1Tout individu est relié à son environnement par un permanent tissu d’émotions et de sentiments. Il est à tout instant affecté, touché par les événements qui se déroulent à son entour ou par les réflexions qui le traversent. L’affectivité filtre la tonalité du rapport au monde. Si son infinie diversité appartient bien entendu au patrimoine de l’espèce, son actualisation dans un ressenti et une économie subtile de mimiques, de gestes, de postures, une succession de séquences, ne se conçoit pas hors de l’apprentissage, hors du façonnement de la sensibilité que suscite le rapport aux autres au sein d’une culture dans un contexte particulier. L’émotion n’a pas de réalité en soi, elle ne puise pas dans une physiologie indifférente aux circonstances culturelles ou sociales ; ce n’est pas la nature de l’humain qui parle en elle, mais ses conditions sociales d’existence telle qu’il les interprète, qui se traduisent alors par des modifications physiologiques et psychologiques. L’émotion s’inscrit toujours à la première personne au sein d’un tissu de significations et d’attitudes qui imprègne simultanément les manières de la dire et de la mettre physiquement en jeu. Elle est donc une émanation sociale rattachée à des circonstances morales, et à la sensibilité particulière de l’individu. Elle n’est pas spontanée, mais rituellement organisée, reconnue en soi et signifiée aux autres, elle mobilise un vocabulaire, des discours, parfois des silences ou des cris. Elle relève de la communication sociale. L’individu ajoute sa note particulière et brode sur un motif collectif susceptible d’être reconnu par ses pairs, selon son histoire personnelle, sa psychologie, son statut social, son sexe, son âge, etc. (Le Breton, 2008).

2L’affectivité est l’incidence d’une valeur personnelle confrontée à la réalité du monde. En ce sens, tout chercheur est en permanence soumis à des transformations affectives plus sensibles que s’il cheminait dans son univers familier ou bien à l’abri dans ses ritualités quotidiennes. Il est au dehors, livré à l’incertitude du monde et confronté à des événements ou des témoignages susceptibles de le déconcerter, du moins dans les premiers temps de son enquête. Et s’il choisit un terrain ou un domaine de recherche, le plus souvent son engagement tient à des événements de son histoire personnelle qui ont laissé des traces. Un désir de compréhension, d’approfondissement, de réparation, d’adhésion, une fidélité ou au contraire une dissonance avec des épisodes de son histoire familiale, etc. Même le souci d’assurer sa carrière en se mettant à l’ombre d’un maître ou en choisissant des thèmes académiques relève également d’une affectivité. En revanche la tâche d’un chercheur, s’il est guidé dans un premier temps de sa recherche par ses émotions, est de les contrôler quand il procède à l’analyse, en s’abstenant de formuler des jugements, de préconiser des solutions, de dénoncer des aliénations que les acteurs ne lui ont pas formulées, ou bien qu’il n’a pas pu observer directement.

Il n’est d’existence que de corps, le chercheur n’échappe pas au lot commun

3Toute recherche est une mine d’observations sur son auteur. Elle en dit autant sur son objet que sur les attitudes qu’il a eu et les valeurs qui sont les siennes, les réactions qu’il suscite, les émotions, ou ce que les psychanalystes nomment le contre-transfert, c’est-à-dire les réactions affectives suscitées en lui dans son contact avec la population. Un filtre affectif transforme son rapport au réel et induit ses observations et ses interprétations (Devereux, 2012). Pour une part le chercheur ne cesse de se lire dans les faits qu’il construit d’abord afin de les observer. Le fait est toujours déjà une théorie. Il découle du découpage du réel opéré par le chercheur. L’objet n’est pas différent du sujet qui le perçoit. S’il n’était que des yeux, des oreilles, un nez, une bouche ou une peau, les choses ne seraient pas plus simples car la position de l’œil n’est pas plus neutre que l’objectif d’une caméra… L’œil a le même fonctionnement organique d’un lieu à l’autre du monde mais ce que voit chaque acteur répond aux significations qu’il a apprises et à la sensibilité qui est la sienne. Parfois, d’autant plus si on connaît l’auteur, on le découvre à travers son texte. Les sens ne sont pas des « fenêtres » sur le monde ou des « miroirs » voués à l’enregistrement des choses en toute indifférence aux cultures ou aux sensibilités, ce sont des filtres qui retiennent dans leur tamis ce que l’individu a appris à y mettre ou ce qu’il cherche à identifier en mobilisant ses ressources. Face au monde, l’être humain n’est jamais un œil, une oreille, une main, une bouche ou un nez, mais un regard, une écoute, un toucher, une gustation ou une olfaction, c’est-à-dire une activité de pensée (Le Breton, 2006). La perception n’est pas l’empreinte d’un objet sur un organe sensoriel, mais activité de connaissance traversée par une affectivité, fruit d’une réflexion, une pensée par corps en prise sur le flux sensoriel qui baigne sans relâche l’individu. Les perceptions ne cessent d’être tamisées par l’affectivité changeante du chercheur, d’où d’ailleurs la nécessité d’un travail de terrain étalé dans la durée ou d’un nombre significatif d’observations ou d’entretiens avec sa population afin de se déprendre de ses émotions et de les mettre au service de la recherche. Trop de sentiment risque de rendre aveugle à une part des données en laissant les jugements de valeur orienter l’analyse. Trop de distance n’est pas favorable ; l’absence d’identification à la population empêche de mieux la comprendre. Ce n’est pas le réel qui est perçu mais déjà un monde de significations, il importe seulement de ne jamais l’oublier.

