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Introduction

p. 7-14


Texte intégral

« Sans entrer dans la discussion historique et philosophique, passion, émotion, affect, affectivité, ces mots ont en commun un mélange de passivité et d’activité. »
Alain Ehrenberg, 2018, p. 61.

1Cet ouvrage collectif s’appuie, en partie, sur les interventions lors des séminaires organisés à l’université de Rennes 2 (2017), puis à l’université du Mans (2018), autour de la thématique des émotions et du corps dans les recherches en sciences humaines et sociales (SHS). Il s’inscrit dans la continuité et propose plus particulièrement de rendre compte en quoi et comment le corps et les émotions constituent des opérateurs de la production scientifique.

2L’analyse des émotions et des corps est désormais largement engagée par les sciences humaines et sociales. Après une période en pointillé où le corps pouvait être omniprésent sans être considéré en soi, la thématique a progressivement pris… corps (Berthelot, 1983 ; Le Breton, 1992). Des revues spécifiques, des « Dictionnaires du corps1 » (en 2006 et 2007 en France), des collections, des programmes de recherches se sont multipliés. Certains continuent de vivre, d’autres sont morts. Pensons à la revue Quel corps ? qui a présenté pendant des décennies des analyses critiques des corps exposés, traités, exploités, etc., dans tel ou tel milieu, dans telle ou telle société. Corps. Revue interdisciplinaire affirme, elle, une autre place originale au cours des années 2000 en France, et continue de le faire aujourd’hui sous l’égide du CNRS. Dans le domaine de l’éducation, la thématique du corps et des émotions n’est pas en reste puisque désormais – dans le sillage d’auteurs comme John Dewey, Simone de Beauvoir, Pierre Bourdieu, Luc Boltanski, Didier Anzieu, Yves Winkin, Francisco Varela, Antonio Damasio, David Le Breton et bien d’autres – corps, émotions, cognition et apprentissages sont indissociables.

3Avant cet avènement éditorial s’est accumulé un nombre important d’ethnographies à travers le monde, notamment de la part des représentants des empires coloniaux (britanniques, belges, français, etc.), puis d’autres ethnographies, dans le cadre de ces pays devenus indépendants. Avec la décolonisation, parfois les approches ethnographiques se sont recentrées sur les pays les plus industrialisés, renouvelant les objets d’études. Sans établir une histoire, même brève, de ces analyses corporelles, mentionnons quelques exemples qui constituent autant de jalons scientifiques : le nécessaire apprentissage de la langue des personnes observées proposé par exemple par Bronisław Kasper Malinowski, le programme maussien à partir de la notion heuristique des « techniques du corps », les travaux de Margaret Mead et Gregory Bateson à Bali sur les danses ou les massages. Les travaux d’Edward Twitchell Hall esquisseront l’analyse des distances corporelles avec une volonté de comparaison internationale ; ceux de Georges Herbert Mead analyseront la symbolique des gestes, Jeanne Favret-Saada enquêtera et expérimentera la sorcellerie. Que dire des approches historiques éliasiennes, foucaldiennes, les approches bourdieusiennes et bien d’autres ? Suivant ces cadres théoriques et méthodologiques différents a été abordée la variation des modalités de mort, de folie, de sexualité, de rite, de risque, d’activité physique et de sport, de douleur, d’émotion, etc. Tous ont été l’objet d’attentions et de protocoles méthodiques et spécifiques.

4A posteriori, ces analyses permettent d’établir des ponts entre des sociétés et des périodes très différentes. La variété humaine apparaît et demeure importante ; la réduire à quelques constantes (tabou de l’inceste, monopole de la violence, autocontrainte, etc.) a permis des avancées importantes notamment avec les approches dites fonctionnalistes, structuralistes, puis constructivistes, mais cela n’a pas suffi à rendre compte de l’évolution continuelle des conceptions et des pratiques humaines à travers le monde.

5Au fil des décennies, les leviers théoriques se sont précisés et continuent de le faire ; ils demeurent conflictuels. Les notions même de « corps » et « d’émotions » participent activement de ces débats et controverses où le, réel ou supposé, dualisme cartésien occupe ou a occupé une place centrale. Des analyses engagent la réflexion sur les structures, les configurations, les cadres de l’expérience et des socialisations, d’autres davantage sur les interactions in vivo, in situ entre les protagonistes de la scène. Des analyses corporelles mobilisent désormais le quadriptyque des « significations inconscientes, sociales, culturelles et individuelles » (Le Breton, 1995, p. 45). Ces symbolisations et sémantisations des relations sociales et humaines agissent sur les corps, en mouvement ou non. Elles sont agies par les corps et les différentes formes de langage. Mettre l’accent sur les corps et les émotions permet de rendre compte finement des enjeux de la relation éducative, culturelle, amicale, amoureuse, thérapeutique, professionnelle, etc. Corps et émotions interviennent – comme des révélateurs d’une modification de l’environnement physique et social – à tous les niveaux, dans toutes les occasions des relations humaines, même lorsque les technologies les plus abouties sont mobilisées.

