a priori susceptible d’influer, au travers de liens multiples et complexes, sur l’éducation et, notamment, sur la scolarité et l’orientation des élèves ruraux montagnards.

10Mais qu’en est-il un peu plus précisément ? Au-delà des premières généralités issues du questionnement initial, l’étude plus détaillée des rapports existant entre école et territoire dans les milieux ruraux et montagnards qui est présenté immédiatement ci-après nous fournit quelques pistes de réflexion…

L’impact du territoire et de la territorialité sur l’éducation

Le questionnement initial

11La question de l’impact potentiel du territoire et, plus encore, de la territorialité sur l’école13 reste généralement, dans les sciences de l’éducation, une question encore peu traitée (Rhein, 2003 ; Ben Ayed, 2006). En effet, les chercheurs en sciences de l’éducation, en matière de contextualisations éducatives, se penchent généralement davantage, encore aujourd’hui, sur les différents déterminants contextuels non territoriaux de l’éducation. Et quand ils abordent la thématique « éducation et territoire », ils se préoccupent en premier lieu plus des modalités et des formes revêtues par les processus de territorialisation de l’éducation (organisation de l’école, périmètre et carte scolaire, offre de formation, transports scolaires, etc.) que des impacts systémiques des territoires et des territorialités sur l’école.

12Sur cet aspect, les recherches fondatrices d’équipes, de laboratoires ou d’organismes comme Espaces et sociétés, le Centre d’études et de recherches sur l’emploi et les qualifications, l’Observatoire éducation et territoires et ses partenaires ibériques, le Groupe interuniversitaire de l’école rural catalan se sont fréquemment inscrites dans le dilemme suivant : si le territoire, comme l’école elle-même, ne constitue pas qu’un seul et simple révélateur d’inégalités préexistantes, sociales notamment, mais pèse bel et bien ès qualité sur la scolarité, alors il devient absolument nécessaire d’essayer de connaître et de comprendre son impact sur l’école pour tenter d’atténuer les difficultés scolaires qu’il provoque et de majorer les atouts qu’il génère et, partant, donc de fournir les éléments de connaissance et de compréhension indispensables pour essayer d’améliorer le « rendement » pédagogique de l’école. Ces recherches, liées essentiellement à la scolarisation en milieux ruraux montagnards, sont ainsi parties, de facto, des constats ponctuels – issus des travaux de la DEP et de l’IREDU – effectués par tous les membres fondateurs de l’OER-OET qui restent encore, au-delà de la polémique renaissante sur la question de l’efficacité pédagogique des classes à plusieurs cours, sans réponse scientifique intégralement documentée : pourquoi les élèves ruraux montagnards issus des classes uniques rurales et montagnardes, après être entrés au collège parmi les « meilleurs » (Oeuvrard, 1995), en terme de réussite scolaire, en sortent-ils parmi les « pires » (Davaillon et Oeuvrard, 1998), en terme de hiérarchie sociale de choix d’orientation14 ? Ces questions initiales n’avaient pas pu, à l’époque, recevoir de réponses scientifiques suffisamment étayées pour toute une série de raisons dont les principales sont indiquées rapidement ci-dessous :

• Tout d’abord, les grands déterminants des trajectoires scolaires n’avaient pas encore été à l’époque tous explorés : si les effets de l’origine sociale et culturelle des élèves avaient déjà été largement mis en lumière à la suite des premiers travaux de la sociologie de l’éducation, si les impacts des politiques publiques d’éducation territorialisées avaient déjà commencé d’être étudiés, les éventuels différents effets des contextes territoriaux, eux, n’avaient pas encore été vraiment abordés.

• Ensuite, l’approche de la ruralité était encore très – trop – largement indifférenciée : la partition en sous-espaces spécifiques de l’ensemble rural français n’avait pas été effectuée15, ce qui contribuait à noyer les différences territoriales obtenues au sein d’un ensemble rural « moyen », dont la signification diminuait au fur et à mesure que l’espace rural, antérieurement très majoritairement agricole, se diversifiait socialement et économiquement.

• Enfin, l’école rurale et montagnarde, dans le cadre d’une vaste « métonymie » générique, était encore souvent assimilée aux seules classes uniques et classes à plusieurs cours qui, il est vrai, étaient nées dans la ruralité et dans la montagne en réponse aux défis, démographiques notamment, auxquels elles étaient confrontées.

