Introduction

1Cette contribution complète tout à la fois la contribution de Loncle et al. qui présentait les structurations politico-institutionnelles des trajectoires éducatives, la contribution de Danic et Hardouin qui exposait l’organisation de la transition en fin du premier niveau du secondaire dans les huit pays et montrait pour la France les difficultés des professeurs principaux, acteurs désormais centraux de l’orientation en 3^e, à assumer cette nouvelle mission d’orientation sans espaces-temps institutionnalisés pour ces activités et sans formation, et la contribution de Becquet qui révèle la faible place de l’expression des élèves et des familles au sein des collèges. En complément, cette contribution éclaire les manières dont les adolescents et leurs parents contribuent, pour partie à leur insu, à différencier ces trajectoires scolaires au travers de leurs vœux d’orientation à la période décisive de transition à la fin du secondaire premier niveau en France, comparé aux autres pays enquêtés. Sous l’injonction de s’informer et de formuler des vœux d’orientation en fin de collège, comment les adolescents et leurs parents choisissent et agissent dans cette procédure ? En vis-à-vis des conseils émanant des professionnels, comment se projettent-ils dans une formation générale, technologique ou professionnelle et dans une future activité professionnelle ? Il s’agit de comprendre comment les motivations, les représentations et les actions des adolescents et des parents co-construisent des aiguillages différents selon le genre, selon l’origine sociale et nationale des parents. Il s’agit de montrer comment les acteurs réalisent des choix socialement orientés1 mais en même temps de saisir les marges d’action dont ils disposent.

2En France, parallèlement à une demande de qualification accrue sur le marché du travail après la Seconde Guerre mondiale, l’accès à la scolarité secondaire s’est massifié dans le premier degré dans les années 1960 puis dans le second degré entre 1985 et 1995 (Poullaouec et Lemaître, 2009). Cependant, cette ouverture de l’accès à la scolarité n’a pas entraîné la disparition des inégalités de parcours scolaires qui persistent voire se renforcent entre milieux sociaux principalement et entre garçons et filles secondairement, et ce plus que dans d’autres pays (PISA, 2009 ; Baudelot et Establet, 2009)2. Le processus d’orientation de fin de 3^e joue un rôle crucial dans la construction de ces parcours : l’accompagnement des professionnels, les vœux des élèves et de leurs parents, et les réponses qu’ils suscitent, définissent en effet une bifurcation dans la filière générale, technologique ou professionnelle, voire un arrêt de la scolarité. En formulant en 2000 l’objectif de « faire de l’Europe l’économie et la société de la connaissance la plus compétitive du monde », le Conseil européen de Lisbonne place l’orientation des élèves comme vecteur d’insertion professionnelle et sociale (voir Loncle et al., supra). En intégrant cette nouvelle perspective et les recommandations afférentes, la France, comme les autres pays européens, redéfinit l’orientation : d’une éducation à l’orientation fondée sur la connaissance de soi, des métiers et des formations étayés par des dispositifs spécialisés, on passe à une « orientation active » où l’élève doit acquérir les compétences pour gérer sa carrière scolaire en vue de son « employabilité » (Laval et al., 2011). Cette nouvelle logique qui apparaît dans les textes réglementaires ne s’est pas encore totalement substituée à la précédente et les deux semblent aujourd’hui coexister.

3Le collège est une étape cruciale des parcours scolaires car des choix importants sont faits à l’issue desquels les destins scolaires se différencient fondamentalement. Dans cette contribution, en vis-à-vis de la contribution précédente portant sur les politiques et les pratiques d’orientation des professionnels, nous étudions les orientations qui se jouent à la fin du collège, et particulièrement les aspirations des adolescents en 3^e, ainsi que celles de leurs parents. Elles sous-tendent les vœux exprimés, en interaction avec les avis des professionnels enseignants, COP, principaux, examinés dans la contribution précédente. Les souhaits des jeunes et de leur famille sont déterminants dans les trajectoires éducatives. Ces vœux familiaux sont souvent acceptés et apparaissent comme de bons prédicateurs des carrières scolaires (Duru-Bellat, 2003) mais ils sont aussi fortement influencés par les professionnels qui freinent certaines aspirations (Danic et Hardouin, supra).

4Dès les années 1960, Girard et Bastide (1963) soulignent que les inégalités à l’entrée en 6^e selon les milieux sociaux sont liées aux ressources et aux ambitions des familles, plus qu’à l’évaluation scolaire. Pour Bourdieu (1974), les familles ajustent leurs espoirs à ce qu’elles peuvent atteindre selon leur appartenance sociale. Boudon estime également qu’opère une auto-sélection des familles modestes aux différents paliers d’orientation (1973). Mais dès 1973, Chamboredon et Bonvin considèrent que l’auto-limitation scolaire des jeunes de familles populaires s’est réduite en France. L’élévation des ambitions dans tous les milieux sociaux est confirmée par plusieurs recherches depuis les années 1990 (Terrail, 1995 ; enquête Famille de la DEP, 1991 ; 1998 ; Poullaouec, 2010). Parallèlement à l’objectif politique d’amener 80 % d’une classe d’âge au baccalauréat, les parents visent désormais ce diplôme pour leurs enfants, y compris les parents ouvriers et employés (Terrail, 1995 ; Beaud et Pialoux, 1999). Cependant, les parents cadres briguent le baccalauréat général alors que les ouvriers et employés visent majoritairement le baccalauréat professionnel ou technologique (Brinbaum et Kieffer, 2005). Dans la décennie 2000, l’espoir d’atteindre le baccalauréat est partagé par plus de 80 % des familles et la majorité des parents et des adolescents aspirent désormais à des études longues (Brinbaum et Kieffer, 2005). Ainsi, l’auto-limitation des familles modestes n’est désormais plus spontanée mais liée à des difficultés scolaires (Poullaouec, 2010). Les ambitions des adolescents de milieu modeste restent désormais élevées tant qu’ils maintiennent de bons résultats scolaires (Poullaouec, 2010 ; Chauvel, 2012). Toutefois, les inégalités de trajectoires scolaires se jouent également dans les liens et rapports de domination existant entre les familles et les professionnels. En effet, les familles populaires restent moins résistantes au verdict scolaire (Chamboredon et Bonvin, 1973 ; Terrail, 2004).

5Notre recherche corrobore-t-elle encore ces constats ? Dans la première partie, les aspirations des adolescents à la fin du collège en France sont comparées à celles des autres pays enquêtés. Puis, en ciblant sur la situation hexagonale, nous examinons dans la deuxième partie les attentes et le rapport à l’école des parents. Pour finir, la troisième partie s’attache aux transitions effectives à l’issue du collège en France, entre contraintes structurelles et jeux des acteurs. Le double intérêt de cette contribution est d’éclairer, à cette période essentielle de transition, les projections et les actions des adolescents et de leurs parents en France, en les comparant à celles d’autres pays.

