1Cet ouvrage vise à cerner la construction des inégalités territoriales d’éducation au croisement des caractéristiques spatiales, des politiques publiques et des actions des acteurs. Concernant les particularités territoriales, cette première partie veut montrer que l’espace de vie peut être une ressource ou une contrainte pour l’éducation, et ce à partir de quatre contributions.

2Aux États-Unis, cette question a fait l’objet de nombreux travaux depuis les années 1960, avec notamment les études des « effets de quartier » (neighbourhood effects) sur les conditions de vie socio-économique et sur la scolarité (Coleman et al., 1966 ; voir Marpstat, 1999, pour une synthèse). La plupart révèle un effet négatif de la résidence dans un quartier pauvre sur la situation socio-économique et sur les résultats et les parcours scolaires, s’expliquant par les limitations culturelles, sociales et économiques du voisinage et par le manque de voisins-modèles en réussite sociale ou scolaire. A contrario, un petit nombre de ces travaux étatsuniens ont envisagé des effets positifs de la concentration de certaines populations défavorisées : leur regroupement favoriserait une solidarité et une offre de service adaptée et éviterait le développement d’un ressentiment social au contact d’une population favorisée (par exemple Kawachi et al., 1999). Ces divergences d’interprétation révèlent combien la question des inégalités éducatives est chargée d’enjeux politiques et idéologiques.

3La perspective d’écologie sociale a été importée en France par Maurin (2004) qui pointent, à partir des enquêtes emploi de l’INSEE, les effets du voisinage sur les résultats scolaires : « l’échec et la pauvreté des familles des uns entraînant l’échec des autres ». Mais d’autres chercheurs comme Bacqué et Fol (2007) critiquent les études statistiques des « effets de quartier » qui leur semblent réductrices et doivent être complétées par l’histoire du lieu, sa morphologie, ses institutions. Face à la multiplication de publications relatives aux quartiers populaires, Tissot et Poupeau (2005) dénoncent pour leur part « la spatialisation des problèmes sociaux », c’est-à-dire la traduction de problèmes sociaux en problèmes spatiaux, aboutissant à stigmatiser les habitants des quartiers populaires et à occulter les mécanismes de leur domination. Pour autant, l’espace peut jouer un rôle dans les rapports de domination – comme le montrent plusieurs recherches présentées dans cet ouvrage.

4Plus précisément concernant les effets du territoire sur l’éducation, les travaux ont souvent consisté en des analyses statistiques mobilisant des données relatives aux caractéristiques familiales, personnelles et scolaires des élèves d’une part, et la composition sociale de l’école d’autre part. Ici, c’est donc l’inégale répartition socio-spatiale de la population qui vient expliquer les différences éducatives. Goldstein (1997) souligne combien la performance de l’élève est liée aux interactions inscrites dans la durée, avec les acteurs de proximité. D’autres, en intégrant des variables contextuelles dans des régressions statistiques, mettent en évidence l’effet du groupe de pairs. Feinstein et Simons (1999) relèvent que le regroupement d’élèves favorisés est la voie principale de la transmission des avantages sociaux parentaux. Gordon et Monastiriotis (2006) pointent néanmoins le fait que ces travaux portent généralement sur une zone résidentielle limitée qui présente un seul niveau de la ségrégation socio-spatiale. L’échelle choisie a des conséquences sur l’appréhension de la ségrégation et limite de ce fait la portée des constats réalisés. Grâce à un modèle statistique, ces deux chercheurs tentent de relier la composition sociale d’une aire avec ses performances scolaires. En examinant le cas de la Grande-Bretagne, ils observent une corrélation entre le degré de ségrégation et les inégalités de performances scolaires, avec des effets positifs plus marqués dans les secteurs favorisés que les effets négatifs dans les secteurs défavorisés. Ils en concluent que les inégalités résultent davantage de cette incidence positive du secteur favorisé que de l’incidence négative du secteur défavorisé. Ces derniers constats demanderaient bien sûr à être confirmés par d’autres travaux mettant en œuvre la même méthodologie dans d’autres pays.