6S’engager par corps sur un terrain, auprès d’une population ciblée pour une enquête s’anticipe. Ex ante, les attentes du chercheur ou de la chercheuse et celles des personnes enquêtées peuvent être différentes, et surtout se modifier au fil du temps. L’observation est plus ou moins longue, plus ou moins participante et active. Il est désormais classique de considérer que le temps passé sur le terrain comporte des moments plus intenses que d’autres (Olivier de Sardan, 2009), voire plus angoissant que d’autres (Devereux, 1980). Si l’enthousiasme et la curiosité participent de l’engagement, l’ennui peut affleurer pour les uns comme pour les autres. Reste que l’intrusion d’un regard extérieur est active dans la mesure où les êtres humains ont connaissance de l’enquête en cours, et peuvent donc y participer allègrement, y réagir, voire s’y opposer fermement (Zanna, 2010). L’observation incognito reste débattue (Dargère, 2012) et ne fait pas, loin de là, l’unanimité. Elle peut permettre d’accéder à des situations, des actions et réactions qui, autrement, sont plus invisibles, voire qui sont invisibilisées par les acteurs disposant justement du pouvoir de les maintenir sous le boisseau.

7L’observation par un être humain de ses pairs-congénères n’est pas anodine : la neutralité émotionnelle, physique, culturelle et plus largement la neutralité axiologique constituent probablement des vœux pieux, voire des leurres qu’il s’agit de mieux comprendre, si ce n’est d’évaluer ou de contrôler (Beitone et Martin-Baillon, 2016).

8Surtout, l’engagement sur un terrain est un exercice qui peut conduire à des surprises, voire à des déconvenues. Des chercheurs comme Nigel Barley en ont fait le sel de leurs comptes rendus a posteriori. Le chercheur est « en déroute » (1994), parfois, de « retour » sur le terrain (1997), en danger plus rarement (L’anthropologie n’est pas un sport dangereux, 1997). La distance entre les usages sociaux des uns et des autres peut occasionner des ruptures brutales, mais majoritairement ils répondent à des codes qui tolèrent les écarts surtout lorsqu’ils proviennent d’une personne étrangère aux us et coutumes du terrain retenu. L’observateur est lui-même observé, et parfois directement instrumentalisé. Ce risque, peut-être minime sur quelque terrain, est permanent…

9Pourtant, malgré la place occupée par le corps et les émotions dans les rapports enquêteur/enquêtés, la règle de la méthode consiste encore aujourd’hui à adopter face aux objets d’étude une position de « neutralité axiologique » c’est-à-dire adopter à leur égard, entre autres, une « neutralité affective ». Sur son terrain, la chercheuse ou le chercheur ne doit manifester ni approbation, ni réprobation, ni surprise, ni sentiment, ce qui implique de faire montre d’une certaine distance et de ne pas s’engager personnellement (Loubet Del Bayle, 1989). C’est en tout cas ce qui est doctement enseigné, dès les premières années du cursus, aux étudiants de sociologie notamment. Afin de dissiper « les illusions de nos sens » (Durkheim, 1988, p. 109) et de déconstruire les prénotions, a fortiori de rompre avec nos propres prénotions, Durkheim ne proposait-il pas de « considérer les faits sociaux comme des choses » (ibid., p. 108). Faire preuve de « neutralité axiologique », en jugeant seulement les faits et rien que les faits, reste une consigne méthodologique récurrente. Autrement dit, se comporter, sur le terrain, comme un cerveau, un pur esprit observant le monde social de manière asymptotique c’est-à-dire sans jamais oser salir son pantalon2, pour ensuite mettre cette réalité observée en fiche.

