Les émotions, états de la conscience du sociologue
Retour d’expériences
p. 115-125
Texte intégral
1Je souhaiterais dans cette contribution interroger la manière dont j’ai appris à composer avec mes émotions et fait face à celles d’interviewés au cours d’entretiens compréhensifs (Kaufmann, 2003). On admet que le travail des sociologues consiste à produire, à partir des expériences vécues et racontées, des catégories d’analyse dont la pertinence est conditionnée par le respect du principe de saturation. Cependant, il est trop souvent négligé le fait que ces expériences vécues et racontées suscitent des émotions chez l’interviewé et possiblement, en conséquence, chez l’interviewer dès lors que celui-ci pratique une écoute empathique, sans oublier celles qui ne concernent que ce dernier. L’expression de ces émotions peut dans certaines circonstances être très forte et déstabilisatrice. Pour autant le sociologue doit s’efforcer de mener jusqu’au bout l’entretien pour recueillir le matériau utile à son travail d’objectivation des faits sociaux, des préoccupations, de la souffrance… Ainsi, il doit à la fois créer les conditions favorables à la production d’un discours non contraint de l’interviewé, qui peut être chargé d’émotions, et maintenir autant que possible le cadre de l’entretien à des fins scientifiques. C’est aussi cette capacité à conserver la maîtrise des situations qui va retenir notre attention.
2Par-delà leur vocation scientifique, ces entretiens sont l’occasion de rencontres uniques avec des hommes et des femmes qui acceptent de dévoiler une part, parfois importante, de leur existence. Alors qu’ils ne connaissent pas l’enquêteur et qu’ils ne le reverront généralement pas après l’entretien, ils peuvent faire de lui leur confident. L’entretien semble offrir une occasion précieuse pour l’interviewé de se raconter, de livrer des informations qu’il juge importantes sur son vécu, ses joies ou ses tourments, ou d’y voir plus clair. Comme si l’enquêteur arrivait à point nommé pour l’interviewé qui attend que sa parole soit entendue, voire relayée, dans l’espoir d’un changement bénéfique. Il faut donc penser les émotions ressenties comme étant l’expression singulière d’un contenu en lien avec cette rencontre spécifique entre deux subjectivités pendant un temps généralement limité.
3En raison de la place centrale que les émotions occupent dans l’analyse qui va suivre, il importe de préciser comment il est possible de les appréhender sur le plan théorique. Depuis le Phèdre de Platon (2007), une longue tradition philosophique a défendu la nécessité de dompter les émotions pour s’élever à la pensée. Ce dualisme qui oppose émotion et réflexion, émotion et sagesse, se retrouve chez les stoïciens, dans toute la pensée chrétienne et chez René Descartes pour qui seul l’entendement mis à distance des sens et de l’imagination permet d’accéder à la vérité. Pour cette tradition multiséculaire, il s’agit de débarrasser la raison de la confusion et des effets délétères pour la pensée, engendrés par les émotions. C’est d’ailleurs parce que les émotions ont été considérées, pendant longtemps, comme le propre des enfants et des femmes que ceux-ci se sont vus refuser la légitimité de pratiquer la philosophie. Des recherches récentes ont remis en cause cette dissociation entre raison et émotion et nous invitent à inscrire les émotions au cœur du processus cognitif. Ainsi, le neurologue Antonio Damasio pose et teste l’hypothèse que l’émotion joue un rôle biologique dans le raisonnement et la prise de décision (1995). De même, de nombreux auteurs en psychologie sociale après avoir étudié le rôle des émotions dans la prise de décision défendent l’idée d’une interdépendance des processus affectifs et cognitifs : l’émotion et la cognition peuvent se moduler réciproquement (Storbeck et Clore, 2007).