4« Le passage entre les deux ordres est discontinu… Pour atteindre le réel il faut d’abord répudier le vécu, quitte à le réintégrer par la suite dans une synthèse objective, dépouillée de toute sentimentalité […]. Notre mission est de comprendre l’être par rapport à lui-même et non point par rapport à moi » (Levi-Strauss, 1955, p. 50) : telle serait l’ambition formulée par Claude Lévi-Strauss, mais elle est bien entendu inatteignable. L’observation et l’analyse ne sont pas des décalques des faits, elles n’échappent pas à l’interprétation, c’est-à-dire à une sensibilité nourrie de rigueur scientifique. Justement, la qualité d’un chercheur tient à sa volonté de contrôler ces glissements de sens pour éviter l’arbitraire et rester au plus proche des acteurs. Le hors-champ d’une étude, comme dans un plan au cinéma, est souvent aussi important que ce qui est mis en évidence. D’autant que les sciences sociales affrontent ce paradoxe de construire des connaissances à travers l’engagement biographique de leurs auteurs. Les chercheurs parfois en font état, parfois ils tentent de se dissimuler derrière un apparat de rigueur. Clifford Geertz cite ainsi un ethnologue anglais, Loring Danforth, auteur d’une monographie sur les rituels funéraires dans la Grèce rurale. Ce jour-là ce dernier assiste à la veillée d’un homme mort quelques heures auparavant. Peu à peu les lamentations de sa femme, de ses sœurs, de ses enfants le pénètrent. Il imagine sa propre mort et la veillée dont son corps sera l’objet. Lorsque le frère du défunt entre dans la pièce, les chants funéraires redoublent d’intensité. Il songe à son propre frère qu’il imagine alors à son chevet et il pleure. Il écrit alors : « La distance entre Soi et l’Autre s’était vraiment beaucoup réduite » (Geertz, 1996, p. 22). D’une manière ou d’une autre toute recherche immerge le chercheur de manière plus ou moins intense selon les terrains et son histoire personnelle qui se cristallise à tout instant dans sa sensibilité.

L’enracinement « corporel » de toute recherche

5Les chercheurs ne sont pas des anges. Ils sont enracinés dans leur corps, c’est-à-dire leurs perceptions sensorielles, leurs catégories conceptuelles, leurs émotions, leurs qualités de présence auprès des populations étudiées. Le fait qu’ils soient homme ou femme, ou une personne trans, qu’ils soient jeunes ou âgés, d’une couleur ou d’une autre, familiers ou non de leur terrain, qu’ils l’aient choisie ou qu’il leur soit imposé change le rapport au terrain… Ils incarnent aussi une histoire personnelle au sein d’une société et d’une culture. Ils sont impliqués à leur insu ou non dans des projections affectives. De même, ils sont reçus par les populations en vertu d’une trame de valeurs et de significations qui implique certaines attitudes à leur égard. Aucune innocence ne régit la relation du chercheur à sa population, ni dans un sens ni dans un autre. Un tissu d’affectivité complexe, de rejets et d’attirances, de volonté de cacher ou de révéler, de rivalités au sein du groupe amène les uns à chercher une alliance au détriment des autres. Le chercheur est parfois contre son gré un analyseur des tensions entre les groupes ou en leur sein. Les conditions de réalisation matérielle de l’enquête retentissent déjà sur son objet. En un mot, la distance n’est qu’un autre type d’engagement, elle n’est nullement une neutralité.