10Dans le cadre sensible des sciences humaines et sociales qui nous intéresse ici, les émotions recueillies et partagées, avec plaisir ou déplaisir, par les enquêteurs et les enquêtrices ne sont plus autant, désormais, considérées comme des perturbateurs de l’analyse mais comme des sésames d’accès aux représentations des personnes rencontrées sur le terrain. Les émotions qui s’imposent au chercheur, qui le surprennent sont, dans cet ouvrage présenté comme des guides utiles, des opératrices d’inclinaisons voire de bifurcations, dans la trajectoire de la recherche et même son analyse. Pour les contributeurs et contributrices de cet ouvrage, les émotions ne constituent, par conséquent, pas un obstacle à la rationalité mais bien plus un échafaudage à l’avènement d’une décision plus abstraite ou concrète comme une orientation théorique spécifique plutôt qu’une autre, une modification de l’attitude sur le terrain, etc. Émotion et cognition sont définitivement intriquées et consubstantielles. « Il ne faut donc pas voir dans l’émotion un désordre passager de l’organisme et de l’esprit qui viendrait troubler du dehors la vie psychique. C’est au contraire le retour de la conscience […]. L’émotion n’est pas un accident, c’est un mode d’existence de la conscience, une façon dont elle comprend […] son être-dans-le-monde » (Sartre, 1995, p. 116).

11Le souci de scientificité, la volonté d’adopter un regard objectif et donc neutre sont certes bienvenus sur le terrain de la recherche, mais l’effort d’objectivation reste vain s’il fait abstraction des émotions vécues, par les observés comme par les observateurs ou les observatrices. Il est, en effet, difficile sinon impossible de s’immerger dans un terrain sans envisager d’être affecté par les situations sociales observées. En modifiant notre état physiologique et psychique, ces émotions sont comme des sentinelles qui – en jouant le rôle de signal d’alarme – augmentent la vigilance et alertent le chercheur ou la chercheuse que quelque chose de significatif est en train de se jouer. Aussi, conscient de l’impossibilité de faire du terrain sans laisser entrer les émotions qui frappent à la porte, la chercheuse ou le chercheur doit apprendre à les ressentir, les reconnaître, les apprivoiser, leur assurer un devenir afin de composer avec elles, d’autant qu’une observation réalisée sur un fond émotionnel laisse davantage de traces dans la mémoire (Eustache, 2016). Objectivées, au moment de l’analyse, ces traces deviennent précieuses pour l’étayage de la pensée et son développement futur.

12Finalement, les émotions et le corps du chercheur ou de la chercheuse deviennent des éléments construisant le regard scientifique lui-même. Les bonheurs, les satisfactions, les plaisirs, sont trop souvent appréhendés « en creux ». L’approche en termes de qualité de vie, pléthorique actuellement avec la multiplication des tests, des questionnaires validés est exemplaire à ce titre d’une vision par défaut : la personne déclare son potentiel bien-être en fonction des éléments négatifs (à foison) qui impactent sa qualité de vie. Les désirs sont loin du compte… surtout du compte rendu par les scientifiques eux-mêmes. Or, les désirs mais aussi les peurs peuvent constituer des pierres angulaires des vies observées comme nous avons pu l’effleurer en tentant de mieux comprendre ce qui « poussait » les experts corporels à explorer des prouesses inédites, voire impensables (2011) et comme nous venons de l’aborder à propos des personnes vivant, mal ou pas si mal, avec une maladie chronique rare (Héas et Le Hénaff, 2017).

13Nous avons souhaité restituer dans cet ouvrage collectif la place du corps et des émotions du chercheur ou de la chercheuse en sciences humaines et sociales sur son terrain mais également au moment de l’analyse de ses données selon trois entrées qui constituent autant de parties.

14La première partie rend compte de la manière dont les objets se constituent au gré des évènements historiques – chargés émotionnellement – qui ont laissé des traces affectives, constituant des vecteurs heuristiques. David Le Breton rappelle que « les chercheurs ne sont pas des anges », que lui-même a analysé les conduites à risque par exemple à l’adolescence au regard de son propre parcours, véritable « corps à corps avec le monde » où l’ailleurs (l’Amazonie notamment) a participé à l’aiguisement de son regard sociologique. Elsa Ballanfat souligne comment l’émotion lors d’une exposition de sculpture en Italie a précisé et précipité sa quête scientifique qui était/est aussi personnelle. Avec Gregory Beriet, le voyage dans les archives concernant les forçats et autres galériens des xviiie et xixe siècles participe de son attention historique à ces conditions de vie douloureuses, instrumentalisées par une institution elle-même en cours de transformation. Alessandro Porrovecchio n’hésite pas à montrer comment il a pu, malgré lui, mésinterpréter des situations rencontrées lors d’une enquête collective à raison de sa propre histoire. Véronique Nahoum-Grappe, quant à elle, raconte son expérience de la guerre en ex-Yougoslavie au contact des contingents de casques bleus face aux troupes combattantes. Elle évoque son émoi face aux jugements de valeurs de certains casques bleus censés ne pas prendre parti dans ce conflit.

