1L’ambition de cet ouvrage est de contribuer à la compréhension de la construction des inégalités éducatives en intégrant l’espace dans les analyses, espace considéré dans ses dimensions physique, politique, sociale, symbolique et expérientielle. Par ailleurs, alors que les inégalités éducatives sont souvent appréhendées sous l’angle de la différenciation des cursus scolaires, l’éducation est ici pensée dans une acception large, prenant en compte toutes les influences qui peuvent s’exercer sur un individu dans les différentes sphères d’expériences qu’il traverse, dans et par lesquelles il se construit : la famille, les pairs, l’école et les loisirs. Ces influences peuvent résulter d’actions éducatives volontaires et réfléchies, mais peuvent aussi, sans intentionnalité particulière, être issues par imprégnation des interactions avec des institutions, des individus, l’environnement. L’originalité de cet ouvrage tient aussi à l’approche pluridisciplinaire (sociologie, sciences de l’éducation, géographie, science politique…) retenue, visant à rendre compte de l’hétérogénéité des processus à l’œuvre dans la production des inégalités. L’idée d’une écriture collective autour de la question des inégalités éducatives spatialisées a émergé lors du colloque « Inégalités éducatives et espaces de vie » organisé les 10 et 11 septembre 2015 à l’université Rennes 21. Le choix avait été fait pour ces travaux d’analyser les inégalités en posant la question de l’incidence des espaces de vie. Il semblait en effet à l’équipe organisatrice que la différenciation de l’éducation selon les espaces et les contextes territoriaux était une approche encore trop peu développée dans les travaux scientifiques.

2Pour aborder la question des inégalités, il est possible de s’appuyer sur les travaux de Bihr et Pfefferkon (2008) qui définissent l’inégalité sociale comme « le résultat d’une distribution inégale, au sens mathématique de l’expression, entre les membres d’une société, des ressources de cette dernière, distribution inégale due aux structures mêmes de cette société, et faisant naître un sentiment, légitime ou non, d’injustice au sein de ses membres » (Bihr et Pfefferkorn, 2008). Contrairement à la « différence » qui peut être le fruit de choix individuels, l’inégalité est subie et renvoie à la structuration sociale, aux rapports sociaux. En s’inscrivant dans cette perspective, les textes réunis dans cet ouvrage visent à cerner le rôle de l’espace dans la production des inégalités éducatives qui se déploient sur le terrain de l’école, des loisirs, des styles de vie, des modes de consommation culturelle. Il s’agit de comprendre comment les espaces, en tant qu’espaces de vie, territoires ou sphères d’expériences, façonnent les expériences juvéniles et participent ainsi à la construction des inégalités.

3Les inégalités d’éducation entre enfants ou adolescents ont longtemps été analysées comme le résultat d’inégalités familiales d’éducation (cf. synthèse de Draelants et Ballatore, 2014), renforcées dans le temps par le fonctionnement scolaire. De nombreuses recherches ont ainsi montré comment les mécanismes d’orientation et la qualité inégale de l’enseignement dispensé, selon les enseignants et les contextes scolaires, contribuent à renforcer les inégalités de départ (Duru-Bellat, 2002 ; Ichou et Vallet, 2012). Le rôle de l’espace dans la construction des inégalités éducatives est longtemps resté un point aveugle, malgré des travaux fondateurs sur la question parus dès les années 1960 aux États-Unis (Coleman et al., 1966) puis en France (Segré-Brun et Tanguy, 1967 ; Darbel, 1967). Toutefois, des travaux se développent depuis une trentaine d’années, qu’il s’agisse des inégalités territoriales d’éducation (Felouzis, Liot et Perroton, 2005 ; Bevort et Trancart, 2006 ; Barthes, Champollion et Alpe, 2017) ou d’inégalités se construisant au sein des espaces scolaires, avec la notion d’effet de contexte développée depuis les années 1980 (Duru-Bellat et Mingat, 1988 ; Bressoux, 1994 ; Ben Ayed et Broccolichi, 2011). Ainsi, même si l’idéal de l’école républicaine est de permettre à chaque enfant d’obtenir le même enseignement quel que soit son lieu de scolarisation, force est de constater que les établissements scolaires sont devenus très hétérogènes selon les territoires dans lesquels ils sont implantés : on constate des différences importantes du point de vue du recrutement social des élèves, des environnements scolaires, de la qualité de l’enseignement et de la formation et de l’expérience des enseignants. Le cumul de ces facteurs produit des espaces très contrastés, entre établissements « ghettos » de quartiers populaires qui cumulent les difficultés et établissements de centre-ville urbains qui offrent un climat scolaire plus favorable à la réussite (CNESCO, 2016).