5En France, des recherches se sont intéressées aux lieux d’implantation des établissements scolaires, quartiers ou communes, et à leurs répercussions sur les parcours. Ainsi, dans L’école de la périphérie, Agnès van Zanten prend en compte la dimension spatiale de la scolarité en montrant « le rôle central des contextes locaux dans la structuration de l’action éducative » (van Zanten, 2001, p. 2), à la fois du fait de la ségrégation sociale et du fait des politiques locales. L’auteure précise que « il ne s’agit pas d’affirmer l’existence d’une homologie parfaite entre certaines configurations sociogéographiques et certaines configurations scolaires qui laisserait entendre que l’institution scolaire ne serait que le simple reflet de son environnement. Si de telles correspondances existent […], c’est sous l’angle dynamique qu’il faut entreprendre l’étude des relations entre l’école et l’espace local… » (op. cit., p. 3). Son étude s’intéresse en effet à la façon dont les acteurs scolaires des établissements des périphéries urbaines développent des pratiques et des perspectives qui les distinguent des autres établissements, en lien avec leur encastrement dans des cadres sociaux et politiques spécifiques qu’ils contribuent à leur tour à façonner. L’incidence des quartiers prioritaires sur l’expérience et les parcours de leurs jeunes habitants a été aussi investiguée par Stéphane Beaud et Michel Pialoux (1999). En suivant durant dix ans, du collège à l’insertion professionnelle, des jeunes d’un quartier HLM de Montbéliard, ils ont traité de la question des effets de ce lieu de résidence sur les parcours scolaires des jeunes et éclairé le lien entre trajectoires scolaires et rapport à l’espace vécu du quartier. Les adolescents de ce quartier d’habitat social fréquentent le collège du quartier et sont incités à poursuivre au lycée, ouvrant par là des espoirs d’études supérieures. Toutefois, lors de l’accès au lycée, situé au centre-ville, et, plus encore, à l’antenne universitaire proche, leur repli sur leur quartier (micro-lieux de sociabilité et logement familial) entrave leur acculturation lycéenne puis étudiante. Beaucoup rencontrent des difficultés dues, selon les auteurs, non seulement à des manques concernant les prérequis cognitifs et culturels, mais aussi au fait que leur immersion dans le quartier ne leur a pas permis d’acquérir les qualités requises d’organisation et d’auto-contrainte, entravant ainsi une sortie de leur quartier et de leur milieu social. Quoiqu’en moins grand nombre, des recherches ont aussi éclairé l’effet des territoires ruraux sur l’éducation. L’enclavement ou le retrait géographique, le manque de transport collectif, les représentations stigmatisées de ces territoires, la faiblesse de l’offre culturelle, l’offre locale de formation secondaire et supérieure influencent la réussite ou l’échec scolaires, l’orientation et plus largement les parcours des enfants et des jeunes (travaux de l’Observatoire de l’école rurale créé en 1999, devenu Observatoire Éducation Territoire – OET – en 2009).

6Les recherches antérieures établissent donc le fait que les lieux d’implantation des logements et des écoles ont des conséquences importantes sur l’éducation. Ces travaux sont néanmoins disparates théoriquement et méthodologiquement et la question fondamentale des mécanismes à l’œuvre n’est pas entièrement résolue (van Ham, Manley, Bailey, Simpson et Maclennan, 2012). Les recherches pointent principalement l’influence de la dimension sociale (composition de la population) et de la dimension institutionnelle (offre et qualité des services) du territoire sur l’éducation. Les recherches présentées ici soulignent de surcroît l’influence de la dimension physique (effet de l’environnement), de la dimension géographique (enclavement), et aussi de la dimension symbolique de l’espace sur l’éducation.