15La deuxième partie montre, avec la force d’exemples de terrain, parfois minés (Albera, 2001), à quel point les chercheurs et les chercheuses sont aux prises avec leur corps et leurs émotions. Julien Bernard souligne comment assister à des séances de simulation d’urgence produit des stimulations émotionnelles qu’il s’agit de maîtriser lorsque la profession médicale l’exige. Ces mises en scène permettent de comprendre les réactions émotionnelles des professionnels de santé pour améliorer l’efficacité médicale et gérer leurs impacts sur eux-mêmes, mais aussi sur le chercheur en action. Pour Jean-Philippe Melchior, la singularité de chaque rencontre avec des témoins historiques est susceptible de marquer le chercheur, voire de le bouleverser lorsque plus récemment une plainte professionnelle ne le laisse pas indifférent. Martial Meziani souligne l’importance de la question des émotions sur le terrain, spécifiquement dans le cadre des recherches-actions. Plus dépendantes des attentes sociales, ces recherches exigent d’autant plus cette réflexion et mobilisation déontologiques. Participer aux actions sportives sur le terrain engage les chercheurs Éric Perera et Yann Beldame. Lorsque la protection physique des enquêtés est en jeu, ces derniers peuvent ruser pour déstabiliser les enquêteurs, et s’engager plus que de raison sur les pentes risquées du handiski. Amandine Rochedy et Thomas Bonnet expriment leur différence d’appréhension (dans tous les sens du terme) de situations difficiles tel le contact avec un corps en décomposition ou bien l’envie suicidaire d’une maman. Les compétences professionnelles sont directement en jeu, mais aussi les singularités mêmes de la chercheuse ou du chercheur.

16Pour finir, la troisième partie scrute la question du danger et de la peur plus précisément de la manière dont ils sont métabolisés par l’enquêteur ou l’enquêtrice de passage pour nourrir sa réflexion, et incidemment celles des autres. Juliette Salme scrute les réactions des étudiants de médecine et les siennes propres au contact des cadavres lors des dissections. La maîtrise des affects joue à plein régime lorsqu’il s’agit de voir, de (dé)couper et de sentir cette chair humaine à disposition. Dans le corps à corps violent, Jonathan Bresson a mis sa vie et celle de ses clients de bars et de discothèques en danger parfois ; le plus souvent, il a préservé au maximum les intégrités physiques des protagonistes des bagarres et des rixes dans lesquelles il se devait d’intervenir. L’acmé de cet impact de ces violences sur lui-même a été le meurtre d’un de ses collègues. Il s’est, ponctuellement, positionné comme porte-parole des videurs et portiers, ces personnels invisibles et pourtant essentiels au/du monde de la nuit. Christophe Dargère souligne comment ses observations incognito ont eu des conséquences pour lui-même professionnellement et surtout comment des actions dans le cadre d’une institution de soutien peuvent conduire à la mise en danger accrue des personnes qu’elle est censée protéger. Akira Kurashima évoque la peur d’entrer en contact avec une école d’arts martiaux, et comment cette peur y est mobilisée pour être mieux à même de maîtriser à la fois l’adversaire et soi-même. David Faure et Elsa Tuffa, enfin, ajoutent à cet opus l’accès au monde spirituel et professionnel de sœurs dans un couvent. Appréhender ce terrain religieux confronte aux émotions, celles du passé, celles de l’enfance, et plus largement celles de mondes qui paraissent éloignés et pourtant si proches.

17Ces contributions soulignent en quoi et comment les émotions ressenties sont à l’œuvre et combien elles font partie intégrante de toute œuvre scientifique. Autrement dit, cet ouvrage propose de mettre en saillance la manière dont les chercheurs et les chercheuses composent avec les émotions sur le terrain tout comme au moment de l’écriture. Nommer, préciser ces émotions dans leur variété participe de l’objectivation du monde. Émotions et raisons voguent de concert, ils s’enrichissent mutuellement.

18Laissons-les nous guider sans peur, sans complexe.

Bibliographie

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Notes de bas de page

1  Dans les pays anglo-saxons, l’équivalent ne semble pas exister. Soit sont proposés des dictionnaires concernant le corps de l’anatomie et de la médecine, soit des dictionnaires sur les gest (uell) es corporel (le) s et plus largement les communications non verbales.

2  « Salissez vos pantalons » disait Robert Park à ses étudiants pour leur formuler la nécessité de s’investir, de s’immerger à l’intérieur du monde social qu’ils cherchent à comprendre. Peneff J., 1990, La méthode biographique. De l’école de Chicago à l’histoire orale, Paris, Armand Colin.

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