Matériaux mobilisés

6Cette contribution s’appuie sur les questionnaires auprès d’élèves de fin de secondaire premier niveau (N = 6389), ceux auprès de parents (N = 3408) collectés en France, en Allemagne, en Finlande, en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas et en Slovénie3 et sur les données qualitatives de la France (entretiens avec vingt-neuf élèves, seize parents, dix-neuf enseignants, trois principaux, vingt-six autres personnels – CPE, COP, surveillants, assistants de service social, infirmières et professionnels de structures partenaires). Ces matériaux sont complémentaires : les statistiques permettent l’étude des variations collectives impossibles à prouver par la rencontre des acteurs alors que les entretiens révèlent les variations interindividuelles que cachent les catégorisations statistiques4. Pour la présentation de l’enquête, voir Danic et Loncle, supra.

Les aspirations des adolescents structurellement contrastées

7Dans l’ensemble, en fin de secondaire premier niveau, les adolescents de France comme des autres pays aspirent à poursuivre le plus longuement possible leurs études c’est-à-dire au-delà du secondaire, dans l’enseignement supérieur. Dans les huit pays, ils apparaissent globalement ambitieux : environ un adolescent sur deux se voit poursuivre ses études après le secondaire, seulement un tiers envisage d’arrêter au niveau baccalauréat (ou son équivalent) et ils sont nombreux à souhaiter obtenir au moins un master, voire un doctorat. Cette projection est à interpréter avec nuances car bien souvent ces jeunes n’ont pas conscience de ce que poursuivre des études jusqu’à niveau bac + 5 ou bac + 8 signifie concrètement5. Lors des entretiens, nous constatons d’ailleurs qu’ils n’ont pour la plupart pas de projet de formation précis et qu’ils se projettent difficilement dans un avenir qui leur semble lointain et incertain. Dans les réponses au questionnaire, il ne s’agit sans doute pas pour eux d’indiquer un niveau d’études mais plutôt de faire part de leur intention de continuer tant que possible, avec l’idée que la poursuite d’études leur offrira davantage de perspectives d’emploi et réduira leur risque de chômage.

Des adolescents différemment ambitieux selon le contexte national

8Au-delà de ce premier aperçu, des décalages significatifs émergent entre les pays comme le présente le tableau suivant. C’est en Allemagne et au Royaume-Uni que l’on rencontre la part la plus importante (soit un sur cinq) de jeunes qui envisagent d’arrêter le plus précocement leurs études, à l’issue de la scolarité obligatoire. Les jeunes Finlandais se trouvent dans une situation intermédiaire puisque la majorité espère poursuivre jusqu’à la fin de l’enseignement secondaire supérieur6. Et enfin, c’est aux Pays-Bas, en Slovénie et en France que les jeunes filles et garçons se projettent vers des qualifications supérieures élevées.

Tableau 1. – Perspective d’études des jeunes selon le pays (en %)

9Ces aspirations très variables méritent d’être confrontées à la réalité des diplômes obtenus. En moyenne dans l’Europe élargie, huit jeunes sur dix détiennent aujourd’hui un diplôme du secondaire supérieur et un sur trois décroche un titre du supérieur (tableau 2). Les diplômés dans l’enseignement supérieur ont fortement augmenté ces dernières années d’après les données de l’OCDE, passant de 22 % en 2000 à 32 % en 2010. Dans la plupart des pays, les jeunes sont davantage diplômés que les personnes plus âgées. Toutefois, le modèle allemand fait figure d’exception : les nouvelles générations n’y apparaissent pas plus souvent détentrices d’un diplôme de l’enseignement supérieur que les anciennes, le taux étant dans les deux cas proche de 20 %. Cette proportion particulièrement basse s’explique en partie du fait d’orientations précoces, à l’issue du primaire, en formation professionnelle qui ouvre des opportunités d’emplois non dévalorisés.

10Pour les autres pays étudiés, deux profils apparaissent. D’un côté, avec la Slovénie et la Finlande, on constate un fossé particulièrement important entre le taux de diplômés du secondaire et ceux du supérieur. Plusieurs éléments peuvent expliquer ces contrastes. Les opportunités d’embauche à faible qualification n’incitent pas les jeunes à poursuivre leur formation. L’ancienneté de la massification scolaire peut également intervenir, la Slovénie n’ayant, par exemple, pas encore beaucoup étoffé son offre de formation universitaire. Enfin, les trajectoires scolaires européennes sont loin d’être toutes linéaires comme en France (voir Loncle et al., supra). En Finlande, ainsi que dans d’autres pays du Nord de l’Europe, les jeunes expérimentent parfois d’autres voies (professionnelles, voyages, etc.) après le secondaire (Van de Velde, 2008). D’un autre côté donc, on trouve le Royaume-Uni, la France et les Pays-Bas pour qui l’obtention d’un diplôme du supérieur est significativement plus élevée que la moyenne européenne. Notons que les aspirations ou la longueur des parcours ne peuvent pas être corrélées avec le type de système scolaire, tel que distingué par Allmendinger (1988)7 et que les disparités nationales prévalent.

Tableau 2. – Taux de jeunes diplômés du secondaire (parmi les 20-24 ans) et du tertiaire (24-29 ans) selon les pays en 2010

11Ainsi, au vu de ces constats nationaux, il apparaît que les ambitions des jeunes ne se construisent pas directement en vis-à-vis de cette réalité puisqu’une grande part n’atteindra pas le niveau qu’ils escomptent. D’autres éléments entrent également en jeu comme le poids du diplôme sur le marché du travail, la situation socio-économique ou encore l’accompagnement familial ainsi que celui des professionnels : les aspirations sont liées aux chances d’obtenir un emploi aux différents niveaux de qualification dans chaque contexte national. En moyenne, les jeunes Français se projettent plus loin que les jeunes Britanniques dans un contexte français de chômage des jeunes élevé et d’exigence de diplôme qualifiant. Les jeunes Français sont également davantage encadrés et soutenus par leur famille. A contrario, en Grande-Bretagne, avec un marché du travail plus propice qu’en France, un chômage des jeunes moins élevé et des politiques éducatives qui imputent aux jeunes et à leurs familles le coût des études, les adolescents britanniques envisagent une formation plus courte et une insertion professionnelle plus rapide (Chevalier, 2015 ; Van de Velde, 2008 ; Walther, 2006). Pour autant, leurs taux de diplômés sont au final voisins, ce qui découle d’une sélectivité plus forte du système scolaire français8.