13À partir des analyses initiales conduites par l’OER poursuivies par l’OET, voyons à présent de quelles spécificités s’est progressivement dotée l’école rurale et montagnarde française pour pouvoir se développer dans les contextes particuliers qui correspondent aux territoires ruraux et montagnards.

L’éclairage du questionnement initial par les recherches effectuées sur l’école rurale et montagnarde

Des spécificités rurales et montagnardes attestées ?

14L’OER, à travers ses analyses menées entre 1999 et 2007 sur les trajectoires scolaires des élèves ruraux et montagnards de trois types d’espaces ruraux différents, « rural isolé », « pôles ruraux » et « rural sous faible influence urbaine » (Champsaur, 1998), et de la « zone de montagne » française a d’abord confirmé les bons résultats antérieurs sur l’école primaire obtenus par la DEP et l’IREDU à la fin xx^e siècle (Jean, 2007). Tant sur le plan des apprentissages scolaires en français et, surtout, en mathématiques – évaluées au travers des évaluations nationales « 6^e » – que de l’« avance » et du « retard » scolaires appréciés via l’âge d’entrée en classe de 6^e – les élèves ruraux montagnards obtiennent des résultats légèrement supérieurs aux moyennes nationales correspondantes. On s’aperçoit même que, plus les territoires semblent « isolés », meilleurs sont leurs résultats16 ! Qui plus est les bons résultats obtenus par les élèves de l’école primaire, au moins dans le « rural isolé » et la « zone de montagne », ne s’érodent apparemment pas significativement au fil du collège. Les cinq premiers tomes de l’enseignement en milieu rural et montagnard publiés aux Presses universitaires de Franche-Comté de 2001 à 2010 présentent dans le détail les résultats des enquêtes de l’Observatoire qui le montrent.

15Au travers de recherches ultérieures menées avec ses partenaires ibériques, l’OET a pu également caractériser le fonctionnement pédagogique spécifique de l’école primaire rurale montagnarde : cette forme scolaire originale se compose de cinq éléments principaux dont l’interactivité fonde le caractère systémique de l’école multigrade (Champollion et Floro, 2013) :

• flexibilité dans la gestion de la classe (de l’espace, du temps, du groupe, des programmes, etc.) ;

• diversité des modalités de prise en charge pédagogique des élèves et des méthodes pédagogiques (il y a, comme on le verra plus tard, une multitude de pédagogies innovantes ou actives) ;

• simultanéité dans la mise en œuvre des activités pédagogiques destinées aux différents groupes ou cours (cette simultanéité pédagogique est de nature à favoriser nettement la construction progressive de l’autonomie chez les élèves concernés) ;

• insertion de la classe et, plus largement, de l’école dans le territoire et, au-delà, dans le contexte environnant ;

• posture généralement accompagnatrice de l’enseignant : ne pouvant pour d’évidentes raisons s’occuper à la fois de tous les cours de sa classe, les enseignants des classes « multigrades » adoptent très majoritairement une posture professionnelle plutôt accompagnatrice17 qui s’écarte de la posture traditionnelle plutôt magistrale.