4L’intrication de l’émotion et de la cognition semble déjà présente dans Esquisse d’une théorie des émotions de Jean-Paul Sartre, publiée en 1938. Dans cet ouvrage, s’appuyant sur les travaux de Edmund Husserl qui « pense qu’une description phénoménologique de l’émotion mettra au jour les structures essentielles de la conscience, puisqu’une émotion est précisément une conscience » (Sartre, 1938, p. 23), Jean-Paul Sartre entend dégager la signification de l’émotion, c’est-à-dire « expliciter le signifié » (ibid., p. 25) qu’est la conscience. Jean-Paul Sartre développe la thèse selon laquelle l’émotion n’est pas une manifestation de désordre psychique passager ou une réaction diffuse et désorganisée comme le pensait Pierre Janet1, mais « un mode d’existence de la conscience » (ibid., p. 116) qui « saisit ou tente de saisir autrement » (ibid., p. 79) le monde en raison de la difficulté à l’appréhender comme à l’accoutumée. Aussi, l’émotion qui signifie « à sa manière le tout de la conscience » donne à chacun la possibilité de s’adapter à des changements, le corps manifestant avec plus ou moins de force cette émotion.
5Si Jean-Paul Sartre admet la difficulté de faire une analyse globale de la conduite émotionnelle et de sa finalité, en raison de la multiplicité des formes émotionnelles, il est néanmoins possible de lui attribuer plusieurs rôles essentiels : l’émotion peut constituer un moyen d’appréhender le monde (la joie, l’envoûtement, le débordement) mais aussi un moyen de le fuir par des conduites d’évasion (la colère, l’évanouissement, la fuite dans la peur active, la tristesse passive). C’est à partir de cette approche selon laquelle la vérité des émotions découle d’un rapport au monde ainsi que d’une attitude affective spécifique à son égard que plusieurs situations exemplaires vont être analysées.
6Fidèle à la démarche inductive, je partirai de situations concrètes pour dégager progressivement plusieurs idées structurantes. Selon la démarche inductive proposée par Hugues, mais aussi par la Grounded Theory (théorie « ancrée ») développée par Glaser et Strauss (2010), la théorie qui est produite à partir des données recueillies, but des recherches empiriques, doit « être capable d’éclairer ce qui est obscur, d’expliquer les conduites présentées dans les données » (Demazière et Dubar, 1997, p. 50). Cette démarche a pour caractéristique de refuser toute théorie préconçue, mais elle ne peut être pertinente que si le chercheur a une perspective sociologique générale et « une sensibilité théorique » (ibid., p. 51), qui lui permettent de soumettre la réalité étudiée à un questionnement fécond.
7Les quatre entretiens que je vais présenter et analyser ont été retenus pour leur exemplarité. Chacun d’eux s’inscrit dans un champ spécifique de la sociologie et est caractérisé par une ou des émotions singulières, même si certaines sont présentes à plusieurs reprises. Le premier entretien date de 1989 et relève de la sociologie politique. Il permet d’appréhender plusieurs émotions propres au chercheur, celles-ci étant vécues sans doute avec plus d’intensité en raison de sa jeunesse. Le deuxième a été réalisé en 2003 dans le cadre d’une recherche en sociologie du travail. Il donne à voir les émotions d’une interviewée liées à la souffrance au travail et, étant moi-même très ému, la réponse que j’ai tenté d’apporter à une situation critique. Avec le troisième entretien, effectué en 2009, et qui s’inscrit dans le champ de la sociologie des parcours de vie, c’est la gestion des émotions partagées par l’interviewé et l’interviewer en raison d’un passé commun qui est interrogée. Enfin, le quatrième entretien réalisé en 2013 dans le cadre d’une recherche sur les nouvelles prisons illustre l’émotion provoquée chez moi par l’inattendu.