6L’analyse du terrain est toujours une sorte de test projectif de ce qu’il est. Il y projette à son insu ses significations familières, celles qui ont guidé d’ailleurs ses choix théoriques et méthodologiques. La discipline, dans le sens académique mais aussi moral, les outils employés, les études d’autres chercheurs sur le même sujet ou la même population, les références théoriques, sont en principe autant de garde-fous, un rappel de vigilance pour ne pas transformer la population étudiée en miroir, ou instrumentalisée par des jugements de valeur qui ne la concerne pas. Mais le fait est banal dans les sciences sociales où le choix d’un paradigme, d’une théorie, exclut les autres. En ce sens, il est juste de dire avec Clifford Geertz que l’ensemble des sciences sociales relève pour une part de la fiction. L’interprétation interprète tout autant son auteur. Le dilemme, bien posé par l’auteur, tient au fait « d’élaborer des textes d’aspect scientifique à partir d’expériences largement autobiographiques » (Geertz, 1996, p. 17). Les sciences sociales sont toutes des exercices de traduction, elles ne disent pas le monde, elles l’interprètent. « Le talent, l’imagination, les préjugés, les orientations doctrinales ou le tempérament de chacun se donnent alors libre cours aboutissant parfois à des versions si contrastées d’une même culture qu’on a peine à la reconnaître sous la plume de ses différents exégètes » (Descola, 1994, p. 435-436). Le propos de Philippe Descola ne vaut pas seulement pour l’ethnologie, mais cum grano salis, pour toutes les sciences humaines et sociales.

7La présomption de l’objectivité du chercheur implique une position absolue hors de l’histoire et de la trame sociale où il puise ses catégories de pensée, hors de la langue qui à son insu filtre sa perception du monde. Elle postule un chercheur sans histoire personnelle, investit d’emblée d’une aptitude à dire le vrai, là où les autres sont condamnés par nature à l’erreur. Elle implique aussi un individu sans corps, sans désir, pur esprit flottant au-dessus de toutes les contingences, épargné par une sorte de grâce des pesanteurs qui écrasent ses malheureux collègues.

8En outre, jamais un chercheur « n’observe un comportement qui aurait eu lieu aussi en son absence et il n’entend pas le même récit qu’un même narrateur eut fait à un autre que lui » (Devereux, 2012, p. 30). La présence du chercheur affecte nécessairement les conditions de l’observation. Elle influence le comportement et les propos de l’enquêté. Les membres de la population étudiée ne sont pas des objets de la recherche mais des sujets. De même, le chercheur sélectionne les données à observer, et pour son analyse il privilégie certains points au détriment d’autres, la question n’est pas ici d’une quelconque fidélité à une vérité qui n’existe nulle part, mais plutôt du souci de rigueur du chercheur dans la manière dont il tente de rendre compte de ses recherches.

9L’effacement prétendu du chercheur, sa revendication arrogante et naïve d’objectivité et de scientificité qui le mettrait en surplomb de la population étudiée, pour « laisser parler les faits » est assimilable à un exercice de ventriloquie, teinté parfois d’une nuance de mépris pour elle. Le puritanisme de l’engagement, c’est-à-dire la distance, l’observation détachée, etc., n’est nullement une garantie de valeur de la recherche entreprise, même si, bien entendu, elle ne l’est pas nécessairement de ses insuffisances. De même l’implication du chercheur sur le terrain peut rester un fait d’égocentrisme, un impressionnisme ou, à l’inverse, une incitation à creuser davantage les significations et les valeurs des populations étudiées. La qualité d’une recherche ne tient nullement à sa posture de départ mais à ce que le chercheur en fait, qu’il y engage sa personne tout entière ou seulement quelques traits. Il est toujours dans un équilibre malaisé, il est présent derrière l’objet sans pour autant en faire un simple prolongement de ses fantasmes, il se tient à distance mais tout l’art de son observation et de l’écriture de la recherche tient à la qualité de cette distance. La tâche n’est pas pour le chercheur l’occultation de ses affects ou de ses désirs mais plutôt de leur usage pour une meilleure approche de son terrain, et la rigueur de son enquête et de ses interprétations. Sa posture est une ressource autant qu’un obstacle, tout dépend de ce qu’il en fait. Et même ses « erreurs », s’il en prend conscience, sont des outils de rectification et d’une approche plus sensible de l’objet.