12Au-delà de ces variations entre pays, les aspirations des adolescents et des adolescentes sont-elles similaires dans chaque contexte national ? Et peut-on corréler leurs ambitions avec leur préoccupation vis-à-vis de leur avenir ?

Des filles et des garçons ambitieux et inquiets

13Les contrastes de projections entre pays se retrouvent également lorsqu’on distingue les résultats en fonction du sexe. En moyenne, les jeunes filles se projettent davantage dans l’enseignement supérieur comparées aux garçons mais, là encore, les écarts peuvent être conséquents d’un pays à un autre (tableau 3). Par exemple, en Slovénie, 20 points séparent les garçons des filles alors qu’en Allemagne ou en Finlande les projections sont quasi équivalentes. Seule la France déroge à cette tendance puisque les jeunes hommes y sont proportionnellement plus nombreux à se projeter dans le supérieur, alors que, comme ailleurs en Europe, les jeunes filles ont de meilleurs résultats scolaires, nous y reviendrons.

Tableau 3. – Ambitions à poursuivre dans le supérieur selon le sexe et le pays (en %)

14L’ambition de ces jeunes de 15 ans se nourrit-elle d’une inquiétude vis-à-vis de leur avenir ? Notre questionnaire les interrogeait sur leur inquiétude pour leur scolarité et pour leur insertion professionnelle. D’un pays à l’autre les écarts sont importants avec les taux d’inquiétude les plus bas en Finlande et les plus élevés au Royaume-Uni, et une situation intermédiaire pour la France (tableau 4). Les adolescents apparaissent plus anxieux pour leur scolarité que pour leur insertion professionnelle. Les plus inquiets sont plutôt les plus ambitieux pour leur scolarité, sans corrélation simple. On peut supposer que l’inquiétude des jeunes les conduit à se projeter au niveau scolaire requis pour s’insérer correctement dans le marché de l’emploi national. Dans le contexte de crise économique internationale, les adolescents ressentent une insécurité structurelle vis-à-vis de leur trajectoire éducative et de leur insertion sociale, en lien avec l’ampleur de la récession dans leur pays. Cette insécurité économique et sociale alimente une peur et une pression des adolescents pour leur avenir scolaire et professionnel, particulièrement chez ceux de familles modestes et chez les filles. Partout l’inquiétude des filles est plus prononcée que celle des garçons. Les filles sont davantage préoccupées vis-à-vis de leur scolarité que vis-à-vis de leur insertion professionnelle9. Notons que l’inquiétude pour l’insertion professionnelle ne semble pas directement liée au niveau de chômage des jeunes filles et des jeunes hommes. Par exemple, les jeunes Hollandais s’inquiètent peu dans un contexte de faible chômage, mais les jeunes Allemands, également peu exposés, s’inquiètent fortement, autant que les jeunes Français qui eux sont hautement exposés. De la même façon, les écarts entre garçons et filles en la matière ne s’expliquent pas par leur probabilité respective de ne pas trouver d’emploi, sinon les jeunes Britanniques, Allemandes et Finlandaises seraient moins anxieuses que les pairs masculins (voir Loncle et al., supra). On peut faire l’hypothèse que cette peur accrue est en partie liée à l’enjeu de leur qualification dans une situation objective plus difficile pour les femmes sur le marché du travail, que ce soit pour une embauche à hauteur de leur formation, des contrats plus souvent précaires, des temps partiels subis plus fréquents ou encore une rémunération moins élevée.

Tableau 4. – Adolescents fréquemment inquiets, selon le sexe et le pays (en %)

Des adolescentes françaises plus prudentes dans leurs projections

15Revenons sur ce qui apparaissait comme une particularité française : à la question : « Quel est le plus haut niveau d’étude que tu penses atteindre ? », les jeunes adolescentes déclarent un niveau moins élevé que les garçons à la fin du collège en France, à l’inverse des autres pays étudiés. Notons que cette exception française n’apparaît pas dans PISA (2009) qui demandait : « Quelle profession souhaites-tu exercer ? » En termes de profession, les jeunes filles de 15 ans apparaissaient aussi ambitieuses que les garçons en France10. Autrement dit, si le niveau d’ambition de formation des jeunes hommes français dépasse en moyenne celui des jeunes françaises, leur niveau d’ambition professionnelle est proche.

16Comme on l’a vu, les projections en termes de niveau de formation sont globalement surévaluées comparées au taux d’obtention d’un diplôme du supérieur. Mais, si l’on considère les filles, et notamment les filles françaises, on constate qu’elles sont davantage prudentes dans leurs projections et qu’elles se limitent davantage dans la formulation de leurs objectifs alors qu’elles obtiennent de meilleurs résultats (PISA, 2012) et qu’elles accèdent aujourd’hui plus fortement à l’enseignement supérieur que leurs homologues masculins.

17Pour comprendre les trajectoires scolaires des jeunes filles et garçons, il convient de cerner la place qui leur est ensuite octroyée sur le marché du travail. Certes les femmes ont désormais accès à quasiment toutes les professions mais leur visibilité se limite encore à quelques branches professionnelles. Derrière les clivages d’orientation qui ont lieu précocement, les jeunes filles anticipent et perpétuent la division sexuée des activités en visant l’articulation de leurs vies professionnelle et familiale11.

18En combinaison avec les variations d’ambition entre garçons et filles, s’observent également des écarts importants selon le milieu social et le contexte scolaire.

Des aspirations marquées par le milieu social et le contexte scolaire

19L’origine sociale reste un élément décisif pour saisir les trajectoires scolaires. Sans surprise, en France comme dans les autres pays enquêtés, les enfants issus des milieux les plus favorisés se projettent en moyenne plus loin dans leurs études. Toutefois, l’origine sociale pèse différemment selon les pays (tableau 5) : elle a une forte incidence sur les aspirations des adolescents en Grande-Bretagne, mais aucune a priori aux Pays-Bas ; la France se situant dans une situation intermédiaire.

20En France, en effet, les adolescents de mères12 ouvrières se projettent moins loin que leurs camarades de mères cadres mais leurs souhaits de poursuivre dans le supérieur restent élevés et bien moins clivés qu’au Royaume-Uni, en Slovénie ou en Allemagne. Cependant, nous savons également, d’après les résultats des enquêtes PISA, que le poids de l’origine sociale sur la réussite scolaire reste très fort en France et s’est même accentué ces dernières années (PISA, 2009 ; 2012 ; Baudelot et Establet, 2009). Cela signifie que ce souhait des adolescents de France ne se réalise pas pour beaucoup d’entre eux et que d’autres freins vont venir contrecarrer ces projets, et notamment les conseils et les décisions d’orientation des professionnels.