Des émotions de jeune chercheur
8Le premier entretien est resté gravé dans mes souvenirs de chercheur à la fois en raison de la singularité de l’interviewé et du contexte de réalisation de l’entretien. Alors en pleine rédaction de ma thèse en sciences politiques, Communisme et culte de la personnalité, j’avais obtenu d’une figure historique du Parti communiste français son accord pour un échange sur mon sujet. Celui qui avait accepté de me recevoir à son domicile parisien avait à son actif un très long parcours militant et de cadre dans l’appareil du parti depuis les années 1930 et surtout il avait été pendant plusieurs années secrétaire personnel de Maurice Thorez après la Seconde Guerre mondiale2. Ce parcours que je connaissais déjà à grands traits avant notre rencontre et cette proximité avec un dirigeant communiste qui avait été au cœur d’une configuration charismatique extrêmement nourrie me conduisaient à penser que j’allais obtenir un matériau d’une qualité exceptionnelle pour l’achèvement de ma thèse. En d’autres termes, mon excitation intellectuelle était à son comble à l’idée même d’interviewer un responsable de ce niveau, témoin du phénomène que j’étudiais depuis trois ans.
9Mes attentes furent très largement satisfaites. L’homme me reçut avec bienveillance et dès qu’il eut compris que je connaissais bien l’histoire du mouvement communiste il se lança dans un long récit de sa vie de cadre du parti. Les étapes s’enchaînèrent, d’une mission de formateur de cadres du parti communiste vietnamien à la résistance en France, en passant par les brigades internationales en Espagne, jusqu’au moment où, après une heure et demie d’enregistrement, je m’aperçus que ma cassette magnétique était arrivée au bout de sa course. Je ne pouvais pas la retourner car il y avait sur l’autre face un autre enregistrement très important pour mon travail. Du fait de mon manque d’anticipation qui confina ce jour-là à l’amateurisme – il s’agissait d’un de mes premiers entretiens de recherche –, je n’avais d’autre solution que de prendre des notes, ce qui, tous les sociologues le savent, est beaucoup moins confortable. Il me fallait désormais rester attentif à son propos pour pouvoir éventuellement rebondir vers une piste utile tout en captant par écrit le maximum d’informations. Pendant un long moment, je m’acquittais au mieux de ma tâche, mais je dois reconnaître que le plaisir initial d’écouter ce vieux militant passionnant céda le pas, au bout d’une heure environ de prise de notes, soit après deux heures et demie d’entretien, aux premiers symptômes de la fatigue qu’il me fallait dissimuler au mieux et combattre (envie de bâiller, baisse de réactivité, début de mal de tête). Il n’était pas question de mettre fin à l’entretien, alors qu’il me semblait que mon interlocuteur n’avait pas tout dit sur le cœur du sujet qui me préoccupait. Je me retrouvais donc à gérer tant bien que mal la tension entre l’obligation intellectuelle que je m’imposais de terminer en bon ordre l’entretien, qui dura au total près de quatre heures, et la gestion d’une fatigue qui allait en s’accentuant. Quand, au terme de l’entretien, je remerciais mon interlocuteur et quittais son appartement, j’étais épuisé mais très satisfait d’avoir pu engranger des données de première main et de grande qualité.
10Cet épisode appelle plusieurs commentaires. Je dois bien reconnaître que mon manque d’expérience explique largement mes désagréments. J’aurai dû prévoir le matériel nécessaire pour ne pas me retrouver en situation inconfortable et surtout j’aurai dû proposer à l’interlocuteur de faire l’entretien sur deux ou trois séances distinctes pour éviter cette fatigue désagréable. Cependant, je n’ai pas gardé un mauvais souvenir de cet entretien car, outre qu’il m’a conduit à faire preuve d’adaptation à des événements non prévus, il a suscité en moi plusieurs émotions positives. Tout d’abord, il y a celle provoquée par la satisfaction à échanger avec un informateur exceptionnel, émotion que je nommerai volontiers la joie du chercheur en sciences sociales. Cette « joie-émotion » qui doit être distinguée de la « joie-sentiment », pour reprendre les termes de Jean-Paul Sartre, résulte de la possession de l’objet désiré (en l’occurrence des informations importantes). Au cours d’une recherche basée sur des entretiens, le chercheur sait reconnaître celui ou ceux qui se distinguent des autres par la qualité des informations recueillies. Avec l’entretien dont il est question ici, je savais que ma réflexion et mon approche allaient bénéficier d’une réelle valeur ajoutée. Je comprenais notamment que la mise en avant du dirigeant par le parti découlait d’un désir du groupe d’être représenté et incarné par celui qu’il percevait comme le plus prototypique, que cette mise en avant, loin de se réduire à un attribut de pouvoir, s’inscrivait au cœur d’une relation charismatique (Melchior, 2017 ; Mer, 1977).
