Avant-propos

1À l’heure où les inégalités scolaires font régulièrement débat dans la vie sociale et politique nationale française, comme dans de nombreux autres pays d’ailleurs, la production d’un ouvrage sur les espaces de construction des inégalités éducatives répond à un objectif premier, celui de produire des connaissances sur les conditions de vie des enfants et des jeunes, sur leurs cadres de socialisation et d’apprentissage, sur leurs expériences, leurs pratiques et leurs parcours dans un contexte d’évolution démographique, sociale, économique, dont les conséquences sont nombreuses sur l’éducation, posant des enjeux importants. La régularité des enquêtes, des études, voire des évaluations auxquelles sont soumis les enfants et les jeunes, fournissent de nombreuses données qui sont lues et analysées avec beaucoup d’intérêt par les responsables politiques. Tout cela montre combien l’éducation, et plus particulièrement l’école, est souvent considérée comme l’un des fondements du pacte républicain et du contrat social, dont les pouvoirs publics sont garants.

2De manière plus générale, l’éducation est en effet un droit humain fondamental, inscrit à la fois dans l’article 26 de la Déclaration universelle des droits de l’homme ainsi que dans l’article 28 de la Convention internationale des droits de l’enfant. C’est également une composante essentielle du développement des individus et des sociétés. Pour toutes ces raisons, l’éducation a été fréquemment placée comme priorité de nombreuses politiques de développement, parce qu’elle participe directement à l’émancipation et à la responsabilisation des individus mais aussi à l’élévation des savoirs et des compétences. Cet ouvrage envisage l’éducation au sens large, en s’intéressant à de nombreux sujets relatifs à la vie en société, ce qui prouve, s’il en était encore besoin, que les questions éducatives concernent l’ensemble du corps social. Les contributions de l’ouvrage répondent ainsi à une acception relativement ouverte de l’éducation. Cette dernière englobe tout d’abord l’ensemble des interventions humaines et volontairement éducatives, que ce soit dans la famille, à l’école ou dans d’autres structures éducatives, mais aussi l’ensemble des influences qui peuvent s’exercer sur un individu pendant sa vie, influences le plus souvent involontaires de l’environnement humain et physique dans lequel il vit. Sans être exhaustif, le bain familial socialisateur, la prise en charge scolaire, les relations entre pairs, la place des médias, le développement d’internet et des réseaux sociaux, des jeux-vidéo sont autant de paramètres qui participent à l’éducation des enfants et des jeunes. Ce postulat explique en partie la diversité des productions rassemblées dans les pages qui suivent, proposant des analyses en contextes variés, s’intéressant tout autant à l’école, au temps libre, aux loisirs, aux pratiques numériques et traitant d’enjeux sociaux majeurs, tels que les inégalités, l’absentéisme et le décrochage scolaire, la mixité sociale, etc. De plus, la diversité des contextes géographiques abordés offre aux lecteurs une ouverture très pertinente, là où la majorité des publications porte trop souvent sur le cadre français ou européen.

3Cet ouvrage a été réalisé dans la continuité d’un programme de recherche de l’ANR (appel à projet 2011 du programme Métamorphose des sociétés – Inégalité-Inégalités), intitulé INEDUC1, visant à appréhender les inégalités éducatives liées aux différences des espaces de vie des jeunes de 11 à 15 ans en France. L’ambition de ce projet était de dépasser les clivages usuels de la recherche selon les disciplines et selon les objets en vue de renouveler l’approche de la question des inégalités éducatives. En s’intéressant à la dimension spatiale de ces inégalités, il fallait inévitablement croiser les apports théoriques, les paradigmes scientifiques et les méthodologies de recherche de la géographie sociale, de la sociologie, de l’anthropologie sociale, des sciences de l’éducation et des sciences politiques. S’intéresser aux inégalités éducatives et à leur reproduction, c’est mettre en évidence la manière dont les différences opèrent, donc aussi les injustices, les discriminations et l’incertitude des déterminations. Il s’agit aussi de savoir comment ces inégalités et ces ségrégations sont vécues au quotidien, dans leur(s) contexte(s). L’ouvrage qui suit s’est clairement inscrit dans cette perspective et croise ainsi des travaux diversifiés et complémentaires, pour éclairer un objet contemporain particulièrement important.

