Vers une remise en question de l’acharnement au travail

1Les années passant, l’attitude des artisans consistant à mépriser les signaux envoyés par le corps devient plus difficilement tenable. Lorsqu’ils malmènent leur corps en travaillant, les jeunes artisans ne sont pas ignorants de ce qu’ils font. Ils connaissent en général les risques encourus et on peut rarement mettre la prise de risques sur le compte de l’ignorance. La plupart pensent qu’ils devront changer leur manière de travailler lorsque leur corps ne leur obéira plus, mais ces changements sont envisagés dans un avenir lointain. Peu à peu, ils observent sur eux-mêmes et sur leur entourage professionnel les effets du vieillissement. Suite aux efforts intenses qu’ils ont fournis, des signes d’usure se manifestent et la sélection par la santé s’accentue. L’âge auquel l’usure devient contraignante est variable et dépend du nombre d’années de pratique, du métier exercé, des antécédents professionnels et d’autres facteurs, mais les auteurs s’accordent à dire que c’est vers la quarantaine que les symptômes de l’usure deviennent réellement handicapants pour les travailleurs manuels (Teiger, 1989 ; Cottereau, 1983 ; Millanvoye, 1995). À partir de ce moment, l’usure ne peut plus être ignorée dans la mesure où les capacités physiques commencent à être affectées.

2La perte d’audition est souvent un signal qui incite les artisans à modifier leur comportement et nombre d’entre eux commencent à porter un casque antibruit après l’avoir constatée, comme c’est le cas pour ce sculpteur sur métaux.

Steeve (40 ans, sculpteur sur métal, sans salarié). – J’avoue que je regrette vraiment d’avoir meulé pendant 7-8 ans sans casque. Enfin une bonne partie sans casque, maintenant je le mets parce que les oreilles, j’avoue que…
O. C. – Pourquoi tu as commencé à mettre un casque [antibruit] si tu n’en mettais pas ?
Steeve. – J’en mettais pour les gros trucs. Par exemple quand j’étais parti pour 3-4 heures de meulage. Mais quand des fois j’ai un petit quart d’heure de meulage, au lieu de perdre dix secondes à mettre tes lunettes et ton casque, de te préparer, tu ne le fais pas, tu mets juste tes lunettes vite fait et tu as les oreilles… Mais maintenant je le fais. Je préfère perdre du temps à arrêter, mettre mon casque, sinon tu as les acouphènes qui sont… Moi j’ai un sifflement dans les oreilles qui est permanent, je l’aurai à vie. Si en fin de journée, quand je fais mes 6-7 heures de travail, si j’ai meulé trop longtemps, des fois ne serait-ce qu’un quart d’heure de trop, tu ne supportes plus les cris [des enfants]. C’est pour ça que maintenant je mets le casque et ça va mieux. […]
O. C. – C’est depuis que tu t’es rendu compte des effets du bruit…
Steeve. – Ouais.
O. C. – Et les premières années, tu ne t’en rendais pas compte ?
Steeve. – Non, non. Ah oui, le soir j’avais l’oreille qui sifflait, ça durait une heure ou deux. Le lendemain matin, tu sentais pas. Et puis comme tu bosses en intérim. Faut pas oublier qu’en intérim dans le bâtiment, tu retrouves beaucoup ces machines [meuleuses]. Et la plupart des mecs, les petits gestes réguliers où tu vas faire du bruit tous les quarts d’heures, ça, personne n’y fait attention au début, alors qu’on devrait à chaque fois mettre le casque. En même temps, rester toute la journée avec le casque sur les oreilles, c’est casse-couilles.

3Comme on le voit dans son discours, ce sculpteur connaissait de longue date les effets du bruit sur son organisme. Mais, tant que les symptômes étaient transitoires, il ne portait pas systématiquement de protection auditive pour « un petit quart d’heure de meulage ». Finalement, avoir les oreilles qui sifflent pendant une heure était considéré comme un moindre mal si cela lui évitait de perdre dix secondes à chaque fois qu’il fallait mettre le casque. En revanche, en ce qui concerne le port des lunettes, l’habitude était déjà bien installée car ne pas les porter expose au risque de recevoir un « grain de meule » dans l’œil et de devoir interrompre le travail immédiatement (voir encadré 16). Mais, après dix ans de travail avec une utilisation quotidienne de la meuleuse, qui font suite à plusieurs années de travail en intérim dans le BTP, les conséquences de l’exposition au bruit sont devenues permanentes. L’enquêté a des acouphènes de manière continue et il est devenu intolérant au bruit en dehors de son travail. L’incidence sur sa vie quotidienne est telle qu’il ne peut plus l’ignorer. Conscient que l’attitude qu’il adoptait jusque-là n’est plus tenable, il met tout en œuvre pour préserver son ouïe. Il se résout à porter le casque antibruit, même lors de courtes séquences de travail, malgré l’inconfort et la perte de temps que cela occasionne. Désormais, la gêne provoquée par l’usage de l’EPI est considérée comme un problème moindre au regard des dégâts occasionnés par l’usage de la meuleuse sans porter de casque.

4Peu à peu, les artisans comprennent que pour conserver un corps en état de travailler jusqu’à l’âge de la retraite, ils doivent modifier certaines habitudes. Ils se résolvent malgré eux à prendre un peu plus en compte les sensations morbides et à être à l’écoute de leur corps. Le constat vaut pour l’usure du corps dont les effets deviennent patents, mais il vaut aussi pour les risques d’accident. Arrivés à un certain âge, les artisans ont assisté à des accidents ou ils en ont eux-mêmes été les victimes. A minima, ils connaissent des personnes à qui un accident est arrivé et ont entendu parler d’événements qui se sont produits dans leur métier ou dans leur zone géographique. La prise de conscience de la nécessité de ménager son organisme résulte aussi de l’observation d’autrui et de la circulation d’informations sur le sujet. Les restaurants ouvriers sont le lieu où les hommes de métier apprennent que tel couvreur « est tombé du toit ». Quant aux artisans créateurs, c’est à l’occasion d’expositions collectives, de marchés ou de rassemblements festifs qu’ils se racontent ce genre d’histoires. Ce réparateur en engins de chantiers explique qu’il a pris conscience de certains risques en étant témoin d’accidents et pourquoi il porte désormais des lunettes de sécurité.