11La seconde émotion provoquée par cet entretien est la fierté d’avoir pu l’obtenir (il n’avait pas été facile de convenir d’un rendez-vous) et surtout de l’avoir mené à son terme en dépit des conditions déjà évoquées qui m’avaient mis à l’épreuve. J’avais réalisé un très long entretien avec un témoin exceptionnel et j’avais le sentiment qu’il constituait un moment important dans mon apprentissage. Si les entretiens effectués précédemment m’avaient été utiles, celui-ci m’a convaincu que mon devenir de chercheur allait reposer en partie sur la maîtrise de la technique de l’entretien.
La confrontation à la souffrance professionnelle
12Le travail est, depuis bientôt vingt ans, un de mes principaux champs de recherche. J’ai conduit en conséquence de très nombreux entretiens auprès de salariés de secteurs d’activité variés (travail social, métallurgie, grande distribution, enseignement, animation, personnels de l’administration pénitentiaire…). C’est au cours d’un entretien de type compréhensif réalisé fin 2003 avec une travailleuse sociale, une déléguée à la tutelle pour être précis, que j’ai été confronté pour la première fois à la réalité de la souffrance psychique au travail. L’entretien qui avait été fixé dans le bureau de la professionnelle en fin de journée afin de ne pas empiéter sur son temps de travail, portait sur les effets des 35 heures sur le travail et la vie hors travail (Melchior, 2007). Lors des échanges sur les premiers thèmes prévus dans ma grille, j’avais perçu à plusieurs reprises que mon interlocutrice vivait difficilement l’intensification du travail à l’œuvre dans son service qui avait pour conséquence d’accorder moins de temps à chaque bénéficiaire d’une mesure de protection. Elle avait parlé d’un sentiment d’impuissance vis-à-vis de situations difficiles qui était partagé par bon nombre de ses collègues. L’entretien prit une tournure plus délicate quand je demandai à la travailleuse sociale si la dégradation des conditions de travail découlant en partie de la mise en œuvre des 35 heures à moyens constants était compensée par les avantages en termes de temps libéré. Elle commença par me répondre que cette dégradation était telle qu’elle continuait à penser chez elle aux situations professionnelles préoccupantes et que son sommeil en était très régulièrement perturbé. Je lui demandai si elle parlait de ses difficultés à ses collègues et à ses proches, notamment à son mari. Le silence comme seule réponse à ma question me fit comprendre que non. Au moment où je compris que cette femme était en grande détresse, elle se mit à sangloter. Que faire ? En empathie émotionnelle avec elle, je perçus en moi les premiers signes corporels de l’émotion de tristesse (gorge sèche, yeux humides) et je lui proposai de mettre fin à l’entretien si elle le souhaitait. Comme elle semblait vouloir continuer l’échange, je décidai de lui conseiller de se faire aider par ses collègues et ses proches et de se rapprocher d’un professionnel (médecin, psychothérapeute…). Mon statut de chercheur en sciences sociales m’autorisait seulement à faire preuve d’empathie à son égard et à la conseiller à se faire accompagner, même si possiblement elle attendait davantage de ma part.