10Certaines recherches impliquent en profondeur l’identité même du chercheur qui, au départ, ne savait pas toujours qu’il allait jouer avec le feu. Travailler sur la sorcellerie en est un exemple. Jeanne Favret-Saada dans un texte classique rappelle que son enquête sur la sorcellerie est restée longtemps lettre morte. Elle questionnait inlassablement des habitants du Bocage qui affirmaient n’être nullement concernés par de telles croyances. Dans la sorcellerie, le savoir est toujours un pouvoir, une efficacité redoutable à qui sait s’en servir. Questionner pour le seul goût de la recherche, connaître simplement pour connaître, est impensable. Pour l’une des familles de l’enquête, longtemps réticente à toute information, répondre à l’ethnologue signifiait soit que celle-ci était une novice dans la sorcellerie, soucieuse de mieux s’informer, et toute parole de leur part risquait de se retourner contre eux ; soit qu’elle était une ensorcelée et cherchait à dénouer seule sa crise, ce qui n’avait guère de sens ; soit encore qu’elle était une désorceleuse mais dans ce cas lui parler revenait à accepter une cure (Favret-Saada, 1977, p. 102). En somme, elle brouillait toutes les pistes. « Tant que j’ai occupé la place ordinaire de l’ethnographe, celle qui prétend désirer savoir pour savoir, mes interlocuteurs s’intéressaient moins à me communiquer leur savoir qu’à mesurer le mien, à deviner l’usage nécessairement magique que j’entendais en faire, à développer leur “force” au détriment de la mienne […]. Il n’y a pas de place pour un observateur non engagé » (ibid., p. 24-27). Pour connaître la sorcellerie telle qu’elle imprègne les croyances, il fallait entrer dans le champ de force de son efficacité symbolique pour la comprendre de l’intérieur et non plus à travers la distance confortable de l’observatrice. « Le discours de la sorcellerie est ainsi fait que, pour y avoir accès, il faut se mettre en position de le soutenir » (ibid., p. 37). Son intronisation sur le terrain ne peut venir que de la population étudiée, cette dernière observant elle-même avec acuité l’ethnologue. Et ce sont justement les paysans qui lui annoncent qu’elle est « prise » dans les sorts. La recherche « fait sens, dès lors qu’on prend la peine de s’en approcher d’assez près pour la saisir avec son corps en situation quasi expérimentale » (Wacquant, 2000, p. 10).

La neutralité axiologique est une neutralité affective

11En novembre 1917 à Munich, Max Weber prononce une conférence mémorable sur le métier et la profession de savant. Il met au jour la notion de « neutralité axiologique » qui est au cœur des sciences sociales. Pour Weber, le discours sociologique est autonome au regard des valeurs du chercheur, même s’il n’ignore pas en amont une relation aux valeurs qui orientent le choix de ce dernier sur l’objet de sa recherche et les méthodes mises en œuvre. En revanche il récuse dans le corps de l’analyse un point de vue normatif amenant le chercheur à encenser ou à dénoncer, à imposer sa hiérarchie du bien et du mal. Pour Max Weber, il importe de « reconnaître que l’observation de faits […], la description de la structure interne de biens culturels, d’une part, et d’autre part la formulation d’une réponse à la question de savoir quel type d’action on doit adopter au sein de la communauté culturelle et des groupements politiques, constituent deux ordres de problème absolument hétérogènes » (2005, p. 41). Pour l’auteur, il convient de laisser le lecteur ou l’auditeur déterminer « le point à partir duquel lui-même pourra prendre position sur la question en fonction de ses propres idéaux ultimes ». Il ajoute que « le prophète et le démagogue n’ont pas leur place à la chaire d’un amphithéâtre » (ibid., p. 40-41).

12Le sociologue n’est pas un homme politique ou un directeur de conscience, sa tâche est de comprendre et d’analyser un domaine de la vie sociale, mais non de parler en son nom. Il dénonce « cette dangereuse illusion qui se figure qu’il est possible de parvenir à des normes pratiques ayant une validité scientifique à la faveur d’une synthèse ou d’une moyenne de plusieurs points de vue partisans » (Weber, 1992, p. 129). Dans une lettre à Else Jaffé, il écrit avec fermeté qu’« aucune connaissance scientifique, si importante soit-elle […] ne livre de vision du monde. Et inversement ; un essai qui veut être un sermon – et qui est un mauvais sermon – n’a pas de place dans une revue scientifique spécialisée » (2016, p. 319-320). Le refus de la neutralité axiologique au nom de la critique sociale et de l’adhésion à une cause en faveur de populations dominées ou malmenées est un refus de la confusion des rôles entre les sciences sociales et le politique. Certes, le chercheur entretient toujours un rapport particulier aux valeurs mais cette relation affective marquée demeure en amont de la recherche. L’analyse ne confond pas jugement de fait et jugement de valeur. Et son engagement demeure hors de son existence de scientifique. De nombreux sociologues ont ainsi construit leur œuvre sur un fort engagement affectif en amont : Michael Pollack sur l’homosexualité (1988), Abdelmalek Sayad sur l’immigration (2014), Nels Anderson sur les hobos, Daniel Defert sur le sida…