Patrick (réparateur BTP, 45 ans, 1 salarié). – On1 a eu des coups de burin, pfff, des accidents à la con hein, où tu perds un œil parce que l’éclat du burin (inaudible). Sur les chantiers, plusieurs fois j’ai vu ça.
O. C. – Tu en as vu plusieurs des accidents ?
Patrick. – Ah oui oui oui. Moi, j’ai vu un gars perdre un œil avec un éclat de burin.
O. C. – Un éclat d’acier est entré dans son œil ?
Patrick. – Oui. On a des chasses2 pour le contrecoup, puis à taper, ça se mate et ça fait un bourrelet, et puis un jour, un coup sur le côté et l’éclat part, tu le prends dans l’œil, dans le cou, dans le nez, et voilà. Et comme par hasard, ça tombe toujours où il ne faut pas, c’est toujours dans les yeux. Moi, maintenant, je mets des lunettes quand je vais à la masse. Il y a vingt ans, j’aurais jamais mis une paire de lunettes.
O. C. – C’est d’avoir tiré des leçons de ce que tu as vu ?
Patrick. – Voilà. Maintenant je mets des lunettes et je deviens prudent, des fois je mets même une écharpe parce que j’ai toujours peur. J’ai vu un gars qui s’est pris un éclat de burin dans le cou, pas loin d’une artère, et on lui a dit « pff, chaud là ! », ça fait que tu apprends. Maintenant je mets des lunettes. Et j’ai une casquette […] antichoc que je mets sur la tête, et quand tu prends un coup ça te protège. Voilà, maintenant je mets ça, il y a vingt ans je ne mettais pas ça. Parce que je me suis pris des coups dans la gueule quoi.

5Cet artisan a été le témoin direct de plusieurs accidents causés par un éclat de métal projeté par le choc d’une masse sur un burin. La première fois, l’éclat est entré dans l’œil et l’a crevé. La deuxième, il s’est logé dans le cou tout près d’une artère. Les mesures de protection prises par l’enquêté sont en rapport direct avec les situations qu’il a vécues. Il porte désormais des lunettes et une écharpe, bien que le port de ce dernier accessoire soit rare et quelque peu incongru, ce qui montre la force avec laquelle il a été frappé par l’événement auquel il a assisté. Il est d’autant plus incité à modifier son comportement qu’il a été lui-même victime d’un accident de travail à la suite duquel il a perdu un doigt. Au moment de l’entretien, Patrick sent qu’il a épuisé ses possibilités de faire reposer son travail sur l’engagement physique et il est à la recherche d’une solution pour se ménager.

O. C. – Tu sens une usure liée au boulot ?
Patrick. – Oui, j’ai mal dans le dos, que j’avais pas avant. Et depuis un an.
O. C. – Ça se manifeste par des maux de dos ?
Patrick. – Ouais, des maux de dos. Le dos, les lunettes [de vue], ça fait 15 jours. Avant je voyais clair. Mais ça, à 45 [ans], ça y est. Et je le sens. Et je sens la fatigue. Avant, jusqu’à 8 ou 10 h du soir, j’étais à fond dedans. Maintenant, à 6 h je me dis « c’est bon ». Et quand tu es jeune, t’as pas peur, tu y vas, ce qui est bien, c’est l’âge, c’est comme ça. T’aimes ça, t’as envie de ça, tu fais ça. Ça te valorise, pour toi, pour ton client, tout le monde est content et voilà. Ça fait du boulot, ça fait de l’argent, c’est le but hein ! Tout va bien. Après, quand l’âge arrive, c’est différent. Tout le monde est dans le même cas je pense. Moi je le sens, putain ! […] Je commence à avoir mal dans le dos, un peu partout, que j’avais pas avant.

6Patrick se sent usé. Il réalise depuis peu qu’il doit changer quelque chose à sa manière de travailler, se ménager. Aux maux de dos qu’il ressent depuis un an vient de s’ajouter l’obligation de porter des lunettes pour lire. Ces signes de vieillissement l’inquiètent. Pourtant, tant qu’il était dans la force de l’âge, un engagement physique intense était une source de satisfaction. Il évoque ensuite les vingt ans qui lui restent avant d’arriver à l’âge de la retraite et l’impossibilité de conserver le même rythme, malgré son envie de ne rien changer.

O. C. – C’est ça (les maux de dos) qui te fait réfléchir à prévoir une sortie ?
Patrick. – Oui, parce que je sais que malgré le caractère, malgré l’envie, je ne pourrai pas continuer à ce rythme là encore 20 ans, c’est clair.
O. C. – Tu ne peux pas être comme ça jusqu’à la retraite ?
Patrick. – Tsst tsst, il faudra qu’à un moment donné je trouve une échappatoire, enfin une autre façon de faire. Soit que j’arrête d’être à mon compte et que je rentre salarié dans une entreprise, là où je bosse par exemple, ce qui peut être possible. Ou soit que je [travaille en] motoculture, ou soit que je fasse autre chose, mais je ne pourrai pas aller faire des trains de chaînes [pièces lourdes] sur un chantier comme ça, parce que je me démène à fond et voilà.
O. C. – Pourtant, si tu es salarié, tu feras le même boulot ?
Patrick. – Oui mais c’est pas la même… quand tu es salarié. Quand tu es patron, comme moi, je suis de l’extérieur. Moi ils m’appellent parce qu’ils savent que je fais du boulot. Sinon ils ne m’appelleraient pas.
O.C. – Plus qu’un salarié ?
Patrick. – Oui, plus qu’un salarié. Donc je fais le boulot, ils me rappellent si ça se passe bien. Le jour où je ne peux pas fournir, c’est pas sûr qu’ils me rappelleront. S’il y a un mec de 25 ans qui s’installe et qui fait le même boulot que moi, et que moi je ne peux plus, et bien ils le prendront, ce qui sera logique. Je me retrouverai sur la paille. Voilà le danger. Donc la porte de sortie, c’est soit la motoculture, soit d’arrêter ou soit d’être salarié. Je peux aussi envisager d’être salarié dans une entreprise, peut-être prendre un poste d’encadrement j’en sais rien, chef d’atelier ou un truc comme ça, qui serait moins physique. Mais encore faut-il trouver la place.
O. C. – Bien sûr. Donc le but est d’avoir un travail moins physique ?
Patrick. – Moins physique oui. Bosser, bien sûr, sans problème, mais on peut remplacer le physique aussi. Il y a une époque pour tout. Nos parents forçaient comme des Turcs, maintenant un peu moins, ce qui est normal. Moi je suis dans une transition où forcer, je ne veux plus de ça. Je sens que ça ne le fera pas.
O. C. – Donc, pour la manutention des chenilles, comment ça se passe ?
Patrick. – On loue un chariot élévateur et puis on fait tout avec.
O. C. – Il n’y a plus à porter ?
Patrick. – Avant, on faisait un boulot en trois jours. Maintenant on met quatre, on met cinq. Parce qu’on passe plus de temps pour l’élévateur, déjà attendre qu’il arrive, et puis s’en servir. On force beaucoup moins. Avant on déplaçait des grosses pièces de 20, 30 kilos, cinquante kilos même plus. Même 100 kilos, à deux on la portait, on la mettait en place, terminé on boulonnait. Toujours en équilibre ou autre chose. Maintenant c’est fini. On prend les sangles, on met en hauteur, on met les boulons, et ça se passe bien. Et c’est plus de temps, c’est tout.
O. C. – Est-ce qu’il y a des travaux que tu refuses de faire pour ce genre de raison ?
Patrick. – Oui. Parce que maintenant j’ai une clientèle limitée, j’ai deux gros clients en TP et puis le reste, des petites entreprises de terrassement dans le coin, qui sont des copains, des proches, que je fais un peu comme ça. Mais avant j’avais une plus grande clientèle dans le TP, on me demandait des fois des trucs de fou que j’ai faits à une époque, et que maintenant je ne ferais plus. Les clients demandaient chez les concessionnaires, Caterpillar ou Volvo, des devis. Moi derrière j’étais moins cher mais je compensais par l’effort, tout le bordel tu vois, et maintenant je ne le ferais plus. Changer carrément l’embase des pelles comme ça, séparer les deux (il montre sur une maquette), refaire la tourelle […], c’est hyper-dangereux, c’est de l’équilibre, c’est des grosses cales, c’est de la manutention, c’est lourd, c’est dangereux quoi. Et puis tu ne travailles pas tout seul, tu as un chauffeur, et tu ne sais pas trop comment il va réagir, s’il est du mauvais côté tu vas le prendre sur la gueule. Ça j’en veux plus, hors de question. On a fait des trucs… O. C. – Tu l’as fait et tu ne le fais plus.
Patrick. – Ah non, terminé, je préfère dire non. Je connais des entreprises, je sais ce qu’elles ont comme moyens de travail. Là où c’est sérieux, il n’y a pas de souci, j’irai. Mais là où c’est pas sérieux, j’irai plus. Je préfère ne rien faire que de prendre des risques et me le prendre sur la gueule. Maintenant, je dis ça. Il y a 20 ans j’aurais été.
O. C. – Parce qu’il fallait lancer l’entreprise ?
Patrick. – Lancer l’entreprise et puis c’était comme ça, on faisait comme ça. Et puis l’âge passe. Tu apprends qu’il y en a un qui s’est fait écraser, l’autre qui perd un doigt, l’autre c’est une main, l’autre y laisse sa peau, c’est nul. On essaye d’être plus sage à un âge, il y a trop d’accidents.