13Pour cette travailleuse sociale, l’entretien avec le tiers que j’étais constitua une occasion pour formuler une plainte qu’elle n’arrivait pas à exprimer ni à ses proches ni à ses collègues qui, selon elle, étaient trop absorbés par leurs propres difficultés pour pouvoir lui venir en aide. J’étais le récepteur inattendu d’un appel au secours trop longtemps refoulé. Sans doute avait-elle perçu au cours de la première heure d’entretien mon écoute attentive et empathique, ainsi que ma connaissance des problématiques spécifiques au secteur social. Son émotion, en crescendo au fil de la narration de ses préoccupations professionnelles, ne pouvait me laisser insensible. Cependant, loin de me laisser enfermer par ce trop-plein d’émotion qu’elle me communiquait, je parvins à la transformer en modalités d’action en affirmant mon statut de chercheur. D’une part, je l’aidai à relativiser sa situation professionnelle en lui rappelant que ce qu’elle m’avait décrit était partagé par ses collègues que j’avais déjà interviewés et que cette situation était engendrée par des causes organisationnelles (manque d’effectifs, augmentation du nombre de dossiers à gérer…) dont elle n’était absolument pas responsable (Melchior, 2011). D’autre part, je lui conseillai de se faire accompagner par un professionnel de santé et d’arrêter de cacher sa souffrance à ses proches, si celle-ci persistait. Sans doute que cette prise de hauteur sociologique et ce conseil d’accompagnement furent les réponses qui s’imposèrent à moi alors que j’étais aux prises avec mes émotions et celles de mon interlocutrice. La maîtrise de ces émotions passa en quelque sorte par une distanciation intellectuelle qui fut rassurante pour l’un et l’autre. Pour faire face à une situation douloureuse, j’ai convoqué les seuls moyens dont je disposais à cet instant : l’inscription de son vécu professionnel dans une dynamique organisationnelle plus large et le renvoi vers des professionnels de la santé.
De l’émotion partagée
14En 2009, après avoir obtenu un contrat concernant les processus d’abstinence, j’ai recherché des personnes susceptibles de me parler de leur parcours de vie, de leur addiction et des facteurs qui leur ont permis de s’extraire durablement de l’alcoolo-dépendance. En raison du caractère personnel du sujet, la construction de mon échantillon ne fut pas aisée. Pour compléter celui-ci, je décidai de me rapprocher d’une vieille connaissance dont l’alcoolisme prononcé l’avait éloigné de la plupart de ses anciennes relations, mais qui était désormais abstinent depuis quelques années. Après lui avoir expliqué ma démarche, il me proposa de faire l’entretien à son domicile.
15Pour moi, l’entretien n’était pas banal. L’interviewé avait été, une vingtaine d’années auparavant, un ami avec lequel j’avais partagé de très bons moments. Mes conseils comme ceux de ses proches de limiter sa consommation étaient restés sans effet et nous nous étions progressivement perdus de vue. Cet entretien de type récit de vie avait pour principal objet les facteurs qui participent à l’enracinement de l’abstinence, mais avant d’arriver à cette étape je souhaitais que mes interlocuteurs reviennent sur l’ensemble de leur parcours3. Mon ami parla de son enfance, de son père qui était cafetier, de sa passion ancienne pour la photographie, de son insertion professionnelle dans une entreprise de production de vidéos. Au fil de son récit, je me rendis compte que j’avais gardé en mémoire une bonne part de sa vie d’avant et qu’en dépit de l’intérêt de celle-ci j’étais surtout impatient de l’entendre me parler de son entrée en « alcoolie » (sic). Je voulais comprendre ce qui s’était passé dans sa vie pour qu’elle bifurque à ce point. Ma curiosité était à la fois d’ordre scientifique et d’ordre émotionnel dans la mesure où j’avais fait partie de son environnement amical et social pendant son basculement sans pouvoir l’empêcher. Quand il commença à évoquer les premiers comportements inquiétants, comme celui de boire un alcool fort le matin suivant une soirée très arrosée, je me suis souvenu des fins de soirée où, totalement ivre, il accumulait les mésaventures qui le plus souvent, au moins au début, faisaient sourire son entourage. En fait, nous avions été témoins de sa descente aux enfers et nous avions estimé que nos conseils l’invitant à être plus raisonnable suffisaient, alors que son état nécessitait déjà un véritable accompagnement médical. J’eus du mal à cacher mon émotion quand il évoqua certains épisodes dramatiques comme son réveil en cellule de dégrisement d’un commissariat, ne se souvenant plus du tout des raisons qui avaient pu le conduire dans un tel endroit, ou comme ses passages à tabac suite à de mauvaises rencontres. Les absorptions massives d’alcool provoquaient ce qu’il aimait appeler ses « trous noirs ».