13La « neutralité axiologique » de Max Weber implique un exercice de contrôle des émotions du chercheur, elle est une « neutralité affective » dans l’analyse, même si son indignation ou son admiration l’a amené à choisir tel ou tel champ de recherche. L’investissement affectif sur l’objet de la recherche est une puissance heuristique à l’œuvre mais il exige d’être contrôlé par les outils de la pensée sociologique et les autres travaux menés à son propos par d’autres chercheurs. L’engagement affectif n’est pas un obstacle mais il ne doit pas être aveugle et se donner sous le jour d’une militance qui n’a plus rien de sociologique. La neutralité axiologique dans l’analyse est un souci du chercheur, un effort pour ne pas se poser en dénonciateur ou en prescripteur puisque dès lors la compréhension des faits est au service d’une autre cause. À l’image de Max Weber profondément engagé dans toute son existence, mais sans jamais démentir ce qu’il nomme le « principe de non-engagement du savant ». Telle était également la position d’Émile Durkheim : « Mais de ce que nous nous proposons d’étudier la réalité, il ne s’ensuit pas que nous renoncions à l’améliorer […] Nous estimerions que nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif. Si nous séparons avec soin les problèmes théoriques des problèmes pratiques, ce n’est pas pour négliger ces derniers : c’est au contraire pour nous mettre en état de mieux les résoudre » (Durkheim, 1978, p. 38-39). La qualité d’une recherche ne tient pas à sa force de profération ou à l’ampleur de son indignation, mais à la valeur de ses analyses pour mieux comprendre les faits qu’elle analyse et laisser les acteurs trouver éventuellement les solutions qui s’imposent.

14Le chercheur en sciences sociales est comme un jardinier en permanence en lutte contre les mauvaises herbes, il sait qu’il n’en viendra jamais à bout, mais il construit au fil du temps un jardin qui en vaut la peine. Le souci épistémologique vise à élaguer autant que possible le supplément affectif qui risque de compromettre une recherche. L’évidence première est rarement le meilleur ancrage pour la qualité du travail, le cheminement avec les acteurs, une meilleure connaissance de leur parcours, des méthodologies employées de manière judicieuse, visent justement à éloigner toute subordination de l’analyse à l’émotion, voire à la sentimentalité. L’affectivité doit rester à sa juste place, celle d’une amorce, d’une aide à la compréhension, mais par un contrôle personnel le chercheur s’efforce de la maintenir hors de ses analyses.

Une implication personnelle en amont de la recherche

15J’ai travaillé sur les conduites à risque des jeunes générations pour avoir traversé de manière douloureuse et confuse ma propre adolescence en me posant longtemps la question de savoir si la vie valait ou non la peine d’être vécue. J’ai vécu ainsi un long corps à corps avec le monde tant dans le jeu douloureux avec la mort que dans d’autres manières de la défier à travers des activités physiques où je restais sur le fil du rasoir. Nous étions dans les années 1970. J’étais mal dans ma peau sans raison tangible, ou peut-être écartelé entre ma passion dévorante des livres et une existence plus limitée sans doute au Mans où mon horizon me destinait à devenir contremaître aux usines Renault où mon père était ouvrier. Au mieux, car à l’époque, même cela paraissait grandiose.