16L’ensemble de ces cinq éléments, qui peuvent bien sûr se retrouver individuellement dans d’autres écoles que les écoles rurales montagnardes, se conjuguent au travers d’interactions multiples développées par les enseignants des classes rurales dont le jeu global fonde le modèle d’enseignement et d’apprentissage « multigrade18 ». L’Observatoire éducation et territoires ne s’en est pas tenu là. Il a également établi que, d’une façon générale, dans tout l’« espace à dominante rurale », l’utilisation pédagogique régulière des technologies de l’information et de la communication (TIC), par exemple, ne paraissait pas avoir d’effet mesurable sur les résultats scolaires. En effet, l’Observatoire a pu démontrer que, d’une part, si les écoles des territoires enclavés – « rural isolé » et « zone de montagne » – étaient souvent mieux équipées par les collectivités territoriales de tutelle et/ou l’État en matière de TIC que les écoles des territoires proches des villes – « rural sous influence urbaine » par exemple – et que, d’autre part, si les pratiques pédagogiques bénéficiaient de ces bons taux d’équipement, les résultats scolaires attendus n’étaient pas pour autant automatiquement au rendez-vous (Alpe et Fauguet, 2008). L’équipement des classes en tableaux blancs interactifs (TBI) et leur utilisation pédagogique, par exemple, n’induisent pas de « gains de productivité » en termes de performances scolaires dans les territoires ruraux (Carulla, 2013). En ce qui concerne les pratiques culturelles liées aux territoires ruraux, l’Observatoire a clairement montré que les loisirs familiaux différaient peu selon le type de ruralité. Les taux de fréquentation des concerts sont même plus élevés dans le rural isolé ! Dans le rural le plus isolé, les loisirs pris seuls ou avec des copains paraissent un peu mieux représentés en raison, peut-être, d’une vie sociale plus facile pour les élèves (moins de « risques » accidentels – il s’agit d’un ressenti – liés à la vie collective ou au trafic routier par exemple), d’une plus grande « initiative » laissée aux enfants et d’une plus importante « autonomie » développée à l’école. Mais dans le rural comme partout, ce qui ressort des enquêtes effectuées, c’est d’abord que les pratiques culturelles – théâtre vs cinéma par exemple – sont fortement marquées par l’origine sociale et, notamment, par le niveau de diplôme de la mère (Alpe et Fauguet, 2008). Si celles-ci semblent toujours un peu plus « faibles » dans le rural que dans l’urbain, la différence constatée s’atténue légèrement aujourd’hui, ainsi que le second suivi longitudinal OET et les sondages urbains effectués en Ardèche et en Drôme le laissent pressentir (Champollion, 2015), ce qui sera précisé plus loin. Bien d’autres spécificités – la variation du poids de l’ancrage territorial en fonction du genre sur les projets d’orientation (May-Carle, 2012) par exemple – ont été mises au jour par les différentes enquêtes menées depuis 1999 dans le cadre des suivis longitudinaux assurés par l’OER-OET. Au-delà de tous constats ponctuels, l’OER et l’OET ont surtout montré que, dans le cadre d’un « effet de territoire », vraisemblablement plus particulièrement lié à la territorialité montagnarde, les bons résultats scolaires obtenus au primaire et confirmés au collège ne produisaient pas en matière d’orientation les mêmes effets que partout ailleurs en France : d’une façon paradoxale, en raison – conjointe – d’une surdétermination de l’ancrage territorial, générateur d’une moindre mobilité potentielle, et d’une capacité à « se projeter » dans l’avenir19 moins importante, les élèves et, surtout, les parents d’élèves des territoires ruraux montagnards20 n’utilisaient majoritairement pas autant que les autres l’ensemble de la palette des choix d’orientation disponibles en fin de 3^e et de 2^nde GT (Champollion, 2005, 2008)21.

17Cet « effet de territoire » systémique spécifique sur l’école, qui complète donc les – grands – impacts contextuels relatifs au social et à l’institutionnel (Champollion, 2005, 2008, 2011a) déjà évoqués plus haut, joue ainsi dans la « zone de montagne » française22 « positivement23 » sur la scolarité des élèves jusqu’en fin de collège, puis « négativement24 » sur l’orientation ultérieurement. Le territoire peut en effet influer sur le devenir scolaire et professionnel des élèves, de manière différenciée suivant le degré d’isolement des territoires montagnards (Champollion et Legardez, 2010), ou bien encore suivant le genre des élèves dans les territoires ruraux isolés comme on vient de le voir (May-Carle, 2012 ; Meunier, 2015), en les « enfermant » – au travers des projets d’orientation largement influencés par les parents – partiellement sur leur territoire local via un enracinement socioculturel, comme en les affranchissant progressivement au travers d’une « prise de conscience » de l’intensité de leur ancrage territorial. Mais qu’en est-il de la pérennité de ces spécificités ?

18Vers un affaiblissement progressif des spécificités rurales et montagnardes initialement observées ?

