Préface
p. 7-12
Texte intégral
1Dans un contexte où les professions formant l’ensemble des « indépendants » font l’objet, parmi les sociologues, d’un regain d’intérêt en raison des dynamiques qui affectent aujourd’hui ces groupes, on pourrait être tenté de penser qu’un livre sur les artisans ne porte pas sur le secteur le plus crucial à étudier dans cet ensemble, si l’on songe à l’ancienneté du groupe des artisans et aux travaux dont ceux-ci ont déjà fait l’objet. Il n’est pourtant pas excessif de le dire : pour qui s’intéresse à cet ensemble, et au-delà de celui-ci, à la question de la place du corps dans le travail au sein des sociétés développées, ce livre, fondé sur une enquête très originale, montre des choses essentielles, dont certaines n’ont encore jamais été dites.
2Centré sur l’étude d’un certain type de statut du corps dans le travail observable dans le monde des artisans, l’ouvrage d’Olivier Crasset repose sur une enquête qui présente une particularité liée à la trajectoire de son auteur. Olivier Crasset, avant d’entreprendre sa recherche, a lui-même été, plusieurs années, artisan. Sa formation initiale avait été une formation universitaire en sociologie, mais, attiré par le métier d’artisan d’art, il s’est d’abord tourné, à l’issue de ses études, vers la pratique de la ferronnerie d’art, et a exercé, sept années durant, ce métier comme artisan à son compte en Bretagne. C’est au terme d’une longue période qu’il a renoué avec son parcours initial de sociologue, sous la forme d’une thèse de doctorat dont ce livre est issu. La recherche entreprise pour la thèse, elle aussi effectuée en Bretagne, s’est appuyée, comme il convient, sur une pratique méthodique de l’enquête, celle-ci prenant la forme d’observations participantes, de conversations informelles, d’entretiens menés parmi les artisans. Mais ainsi qu’on peut s’en douter, elle s’est aussi très fortement adossée à ce qui avait été vécu, appris, compris au cours des années de pratique du métier. De la combinaison des deux éléments résultent dans l’ouvrage une connaissance et un point de vue sur les milieux et les situations étudiés d’une grande acuité, reflets de toute une expérience accumulée et aussi, de toute évidence, d’une intelligence sociologique très grande chez l’auteur. À la lecture de l’ouvrage d’Olivier Crasset, c’est toute une compréhension « de l’intérieur » de certains mondes sociaux à laquelle le lecteur a le sentiment d’accéder, compréhension de ce que signifie, sous certaines des formes que cette condition peut prendre, le fait d’être artisan.
3Les types sociaux étudiés dans l’ouvrage appellent quelques précisions. Par artisan tout d’abord, l’auteur entend de petits indépendants possesseurs de leurs moyens de production, qui travaillent seuls ou emploient quelques salariés, mais dont l’entreprise demeure de petite taille et qui, même s’ils sont employeurs, participent eux-mêmes directement à la production et au travail manuel qu’elle requiert, travail dont ils ont intégralement la connaissance et la pratique. Sur les figures qui, au sein de cet ensemble, font plus particulièrement l’objet de l’enquête, deux remarques peuvent être faites. En premier lieu, cela va de soi, ce sont certaines figures, et certaines figures seulement, d’artisans qui sont étudiées dans l’ouvrage ; fondée sur le principe de la démarche ethnographique, avec ce que celle-ci implique comme pari sur la durée et l’approfondissement, l’enquête ne pouvait chercher à embrasser toutes les formes que peut prendre un ensemble socio-professionnel au demeurant hétérogène. Les figures retenues l’ont été pour leur proximité avec le thème de la recherche – la possibilité qu’elles offraient de mettre en évidence et analyser le type de statut du corps étudié –, et pour l’accessibilité qu’elles comportaient pour l’auteur compte tenu de ce qu’avait été pendant plusieurs années l’univers professionnel dans lequel il était inscrit. Mais une seconde précision fait en même temps apparaître la portée heuristique de ces figures sur lesquelles s’est concentrée l’enquête. Au nombre de trois – il s’agit des artisans du bâtiment, des artisans ruraux, et de ceux que l’auteur propose d’appeler les « artisans créateurs » –, ces figures peuvent se ramener en réalité à deux grands types qui présentent l’intérêt de renvoyer à des pôles nettement contrastés de l’artisanat. Les artisans du bâtiment1 et les artisans ruraux2 sont le plus souvent proches des classes populaires ; ils le sont par leurs origines, les formes sous lesquelles ils sont entrés dans le métier, divers aspects de leurs « habitus » (leurs rapports au travail, au corps, à la virilité, au groupe d’appartenance). Les « artisans créateurs » en revanche – il s’agit d’artisans (sculpteurs, ferronniers d’art…) qui fabriquent, pour une clientèle aisée, des objets décoratifs, ou des objets fonctionnels à ambition esthétique ; ils produisent par ailleurs des œuvres destinées à des expositions – relèvent d’un autre type sociologique ; par leurs origines, leurs trajectoires, les modalités qui ont été celles de leur entrée dans le métier, divers aspects de leurs manières d’être, c’est des classes moyennes qu’ils sont le plus proches. Sans doute les artisans du premier type – les « hommes de métier du bâtiment » notamment – occupent-ils dans l’ouvrage la place la plus importante. Mais le fait que l’enquête ait été menée conjointement sur les deux sous-ensembles est essentiel. Il signifie que les résultats de celle-ci ne peuvent être considérés comme spécifiques à une fraction particulière de l’artisanat ; ils ont une extension plus large au sein de cet ensemble, ils sont liés à des conditions plus générales d’existence des artisans, et en ce sens ils nous donnent à voir des traits plus généraux de la condition d’artisan, même si l’on ne saurait présupposer que ces traits sont partagés par tous, et même s’il va de soi que les formes qu’ils prennent varient selon les fractions du groupe concernées.