16Le non-recours à la psychothérapie avait empêché le sursaut, la prise de conscience qui aurait pu lui éviter de subir une addiction durant de si longues années. Plus tard, j’arriverai à la conclusion que son rapport pathologique à l’alcool avait sans doute pour origine un déficit important au niveau de ses liens d’attachement fondamentaux (Bowlby, 1988), un déficit qu’il avait cherché à combler vainement par la consommation répétée de produits euphorisants variés (alcool, haschich). La récompense comme pansement. Pour l’heure, en l’écoutant avec empathie et gravité, je me rendais compte que je n’avais rien fait de pertinent pour aider le jeune adulte sportif et aimable qu’il était à ne pas succomber aux sirènes de la dépendance. Outre ce sentiment de regret et la tristesse qui m’accompagnèrent jusqu’à la fin de l’entretien, l’émotion que sa narration provoquait en moi était aussi étroitement liée à la nostalgie que j’éprouvais quand nous nous remémorâmes plusieurs de nos bons souvenirs. Notre jeunesse était loin désormais et son évocation, via les souvenirs d’un individu malmené par l’existence, me confronta à mon propre passé.
17Je compris confusément que la mise à distance d’émotions comme la tristesse ou la nostalgie, que je n’avais jamais éprouvées jusque-là au cours d’entretiens compréhensifs, était difficile, sans aucun doute en raison de la convocation de souvenirs communs. Pour y parvenir malgré tout et garder la maîtrise de l’échange, je choisis d’imposer poliment à l’interviewé le thème suivant prévu dans ma grille d’entretien, c’est-à-dire celui relatif aux facteurs qui avaient contribué à sa décision d’être abstinent. Le changement de thème nous éloigna du récit qui avait suscité en moi les émotions évoquées et je recouvrai progressivement la sérénité nécessaire à la conduite de l’échange. C’est finalement ma reprise en main de l’entretien qui me permit d’atteindre mon objectif : recueillir des informations sur l’enracinement de l’abstinence. Cette reprise en main du déroulé de l’entretien est indissociable de la posture de l’enquêteur qui doit, autant que possible, garder le cap qu’il a défini en lien avec son objet de recherche.