4Dans le champ du temps libre et des loisirs, les inégalités éducatives sont tout aussi importantes et plusieurs travaux récents ont souligné une forte différenciation des pratiques individuelles selon le milieu social, le genre, l’âge et la position dans le cycle de vie (Octobre et al., 2010 ; Coulangeon, 2011 ; Octobre, 2014). Si ces inégalités sont le plus fréquemment analysées et expliquées au filtre des déterminants sociaux et culturels, cet ouvrage souhaite également questionner leur construction dans ses dimensions spatiales.

5Notre approche globale et transversale de l’éducation nous a amenés à porter une attention particulière à l’analyse de la pluralité des espaces dans lesquels vivent les enfants et les adolescents, espaces que l’on envisage sous trois dimensions pour comprendre leurs effets sur la production des inégalités : l’espace de vie entendu comme ressource et contrainte pour l’éducation ; le territoire comme « agencement de ressources matérielles et symboliques capables de structurer les conditions pratiques de l’existence d’un individu ou d’un collectif social et d’informer en retour cet individu ou ce collectif de sa propre identité » (Ferrier, 2003) ; et enfin l’espace vécu comme espace de développement des expériences personnelles. Si la plupart des contributions présentes dans cet ouvrage traitent de l’école, elles élargissent aussi la réflexion sur les inégalités au-delà de la seule question de la réussite scolaire. L’expérience scolaire est ainsi prise en compte de façon large et articulée au vécu de l’enfant en général, en analysant les inégalités éducatives qui se construisent dans les expériences de loisirs, familiales ou entre pairs.

6Les recherches présentées permettent ainsi une lecture renouvelée des inégalités éducatives comme production des spécificités spatiales, des politiques publiques à l’œuvre dans l’espace considéré et des expériences juvéniles qui s’y déploient. Ces trois aspects qui interagissent dans la construction des inégalités seront éclairés successivement dans les trois parties de l’ouvrage, selon la perspective privilégiée par chaque auteur.

7La première partie traite de l’espace de vie comme ressource et contrainte pour l’éducation. Les textes rassemblés permettent d’interroger le rôle des lieux de vie et de scolarisation sur l’éducation des jeunes, et d’observer comment et en quoi ils agissent. Les recherches antérieures ont montré que la ségrégation socio-spatiale produit des inégalités scolaires. Les travaux exposés confirment le poids de cette dimension sociale du territoire sur l’éducation, mais y ajoutent le poids des dimensions physique, géographique2 et symbolique de l’espace sur l’éducation. La dimension politique et institutionnelle y apparaît mais sera particulièrement traitée dans la deuxième partie. Certains territoires tels que les espaces ruraux, montagnards ou les quartiers défavorisés apparaissent moins favorables à l’éducation, pour tout ou partie de ces dimensions. Toutefois, des bénéfices éducatifs peuvent aussi s’y révéler, tels que ceux observés dans les classes uniques montagnardes ou tels qu’une socialisation appropriée pour les jeunes ruraux camerounais. Ce rôle du territoire n’est donc pas univoque même si, à moyen et long termes, ces territoires apparaissent moins favorables à des trajectoires éducatives valorisées socialement. En outre, ces travaux permettent de montrer que les inégalités éducatives spatialisées ne résultent pas seulement des caractéristiques sociales du territoire, mais aussi de leurs spécificités physique, géographique et symbolique. En ce sens, l’expérience de « monitorage territorial » réalisée au Québec pour développer « la persévérance scolaire » peut alimenter la réflexion et l’action dans d’autres lieux.