7Son succès professionnel est justement lié au fait qu’il n’a jamais rechigné devant une tâche difficile ou pénible (« j’étais moins cher mais je compensais par l’effort »). Or, il admet qu’il lui faut plus de temps qu’avant pour réaliser un même travail depuis qu’il cherche à réduire les risques d’accident. Il refuse désormais de faire certains travaux dangereux car il sait qu’il peut compter sur de bons clients qui lui offrent de meilleures conditions de travail et qui lui sont fidèles. Mais jusqu’à quel point le seront-ils ? Depuis qu’il « préfère ne rien faire que de prendre des risques », sa santé s’en porte mieux mais le nouveau risque est de se retrouver sans travail. En effet, il craint de perdre ses clients s’il change trop ses habitudes. Il estime en faire plus qu’un salarié et que c’est la raison pour laquelle les clients recourent à ses services. L’éventuelle installation d’un concurrent plus jeune, de quelqu’un qui accepterait de faire les choses dangereuses que lui-même refuse aujourd’hui, est une menace (« je me retrouverai sur la paille. Voilà le danger »), d’autant que ses connaissances techniques deviennent petit à petit obsolètes3. La question qui se pose est de savoir par quoi « remplacer le physique », comment « trouver une échappatoire », « une autre façon de faire ». Patrick est dans une phase de transition et d’hésitation. Plusieurs solutions sont envisagées parmi lesquelles un passage vers le salariat, mais pas à n’importe quel niveau hiérarchique : il évoque des fonctions d’encadrement et de chef d’atelier où il serait moins soumis à la pénibilité physique, tout en réalisant que ce genre de poste lui serait difficilement accessible. Mais Patrick a déjà commencé à chercher concrètement une solution pour se reconvertir professionnellement. Sept mois avant notre entretien, il a ouvert un magasin de motoculture où il fait travailler un salarié. Son objectif est de passer petit à petit du chantier au magasin et d’y finir sa carrière plus tranquillement. En bon gestionnaire (il rencontre son comptable deux fois par mois), il teste la viabilité de cette nouvelle activité avant de s’y consacrer pleinement. Cet investissement lui a coûté de l’argent, du temps et des efforts supplémentaires car il a acheté une maison où il a réalisé lui-même tous les travaux d’aménagement pour en faire un magasin. Cependant, deux ans et demi après notre entretien, je ne trouve plus trace de son magasin. Il semble que son projet n’ait pas abouti.

8La question à laquelle Patrick est confronté se pose à peu près de la même façon pour tous les artisans qui ont été interrogés et qui, rappelons-le, exercent un métier dont le résultat dépend en grande partie de l’intensité de leur engagement physique : par quoi remplacer l’effort physique lorsque le corps commence à faiblir ? L’artisan a accumulé de l’expérience au cours de ces années. Il maîtrise mieux son métier et les possibilités offertes par le statut d’indépendant. Sa clientèle et sa réputation sont bien établies. Il possède un outil de production efficace. Mais s’il a accédé à cette position, c’est parce qu’il a fait la démonstration qu’il ne ménageait pas sa peine. Son entourage social est prêt à le soutenir en cas de difficulté temporaire, mais de plus jeunes artisans cherchent eux aussi à vivre de leur métier tout en étant peu regardants sur leurs conditions de travail.

9Une des solutions mise en œuvre par les artisans vieillissants consiste à développer des savoir-faire de prudence qui permettent de continuer le travail en préservant ce qui reste du capital corporel, comme nous allons le voir au point suivant.

L’effet de l’âge sur la prévention des risques

10Comme on a pu le voir dans le discours du réparateur d’engins, son attitude face aux risques professionnels évolue pour deux raisons dont les effets se conjuguent, à savoir l’avancée en âge et l’évolution des normes de comportement dans le BTP ces vingt dernières années. Il est difficile de différencier l’effet produit par chacune de ces deux variables. En expliquant l’évolution de son travail, Patrick fait lui-même la confusion entre l’évolution sociale des habitudes de travail et les changements individuels liés à l’avancée en âge.

« Maintenant c’est différent parce que les [clients] donnent quand même des moyens. Tu peux trouver un élévateur ou autre chose. Si tu l’as pas, tu le loues. [Quand] j’ai pas ce qu’il faut, le chef [de chantier] dit “tu loues, tu nous diras et on te paye”. Mais il y a vingt ans, tu fonces dedans, tu fais tout à la main. Mais à 45 ans, c’est bon, tu travailles différemment, tu t’organises, et tu prévois ce qu’il faut »
Patrick.