Faire face à l’inattendu
18Le dernier entretien a été réalisé dans le cadre d’une recherche pluridisciplinaire sur les nouvelles prisons françaises (Leturmy, Melchior et Zanna, 2015). Notre protocole de recherche prévoyait d’interviewer des détenus et des surveillants qui avaient à la fois l’expérience des anciennes prisons et connu les nouvelles pendant quelques mois afin qu’ils nous fassent part de leur avis sur les différences entre les deux types d’établissements. Avant cet entretien, j’avais eu seulement l’occasion de visiter l’ancienne prison de Nantes, mais sans réaliser d’entretien. C’est peu dire que je n’étais pas un habitué des enquêtes en établissement carcéral. Mes premiers entretiens devaient se faire à la maison d’arrêt Les Croisettes, près du Mans, où notre venue avait été acceptée par le directeur après autorisation du ministère. A priori, mes interlocuteurs étaient des condamnés à de courtes peines, de moins de deux ans. Le plus impressionnant pour moi fut l’importance du dispositif de sécurité à franchir avant d’arriver à l’endroit prévu pour les entretiens. Je fus installé dans une petite pièce habituellement destinée aux rencontres avec les avocats et quelques instants plus tard un surveillant entra, accompagné d’un détenu. Après avoir rappelé ma démarche, l’entretien se déroula environ pendant trois quarts d’heure sans encombre autour des thèmes prévus. Au moment où je lui demandais s’il voulait ajouter quelque chose que nous n’aurions pas évoqué, il me répondit par la négative et me demanda si je lisais la presse locale et si j’avais entendu parler de l’affaire le concernant. Je lui répondis avec tact que je lisais peu la presse locale, que l’objet de mon entretien concernait les conditions de détention dans les nouvelles prisons et que les raisons de son incarcération ne me regardaient pas. Je réussis à ramener mon interlocuteur quelques instants dans le périmètre de ma grille d’entretien avec une dernière question à laquelle il daigna répondre poliment. Cependant, il manifesta de nouveau son souhait de me dire pour quelle raison il était en détention. Il m’était difficile de refuser, alors qu’il avait manifesté une réelle implication durant l’entretien. Je lui fis donc signe que j’étais disposé à l’écouter. Le récit me glaça tant les faits rapportés par son auteur étaient tragiques : mon interlocuteur avait été condamné pour un quadruple homicide commis dans de sinistres circonstances. Alors que j’étais censé interviewer des détenus accomplissant de courtes peines pour des délits mineurs, je compris que je venais d’échanger pendant une heure avec un criminel condamné en cour d’assises à la réclusion à perpétuité assortie d’une période de sûreté de 22 ans. J’apprendrai peu après que mon interlocuteur attendait dans cette maison d’arrêt son transfert en centre de détention, ce qui expliquait sa présence dans l’établissement étudié.
19Les propos du détenu ont provoqué chez moi un curieux mélange émotionnel fait d’étonnement, d’inquiétude et de gêne. Étonnement, car je n’avais pas envisagé que les détenus interviewés souhaitent à ce point me parler des raisons de leur emprisonnement et, pour la première fois, j’étais confronté directement à un témoignage de ce type ; inquiétude, car le récit du détenu était très impressionnant et révélait une dangerosité qui s’était déjà manifestée ; gêne, car je ne voulais pas lui montrer que son récit me dérangeait alors que j’étais dans l’impossibilité matérielle de me soustraire à la situation. Il fallut faire preuve d’un certain sang-froid pour ne pas laisser paraître ces émotions et lui montrer que j’étais en capacité de recevoir son récit, si glaçant fut-il. Mon expérience des entretiens aida à ma nécessaire adaptation, mais c’est surtout ma curiosité de chercheur qui me fut d’un grand secours. Il s’agissait pour moi d’une occasion unique de m’approcher du vécu d’un détenu condamné à une très longue peine et de mieux comprendre son rapport au temps. En effet, en raison de sa grande détresse psychique et de son sentiment de culpabilité qui ne semblaient pas feints, le détenu qui éprouvait le besoin d’être écouté réussit à susciter en moi une certaine empathie en particulier au sujet de son avenir fermé : comment peut-on envisager le futur quand on sait que les vingt prochaines années a minima se passeront en détention ?
20Après avoir écouté son récit, je me levai en lui signifiant poliment que le temps qui m’était imparti pour l’entretien était écoulé. Il me remercia pour le moment passé ensemble qui, pour reprendre ses propos, avait « atténué la monotonie habituelle ». Je ressortis de l’établissement dans un état émotionnel singulier, à la fois satisfait d’avoir mené à bien cet entretien utile pour l’enquête en cours et encore troublé par cette confrontation à une réalité inattendue et de ce fait dérangeante.