19Que peut-on, dans cette dernière perspective, tirer des analyses comparatives effectuées aux niveaux « CM2 » et « 5^e » pour les élèves à l’heure en 2000 et 2002 par l’OER25 et en 2012 et 2014 par l’OET26 ? On peut légitimement d’abord apercevoir au niveau 5^e en 2014 la confirmation, mais sans plus pour l’instant, d’une certaine atténuation de la « spécificité rurale » constatée en 2000 au seul niveau CM2. Les premiers résultats des comparaisons effectuées entre les deux suivis longitudinaux effectués de 1999 à 2005 – terminé – par l’OER et de 2011 à 2017 – en cours – par l’OET sur les opinions d’élèves de CM2 et de leurs parents urbains et ruraux montrent qu’en termes de goût pour l’école, de niveau scolaire et d’ambition scolaire, la spécificité rurale paraît s’estomper quelque peu. Il en va de même des représentations respectives de la ville et de la campagne pour les élèves ruraux – de leur « attractivité » et de leur « répulsivité » respectives – qui, si elles restent encore significativement différenciées, ne sont plus aussi marquées… À l’aune de sondages « exploratoires » sur le département de la Drôme en zones urbaines à partir du même questionnement mis au point dans la ruralité, l’atténuation de la spécificité rurale constatée par les chercheurs de l’OET au niveau du CM2 en 2012 et au niveau de la 5^e en 2014 (Champollion, Dos Santos et May-Carle, 2015 ; Alpe, Barthes et Champollion, 2016) semble en effet se confirmer. Elle s’exprime même parfois plus fortement chez les parents. Entre les enquêtes 5^e OER 2002 et 5^e OET 2014, en effet, on peut effectuer les observations suivantes (qui demanderont donc à être confirmées ultérieurement aux niveaux 3^e et 2^nde) :

• moindre répulsion pour la ville et, corrélativement, moins d’attrait de la campagne ;

• légère meilleure opinion de sa scolarité (élèves et parents) ;

• plus d’ambition scolaire (parents surtout) ;

• davantage de pratiques culturelles (cinéma surtout) au collège ;

• davantage de voyages à l’étranger (surtout organisés par le collège).

20Pourrait-on pour autant aller jusqu’à parler d’une disparition progressive de la réalité scolaire rurale historique ? Sans doute pas, il est trop tôt pour le dire – les enquêtes « 3^e » et « 2^nde » du second suivi longitudinal OET n’ont pas encore eu lieu. Y aurait-il donc à l’œuvre une tendance générale à l’uniformisation progressive des représentations et des comportements qui traverserait tous les types de territoire ? Faudra-t-il donc à terme « déconstruire » l’objet de recherche « école rurale », au-delà de la diffusion actuelle massive de sa « forme » la plus emblématique, la « classe à plusieurs cours27 » dans les milieux urbains, notamment dans l’« éducation prioritaire » ? Les enquêtes actuellement en cours, tant sur le rural que sur l’urbain, devraient permettre – nous l’espérons – de vérifier les premiers constats. Mais quelques questions restent évidemment aujourd’hui pendantes :

• Qu’en sera-t-il, au-delà des représentations actuellement observées, de la réalité des comportements scolaires et des choix d’orientation dans le futur ?

• Les territorialités rurales et montagnardes28, qui furent si difficiles à cerner (Alpe, Barthes, Champollion, Fromajoux, Poirey, 2001-2014)29, sont-elles déjà en voie de dilution progressive dans un ensemble territorial indifférencié à dominante urbaine ?

• Les analyses urbaines ultérieures – dont le développement s’impose au vu des premières explorations – confirmeront-elles les premiers « sondages » urbains effectués en 2013-2014 et en 2014-201530 ?

Au-delà des enquêtes de terrain menées sur l’école rurale et montagnarde

Émergence de quelques éléments théoriques

21L’intérêt d’une approche territorialisée de l’école réside en premier lieu dans la possibilité de rendre la chose éducative située visible et compréhensible à partir d’une étude systémique des interactions entre individus, représentations sociales et territoires de vie. Le territoire est construit par chacun d’entre nous, acteurs territoriaux de fait, dans une dynamique interactive qui met en jeu la médiation des signes, des symboles et des histoires qu’il véhicule. Le territoire représente donc du « passé incorporé » (Lahire, 2012). De ce fait, la recherche sur l’école rurale participe à la compréhension des processus d’interaction entre un sujet et un environnement social et territorial complexe. L’effet multifactoriel du territoire et, surtout, de la territorialité sur les identités, sur les inégalités, sur les réussites, sur les orientations et sur l’insertion professionnelle est pour le moins avéré, comme on l’a vu plus haut. Il existe une empreinte des lieux et de leurs représentations sur la vie de tout un chacun dont il est essentiel de prendre conscience afin de mieux la comprendre et d’en limiter l’éventuel impact négatif.