Tableau 5. – Aspirations des jeunes à poursuivre dans le supérieur en fonction du statut professionnel de leur mère (en %)

21Pour autant, l’institution scolaire n’est pas homogène et en France comme dans certains autres pays, l’établissement pèse parfois davantage que le milieu social d’origine sur les aspirations (tableau 6).

Tableau 6. – Aspirations des jeunes à poursuivre dans le supérieur selon l’établissement d’inscription et le statut professionnel des mères et pères en France(%)

22En France, on constate un effet de l’établissement sur les aspirations des élèves avec de plus fortes ambitions de la part des enfants de parents cadres et de parents ouvriers dans des établissements favorisés comparés à leurs homologues inscrits dans des établissements défavorisés. Inversement, les ambitions des enfants de parents cadres et de parents ouvriers dans des établissements défavorisés sont moindres comparées à celles de leurs pairs inscrits dans des établissements favorisés. Ce lien s’observe pareillement au Royaume-Uni, aux Pays-Bas et en Finlande. L’effet du contexte scolaire mêle les incidences de la composition sociale du collège, d’une part, et les effets découlant directement des contraintes du quartier, d’autre part, mais également les conduites des familles, des pairs, des professionnels dans ce lieu.

23Tout d’abord, nous pouvons supposer que les parents de milieux populaires qui inscrivent leurs enfants dans des collèges dits « favorisés » ont fait preuve de stratégies qui révèlent d’ores et déjà leur connaissance des rouages du système scolaire ou bénéficient d’un environnement plus mixte socialement. Les familles prennent en compte aussi l’offre de formation du quartier et de l’agglomération. À cet égard, les adolescents et les parents les moins favorisés socialement limitent davantage leurs vœux vers une offre à proximité de leur domicile. Enfin, les adolescents construisent leurs ambitions scolaires en famille mais aussi auprès des pairs avec lesquels ils peuvent comparer leur niveau scolaire. Si des camarades de milieu favorisé se projettent dans la voie générale, à niveau à peu près comparable, les jeunes de milieux plus défavorisés seront incités à faire de même, car, en « raisonnant par comparaison » (Chauvel, 2011), les adolescents renoncent ou au contraire tentent leur chance s’ils estiment par anticipation qu’ils ont une forte probabilité d’y arriver. Au-delà de l’incidence de la comparaison interindividuelle, ce sont aussi les choix de leurs camarades et plus largement la tendance d’orientation majoritaire de l’établissement comme norme de référence qui participent au souhait de telle ou telle filière pour les adolescents. Selon le profil majoritaire des élèves, les discours des professionnels ne sont pas les mêmes, tout comme leurs représentations des jeunes issus des milieux populaires. Leurs conseils et leurs décisions s’appuient sur ces représentations et sur l’offre de formation proche. Dans nos trois terrains, les collèges enquêtés, implantés en quartiers défavorisés, orientent majoritairement vers les formations professionnelles (voir Danic et Hardouin, supra).

24Au collège enquêté de Montreuil, une mère d’élève, agent de tourisme, originaire du Cameroun constate :

« Toute la bande à Désiré [son fils aîné] en professionnel. Il y a quelques-uns qu’on a orientés vers les lycées… général (sic). Mais tout le reste, même les filles, beaucoup, c’est dans le professionnel. »

25L’effet du contexte scolaire sur les souhaits d’orientation est donc produit par la situation géographique et la composition sociologique du public de l’établissement ainsi que par les attitudes des enseignants, d’une part, des parents et des élèves, d’autre part.

26Du fait de la situation socio-économique et du marché de l’emploi de la France mais aussi d’un soutien parental fort, les adolescents en France sont en moyenne plus ambitieux que ceux résidant en Allemagne, en Finlande ou au Royaume-Uni. Environ un tiers d’entre eux se disent fréquemment inquiets pour leur avenir scolaire, et un peu moins pour leur insertion professionnelle. Dans tous les pays, sauf aux Pays-Bas, l’origine sociale pèse sur les ambitions, de façon variée selon le contexte de scolarisation. Dans tous les pays, les filles se projettent plus loin que les garçons à l’exception de la France où ces derniers aspirent davantage à poursuivre dans le supérieur.

Attentes et rapports à l’école des parents en France

27Face à des conseillers d’orientation peu disponibles et des professeurs principaux peu formés pour orienter (voir Danic et Hardouin, supra), nos trois terrains d’enquête révèlent l’importance et l’influence de la famille durant cette période d’orientation.

28Voici par exemple comment Kimberly (père cuisinier et mère ouvrière, élève au collège de Rennes) relate la construction de son vœu d’orientation :

« L’année prochaine, je vais en bac pro faire de la vente-commerce, mais je sais pas si ça va me plaire […]. Dans les heures de vie de classe avec le prof principal, on parle un peu de ça. Et on a eu des séances avec la conseillère d’orientation, c’est elle qui vient nous présenter un peu tout ça. Je crois qu’on a eu 4 heures dans l’année, et après on peut prendre un rendez-vous [avec la COP]. Ça c’est au collège et après on peut parler entre amis et avec nos parents. J’ai pris rendez-vous [avec la COP] parce que je voulais faire général et elle m’a dit que c’était plus dur par rapport à mon niveau, qu’il fallait que je prenne un autre vœu. J’en ai parlé avec mes parents. Et après j’ai choisi de prendre bac vente-commerce, c’est par rapport à mon frère, il m’a dit que c’était bien et il m’a conseillé de prendre.
— Mais toi tu étais d’accord ?
— Oui, oui, parce que général pour moi ce sera trop dur. »

29Comme beaucoup d’autres jeunes du même milieu social, cette adolescente revoit à la baisse ses aspirations sur l’avis de la COP et ses parents semblent accepter ce renoncement à la filière générale. Le choix de la filière professionnelle ne se réalise pas sur la connaissance de toutes les spécialités mais sur la voie que son frère connaît.

30En contrepoint, voici comment Kenza (père enseignant, mère travailleuse sociale, élève au même collège défavorisé de Rennes) expose son souhait :

« Je voudrais faire un bac général et après je voudrais faire des études de droit pour devenir avocate. Mes parents veulent que je pousse mes études le plus loin possible […]. J’ai rencontré la COP, c’était plus pour les options parce que je ne comprenais pas trop et je ne savais pas trop choisir. J’ai choisi SES et méthodes et pratiques scientifiques. Mon père m’a dit que c’était bien, donc je vais essayer. »

31Compte tenu de l’influence parentale sur les souhaits d’orientation de leurs enfants, cette partie éclaire les aspirations scolaires des parents pour leur progéniture et leurs attitudes dans le processus d’orientation.