8La deuxième partie de l’ouvrage « Les politiques et les institutions au défi des enjeux d’égalité territoriale d’éducation » rassemble des textes qui révèlent les facteurs politiques et institutionnels de l’incidence des territoires sur l’éducation. Les cinq contributions examinent en effet les actions des politiques et des institutions à destination des adolescents et leurs conséquences éducatives dans différents territoires. Les contributions de cette partie s’efforcent de replacer les politiques et les institutions dans leur environnement territorial pour étudier les processus de production des inégalités éducatives. Trois contributions examinent la régulation de la ségrégation sociale et scolaire (en France et aux États-Unis) et montrent comment les politiques scolaires qui mettent en concurrence les établissements aboutissent à une détérioration des conditions de scolarité dans des territoires ségrégués, touchant particulièrement des jeunes issus de familles pauvres et immigrées – ou appartenant à une minorité ethnique – qui ne peuvent compenser ces inégalités territoriales. La politique de traitement de l’absentéisme scolaire analysée dans une autre contribution s’avère également inefficace pour réduire les inégalités éducatives, et même contre-productive. Les politiques et dispositifs locaux d’éducation au numérique examinés dans la dernière contribution montrent qu’ils peuvent être plus ou moins efficients selon les territoires et leurs réseaux d’acteurs. Sans que cela découle d’un parti-pris préalable, les différents auteurs ont donc un regard critique sur les politiques éducatives actuelles qui non seulement n’enrayent pas les inégalités territoriales mais parfois même les renforcent.

9Enfin, pour compléter ce tableau des inégalités éducatives, la troisième et dernière partie intitulée « Les expériences éducatives des jeunes, acteurs de leurs espaces de vie » examine l’espace comme sphère d’expériences éducatives. Les auteures portent ici attention à la façon dont les enfants et les adolescents vivent et agissent dans divers espaces de culture, de loisir, de sociabilité ou d’apprentissage scolaire, lesquels apparaissent comme des sphères d’expériences éducatives inégales (ou productrices d’inégalités). Les auteures montrent que toutes ces expériences sont éducatives et que les inégalités d’offre dans les espaces de vie, mais aussi de capacité à se saisir des opportunités de la part des jeunes et des familles, induisent des inégalités d’apprentissage, d’épanouissement, de construction de soi. Les jeunes n’ont pas tous accès aux mêmes espaces et expériences de loisirs et d’apprentissage. Ces recherches qualitatives confirment un accès différencié selon l’origine sociale et le sexe mais saisissent également la singularité des acteurs et la relative hétérogénéité qui en découle au sein d’un groupe social ou d’une catégorie de sexe. Les jeunes, fussent-ils de sexe et d’origine sociale similaires, ne s’approprient pas et n’expérimentent pas de façon semblable un même espace.

10Au fil de ces trois parties, les différentes recherches présentées attestent de la complexité des mécanismes de production des inégalités éducatives. Les expériences éducatives dépendent non seulement des dimensions sociales qu’a beaucoup éclairées la littérature, mais aussi des dimensions géographique, politique, culturelle, symbolique et expérientielle des espaces investis. Il faut donc appréhender la composition sociale des espaces de vie, le système d’acteurs locaux au premier rang desquels les jeunes, leurs parents, les décideurs et professionnels de l’éducation, mais aussi la situation physique, géographique plus ou moins favorable à l’éducation ainsi que les politiques éducatives publiques locales ou nationales qui agissent sur ce territoire. Pour autant, il ne faut pas négliger comment les acteurs expérimentent et perçoivent leurs espaces de vie, se les approprient, s’y épanouissent, y construisent des dispositions et des savoirs, y conquièrent leur autonomie. Au final, cet ouvrage concourt à montrer la place et le rôle de l’espace, trop souvent occulté dans les recherches françaises, en tant qu’acteur éducatif et structurant des inégalités sociales, culturelles et scolaires. Nous tenons à remercier chaleureusement celles et ceux qui ont contribué à la réalisation de cet ouvrage.