11Patrick se sentait plus vaillant il y a vingt ans mais, à l’époque, on ne proposait pas aux réparateurs d’engins de louer un élévateur. Le rapport aux normes de sécurité a beaucoup évolué ces vingt dernières années, ainsi que l’outillage disponible (notamment les engins de manutention). Ainsi, un maçon proche de la retraite explique que lorsqu’il était apprenti, soit vers 1960-1965, le mortier était gâché à la main puis, il était lancé à la pelle d’étage en étage jusqu’à atteindre le niveau où il serait mis en œuvre. Cette pratique a entièrement disparu, même s’il ne faut pas verser dans l’illusion d’un progrès continu qui ferait peu à peu disparaître toute pénibilité (Gollac et Volkoff, 2006). On a d’ailleurs vu que la manutention vers les étages se pratique toujours à la main dans certaines circonstances (voir encadré 10). Néanmoins, même l’artisan le moins fortuné peut acheter une petite bétonnière dans un magasin d’outillage à bas prix. Pour ces raisons, il est difficile de faire la part des choses entre l’effet de génération et l’avancée en âge. Je vais néanmoins chercher à démêler ces deux aspects en examinant la question sous l’angle de la construction et de la transmission intergénérationnelle des savoir-faire de prudence.

Les savoir-faire de prudence

12Une étude donne quelques exemples de ce que sont les savoir-faire de prudence à partir du cas des égoutiers de Paris qui évoluent dans un environnement souterrain périlleux (Ferreira, 2012). L’auteur mentionne la capacité à reconnaître les odeurs et à les interpréter, à identifier des produits dangereux qui flottent à la surface de l’eau et à déceler l’absence de toute vie animale qui signale la toxicité aiguë d’un lieu. Ces connaissances permettent de diminuer l’appréhension du danger et le danger lui-même. D’autres compétences sont plus performatives et relèvent autant du « faire » que du « savoir », comme l’acquisition d’un mouvement d’épaule qui permet de soulever une plaque d’égout pour sortir rapidement en cas d’urgence.

13La définition du savoir-faire de prudence a évolué depuis son apparition sous la plume de Damien Cru et Dominique Dejours. Ces auteurs emploient le terme pour désigner « un ensemble d’attitudes, de comportements, de façons d’opérer, qui vont dans le sens de la sécurité, concrétisent les demandes de la sécurité prescrite, complètent celle-ci ou la redoublent » (Cru et Dejours, 1983, cités par ARACT, 2013 : 13). Envisagés de cette manière, les savoir-faire de prudence sont des comportements qui viennent en supplément de la sécurité prescrite, telle qu’elle est prévue dans les règlements. Bien entendu, cette notion a été forgée en observant des salariés concernés par de tels règlements. Leur travail est encadré par des normes dont l’application fait l’objet d’une surveillance. Dans leur cas, on différencie habituellement ce qui relève de la sécurité réglée et de la sécurité gérée. Le terme « sécurité réglée » désigne des dispositifs formels de prévention et de protection du travail qui consistent en l’application obligatoire de règles, de procédures, de mesures techniques (ANACT, 2011). Quant à la « sécurité gérée », qui existe en complément de la première, elle repose sur l’expertise humaine, les ajustements locaux requis pour appliquer la sécurité réglée et certaines règles de bon exercice du métier qui existent au sein des collectifs de travail. Selon cette conception, les savoir-faire de prudence sont l’une des facettes de la sécurité gérée qui complètent ou redoublent les prescriptions de la sécurité réglée (ANACT, 2011).

14Pour être applicable aux artisans, la notion doit être élargie car les prescriptions de sécurité y sont très peu contraignantes, pour ne pas dire absentes.

15Pour Sylvie Ouellet et Nicole Vézina (2008), la notion de « savoir-faire » recouvre des capacités informelles, inconscientes, transmises par mimétisme, rarement et difficilement verbalisées. Elles précisent que les savoir-faire augmentent avec la pratique et l’expérience et qu’ils permettent de répondre aux exigences de la production et/ou de protéger sa santé. Dans le second cas, ils sont qualifiés de « savoir-faire de prudence ». Il en ressort que

« le développement de savoir-faire de prudence ne consiste pas simplement à appliquer individuellement des règles de prudence, mais surtout à développer, en relation avec le milieu, ses propres stratégies de prudence, les meilleurs compromis permettant de maintenir l’équilibre entre soi-même, les autres et le système de production »
Chatigny et Vézina, 2004, cités par Ouellet et Vézina, 2008 : 3.

16Cette définition s’accorde bien avec la problématique de l’artisanat en prenant en compte la dimension individuelle de la prudence mais aussi les interactions avec l’environnement dans ses aspects sociaux et techniques. L’idée de compromis entre soi-même, les autres et le système de production renvoie à la dimension collective des savoir-faire de prudence. Ceux-ci existent indépendamment de la sécurité prescrite, ce qui n’exclut pas sa présence sous une forme intériorisée, mais ne la limite pas à ses aspects contraignants. La façon dont est traité le problème des grains de meule dans les yeux chez les travailleurs du métal est un exemple de savoir-faire de prudence (voir encadré 16).

17Retirer les grains de meule d’un œil est un geste technique car il requiert de savoir comment utiliser le morceau de papier. La notion de prudence consiste à interrompre le travail sous peine de voir s’aggraver l’état du blessé et à contrevenir à la norme sociale qui impose de continuer le travail malgré la douleur. Cette injonction à transgresser la norme est donnée par un travailleur expérimenté en direction d’un novice qui ignore les suites possibles de l’événement. On voit l’importance de l’âge et de l’expérience individuelle et collective dans la transmission des savoir-faire de prudence, c’est-à-dire leur dimension sociale. On note également que cette pratique n’est pas légitime au regard des règles de la sécurité prescrite selon lesquelles seul un membre du corps médical serait habilité à intervenir.

18Pour développer la question des savoir-faire de prudence et ses rapports avec l’âge, je vais m’appuyer principalement sur des données collectées à l’occasion de quatre semaines d’observation participante au symposium de sculpture de « la vallée des Saints ». Dans ce contexte, la transmission des savoir-faire (de prudence et autres) est intense car le symposium est une période de quelques semaines au cours desquelles des individus qui travaillent en général seuls forment une communauté temporaire et très soudée.