7Le texte de Pierre Champollion, membre de l’OET, présente de façon large le rapport entre éducation et territoire, en proposant un état de la littérature francophone, et en s’appuyant sur le cas des zones de montagnes. L’auteur considère que le territoire, les politiques et les acteurs de l’éducation forment un éco-système et propose donc une approche systémique. Il propose également le concept de territorialité pour intégrer la dimension symbolique du territoire. Sa contribution examine particulièrement le rôle des territoires ruraux isolés de la moyenne montagne alpine française dans les trajectoires et les performances scolaires des élèves scolarisés.

8Les trois contributions suivantes étudient directement l’éducation dans des territoires plus délimités. À partir d’une enquête dans un secteur rural du Cameroun, Jacques Yomb et Barbara Fontar montrent comment la situation socio-économique de ce territoire oblige les enfants à participer aux travaux champêtres, au bénéfice d’une transmission des savoir-faire locaux mais au détriment de leur scolarité. Ils s’interrogent sur la pérennité de la scolarité en milieu rural lorsque ces activités agricoles constituent une ressource pour la socialisation et l’épanouissement des jeunes et une source de revenu non négligeable pour sa famille. Sur le territoire de Marseille, en recomposition sociale et territoriale, Gwénaëlle Audren, Élisabeth Dorier et Damien Rouquier révèlent une ségrégation scolaire croissante que ce soit en quartiers polarisés socialement ou en quartiers mixtes du fait de stratégies de repli et d’évitement. Par géolocalisation des domiciles et des établissements des élèves grâce à la base élèves anonymisée, ils révèlent cependant un plus grand respect de la carte scolaire dans les secteurs socialement homogènes et un évitement plus élevé dans les secteurs socialement mixtes. Les configurations locales (situation et composition sociale des établissements, qualité de l’offre d’enseignement, densité et accessibilité de l’offre scolaire) et les choix parentaux d’établissement s’alimentent mutuellement pour fragmenter ce territoire urbain et creuser les inégalités éducatives.

9Enfin dans « Inégalités scolaires et territoires. L’enjeu de la persévérance scolaire au Québec », Michel Perron et Agnès Grimault-Leprince examinent le poids du territoire, dans ses dimensions économique, sociale, culturelle, sur les parcours des jeunes et exposent la mobilisation publique et privée en faveur de la « persévérance scolaire ». Ils soulignent l’importance d’objectiver les inégalités scolaires transversalement et longitudinalement pour élaborer des modèles explicatifs et développer un « monitorage territorial1 » de la persévérance.

10La lecture de ces textes éloigne d’une dichotomie simplificatrice considérant les territoires comme favorables ou défavorables à l’éducation. Un même territoire se présente à la fois comme ressource et comme contrainte en matière d’éducation. Même là où le territoire contraint fortement l’expérience scolaire, des bénéfices éducatifs inattendus peuvent être associés. Ainsi les zones montagnardes ont contraint à la mise en place de classes uniques multiniveaux qui finalement se sont révélées particulièrement efficientes. Les villages camerounais étudiés montrent la responsabilisation économique des enfants qui travaillent aux champs parallèlement à leur scolarité. Bien que contraint par le groupe familial et communautaire, ce travail agricole participe de la socialisation des enfants dans les domaines agricole et commercial et constitue des expériences permettant des acquisitions utiles pour leur insertion socio-professionnelle ultérieure.

11Pour autant, les territoires apparaissent comme plus ou moins favorable à l’éducation. La situation marseillaise montre que les quartiers favorisés socialement sont de surcroît favorisés par les politiques locales (création de nouvelles écoles privées destinées aux nouveaux arrivants des classes moyennes et supérieures), alors qu’a contrario les quartiers défavorisés ne semblent guère soutenus ici ni par les autorités ni par la population bénéficiant de possibilités de choix en matière d’école. Ceci incite à poursuivre l’analyse des inégalités territoriales d’éducation, telle qu’y invite Pierre Champollion, et à regarder les expériences étrangères, comme celle du Québec décrite par Perron et Grimault-Leprince, qui prennent en compte le territoire de vie pour comprendre les inégalités scolaires et pour développer des politiques visant à les réduire.