16Étudiant en sociologie à Tours, j’ai vu disparaître des amis dans des conduites dangereuses, la drogue, le suicide… Je travaillais à ma thèse qui portait déjà sur l’anthropologie du corps, justement parce que je ne cessais de m’interroger sur l’énigme d’un corps dont j’avais le sentiment qu’il m’échappait tout autant que mon existence. J’essayais de contrôler ce chaos intérieur par la découverte que je faisais à l’époque de la littérature des sciences sociales. À quelques mois de la soutenance de ma thèse, je suis parti soudain comme on fuit devant un danger en pensant que je ne reviendrai jamais sur mes pas. La tentation sauvage me hantait, celle du dépouillement, de la renaissance, de l’éloignement des amertumes innombrables que je ressentais déjà à l’intérieur de nos sociétés. C’était l’époque des chemins de Katmandou. Plusieurs de mes amis étaient partis pour des voyages sans retour. Ma démarche était différente. Le Brésil était une dictature militaire. J’avais entendu dans un film argentin de l’époque un homme dire à peu près : « Je veux voir le sang couler lorsque je serais blessé. » Cette phrase disait ma situation. En France, je me sentais mal, mais il n’y avait rien de concret à ma souffrance. Je ne me sentais pas à ma place, mais je ne savais où la trouver. Il y avait en moi ce fantasme d’aller me perdre en un lieu des origines en quelque sorte, un lieu d’innocence morale où se mettre enfin au monde. « La vraie vie est ailleurs », disait Arthur Rimbaud. J’étais écartelé entre la nécessité de la lutte politique et le refuge loin du monde. Je suis parti. À l’époque, voyager moins cher impliquait un long périple. J’ai pris quatre avions et transité de longues heures, parfois une nuit entière, à Nassau, Miami et Santa Cruz da sierra, en Bolivie, et enfin Sao Paulo.

17Je revois encore cet aéroport presque vide de Nassau où nous nous sommes retrouvés à une dizaine de jeunes Français en rupture de ban, aussi perdus les uns que les autres, n’osant pas se parler ou à peine. Nous nous regardions sans aller plus loin. Les uns allaient au Chili, d’autres en Argentine ou au Mexique. Nous étions en déroute, mais trop profondément enfouis en nous-mêmes pour risquer la rencontre. J’ai vécu un moment à Rio de Janeiro, mesurant mon impuissance à m’engager dans la lutte politique de l’époque. J’étais encombré de moi, superflu, dérisoire. L’appel de l’Amazonie m’a repris. Nul fantasme en moi que ces communautés de la wilderness soient plus proches de la nature, ou pures, ou affublées des autres adjectifs de la mythologie primitiviste, mais un appel à la disparition de soi (Le Breton, 2015). Mon sac sur le dos, j’ai commencé un long voyage en stop en suivant le littoral. Seul le saut dans le vide guérit de la peur du vide. Il fallait avancer chaque jour à pied, en stop, en bus, en bateau… chercher obstinément une réponse. La tâche était suffisante pour absorber la plupart de mes efforts de pensée. Sur les routes, je croisais nombre de jeunes Brésiliens ou d’étrangers en proie à la même errance. Je partageais au hasard de ces rencontres des nuits à la belle étoile, sur des falaises ou des plages, ou des dortoirs sales où la vigilance s’imposait pour éviter le vol de ses maigres affaires. Chacun suivait sa route dans une espèce de pudeur, de solitude, de quête intérieure. Il fallait parcourir tant de chemins sur les terres pour arpenter une intériorité qui se dérobait à nos efforts. Je ne raconterai pas ici ce périple (Levy et Le Breton, 2003). J’ai décidé de rentrer en France, de terminer ma thèse de sociologie avec Jean Duvignaud, et d’être un sociologue engagé dans son temps par le choix de ces thèmes de recherche.

18Les voyages, même en Amazonie, sont les déguisements subtils d’une sorte d’immobilité. Ils ne mènent jamais qu’à soi quel qu’en soit leur itinéraire, même le plus invraisemblable. Mais ils sont des révélateurs d’une alchimie intérieure. Finalement, le vrai voyage c’est de se quitter soi, non de partir ailleurs. Aucune de ces longues errances à Belém, à Santarem ou à Manaus, ni aucune des heures inlassables à se perdre dans l’écriture, ni même des conversations infinies sur les ponts des bateaux ou sur les plages à la nuit tombante n’est venue répondre à la question lancinante que me posait mon existence. Je ne me suis pas perdu dans l’Amazonie, je n’ai pas rencontré les Indiens de mes rêves, ceux que j’ai vus étaient plutôt au bord des fleuves ou dans les pirogues, ou plus souvent clochards ou prostituées de Belém ou de Manaus. Mais en en franchissant le seuil et en rebroussant chemin pour épargner le rêve, j’ai découvert de nouvelles questions pour que le temps demeure ouvert devant moi et ne se referme pas comme un piège.