Des ambitions globalement élevées, variables selon le niveau d’instruction

32Dans l’ensemble, comme leurs adolescents, les parents ont des attentes élevées vis-à-vis du système scolaire et souhaitent que leurs enfants poursuivent leurs études après le baccalauréat. Les ambitions n’ont cessé de s’accroître pour tous mais des écarts persistent selon le statut socio-économique parental Alors que dans les années 1960, seuls 15 % des parents ouvriers envisageaient une telle perspective pour leur fils ou leur fille, ils sont au début du xxi^e siècle plus de neuf parents sur dix, ouvriers comme cadres, à espérer au moins ce diplôme (Baudelot et Establet, 2000). Comme plusieurs recherches récentes (Poullaouec, 2010 ; Chauvel, 2011 ; Palheta, 2011) l’ont révélé, il ne s’agit donc plus d’une auto-exclusion des familles populaires qui ont désormais de réels espoirs de réussite scolaire pour leurs enfants. Ainsi, parmi les parents ouvriers, deux tiers aspirent à un diplôme supérieur au baccalauréat. Malgré tout, plus de 60 % des parents cadres ou professions intermédiaires projettent dès la 3^e leur enfant jusqu’à un niveau bac + 5, alors qu’ils sont moitié moins parmi les mères et pères ouvriers (tableau 7).

Tableau 7. – Aspirations des parents en France pour leur enfant selon le statut professionnel (en %)

33Ainsi que le montre le tableau suivant, l’écart est encore plus marqué lorsqu’on compare les espoirs parentaux en fonction de leur niveau de diplôme : seulement 19 % des parents détenteurs d’un CAP ou BEP envisagent une poursuite d’études pour leur adolescent jusqu’au bac + 5 alors qu’ils sont 84 % parmi les parents les plus diplômés (tableau 8).

Tableau 8. – Aspirations des parents en France pour leur adolescent en 3^e en fonction de leur niveau d’études (en %)

34Quelle que soit leur profession ou leur niveau d’études, les parents envisagent très largement de voir leur enfant décrocher le baccalauréat avec des ambitions ultérieures plus ou moins élevées selon le niveau socio-économique et culturel des familles. Les aspirations des parents sont maintenant liées à l’évaluation scolaire de leur enfant : lorsque les enfants ont de bons résultats, les différences d’aspirations entre milieux sociaux se réduisent d’autant plus (Poullaouec, 2011). Dans nos entretiens, plusieurs parents de milieu populaire expriment ainsi l’évidence de voir leurs enfants poursuivre le plus longtemps possible leur scolarité dans la voie générale quand ils ont de bonnes évaluations :

« Camille est une très bonne élève, elle peut faire tout ce qu’elle veut. Ils m’ont tous dit la même chose […]. Chaque année, la 6^e, bon, en 6^e, je laisse tomber la 6^e parce que je lui demandais 15 [de moyenne générale], mais vu qu’elle était mal, elle ne pouvait pas avoir 15. J’ai laissé 15 en 5^e, en 4^e, j’ai dit 14 ½ ou 15 et j’avais dit 14 pour la 3^e. De moyenne générale. Je ne lui donne pas tellement le choix, et je n’ai pas envie de lui donner le choix, non plus » (mère, assistante maternelle, Rennes).
« En [voie] générale. Professionnel ce n’est même pas la peine, ce n’est pas pour elle. Elle a beaucoup de capacités Imane, ce n’est pas un enfant qui est faible, justement » (mère, femme au foyer, 5 enfants, collège de Montreuil). « Moi, je lui dis : “Moi, je veux que tu passes par le général, je ne veux pas que tu passes par les voies BEP, etc., parce que tu as les capacités pour le reste.” Son frère m’a demandé un CAP, je savais qu’il ne tiendrait pas pour le bac et tout… donc, j’ai respecté son choix. Mais lui, je lui ai dit : “Tu fais un cycle normal.” […] Je veux qu’il suive une voie normale, qu’il aille jusqu’au bac »
« Elle me dit qu’elle veut être médecin. Elle veut parce qu’il y a une de ses cousines qui fait ses études de médecine. Ça l’impressionne un peu, elle est contente.
— Mais vous, vous aimeriez quoi ?
— Vous savez, nous sommes dans une famille de… mon papa était huissier de justice, j’ai des frères avocats. Mon oncle est avocat. On a le barreau dans le sang un peu […]. Moi, je me suis arrêtée au BTS, elle doit dépasser le BTS… elle doit dépasser la maman, c’est tout à fait normal. Il faut qu’elle aille… très loin même » (mère, agent de tourisme, 2 enfants, collège de Montreuil).
mère, femme au foyer, 5 enfants, collège de Montpellier.

35Les aspirations des parents apparaissent liées au niveau scolaire de l’adolescent et l’on a rencontré des parents ambitieux de tous milieux sociaux. Certes, en France, les résultats scolaires sont statistiquement corrélés à l’origine sociale et au niveau d’instruction parentale : les jeunes enfants n’ayant pas les mêmes prérequis à l’entrée du CP selon l’univers socio-culturel familial, ils n’atteignent pas en moyenne les mêmes niveaux scolaires au sortir de l’école primaire et verront tendanciellement leurs résultats diverger au fil des années ultérieures dans une logique de cumulativité (Duru-Bellat, 2008 ; Terrail, 2004 ; Lahire, 1993). Mais, à l’échelle des acteurs, les parents aspirent à ce que leurs enfants poursuivent le plus longuement possible leurs études dans « la voie normale » constituée à leurs yeux par le lycée général et technologique, d’autant plus quand leurs évaluations scolaires sont bonnes. Un autre constat issu de nos entretiens corrobore les résultats des autres recherches citées : les parents diplômés considèrent le baccalauréat général comme une étape évidente, un simple pass pour accéder à l’enseignement supérieur et résistent à un avis défavorable des enseignants. Alors que pour les parents les moins diplômés, le baccalauréat général reste une perspective importante mais incertaine ; ils ajustent plus souvent leurs ambitions aux évaluations scolaires et s’en remettent davantage à l’avis des professionnels.