Permanences et évolutions actuelles du questionnement

22Au-delà de cet impact multifactoriel et, parfois, systémique du territoire sur l’école se manifeste apparemment aujourd’hui, au moins en filigrane, une deuxième façon d’intégrer la problématique éducation et territoire. Dès la fin des années 1980 – parfois même un peu avant – le territoire était en effet apparu comme une opportunité pédagogique et didactique de faciliter les apprentissages et de développer la motivation des élèves. De nombreux mouvements pédagogiques (à la suite de l’école Freinet) se sont ainsi réclamés de cette posture qui s’accompagne généralement d’une grande attention portée aux relations locales (avec les élus locaux, le mouvement associatif…). Plus nettement aujourd’hui – dans l’enseignement agricole, par exemple, où les textes officiels le préconisent clairement depuis 1985 – le territoire est dans cette seconde perspective de plus en plus « appelé » à devenir un « acteur » éducatif à part entière, co-éducateur institutionnel dans des Contrats éducatifs locaux31 ou co-éducateur simple sans onction institutionnelle dans des projets éducatifs non labellisés. Dans cette perspective, par conséquent, il ne peut plus être seulement pris comme un contexte parmi d’autres impactant l’école. Certains villages – catalans par exemple – jouent déjà sous cet angle un véritable rôle de « village éducateur » (Feu et Soler, 2002) ou, plus largement, de « territoire apprenant32 » (Jambes, 2001 ; Bier, 2010).

23Sous le même angle, le territoire devient même parfois susceptible d’alimenter de facto un curriculum appuyé sur le local, spécifique des besoins de développement des territoires sur lesquels l’établissement se trouve, au moins en matière d’éducation au développement durable en France. Ainsi, dans les années 1990, avec l’émergence de l’éducation à l’environnement, puis de l’éducation au développement durable et de l’éducation au patrimoine, semble se profiler un nouveau lien entre éducation et territoires. La montée des « éducations à » dans l’Éducation nationale, ainsi que la permanence du lien fort établi entre les établissements et les territoires au sein de l’enseignement agricole, au-delà même des incitations explicites incluses dans la loi Rocard de 1985, participent également à rendre les territoires « acteurs » de l’éducation dans le sens où ils impactent jusqu’aux curricula scolaires et universitaires (Barthes et Champollion, 2012). Mais les « éducations à » peuvent aussi avoir une fonction de plus en plus « utilitaire » dans les projets de valorisation économique des territoires – posant par là même un questionnement de légitimité et d’éthique éducatives (Barthes et Alpe, 2013).

24L’école rurale est de la sorte de plus en plus perçue dans ces nouvelles perspectives aujourd’hui, non seulement comme un acteur éducatif à part entière et un acteur du développement territorial, qui joue son rôle dans la mise en valeur durable du territoire, mais encore comme un laboratoire d’innovations pédagogiques et didactiques susceptibles d’intéresser, dans un transfert de technologie à rebours des us antérieurs, les écoles urbaines, non seulement en France33, mais également et surtout en Espagne34.

Vers un renouvellement du questionnement ?

25Au bout du compte, la prise en compte des différentes dimensions territoriales par les sciences de l’éducation s’enrichit aujourd’hui davantage du renouvellement paradigmatique actuel mis en évidence (Feu et Soler, 2002 ; Piveteau, 2010 ; Barthes et Champollion, 2012) qu’elle ne fait table rase du passé, très récent35 parfois, qu’elle ne renie du reste absolument pas. Car les deux rôles territoriaux qu’interprètent territoires et territorialités au niveau éducatif et, partant, le questionnement global du territoire et de la territorialité par les sciences de l’éducation, ne sont pas du tout contradictoires : le territoire comme acteur – ainsi qu’on l’a vu – participait déjà depuis les années 1970 à la construction de l’offre de formation professionnelle initiale et continue. Il en vient peu à peu aujourd’hui à jouer un rôle de prescripteur de fait de contenus curriculaires, au moins dans l’éducation au développement durable. Il ne rejette donc absolument pas aux oubliettes universitaires le territoire en tant que contexte, lequel impacte ponctuellement, et parfois globalement, la « chose » éducative dans son ensemble. Les deux postures de recherche, par-delà même leurs chevauchements inévitables, ne correspondent en effet pas fondamentalement à la même dimension du territoire : le territoire-acteur renvoie d’abord à la dimension sociale et économique du territoire inscrite dans l’espace correspondant, au jeu de ses acteurs locaux, tandis que le territoire-contexte renvoie, lui, davantage à la dimension symbolique du territoire, et à la notion de territorialité donc…

26De même, les vecteurs principaux des différentes territorialités influant sur l’éducation, qui relèvent du cœur, du « noyau » (Abric, 2011), des représentations sociales qui traversent les territorialités, ne remettent en question ni le territoire-acteur ni le territoire-impact : elles en constituent le fondement. On l’a rapidement vu avec la mise en évidence de l’ancrage territorial, de la faible mobilité potentielle et de la difficulté à se projeter dans l’avenir, etc. qui fondent les principales « régularités » innervantes – encore36 ? – la territorialité montagnarde à l’œuvre dans l’effet de territoire (Champollion, 2005, 2008, 2013). Pour autant, comme peu de travaux ont encore véritablement abordé ce nouveau champ du questionnement « éducation et territoire », le repérage, l’inventaire et la caractérisation de ces représentations sociales restent évidemment à élaborer, territorialité par territorialité bien sûr.