4Ces résultats, quels sont-ils ? Il n’est pas question ici d’entrer dans le détail d’un livre riche et dense ; je voudrais en souligner seulement deux, majeurs, liés l’un à l’autre.
5Le premier consiste dans la place occupée, au sein des diverses catégories d’artisans étudiées, par un statut du corps dans l’activité de travail caractérisé par l’intensité avec laquelle celui-ci, dans cette activité, est susceptible d’être mis à contribution. Pour faire face à toutes sortes de situations, maîtriser toutes sortes de contraintes – on verra certes ci-dessous qu’il ne peut en aller ainsi tout au long de la vie de l’artisan, mais ainsi en va-t-il assurément pendant toute une première partie de sa carrière –, on s’appuie à fond sur les forces du corps, on utilise à fond sa résistance, sa capacité d’effort ; et on mobilise, on met en jeu, on expose le corps sans souci de le ménager, de le préserver. Sans doute, dans le cas des artisans de milieu populaire, des logiques de l’ordre de l’ethos contribuent-elles fortement dans certains cas à de tels fonctionnements ; mais ce qui conduit les artisans à ceux-ci, ce sont d’abord et avant tout des conditions d’existence – au sens large de l’expression – dans lesquelles ils n’ont souvent pas d’autre choix ; pas d’autre possibilité, pour assurer la survie ou la réussite de leur entreprise, que de mettre, fréquemment, intensément leur corps à contribution. Les mécanismes qui les y contraignent constituent l’un des grands thèmes de l’ouvrage ; celui-ci à la fois les démonte, et les décrit dans les multiples récits que l’enquête mais aussi toute l’expérience antérieure à celle-ci ont permis d’accumuler. Ils sont divers, tout en étant tous liés à la condition de petit indépendant lui-même engagé dans le travail productif. On vient de s’établir à son compte, on est encore jeune dans la carrière, ou, même après plusieurs années, l’entreprise n’est pas parvenue à se sortir de la fragilité : il faut accepter toutes les propositions (travaux en sous-traitance, commandes de particuliers) qui se présentent, même celles dans lesquelles le travail à effectuer sera physiquement éprouvant et mal rémunéré. On travaille seul, la concurrence est forte, on doit parvenir à faire baisser ses prix : on s’équipe peu, ou mal, en instruments techniques – les réglementations du Code du travail en matière de sécurité s’appliquant aux salariés, non au travailleur indépendant ; c’est le corps qui fera l’effort. On doit s’efforcer de maintenir, auprès de collègues de la même branche mais à la position économique plus forte et dont on reçoit régulièrement du travail en sous-traitance, une réputation de prestataire fiable quant aux délais des travaux à effectuer ; on s’engage physiquement. On emploie des salariés, on doit exécuter des travaux pour lesquels on est peu équipé ; pour obtenir la mobilisation des ouvriers, on paie, en tant que patron, de sa personne, ou, ici encore, on exécute soi-même certaines opérations à la limite des conditions de sécurité, les réglementations du Code du travail ne s’appliquant pas quand c’est l’employeur personnellement qui exécute. La modestie des ressources sociales entraîne la mise à contribution du corps, soit parce qu’elle met dans l’impossibilité de se soustraire à des situations dans lesquelles l’artisan va devoir mobiliser fortement ses ressources physiques, soit parce que c’est par celles-ci qu’il peut espérer combler l’écart entre les ressources économiques et sociales dont il dispose et les situations auxquelles il doit faire face. La situation de petit indépendant a pour effet de faire de la mise en jeu intensive du corps une caractéristique récurrente du travail.