Travailler à la vallée des Saints

19J’ai participé à ce symposium au mois de juillet 2012, au cours duquel sept statues monumentales en granit ont été sculptées par neuf sculpteurs en l’espace d’un mois4. Pour faciliter mon intégration, j’ai apporté une forge sur le chantier pour être partie intégrante de l’équipe sans pour autant empiéter sur le travail d’autrui. Au début du mois, j’ai commencé par entretenir les outils des sculpteurs5, puis j’ai consacré de plus en plus de temps à travailler sur les statues pour des tâches simples de finition (bouchardage, polissage), des tâches routinières (usage du perforateur) et, occasionnellement, en intervenant sur la taille du granit. À la fin du mois, j’aurai contribué à des degrés divers à la réalisation de six des sept statues.

20Le travail des sculpteurs consiste à tailler une statue de saint d’environ 3 mètres de haut dans un bloc de granit. Celui-ci pèse une vingtaine de tonnes au départ et perd environ la moitié de son poids au cours de la taille6. Schématiquement, le travail s’effectue en trois étapes. La première est la plus délicate. Il s’agit de dégrossir le bloc en perçant des trous en ligne à l’aide d’un marteau-perforateur, puis de faire éclater le bloc en enfonçant des coins en métal dans les trous réalisés. Cette étape est éprouvante physiquement car l’usage du perforateur provoque beaucoup de vibrations. Elle est aussi difficile psychologiquement car si le bloc ne se fend pas correctement, le projet est remis en question, comme cela se produit le jour où une ébauche de tête se détache du tronc à cause d’une fissure dans la pierre. La seconde étape consiste à tailler la pierre pour faire ressortir des volumes et des creux dessinant les bras, le visage et tous les autres détails souhaités. Là encore, le sculpteur est soumis à de fortes vibrations causées par les outils employés : la meuleuse et le « pétard », engin pneumatique au bout duquel vibre un outil qui attaque la pierre7. Les outils à main ne sont pas utilisés, sauf la massette (sorte de marteau) pour décrocher du bloc les parties entamées à la meuleuse. Enfin, la dernière étape consiste en la finition des surfaces par différentes techniques. La première étape du travail est réalisée avec le bloc en position couchée. Ensuite, la statue est placée en position debout. Les deux étapes suivantes se chevauchent car les sculpteurs travaillent souvent par zone.

21Bien qu’il n’y ait pas d’horaire imposé, le travail commence pour tout le monde entre 8 h 30 et 9 h. Le déjeuner, fourni par l’organisateur8, est pris sur le chantier, abrité sous un hangar où sont installées les commodités (et la forge). Après environ une heure de pause, le travail reprend jusqu’à 18 h 30, heure à partir de laquelle on range les outils. Une autre pause précède le repas du soir qui est pris dans un restaurant du village et la soirée se poursuit sous le hangar du chantier. Ensuite, certains rejoignent leur caravane et d’autres dorment dans une maison qui jouxte le chantier. Sauf exception, les sculpteurs quittent le chantier le vendredi soir et y reviennent le lundi matin.

22Au fil de la journée, les touristes de passage viennent observer le travail des sculpteurs. Les blocs sur lesquels ils travaillent sont disposés sur un terreplein de manière à être bien visibles. Le contraste est frappant entre l’ambiance bucolique et méditative qui règne sur la colline où sont exposées les statues achevées les années précédentes et le chantier où se déroule le travail.

23Pour observer le site de la vallée des Saints tel qu’il est mis en scène, le lecteur peut utilement se référer à un montage photo mis en ligne par l’organisateur9. Les photos des sculpteurs sont accompagnées de mots qui les légendent : « Efforts, puissance, endurance, poussières, concentration, précision, transmission, amitiés » sont les termes qui commentent les images des sculpteurs au travail. Ceux-ci sont présentés tantôt couverts de poussière et le visage marqué par l’effort, tantôt dans un rapport intime avec leur pierre à laquelle ils semblent insuffler la vie.

24Les sculpteurs se confrontent à une matière particulièrement dure dans le vacarme assourdissant des engins pneumatiques et dans des nuages de poussières. Lorsqu’ils grimpent sur leur bloc, la disproportion entre la taille du sculpteur et celle de sa pierre saute aux yeux. Le dégrossissage des pierres est un moment où la puissance qu’ils exercent sur la pierre est particulièrement visible. Après avoir percé une série de trous en ligne à l’aide d’un perforateur pneumatique d’un poids de trente kilos, ils introduisent des coins en métal dans les trous et les frappent à la masse pour en décrocher des blocs de plusieurs centaines de kilos. La force déployée n’est pas aveugle, il ne s’agit pas de frapper n’importe comment mais d’écouter comment la pierre résonne. Force physique, intimité avec le matériau et créativité artistique sont les qualités attendues chez les tailleurs de pierre (Martin, 2010). Alliées à la taille démesurée des œuvres, elles transforment le travail en un spectacle attractif pour les visiteurs. « C’est aussi une performance ! », commente un sculpteur, c’est-à-dire le spectacle d’une démonstration de force et d’adresse.

25On peut classer les neuf sculpteurs présents en trois catégories : quatre novices, quatre sculpteurs confirmés et un maître qui est le plus âgé d’entre eux. Les novices travaillent sous la supervision du maître alors que les sculpteurs confirmés sont entièrement autonomes. Initialement, les maîtres étaient au nombre de deux mais l’un d’eux a quitté le chantier après que sa maquette ait été refusée. Cette hiérarchie n’est pas formelle, elle repose sur la position de chacun dans le champ professionnel, sur l’âge et sur l’expérience. Le portrait du maître (voir encadré 17) rend compte des critères qui déterminent la place dans le groupe10.

26La vie collective, le partage des joies et des « affres de la création » créent un groupe très soudé qui aide à supporter des conditions de travail difficiles. « Aucun d’entre nous ne ferait un tel travail tout seul. C’est le groupe qui donne l’énergie nécessaire pour y arriver », déclare un sculpteur à la presse. En effet, le délai de quatre semaines impose un rythme soutenu. Les sculpteurs travaillent en extérieur et sont soumis aux intempéries. Sur un mois, nous connaîtrons deux semaines de pluie et une autre de forte chaleur. Aux aléas climatiques, il faut ajouter le bruit et la poussière dont chacun se protège car les nuisances sont telles qu’il serait impossible de se passer des équipements de protection individuels (masque anti-poussières et casque antibruit). Mais la principale difficulté à surmonter, celle qui provoque fatigue et douleurs et qui épuise progressivement l’organisme, c’est l’exposition aux vibrations. L’emploi continuel du marteau-perforateur, de la meuleuse et du « pétard » n’est pas sans conséquences. Les effets nocifs des vibrations sur la santé sont reconnus lorsque celles-ci se transmettent à tout le corps et plus particulièrement aux membres supérieurs (tableau n^o 69 et 97 des maladies professionnelles du Régime général). Elles entraînent des pathologies des articulations et des troubles neurologiques (moindre sensation du toucher et de la perception du chaud et du froid, diminution de la préhension, perte de la dextérité manuelle11).