Conclusion
21Parmi les émotions vécues au cours des entretiens rapportés ou en lien avec eux, il y a lieu de distinguer celles concernant le seul chercheur et celles impliquant les deux interlocuteurs. Les premières participent à l’intérêt du travail (joie du chercheur en SHS, fierté du travail accompli et de sa capacité d’adaptation). Ces émotions en lien avec l’épanouissement au travail ou le parcours de vie de l’enquêteur sont appréciables et il importe de reconnaître leur existence car elles traduisent le rapport positif au métier. Les secondes, le plus souvent favorisées par l’empathie et la confiance qu’elle suscite chez l’interviewé, sont plus complexes à gérer et sont susceptibles d’impacter l’entretien. Elles traduisent des états de la conscience face à des interlocuteurs inscrits dans des contextes et des parcours sociaux spécifiques (Ertul, Melchior et Lalive d’Épinay, 2014 ; Caradec, Ertul et Melchior, 2012). Pour autant, il me semble qu’elles ont en commun de s’inscrire dans un rapport au monde (ou une conscience du monde), constitutif d’une subjectivité au travail4, qui mêle sensibilité à la souffrance de l’autre (ici en lien au travail, à l’addiction ou à l’enfermement), reconnaissance de l’altérité et désir de compréhension de la « réalité-humaine ».
22Nous avons identifié plusieurs situations où il importait de reconnaître puis maîtriser suffisamment ses émotions pour éviter la mise à mal de l’entretien ou de la relation de confiance instaurée : les situations au cours desquelles la souffrance au travail de l’interviewé se manifeste par des symptômes dont le sens n’est pas ambigu, celles où les thèmes abordés provoquent des émotions partagées (comme la tristesse, la nostalgie) et celles inattendues qui obligent à faire preuve d’un certain sang-froid. Dans ces différentes situations, il y a eu nécessité de mettre à distance l’empathie émotionnelle pour faire place à la seule empathie cognitive, autrement dit d’ajouter une certaine distanciation cognitive à l’empathie du chercheur. Sans cette distanciation appropriée, il devient difficile de poursuivre et d’achever l’entretien, de conseiller l’interviewé en détresse morale ou encore de se protéger d’un interviewé à la problématique inopportune et encombrante. Autrement dit, il est moins aisé d’agir, de faire quelque chose du trop-plein d’émotions qui surgissent. Cette distanciation aide incontestablement à l’adaptation aux événements non prévus ou aux situations qui ne peuvent laisser indifférent l’enquêteur. Aussi, si l’empathie est bien une condition nécessaire à la réalisation des entretiens, plusieurs autres qualités également utiles pour les mener à bien méritent d’être développées au fil du parcours professionnel du sociologue comme l’aptitude à conserver sa posture de chercheur et à ne pas se transformer en thérapeute ou l’aptitude à faire preuve d’adaptation et rester maître de soi.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Cité par Prévost C.-M., 1973, Janet, Freud et la psychologie clinique, Paris, Payot.
2 Maurice Thorez a été le principal dirigeant du PCF de 1931 à 1964, date de son décès. Robrieux P., 1975, Maurice Thorez : vie secrète et vie publique, Paris, Fayard.
3 Ainsi, il s’agissait pour l’interviewé d’évoquer sa jeunesse et la vie précédant les premières alcoolisations, le processus d’entrée en addiction, les éléments qui avaient contribué à la décision d’y mettre fin et pour terminer ce qui permettait d’enraciner l’abstinence.
4 Ce qui est à l’œuvre dans cette subjectivité au travail, c’est tout autant le sentiment d’utilité envers la société que « l’expérience de partager un sort, un état commun, qui (m)’identifie comme membre de la société ». Linhart D., 2008, Pourquoi travaillons-nous ? Une approche sociologique de la subjectivité au travail, Toulouse, Érès, p. 14.
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