36Cependant, bien que minoritaires statistiquement, certains parents de milieu populaire tentent eux aussi de peser, de négocier voire de s’opposer à des avis d’orientation qu’ils ne partagent pas. En voici un exemple :

« Il y a eu une discussion [avec la professeure principale] mais je ne veux pas l’écouter parce qu’on veut me le mettre en BEP bac pro et je m’y refuse. Je veux qu’il suive une voie normale, qu’il aille jusqu’au bac. De toute façon, les conseillers d’orientation… eux, ils veulent s’en débarrasser parce qu’ils ont peur que par rapport à son bulletin, il est un peu juste, et son comportement un peu prise de tête, je pense qu’ils ont peur que je réclame un redoublement. Mais, effectivement, si on lui refuse sa 2^de générale, je demanderai un redoublement. Je le mettrai ailleurs pour le redoublement »
mère, femme au foyer, 5 enfants, collège de Montpellier.

37Cette mère semble être consciente que les résultats scolaires de son fils sont « justes » et que son comportement n’est pas celui attendu en classe. En même temps, elle a aussi connaissance du « jeu » possible entre professionnels et parents au sens où elle envisage les alternatives qui s’offrent à elle.

Inégalement dotés face au processus d’orientation, des parents qui délèguent le choix final aux adolescents

38Malgré leurs aspirations relativement élevées, les parents les plus éloignés de l’école ne connaissent pas nécessairement le fonctionnement du système éducatif et en particulier les modalités de transition entre le collège et les voies ultérieures. Ils ont parfois une vision peu précise des orientations possibles et méconnaissent en particulier les trajectoires les plus prestigieuses. Se sentant démunis, nombre d’entre eux ne savent ni où ni comment s’informer :

« Hamadou sait quel métier il veut faire plus tard ?
— La chose qu’il m’a dite, il m’a dit qu’il voulait faire la peinture. Donc, j’ai dit, avant de faire la peinture, il faut que tu travailles d’abord et l’éducateur va prendre le courage pour te chercher du travail.
— Vous savez comment l’inscrire dans un lycée ?
— Non, ils n’ont rien dit ! Je ne sais rien du tout, du tout, du tout ! Parce que je ne suis jamais convoquée ! Je ne sais pas, il y a quoi dans la vie de mon fils, c’est vous qui connaît. Même que je ne connais pas le nom de la maîtresse de mon fils. Je ne sais pas si c’est une femme ou un monsieur. Je ne connais pas les maîtresses d’Hamadou […]. Jamais convoquée. Il [le professeur] s’en fout de moi et moi aussi, je m’en fous de lui ! […] Je ne suis pas contente, mes enfants n’ont jamais eu de bourses. Je ne connais pas l’assistante sociale, je ne connais pas les maîtresses de mon fils, si c’est un noir ou il est blanc, je ne sais pas ce qu’il y a dans ce collège »
mère, femme au foyer, 5 enfants, collège de Montreuil.

« L’orientation est un gros problème ; ils [les élèves] devraient avoir plus de soutien. Quand ils sont bons élèves, la question n’est pas posée : ils vont au lycée. Mon troisième fils est un élève moyen : je redoute. Est-ce qu’on va trouver conseil ? Il y a beaucoup d’élèves dans le même cas »
mère, employée, collège de Montreuil.

39Ainsi que le développe la contribution de Becquet (infra), certains parents ne savent pas entrer en communication avec les professionnels du collège dans lequel leurs adolescents sont inscrits. Ils attendent d’être « convoqués » ou pensent que les professionnels se chargeront de « choisir ». Cette distance vis-à-vis du système scolaire conduit parfois les parents à douter du bien-fondé des décisions prises par les enseignants :

« Que pensez-vous de ce qui est fait à l’école en terme d’orientation ?
— C’est n’importe quoi ce qu’elle [la professeure principale] vient de me dire. Elle m’a dit que comme elle n’a fait qu’un seul choix de vœu… Elle m’a dit que si elle n’y arrive pas, il faut qu’elle se trouve un stage, quel stage ? Elle se fout de ma gueule ou quoi ? »
mère, agent de service dans des écoles, collège de Montpellier.

40Au-delà de la méconnaissance des formations, certains parents ne sont pas informés des modalités d’orientation et ne savent pas qu’il faut émettre trois vœux soigneusement choisis pour s’assurer que leur enfant ait une place dans une formation, d’autant plus quand leur premier vœu est un cursus très demandé. Plusieurs parents témoignent du fait qu’ils n’ont émis qu’un ou deux vœux, parfois parfaitement impossibles à obtenir avec le niveau scolaire de leur enfant, et/ou avec le nombre de places proposées dans le territoire, sans que le collège ne les alerte ni ne les aide à remplir le formulaire de façon opérante13.

41Pour favoriser la connaissance des secteurs professionnels, une des aides à l’orientation pour les élèves de 3^e consiste à réaliser un stage d’une semaine en milieu professionnel (voir Danic et Hardouin, supra). Pour autant, ce dispositif semble plutôt renforcer les disparités de ressources de choix puisque les familles les plus démunies socialement ne disposent pas des mêmes réseaux de connaissances et accèdent plus difficilement à des stages permettant de découvrir des métiers valorisés. Dans les familles mieux dotées en capital social, des apparentés ou des relations permettent davantage de découvrir des milieux professionnels intéressant le jeune.

42Comme le souligne Vouillot (2010), les déterminations sociales en général, et les différenciations à l’œuvre dans l’enceinte scolaire en particulier, sont d’autant plus puissantes dans le processus d’orientation que les parents délèguent en grande part à leur adolescent le « choix » de son orientation en fin de 3^e. Les parents interviewés se disent peu interventionnistes dans la scolarité de leurs enfants et dans le processus d’orientation en lien avec une conception de l’individu autonome et responsable de sa vie, et avec la crainte de se voir reprocher ultérieurement un choix inadéquat par l’enfant.

« C’est elle qui verra. Elle choisit. Je ne peux pas choisir pour elle parce que je n’apprends pas à sa place »
mère, agent de tourisme, 2 enfants, collège de Montreuil.

« Moi, je n’influence pas mes enfants. Je les laisse choisir parce que ce n’est pas bien de… tous les parents qui ont influencé leurs enfants, ils n’ont pas réussi »
(mère, employée, collège de Montreuil.

« Cette année, il a changé, il veut faire mécanique auto. Et comme c’est quelqu’un qui est très, très bricoleur… je suis d’accord, oui. Je préfère suivre son idée. Le suivre dans ce qu’il veut faire vraiment, plutôt que de lui imposer quelque chose. Si je lui impose quelque chose qu’il n’aime pas… »
mère, femme au foyer, collège de Rennes.

« J’ai toujours une crainte que si je les dirige dans une voie qui n’est pas la leur et qu’ils se sentent obligés d’y aller, ils ne vont rien faire. Ils vont dire : “C’est pas mon choix, c’est le tien !” Donc, je les laisse et je lui fais confiance. Je pense qu’il va trouver sa voie »
mère, femme au foyer, 5 enfants, collège de Montpellier.