4Intégrer l’espace dans l’analyse des inégalités éducatives est donc l’objectif premier de cette production scientifique. En effet, « les caractéristiques aussi bien matérielles que sociales ou symboliques des espaces de vie influencent les conditions de vie des individus, et cela sans ignorer que les inégalités des espaces sont elles-mêmes liées aux possibilités et choix des personnes en matière de résidence. Parce que tous les environnements n’offrent pas les mêmes ressources (services et équipements, réseaux d’infrastructures, réseaux sociaux, espaces verts, sécurité…) ou n’exposent pas aux mêmes risques (insécurité, pollution, nuisances…), ils participent à la production des inégalités2 ». Ainsi, les disparités dans la distribution des services et équipements ne permettent pas de garantir l’égalité d’accès entre tous les citoyens d’un territoire donné aux ressources éducatives. Ces disparités ont des répercussions importantes dans la vie quotidienne des familles, des enfants et des jeunes, selon leur lieu de résidence. Les difficultés qui en découlent, lorsque l’offre est insuffisante ou insatisfaisante pour répondre aux besoins, peuvent alimenter un réel sentiment d’injustice. De fait, les caractéristiques des espaces de vie déterminent les ressources que les individus peuvent ou non mobiliser pour faire face à leurs besoins quotidiens, tout particulièrement dans le champ éducatif.

5Il convient aussi de rappeler que les enfants et les jeunes sont d’autant plus « en situation d’injustice face à l’espace qu’aux inégalités d’offre et de disponibilité en ressources s’ajoutent des inégalités de capacité à mobiliser ces ressources3 ». La qualité des parcours éducatifs dépend donc d’une multitude de paramètres qui mêlent à la fois les traits propres à l’individu et à sa famille, ainsi que son mode de vie et le milieu dans lequel il évolue. Les propriétés inhérentes aux espaces de vie sont donc importantes, présentant des situations très disparates. Des avantages comme des désavantages peuvent s’y cumuler, ce qui conditionne la nature des pratiques éducatives et ce qui peut engendrer des inégalités dans la qualité des parcours individuels. Pour comprendre les modalités du vécu des ressources et contraintes qui pèsent sur les enfants et les jeunes, ainsi que sur leur famille, il convient de repérer un ensemble d’obstacles ou d’appuis, de nature diversifiée mais pouvant s’articuler, et qui participent à la production des inégalités, dans une combinaison le plus souvent multidimensionnelle.

6La première dimension concerne les caractéristiques personnelles de l’individu, qu’elles soient relatives à l’âge et au genre, au système de valeurs, à l’horizon temporel ou à la densité des réseaux sociaux. Le parcours scolaire constitue inévitablement un élément important à prendre en compte, par l’image plus ou moins positive de lui-même qu’il peut renvoyer à l’enfant et au jeune. « L’école constitue un autre milieu de vie tout aussi déterminant dans la construction de leur système de valeurs. Le milieu scolaire peut exercer une influence décisive4 », notamment le fait d’être en échec scolaire ou non. La perception des opportunités et ressources est concrètement liée à ce premier niveau de contraintes. Dans un second temps, l’individu ne peut être isolé des caractéristiques de son milieu familial et social. La configuration et le fonctionnement familiaux, notamment les stratégies éducatives portées par les parents, sont des éléments qui conditionnent concrètement les pratiques individuelles. Dans le même ordre d’idées, les modes de vie influencent les pratiques éducatives des parents. Gilles Pronovost rappelle que le capital social familial, le niveau de vie, les ressources culturelles des parents constituent un environnement plus ou moins favorable à l’éducation des enfants : « Il faut donc en rechercher l’influence à tous les niveaux, des valeurs à l’organisation du temps et à la structuration des activités des jeunes5. » La troisième variable majeure à prendre en compte est à la fois le contexte institutionnel de l’offre éducative, mais aussi les lieux de pratique (scolarisation, loisirs, temps libre, etc.) et leur accessibilité, propre au cadre territorial dans lequel évoluent les enfants et les jeunes. Il est déterminé à la fois par les ressources offertes dans les territoires de vie, et notamment par la densité et la qualité d’activités et de services proposés, les conditions de mobilité et d’accessibilité pour y participer, mais aussi les politiques locales en faveur de l’éducation, de l’enfance et de la jeunesse, expliquant en partie le niveau de réponse apporté aux besoins éducatifs et sociaux locaux.

7Les contributions présentées dans cet ouvrage permettent de comprendre ce système multidimensionnel en montrant comment les disparités socio-spatiales, les écarts constatés dans la configuration de l’offre de services et d’activités et la diversité des contextes territoriaux sont des paramètres qui se combinent pour construire des inégalités éducatives. Les textes réunis présentent ainsi la particularité de croiser des objets tels que l’éducation, le territoire, les inégalités, ouvrant une perspective très intéressante et assez rare d’un point de vue scientifique et reposant sur une approche pluridisciplinaire, essentielle pour appréhender des questions aussi complexes. Ils donnent un aperçu assez riche de l’actualité de la recherche dans ces différents domaines.