27Au bout d’une semaine, tous les sculpteurs sont touchés. Je fais moi-même l’expérience de ce qu’on ressent après une après-midi passée au marteau-perforateur. La nuit suivante, je n’arrive pas à détendre les muscles de mes bras et j’ai l’impression que mes os continuent à vibrer. Le lendemain matin, mes mains sont engourdies et il m’est difficile de bouger les doigts. « Untel, il a tellement mal aux mains le matin, les doigts gonflés, qu’il n’arrive plus à rouler ses clopes », me confie quelqu’un la troisième semaine du chantier.

28La prévention et le traitement des problèmes de santé liés aux vibrations sont l’objet de savoir-faire de prudence qui sont échangés au sein de groupe. Chacun a ses recettes pour éviter de ressentir pendant la nuit « les gants de douleurs », ou pour reprendre le travail malgré leur présence. Les discussions entre sculpteurs sont fréquentes pour savoir comment se protéger des vibrations. Chacun adopte des moyens préventifs (attelles au poignet, gants rembourrés) et cherche à se soulager (pommade chauffante, Doliprane matinal). Par contre, personne ne se plaint ouvertement de ressentir des douleurs. « Tout le monde a mal la nuit mais personne n’en parle », me dit quelqu’un en aparté. En effet, lorsque je pose la question de manière directe, j’obtiens des réponses évasives. Les douleurs liées aux vibrations sont un sujet de préoccupation pour tout le monde mais chacun évite d’en établir une liste détaillée face aux autres membres du groupe.

29Patrice, l’aîné des sculpteurs, donne régulièrement des conseils. Par exemple, à propos du marteau-perforateur, il suggère de le tenir à deux, de le lester avec des poids en fonte pour empêcher qu’il rebondisse et de ne pas crisper la main sur la poignée. Ce sont des tours de main qu’il a appris en fréquentant les carrières et qui réduisent l’effet des vibrations.

30Les savoir-faire en matière de prévention sont transmis par les plus anciens en direction les plus jeunes, mais ils ne sont pas toujours écoutés tant que les vibrations ne provoquent qu’une gêne passagère. Les anciens conseillent aux novices de prendre des précautions qu’ils n’ont souvent pas prises eux-mêmes, et ils se font peu d’illusions sur l’influence qu’ils peuvent exercer sur cette jeunesse fougueuse. Peu de temps avant le début du symposium, je me rends chez l’un des maîtres-sculpteurs12, personnage renommé d’une soixantaine d’années, pour y forger quelques outils dont il a besoin. Pendant le travail, mon hôte me propose de porter des gants qui sont rembourrés au niveau de la paume de la main en me disant : « Toi aussi tu fais un métier de frappe, tu dois te protéger. » Je refuse ses gants qui diminueraient ma dextérité. Le sculpteur me rétorque alors : « Toi, tu n’as pas encore eu assez mal ! » Plus tard dans la conversation, il poursuit : « Quand tu deviens vieux, tu comprends des choses, mais tu ne peux pas les dire aux jeunes, ils n’écoutent pas. De temps en temps, tu dis un petit truc, une petite phrase comme ça en espérant que ça rentre un peu. »

31Dans le contexte des hommes de métier du BTP, les choses se passent à peu près de la même manière. Ainsi, dans l’entreprise de carrelage Logodenn, c’est Henri, l’ancien patron, qui donne des conseils de prudence à son successeur. Lorsqu’il lui suggère de ne pas enjamber une barrière de sécurité, Jean-Yves obtempère après avoir hésité. Mais quand Henri lui demande d’utiliser un aspirateur plutôt qu’un balai pour soulever moins de poussières, il ignore son conseil. Ce sont les plus anciens qui disent ce genre de chose et ils sont écoutés, même si leurs conseils ne sont pas toujours suivis.

32Une première approche montre donc que les injonctions concernant la sécurité au travail circulent depuis les plus âgés vers les plus jeunes. Patrice détient une autorité morale qui l’autorise à donner des conseils de prudence aux autres. Jusqu’à l’année dernière, il était d’ailleurs désigné responsable de la sécurité sur le chantier auprès de l’organisateur. Il a maintenant délégué cette fonction à l’un des quatre sculpteurs confirmés et il l’encadre dans cette tâche. Il veille encore à ce que chacun porte des chaussures de sécurité et réprimande les novices lorsqu’ils sautent des échafaudages. De son aveu, ces préoccupations sont liées au fait qu’il a assisté à plusieurs reprises à des accidents (pieds écrasés, accident mortel en carrière). Lorsqu’il coordonne le déplacement des statues par la grue (où mettre les sangles pour éviter la casse, quand placer les cales…), tout le monde lui fait confiance et est attentif à ses injonctions.

33L’âge est aussi associé à certaines prérogatives. Dans le cas de Patrice, il s’agit de privilèges qui sont devenus, année après année, des habitudes bien ancrées. Ainsi, chacun sait que le poste de travail le plus proche du lieu de stockage des outils lui est réservé, ce qui limite les allers-retours pour déplacer chaque jour son matériel. Toutefois, une prévenance ostentatoire serait mal perçue car elle serait dévalorisante. Si une aide est la bienvenue, il n’est pas question d’insinuer que l’aîné est devenu incapable de faire certaines choses. Les novices et les confirmés font preuve d’une certaine prévenance envers les maîtres lorsqu’ils vont au-devant du travail pénible pour les soulager, estimant que c’est leur rôle d’agir ainsi. En assumant du travail pénible, ils font montre de leur motivation et de leur désir d’apprendre. Chaque année, Patrice est accompagné d’un novice qui travaille avec lui sur sa statue. Ce dernier n’est pas traité comme un manœuvre, un « grouillot », mais plutôt comme un élève. Il n’est pas payé en argent, mais le travail réalisé en commun est une sorte de cours particulier de sculpture. Si les choses se passent bien, le novice peut espérer se voir confier une statue l’année suivante.