« Moi, je valide derrière mais je ne veux pas être directif… pour pas que ça me soit reproché »
père, entrepreneur, collège de Montpellier.

43Au final, les parents enquêtés se positionnent en retrait vis-à-vis des souhaits de leur adolescent, que ce soit par volonté de respecter les choix de l’enfant ou par méconnaissance des possibles. Cette posture de recul est cependant diversement tenue, avec pour les uns un retrait actif qui alimente la réflexion de l’enfant par des informations sur les formations, les filières, les métiers, et pour d’autres un retrait plus passif où l’enfant est livré à lui-même pour s’informer et choisir.

Des scénarios pour les filles et des scénarios pour les fils

44Les parents distinguent leurs filles et leurs fils en termes d’adaptation scolaire et en termes d’orientation :

« Le dernier, c’est Karim. C’est un peu dur. Les garçons, c’est dur, c’est pas comme les filles. Les filles travaillent, elles font leur travail tranquille. C’est elles-mêmes qui font, c’est pas comme les garçons. Les garçons, il faut toujours aller par-derrière, dire : “Vas-y fais ça, fais ci !” Il faut toujours être derrière »
père, ouvrier, collège de Montpellier.

« Ça se passe bien, c’est une bosseuse, c’est facile avec les filles. Enfin, je ne sais pas si c’est facile avec les filles mais la mienne a tout compris : il faut bosser, il faut travailler, il faut travailler à la maison. Elle a tout compris, donc, je lui dis : “Contamine tes frères”, ça serait bien, surtout lui… »
mère, femme au foyer, 5 enfants, collège de Montpellier.

45Les parents envisagent des domaines professionnels différents pour les filles et pour les garçons et établissent des « scénarios » (Goffman, 1976) en conséquence sans que cela fasse l’objet de discours d’explicitation tant cela est communément partagé. Ces normes sexuées des formations et des métiers vont de soi pour beaucoup de parents, comme l’ont aussi pointé Gouyon et Guérin (2006), et relèvent d’une orientation « naturelle » pour un garçon ou pour une fille, en congruence avec le point de vue essentialiste de beaucoup de professionnels (voir Danic et Hardouin, supra et Becquet, infra). Ces représentations sociales de ce qui convient à une femme et à un homme sont largement partagées car elles sont produites au cours des processus de différenciation et de hiérarchisation entre les sexes, à l’œuvre dans la société dès le plus jeune âge. Simultanément, ces représentations participent à la reproduction de ces différences, en orientant les filles et les garçons vers des formations et des professions distinctes. Les aspirations parentales différenciées ne sont généralement pas contrariées par les enseignants, qui, lorsque les résultats scolaires le permettent, avalisent les vœux d’orientation des familles lors du conseil de classe (Duru-Bellat, 2007 ; Vouillot, 2010). Ces représentations et discours parentaux de ce qui convient à une fille ou à un garçon de tel ou tel milieu social font ainsi souvent système avec ceux des professionnels. L’incidence du milieu social et du genre dans l’orientation n’est envisagée ni par les professionnels ni par les parents comme une production sociale mais comme une adaptation naturelle des élèves à leurs possibilités.

46Si les jeunes filles ainsi que leurs parents français limitent leurs aspirations, ce n’est pas le cas des familles de parents migrants. Il semble difficile bien sûr de regrouper dans un même ensemble des parents ayant connu des trajectoires migratoires diverses. Comme plusieurs travaux l’ont en effet montré (Brinbaum, 2002 ; Ichou, 2013) les mobilisations parentales et les réussites scolaires des jeunes issus de l’immigration divergent sensiblement selon le pays d’origine. Toutefois, ces parents ont souvent en commun de moins bien maîtriser les rouages du système scolaire français mais aussi d’y placer de grands espoirs pour leurs enfants.

Des parents migrants perçoivent un traitement différentiel des élèves

47Dans nos entretiens, les parents migrants ont aussi des aspirations élevées, en lien avec leur milieu social et les résultats scolaires de leur enfant. Comme l’ont montré de nombreux travaux sociologiques (Vallet et Caille, 1996 ; Birnbaum et Kieffer, 2009 ; Ichou, 2013), la moindre réussite scolaire des enfants issus de l’immigration est liée à la position sociale des parents car, à origine sociale équivalente, ils ont un taux de réussite au baccalauréat plus élevé. Des parents de même nationalité mais de milieux sociaux disparates, avec en particulier différents niveaux d’instruction, se positionnent de façon très dissemblable face à la scolarité de leurs enfants. Autrement dit, la nationalité fait écran au milieu social et au niveau d’études par le simple fait que ces réalités se superposent partiellement, et en particulier dans ces collèges urbains défavorisés.

48Dans les collèges étudiés implantés dans des quartiers défavorisés, les parents ouvriers migrants sont surreprésentés du fait d’une ségrégation socio-spatiale qu’ils déplorent :

« Pour moi, il y a beaucoup de noirs dans ce collège, noirs et arabes. Et les enfants ne peuvent rien apprendre d’autre. Nous sommes partis de très loin pour arriver en France et pour apprendre de bonnes choses, pour copier les bonnes choses, pas pour se retrouver entre nous. On a à peu près les mêmes coutumes, tous les Africains, ça se ressemble un peu. Donc, l’enfant n’apprend rien […]. Franchement, le vrai Français de souche dans ce collège, je ne sais pas s’il existe. Donc, les enfants n’apprennent pas grand-chose. Ils sont livrés à eux-mêmes entre eux, la même mentalité. Moi, je suis arrivée en France en 82. J’étais dans une école privée. Il y avait des noirs et il y avait des blancs. Il y avait un peu de tout donc on apprend autre chose. Sincèrement, on apprend autre chose. On a une ouverture de la vie. On voit autre… ici, non ! Parce qu’il y a des parents qui n’arrivent pas à suivre, qui ne peuvent pas suivre les enfants à la maison. Il y a certains par manque de temps, certains sont analphabètes. Ça, il y en a beaucoup. C’est ce que je voulais vous signifier tout à l’heure quand on mélange tous ces enfants noirs, il y a beaucoup de parents analphabètes. Qu’est-ce que ça va donner ? Ça ne donne pas de bons fruits »
mère, originaire du Cameroun, agent de tourisme, collège de Montreuil.

49Comme la contribution de Becquet le présentera également, les parents migrants interviewés perçoivent un regard et un traitement différent de la part des professionnels, que ce soit dans les interactions quotidiennes, dans l’aide à trouver un stage ou pour l’orientation après la 3^e :

« Les profs, ils prennent un peu à partie les enfants immigrés, les enfants d’origine étrangère […]. Même il y en a qui les rabaissent tout le temps. Maintenant les enfants immigrés sont diabolisés. Il va falloir, les profs, qu’on leur dise de changer de langage et de regarder tous les enfants de la même façon »
mère, originaire du Sénégal, collège de Montreuil.