En guise de conclusion

27Au terme actuel de l’analyse des enquêtes présentées plus haut, on a pu constater que les rapports que tissent éducation et territoire sont à la fois multiples et complexes. Aucune dimension de la scolarisation ne s’affranchit en effet complètement du contexte territorial dans lequel s’inscrit l’action de l’école : formes et organisations scolaires, performances, projets et orientations des élèves, didactiques, pédagogies, etc. sont toutes concernées, plus ou moins selon les territoires, bien sûr. Ainsi, non seulement le territoire et, surtout sa dimension symbolique, la territorialité – en tant que contextes – pèsent potentiellement sur les différentes dimensions de l’éducation, mais encore le territoire – dans sa dimension vécue – en tant qu’« acteur » se révèle dans certains cas pouvoir jouer un rôle dans le champ éducatif. Territoire et territorialité – comme contextes – peuvent même aller, comme dans certains territoires ruraux montagnards français, jusqu’à influer sur l’éducation de façon globale et systémique, dans le cadre d’un « effet de territoire ».

28Au-delà de l’inventaire des représentations sociales traversant les différentes territorialités, qui reste donc dans une large part encore à bâtir, bien des questions demeurent aujourd’hui encore sans réponses, tandis que d’autres émergent progressivement des travaux entrepris, dans l’état actuel des recherches conduites sur la problématique « éducation et territoire ». La question des « territoires virtuels », par exemple, n’a pas été encore véritablement abordée, pas plus que celle des « territoires réticulaires », dont l’essor respectif via internet et les réseaux sociaux est grandissant. Pourtant, ce développement rapide des réseaux numériques et des formes d’identité qu’ils véhiculent et/ou développent la pose aujourd’hui fortement.

29Il en va de même de la question plus complexe qu’il n’y paraît du « local » : existe-t-il vraiment et, si oui, à quelle(s) échelle(s) se situe-t-il ? Par ailleurs – cette interrogation n’est bien sûr pas sans rapport avec les précédentes – y a-t-il vraiment, comme par exemple le pensent nombre d’institutions internationales (Banque mondiale, Fonds monétaire international, etc.) des savoirs territoriaux et, au-delà, des savoirs locaux (patrimoniaux ?) produits par les territoires ? Si oui, comment les caractériser ? Enfin, le territoire influence-t-il en tant qu’acteur, au-delà de l’EDD, les différentes disciplines scolaires (Barthes et Champollion, 2012) ? Dans quelle mesure ? Sous quelles formes ? Via quelles modalités et quelles actions ?

30Par-delà enfin des approches comparatives en cours entre les divers types de ruralité et de montagne de différents pays méditerranéens (Espagne, France, Italie, Portugal)37, des chercheurs en sciences de l’éducation travaillant sur la problématique « école et territoire » tentent aujourd’hui, par l’étude également comparative des rapports entre territoire et éducation dans des zones urbaines, particulièrement dans les zones urbaines « sensibles » liées à la mise en œuvre de la « politique de la ville » en France notamment (Observatoire des quartiers sud de Marseille), d’identifier aussi d’éventuels « effets de territoire » dans ces derniers types de territoire.

31La problématique scientifique « école et territoire » – elle gagnerait on l’a vu en clarté et précision à se renommer problématique « éducation, territorialité et territoire38 » ! – qui a historiquement analysé les rapports complexes qu’entretiennent l’éducation et le territoire à partir du cas de l’école rurale et montagnarde se trouve donc actuellement, comme on a essayé de le montrer au fil de cette contribution, à la fois en cours d’approfondissement et en voie d’élargissement. Cette problématique pionnière ne devrait ainsi bientôt ne plus pouvoir apparaître comme l’un des « points [presque] aveugles » des sciences de l’éducation que l’avant-dernier congrès international Actualité de la Recherche en Éducation & formations recensait en 2010 (Champollion, 2010).