34L’âge et l’expérience sont associés à une capacité d’anticipation des problèmes qui peuvent survenir. Ainsi, la première semaine du chantier, lorsque la pluie se met à tomber abondamment, Patrice est le seul à avoir déjà prévu un abri qui est rapidement installé. D’autres suivront son exemple avec une semaine de retard. Patrice mobilise d’autres ressources pour se faciliter le travail. Avant le symposium, il se rend personnellement dans la carrière où son bloc sera extrait et le fait découper sur place selon une forme qui s’approche au mieux de la silhouette de sa future statue. Ainsi, il s’épargne une bonne partie de la phase très pénible du dégrossissage. À l’inverse, les novices travaillent sur des « boules de champ », blocs de pierre hétérogènes et souvent fissurés, à la forme irrégulière, que les agriculteurs des environs viennent apporter sur le site quand ils les retirent de leurs champs. Ainsi, l’âge détermine un ordre de priorité dans l’accès à certaines facilités. De même, pour l’un des sculpteurs confirmés, il semble normal d’obtenir le raccordement à l’une des machines avant « les petits jeunes qui viennent d’arriver ». Si cet ordre de priorité aide ceux qui occupent les places les plus en vue à s’y maintenir, il est aussi justifié par le fait que les aînés ont fait leur part de travail pénible et méritent désormais un certain confort. Chez les plus âges, les stigmates du travail montrent bien que, s’ils sont dispensés de certaines tâches lourdes, c’est que leur état de santé les y oblige et en aucun cas parce qu’ils cherchent à s’y soustraire. C’est souvent parce qu’ils présentent des signes visibles d’usure qu’ils peuvent se permettre de faire des recommandations aux plus jeunes sur la nécessité de préserver leur corps. Ainsi, lorsqu’Anatole, ferronnier d’art de 60 ans, donne des conseils de prudence à ses salariés, c’est en se présentant lui-même comme un contre-exemple.

« Là, je vais me faire opérer de l’épaule gauche au mois de septembre. Ben c’est les tendons qui pètent quoi, à la longue. Les gestes répétitifs, les travaux un peu durs. Quand on est jeune on ne fait pas gaffe, on bourre dedans et puis on s’occupe de rien. Heu, bon c’est sûr, avec le recul, et l’expérience que j’en ai aujourd’hui, j’y fais gaffe avec mes gars. […] C’est la raison pour laquelle je leur dis : “Dans la mesure du possible, organisez votre travail pour ne pas faire toute la journée le même geste, le même mouvement, parce que moi je l’ai fait, sans compter, sans faire gaffe, et aujourd’hui voilà, le résultat il est là, j’ai les épaules en vrac” »
Anatole, 60 ans, ferronnier d’art, 6 salariés.

35La transmission des savoir-faire de prudence s’observe aussi lorsqu’un ancien propose de l’ouvrage à un novice ou à un confirmé. Ainsi, on peut mettre en rapport la circulation des offres d’ouvrage avec les savoir-faire de prudence. À son âge, Patrice ne souhaite plus prendre de chantiers trop périlleux. Lorsqu’on lui propose de sculpter les gargouilles d’une chapelle voisine de la vallée des Saints, il préfère ne pas réaliser ce chantier lui-même. Le travail est acrobatique car, pour une raison que j’ignore, les pierres ont déjà été scellées sur la chapelle au sommet des murs et doivent être taillées sur place. Il faut travailler en hauteur et l’accès est difficile. Patrice pourrait se contenter de décliner l’offre qui lui est proposée mais, comme le font en général les artisans, il se charge de trouver quelqu’un qui puisse réaliser ce travail parmi les novices qu’il apprécie. Il propose ce travail au jeune Loann qui l’a assisté peu de temps avant sur une sculpture. Il ne s’agit pas d’un rapport de sous-traitance mais d’un service rendu qui ne fait pas explicitement l’objet d’une contrepartie. Ce désintéressement renforce ainsi la position de Patrice dans son cercle de relations en le désignant comme quelqu’un capable de distribuer de l’ouvrage à ses alliés. Ce choix est une marque de confiance envers ce jeune sculpteur car, en le recommandant, Patrice met en jeu sa propre réputation. Pourtant, par ce choix électif qui est une marque d’estime, Patrice expose son protégé à des risques qu’il ne veut pas prendre lui-même. En fait, le paradoxe n’est qu’apparent. La confiance qu’il place en Loann recouvre deux aspects complémentaires qui sont, d’une part, la capacité à sculpter une œuvre de qualité et, d’autre part, la capacité à prendre les risques associés sans avoir d’accident. Le risque d’accident est limité par les conseils prodigués par Patrice qui vérifie que tout se passe selon les règles de l’art. Ainsi, l’apprentissage du métier est associé à celui de la maîtrise des risques. Loann se voit confier un travail périlleux et reçoit des conseils de prudence pour le réaliser sans dommage. Une fois encore, on observe que savoir prendre des risques est considéré comme une compétence qui est partie intégrante du métier.

36Mais la transmission des savoir-faire de prudence ne se fait pas à sens unique. Comme je l’ai évoqué, les novices jouent aussi un rôle actif dans la transmission des savoir-faire de prudence. On observe qu’il existe aussi une incitation à la prise en compte des risques professionnels depuis les novices vers les confirmés en raison d’une sensibilisation précoce à la question. Par exemple, les plus jeunes ont été habitués précocement au port des EPI et ne le considèrent pas comme un aveu de faiblesse.

Loann (24 ans, bac pro en taille de pierre). – Dans la première entreprise où j’étais […] le patron c’était un vieux qui doit avoir 65 balais maintenant. Supersympa, mais bon, le masque (à poussières) il considérait que c’était pour les lopettes. Et au final, c’est vrai que c’est un peu gênant pour respirer, tu peux avoir tendance à t’étouffer quand il fait chaud quoi. Mais bon, c’est une habitude à prendre. Mais ouais, ça peut être assez lourd au début. [Dans la deuxième entreprise où j’étais] je suis arrivé en même temps qu’un autre apprenti, et lui il a directement mis les masques, alors… j’ai suivi. Je me suis dit que c’était vraiment pas con que je le fasse.
O. C. – Tu n’as pas eu l’impression d’être une « lopette » en le mettant ?
Loann. – Non non non non non (en riant).
O. C. – Le précédent t’avait dit…
Loann. – Ouais ouais, mais non… c’était… mais c’est vrai que dans la première entreprise il n’y avait personne qui le mettait quoi.

37Ainsi, lorsque les deux novices qui collaborent à la même statue entament le chantier, ils portent un casque de chantier dès le premier jour.

O. C. – Héléna et toi, vous êtes les deux seuls à avoir des casques de chantier. le casque en plastique intégré.
Loann (24 ans). – Ben on est sur un échafaudage, on est deux, et il y en a souvent un qui est là-haut, un autre qui est en bas. Alors on n’envoie pas des gros cailloux, mais ça peut être chiant, et même ça peut déconcentrer, se retrouver avec un bon gravat qui tombe sur ta tête, ça peut te surprendre plus que te faire mal quoi, mais… si t’as un outil qui est un peu dangereux [en main]…
O. C. – […] Vous vous êtes mis d’accord au début là-dessus ? Ou chacun… ça s’est fait comme ça ?
Loann. – … Non, je crois que c’est moi qui étais là-haut et que je lui ai dit de mettre un casque, ouais… Après ça paraissait logique, assez direct, question de ne pas faire les zozos, quoi.