19Un acte de création, quel qu’il soit, s’inscrit toujours sur un double registre, celui d’une expérience psychique venant de soi, imprégnée d’affectivité, mais confrontée à l’autre à travers les codes d’expression utilisés, détruits, détournés ou ignorés. Il dessine une ligne médiane entre soi et l’autre, le dehors et le dedans. Il procure une enveloppe narcissique, restaure les frontières et ménage cette « autre scène » pour apprivoiser ses tensions. Pour le chercheur en sciences sociales, il y a aussi la médiation de l’enquête, la constitution d’un dispositif d’observations et d’entretiens. La recherche sur le terrain fournit une butée identitaire, elle fraie un étayage pour l’investissement de sa relation au monde. Elle devient un espace psychique favorisant le mouvement d’une pensée libérée de ses routines et qui explore maintes possibilités face aux situations. Elle est l’établissement d’un contenant, une seconde peau pour apprivoiser le chaos intérieur et rester en prise sur le monde. Elle travaille le corps, non seulement à cause de la discipline qu’elle impose, l’immobilité, mais aussi par ce qu’elle remue en soi d’insu, les émotions qu’elle fait naître, les périodes de grâce ou de désespoir qui l’accompagnent. Elle est toujours au milieu d’une passe dangereuse, elle cherche une issue. Et si j’ai aussi tant écrit sur les conduites à risque des jeunes, il s’agissait d’exorciser une histoire, de mieux comprendre pourquoi j’en étais passé par là, mettre une signification sur ce qui paraissait alors le chaos intérieur. Au-delà demeure l’échange avec ceux de cette époque qui ne sont jamais revenus de ces jeux de mort pour connaître le jeu de vivre.

Le détour anthropologique

20Sur les routes du Brésil, j’ai décidé de vivre et d’être aussi un sociologue engagé dans son temps, non dans le sens d’un militantisme car à mes yeux un militant est par force un limitant, et je me suis toujours voulu un « illimitant ». J’éprouvai de façon intense la culpabilité d’avoir survécu là où tant d’autres avaient disparu. Je me sentais une sorte de devoir de témoigner. À cette époque j’ai commencé à enseigner la sociologie dans maintes écoles d’infirmières, de cadres infirmiers, d’écoles de travailleurs sociaux, je suis devenu simultanément chargé de cours à la faculté de Tours, au Mans et à la Catho d’Angers. J’étais attentif aux données épidémiologiques, je voyais grimper les indicateurs du mal de vivre adolescent en termes de suicides, de tentatives de suicides, de montée des fugues, des troubles alimentaires, des problèmes de toxicomanie, etc. Et je voyais aussi souvent des jeunes en formation mal dans leur peau. J’ai éprouvé alors le besoin de comprendre en partant de mon expérience mais en l’élargissant à ce que je pouvais sentir de celle des autres, en menant des entretiens approfondis avec des jeunes et des professionnels, en réfléchissant avec les élèves sur leurs expériences de stages. J’ai essayé de théoriser ce sentiment d’être sur le fil du rasoir et de se jeter contre le monde de manière réelle et symbolique pour savoir qui l’on est. Telle avait été une part de mon histoire.

21Dans les années 1970, Jean Baechler (2009 [1975]) évoque, dans sa somme sur la mort volontaire et en en dressant sa typologie, la notion de suicide ordalique. Élargie à d’autres comportements, pensée aussi un peu différemment, cette notion m’a touché profondément et m’a donné une première clé de compréhension. Plus tard des psychiatres comme Aimé Charles-Nicolas et Marc Valleur appliqueront cette notion à certaines formes de toxicomanie et de jeux addictifs. Pour ma part, j’ai essayé de lui conférer un statut anthropologique en l’extrayant de ces seuls champs d’application ; pour tenter de voir en quoi elle pouvait alimenter d’autres types de rapports au monde dans une sorte de pari où l’on se jette dans le vide dans une quête éperdue de légitimité : se mettre radicalement à l’épreuve pour obtenir une réponse sur le sens de sa vie là où le lien social a échoué aux yeux de l’individu (Le Breton, 2003 ; 2018). C’est ce que j’ai vécu moi-même sur les routes brésiliennes ou à Tours lors de mes années d’étudiant. Nous étions au tout début de ces recherches, particulièrement en sciences sociales qui considéraient à l’époque que seuls les psychiatres ou les psychanalystes pouvaient tenir un discours légitime sur ces comportements. Je me souviens à l’époque d’avoir buté sur la notion de conduites à risque qui deviendra si commune par la suite, mais le terme n’était pas encore labellisé dans les années 1980 pour désigner ces mises à l’épreuve des jeunes générations. Dans mon livre Passions du risque1, dont la première édition date de 1991, j’emploie le terme « conduite de risque ».