6Tel est le premier résultat. Le second, qui en résulte, est le suivant. Le fait de se trouver fréquemment dans des situations qui requièrent cette mise en jeu a une évidente conséquence : de ces ressources physiques que son travail exige, encore faut-il que l’artisan dispose. Encore faut-il que son corps soit dans un état de force et de santé suffisant pour pouvoir les mettre en œuvre ; pour reprendre le lexique de Bourdieu dont Olivier Crasset va faire ici usage, encore faut-il qu’il dispose d’un « capital corporel » suffisamment opérant et intact pour faire face à ces situations. Or, quelles que soient les différences sociales et individuelles de rythme avec lesquelles le processus s’opère, inévitablement l’avancée en âge, le vieillissement se traduira par une détérioration, une « usure » de ce capital. Tôt ou tard, les forces physiques déclineront, et il deviendra de plus en plus difficile d’être en mesure de faire face à l’exigence de dépense physique, alors que toute une part des situations auxquelles est confronté l’artisan l’impose.
7Face aux effets de ce vieillissement, Olivier Crasset montre certes que les artisans ne sont assurément pas sans ressources. Ils peuvent faire face à cette usure, et préserver leur gagne-pain et leur entreprise. Si leur carrière s’est déroulée suffisamment positivement, ils atteindront progressivement une étape où il leur sera possible d’être moins soumis aux situations décrites ci-dessus, ou même de ne plus l’être du tout. Ayant acquis une assise économique suffisamment solide, disposant d’une certaine réputation dans les réseaux locaux de clients ou de donneurs d’ouvrage, mieux équipés techniquement qu’à leurs débuts, ils ne seront plus, ou ils le seront moins, contraints de prendre en charge des travaux très éprouvants pour le corps, d’accepter des délais impliquant une intense mobilisation physique, de mettre leur corps à l’épreuve ou en danger faute d’équipements suffisants. Grâce aux ressources économiques, sociales, techniques qu’ils auront acquises, ils pourront se soustraire à de telles situations. Les ressources physiques du corps faibliront donc, mais ils pourront poursuivre leur carrière. Du point de vue du rapport entre le corps de l’artisan et son entreprise, la carrière d’un artisan, explique Olivier Crasset, lorsqu’elle a été positive, peut être décrite comme la succession de deux grandes phases. Dans la première, conséquence de la fragilité de son entreprise, l’artisan se trouve régulièrement dans des situations où il doit puiser sans ménagement dans ses facultés physiques, mobiliser sans ménagement son corps, avec comme conséquence que son corps sera très largement subordonné à son travail, et qu’il ne pourra guère être attentif à sa santé, celle-ci étant entièrement subordonnée à la survie de son entreprise. Dans la seconde, la solidité acquise par celle-ci lui permet de plus en plus de s’épargner ces situations ; l’amoindrissement des forces du corps ne représente alors plus vraiment pour lui un danger, et il pourra commencer à inverser le rapport entre son corps et son travail, préserver davantage le premier, protéger davantage sa santé.
8Dire cela, c’est dire que l’affaiblissement du corps peut n’être nullement source, pour l’artisan, de descente sociale. Mais de ce qui précède découle inversement – et évidemment – aussi autre chose. Pour entrer dans la seconde étape, encore faut-il que l’artisan en ait acquis les moyens. Pour que l’usure du capital corporel ne mette pas son entreprise en danger, encore faut-il qu’il ait acquis les capitaux substitutifs (économiques, sociaux, techniques) nécessaires pour compenser cette usure. La perduration de son entreprise est possible parce que les ressources sur lesquelles elle s’appuie peuvent changer de forme, et que lorsque le capital corporel décline, d’autres capitaux peuvent prendre le relais ; mais encore faut-il que sa carrière lui ait permis de les détenir. Or, rien n’assure qu’il y parvienne ; il peut échouer à les acquérir à un niveau suffisant. Si tel est le cas, cela signifie qu’il ne pourra parvenir à desserrer l’emprise sur son activité des situations à forte exigence en dépense physique, et il sera alors, soit contraint, malgré l’avancée en âge, de continuer à travailler sans pouvoir épargner son corps, soit confronté à des difficultés croissantes pour se maintenir en activité. De ces situations, l’ouvrage donne des exemples saisissants, qui montrent qu’elles ne sont nullement une simple hypothèse. Le poids des situations à forte exigence physique n’a donc pas seulement pour effet le degré élevé de mise à contribution du corps qui peut en résulter pour les artisans ; il entraîne aussi à plus long terme pour eux un risque, lorsque survient le vieillissement. S’ils ne sont pas parvenus à développer des capitaux substitutifs, celui-ci, en détériorant le capital corporel requis par ces situations, risque fortement de signifier pour eux la précarisation. On le voit, le statut du corps dans le travail que ce livre met en évidence peut produire des effets lourds3.