38Le fait que le port des EPI soit devenu un automatisme et qu’il ne soit pas interprété comme un signe de faiblesse peut inciter des sculpteurs plus âgés à en faire autant. Mais en aucun cas les novices ne sont en situation d’être prescriptifs à ce sujet.

39Une régulation collective de la sécurité existe. Il y a bien un responsable de la sécurité et un règlement qui est affiché sur le chantier mais ils ne sont jamais invoqués pour justifier les règles. Les normes de la sécurité réglée sont appliquées soit parce qu’elles ont été intériorisées de manière précoce dans le cas des novices, soit parce que des expériences douloureuses en ont fait voir la nécessité, dans le cas du maître. Ces règles de sécurité sont peu contraignantes puisqu’un artisan, même novice, pourra toujours faire comme bon lui semble et refuser de les respecter. Néanmoins, il s’expose à la réprobation du groupe en cas d’incident. Ainsi, lorsqu’un sculpteur novice, connu pour travailler « en force », casse le disque de la meuleuse et que des morceaux de celui-ci sont projetés à plusieurs mètres de distance, il est sévèrement jugé par ceux qui se sont sentis en danger. Certains souhaitent que le responsable ne revienne pas l’année suivante.

40Comme on l’a vu dans son portrait, Patrice a un habitus primaire typique des hommes de métier et il s’est rapproché, au fil de son parcours, de l’univers des artisans créateurs. Son rapport au travail, considéré comme une lutte, reste marqué par ses origines d’homme de métier. Un autre genre d’attitude a été rencontré chez certains artisans lorsqu’ils avancent en âge. L’un des sculpteurs a développé un rapport différent avec le matériau qui lui évite une bonne partie des problèmes causés par les vibrations (voir encadré 18). Chez ces individus, l’usure du corps n’est pas considérée comme une conséquence normale du travail. Elle n’est pas naturalisée. Selon leur conception, un mauvais usage du corps engendre des problèmes qui peuvent être résolus en retrouvant un équilibre qui a été perturbé. Mais cette représentation du corps au travail est minoritaire chez les artisans, même si elle n’est pas unique.

41Réussir à ajuster le travail à l’état de santé dépend entre autres choses de la capacité à « s’écouter ». Or, celle-ci est inégalement distribuée. L’âge n’est pas le seul facteur qui détermine l’attention que les artisans portent aux signaux que leur corps envoie. Il semble que le métier joue aussi un rôle. Ainsi, les vitraillistes interrogés, artisans d’art issus de la classe moyenne et bien dotés culturellement, sont plus enclins à s’écouter. Dans ce métier, un usage répandu consiste à contrôler annuellement son taux de plomb dans le sang dès les premières années d’activité.

42Les déterminants sociaux de ce rapport particulier au corps ne ressortent pas de manière évidente dans mon enquête. Détenir un capital culturel élevé est un facteur favorable, mais pas suffisant. Deux enquêtés concernés ont exercé les fonctions d’éducateur sportif ; deux autres ont connu des problèmes de santé précoces qui les ont obligés à exercer une auto-surveillance accrue de leur état de santé. Quant au sculpteur évoqué dans l’encadré 18, il explique sa posture par une habitude précoce au travail manuel. Ces différentes situations pourraient induire de manière durable une réflexivité dans le rapport au corps, mais ceci reste une hypothèse.

Une régulation collective de la sécurité

43On retrouve chez les sculpteurs de la vallée des Saints les trois dimensions des savoir-faire de prudence qui permettent de préserver un équilibre entre les intérêts particuliers des individus, l’intérêt collectif et les nécessités de la production. Ce terrain d’enquête rassemble des sculpteurs qui réalisent une performance artistique où l’accent est mis sur la démonstration de force. Ce groupe dont les membres se connaissent mais travaillent seuls la plupart du temps est le lieu d’une vie sociale intense. Malgré leur individualisme, les artisans solos ne sont pas isolés. Confrontés aux problèmes causés par les vibrations des machines, ils se soignent et s’entraident. Même s’il n’est pas question de se plaindre ouvertement, le problème n’est pas nié et les expériences concernant les moyens de le résoudre sont partagées.

44Les sculpteurs les plus âgés, qui sont aussi les plus expérimentés et ceux qui occupent des positions supérieures dans le champ professionnel, sont en mesure d’adresser des injonctions aux plus jeunes. Ces derniers, davantage socialisés au respect des normes de sécurité que leurs aînés, adoptent certains comportements qui ont valeur d’exemple. Les savoir-faire de prudence circulent dans ce collectif de travail. L’expérience personnelle permet de mieux anticiper les problèmes qui se poseront et de s’en prémunir avant qu’ils surviennent. L’âge procure certaines prérogatives pour l’accès à des conditions de travail plus confortables. Il offre aussi un accès prioritaire aux matériaux et aux outils les plus convoités.

45Une certaine prévenance des jeunes envers leurs aînés est attendue, pourvu qu’elle ne soit pas ostentatoire car elle attenterait à la dignité de celui qui en est l’objet. Les aînés délèguent aux novices des tâches périlleuses qu’ils ne souhaitent pas accomplir, tout en les formant à gérer les risques qui accompagnent ce travail. Ils cherchent à freiner leur impétuosité, sans se faire beaucoup d’illusion sur le résultat de leurs efforts en la matière. En effet, les jeunes cherchent à montrer leur motivation en allant au-devant du travail pénible. Malgré les limites imposées aux aînés par l’usure et l’âge, ceux-ci peuvent continuer à incarner le personnage viril de l’artisan insensible à la douleur. L’entourage leur permet de préserver leur dignité en les ménageant. De leur côté, les aînés compensent la diminution de leurs capacités physiques par l’anticipation et les quelques privilèges qui leur sont accordés. Ils disposent d’un savoir étendu qu’ils mettent au service du groupe, lui sont utiles par leur expertise technique et en incarnant la culture et la mémoire du métier. Les stigmates visibles du travail sont le signe évident que le vieil artisan a payé de sa personne et qu’il peut être désormais dispensé de certains efforts.

46Deux représentations du corps s’opposent. La première est majoritaire chez les artisans, hommes de métier et créateurs confondus. Elle est une conception mécaniste du corps dont l’usure est acceptée sur le mode de l’évidence, de la même manière que s’use un outil lorsqu’il est employé. La deuxième conception, nettement minoritaire, consiste à penser que le travail peut temporairement rompre un équilibre qu’il est possible de retrouver par la suite par la pratique d’activités adéquates. Les individus qui ont adopté cette deuxième conception bénéficient d’un avantage certain lorsqu’ils avancent en âge.