22À la même époque, dans ces années 1980, nos sociétés connaissent un formidable engouement pour les activités physiques et sportives à risque et pour la « nouvelle » aventure. De nombreux sportifs se livrent à des pratiques de pleine nature que les fédérations n’arrivent plus à encadrer. Des hommes ou des femmes partent seuls ou en groupe, mais dans des conditions parfois malaisées, et dans le refus des contraintes. C’est l’explosion de ce qu’on appelle alors les sports californiens où l’individu fait face aux éléments, à la nature, dans des activités comme l’escalade, l’alpinisme, le saut en parachute, le rafting, l’ULM, le trekking, etc. C’est aussi le début des raids à l’image du Paris-Dakar ou du Camel Trophy où l’aventure se mêle à l’engagement sportif en traversant des jungles ou des déserts seuls ou en équipes. Des prouesses qui auraient fait sourire quelques années auparavant, comme de traverser des océans à la rame, à la nage, de parcourir des déserts à pied, de prospecter les zones de risque en battant ensuite le tambour pour revendiquer d’aller les défier grâce au soutien des sponsors… Le phénomène des nouveaux aventuriers commençait sa progression, Philippe de Dieuleveult à la télévision, et Gérard d’Aboville en incarnaient les figures archétypiques, et quelques années plus tard Nicolas Hulot dont l’émission Ushuaia connaissait un immense succès public. Rappelons au passage, pour éviter les anachronismes, que la prouesse d’Alain Bombard dans les années 1950 est éthiquement et physiquement à l’opposé de la démarche de Gérard d’Aboville, ce dernier trouvant plutôt sa légitimité dans une nouvelle forme du spectacle sportif, là où le premier était dans une démonstration « humaniste », la volonté de prouver que l’on pouvait survivre des semaines en mer après un naufrage à l’encontre des idées reçues de l’époque (Le Breton, 2003 ; 2018).

23D’un côté, on rencontre l’ambivalence du rapport à la mort chez des jeunes plongés dans la souffrance, le manque à être, un défaut d’intégration dans le monde et en quête d’épreuves personnelles pour se légitimer d’exister, et d’autre part des hommes ou des femmes parfaitement intégrés socialement, disposant de bonnes situations, souvent mariés, avec des enfants, mais qui éprouvent une sorte d’insuffisance dans leur rapport avec le monde. Ils sont dans la nécessité intérieure de fabriquer du sens, d’aller à la recherche d’une intensité d’être, qui leur manque dans leur quotidien professionnel et familial, dans un contexte où ils décident de leurs actions et de leur progression.

24Il s’agissait pour moi de penser anthropologiquement comment on fabrique de l’identité avec la douleur, la blessure, le risque, le jeu délibéré avec la mort, comment des épreuves personnelles arrachent l’individu à ses anciennes pesanteurs pour lui permettre d’accéder à une autre version de soi plus propice. Le risque de tout perdre contient en germe celui de tout gagner. Ce sont là des manières paradoxales de relancer le sens de la vie ou de se remettre au monde.

25Sans doute y a-t-il parmi les chercheurs en sciences sociales ceux qui y voient une carrière parmi d’autres, et qui auraient travaillé sur un objet comme ils l’auraient fait sur un autre, et d’autres qui s’y engagent d’abord en résonance avec une histoire personnelle. Je me suis souvent demandé si certaines carrières ou certaines recherches ne sont pas inspirées par un contre-don, au-delà du temps, pour des personnes croisées à un moment de son histoire personnelle ou pour des événements dont on ne cesse de se demander comment on les a traversés sans se détruire. La recherche est alors une seconde chance, une réparation, une manière de répondre à une dette. Ce n’est pas seulement le corps du chercheur qui est parfois engagé dans sa recherche mais toute sa personne, toute son expérience, toute son histoire. Il ne parle pas de lui directement mais jamais il n’aurait pu accéder à cette population et la retenir sans son histoire propre. Bien entendu en parlant des autres, il parle souvent de soi, mais il est le seul à le savoir. La dimension affective d’une recherche en sciences humaines et sociales est inéluctable, mais seul importe ce que le chercheur en fait, comment il la contrôle. Elle peut neutraliser la qualité de son étude ou être à la source d’une exploration solide et méthodique.