9J’ai choisi, comme indiqué plus haut, de mettre l’accent sur les deux seuls points qui viennent d’être évoqués, mais ils ne constituent qu’une partie – et une partie seulement – du contenu et des apports de ce livre très riche. Bien d’autres thèmes importants y sont abordés. Soulignons par exemple l’intérêt des remarquables analyses consacrées par l’auteur à ce que celui-ci propose d’appeler « l’économie de la pénibilité » dans l’entreprise artisanale (en entendant par là les principes sous-jacents présidant, au sein de celle-ci, à la répartition des travaux les plus pénibles au sein du collectif de travail), le caractère extrêmement éclairant des réflexions consacrées à ce qui est en jeu, pour l’artisan, dans le fait de rester seul (en « solo ») ou de se faire employeur de salariés, la subtilité des analyses consacrées à la place des femmes dans ce monde à dominante masculine, ou encore, dernier point mais non le moindre – il y a là l’un des apports essentiels de l’ouvrage – la mise en évidence du caractère beaucoup plus socialisé qu’on le croit souvent de l’univers professionnel des artisans, un univers dont l’auteur montre que les membres sont en permanence reliés entre eux par les échanges d’informations, le jeu des réputations, les interdépendances entre donneurs et preneurs de travail, ainsi que par les interconnaissances nées de la vie de chantier ou des rencontres dans les petits restaurants locaux… Tous ces thèmes donnent lieu dans l’ouvrage à des développements précis, forts, originaux ; tous auraient pu faire l’objet ici d’une présentation.
10En ne leur accordant pas celle-ci, cette préface demeure très partielle et incomplète. Mais elle aurait atteint son but si elle donnait une idée de l’intérêt du livre d’Olivier Crasset et de l’importance de ses apports. Par la richesse de ses données et la force avec laquelle il sait chaque fois les éclairer, ce livre offre un très bel exemple du pouvoir de description et de compréhension de l’enquête ethnographique. Par la force de ses analyses et par ce qu’il apporte sur de multiples thèmes, il constitue une importante contribution à notre connaissance de l’artisanat et à notre intelligence des contraintes auxquelles sont soumises, des expériences que vivent, des logiques dont sont porteurs ceux qui peuplent cet univers. S’agissant des deux points retenus pour cette préface, il montre d’une part l’importance d’une réflexion sur la fragilité des petits indépendants, fragilité sur le plan de la santé et du corps, et fragilité sociale. Et il montre par ailleurs à quel point, même dans une société hautement technicisée et tertiarisée telle que la nôtre, la mise en jeu intensive des forces physiques est loin d’avoir disparu du travail. On savait, par l’étude des employés du commerce et des services aux personnes, que cette mise en jeu demeure une caractéristique permanente du travail d’une grande partie des employés. Le livre d’Olivier Crasset montre qu’il en va aussi ainsi chez les artisans. Et il apporte ainsi sa contribution, certes après d’autres mais sous une forme originale et en en démontant de façon très approfondie certains mécanismes, à ce que ne soit pas oubliée une caractéristique essentielle de cette société : à quel point, dans le travail des classes modestes (ouvriers, employés, artisans), la mise à contribution du corps y demeure centrale.
Notes de bas de page
1 L’auteur les désigne aussi par l’expression « hommes de métier du bâtiment » (il faut rappeler qu’ils représentent à eux seuls une partie importante des effectifs de l’ensemble des artisans).
2 Ces derniers étant principalement étudiés dans l’ouvrage à travers l’exemple des maréchaux-ferrants.
3 Ce qui précède ne doit pas conduire à ignorer les résultats de travaux statistiques concernant les indépendants qui semblent devoir conduire à des conclusions plutôt positives sur l’état de santé de ceux-ci. Olivier Crasset montre que la prise en compte de ces travaux n’est pas incompatible avec les résultats auxquels le conduit son enquête.
Auteur
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