50De même une mère algérienne nous fait part de son mécontentement car sa fille n’a pas trouvé de stage :

« Je sais qu’il y a des enfants qu’ils [les enseignants] aident. [Le suivi] c’est pas pareil, les étrangers et les Français, non, c’est pas pareil »
mère, collège de Montpellier.

51L’investigation auprès des professionnels confirme des représentations défavorables pour certaines origines nationales (Danic et Hourdain, supra ; voir aussi Durand, 1991 ; Payet, 1992 ; Poiret, 2000 ; Debarbieux et Tichit, 1997 ; Lorcerie, 2003) et des pratiques discriminantes, notamment lors de l’orientation (Danic et Hourdain, supra). Ces mêmes travaux ont révélé qu’à situation sociale équivalente les enfants issus de l’immigration (avec des différences significatives selon l’origine nationale des parents) s’orientent davantage vers un lycée général et technologique. D’ailleurs pour l’orientation dans la voie professionnelle, Brinbaum et Kieffer (2005) constatent un refus plus fréquent des vœux des familles issues de l’immigration comparées à ceux des familles de même catégorie socioprofessionnelle. En effet, environ un quart des jeunes dont les parents sont originaires d’Afrique du Nord, d’Afrique subsaharienne ou de Turquie ne sont pas orientés vers une voie qui correspond à leur premier vœu. Ces décalages sont d’autant plus flagrants parmi les garçons dont les résultats scolaires sont plus faibles (Brinbaum et Guegnard, 2012).

Les choix d’orientation des adolescents

52Au-delà de l’expression de leurs projections dans les questionnaires, nous tenterons dans cette partie de comprendre les processus menant aux choix d’orientation des adolescents en fin de 3^e. Les constats statistiques montrent le poids du contexte national et local, du genre, des origines sociales et nationales sur les ambitions formulées par les jeunes et par leurs parents ; mais comment les adolescents élaborent-ils leur choix d’orientation ?

Orientations et construction identitaire : le poids des normes

53L’injonction à élaborer un « projet professionnel » et à émettre des vœux de formation en fin de collège heurte le processus de définition identitaire de l’adolescence (Erikson, 1998) et devient une sommation de définition sociale de soi. Les adolescents construisent une ambition et des goûts dans leurs familles, dans leurs collèges, dans le groupe de pairs. En fonction de la valeur et des aptitudes qu’ils s’accordent et que les autres leur renvoient, les adolescents doivent réussir à formuler pour eux et pour les autres un parcours avec un point de départ correspondant à la façon dont ils se voient et un point d’arrivée correspondant à la manière dont ils s’envisagent à l’âge adulte. Les façons dont ils se voient au présent et dans le futur sont très liées à ce que leur renvoient les parents, les professionnels et les pairs. Les adolescents de milieux sociaux modestes considèrent plus aisément que la voie professionnelle leur convient, en particulier dans les établissements où cette orientation est majoritaire (collèges de Rennes et de Montpellier dans notre enquête). En outre, les établissements ne leur transmettent qu’une connaissance très limitée et superficielle des formations et des professions (voir Danic et Hourdain, supra) si bien que les jeunes se tourneront plus facilement vers celles qu’ils connaissent et sont identifiées soit comme féminine, soit comme masculine, qu’ils jugeront, comme leurs parents et les professionnels, plus appropriées aux unes ou aux autres (Lemarchant, 2007 ; Bosse et Guégnard, 2007). Si l’on prend en compte que cet âge de la vie exacerbe le souci d’intégration aux pairs, la définition sexuée de soi, et, dans certains contextes, une appartenance ethnicisée, il est logique que les adolescents fassent des choix de formation normés, leur permettant d’affirmer aussi par là une identité conforme aux attentes de l’entourage. Finalement, ces vœux conventionnels rencontrent les scénarios des parents et des professionnels (voir Danic et Hourdain, supra), sous le jeu des différentes identités catégorielles.

54Cette injonction à « choisir » et à se projeter ne pèse pas pareillement sur l’ensemble des jeunes. Ainsi, aujourd’hui cette transition à la fin du collège est-elle plus difficile à gérer pour les garçons des milieux populaires. Certes, les filles semblent plus inquiètes pour leur scolarité et davantage prudentes dans la formulation de leurs objectifs de formation mais elles ont aussi de meilleures performances scolaires (PISA, 2012). Grâce à cela, elles sont plus fréquemment orientées vers la filière générale (ministère de l’éducation nationale, 2014), ce qui leur permet de retarder le choix d’un métier. Ce délai de réflexion n’est pas possible pour les adolescents qui s’orientent vers une filière professionnelle et doivent choisir parmi un très grand nombre de spécialités. Perdus dans cette profusion, garçons et filles en reviennent à des métiers familiers et genrés, considérés comme des valeurs sûres (Faucillon et Montano-Avila, 2008 ; Lemarchant, 2007 ; Bosse et Guégnard, 2007). Elles se tournent ainsi largement vers le secrétariat, la comptabilité, le commerce alors qu’ils optent majoritairement pour l’électrotechnique, l’énergie ou encore la mécanique, sachant par ailleurs que les possibilités semblent plus variées pour ces derniers. Au final, parmi les élèves inscrits en 3^e en 2011 dans l’une des spécialités de production, 92 % sont des garçons tandis que les spécialités des services sont choisies à 73 % par des filles (MEN, 2012).

55Bien qu’en France les garçons souhaitent plus fréquemment que les filles poursuivre des études supérieures, ils sont plus souvent orientés vers ces filières professionnelles du fait de leur moindre réussite scolaire et atteindront moins souvent l’enseignement supérieur. Outre ce premier clivage entre garçons et filles, des différences persistent également dans l’orientation au sein de la filière générale, puisque les filles restent moins représentées en terminale scientifique (INSEE, 2014). Ce déséquilibre ne reflète pas un désintérêt des filles pour les filières scientifiques mais plutôt un évitement des filières littéraires par les garçons (Vouillot, 2010)14.

56Dans nos trois terrains français, nous avons pu constater que la question de l’orientation se posait plus fortement pour les adolescents de milieux populaires qui ne peuvent entrer en 2^de générale – ou qui pensent ne pas pouvoir accéder à cette voie générale. Ils considèrent cette orientation professionnelle prématurée, ne cernent pas les formations accessibles avec leur dossier scolaire et ne savent souvent pas s’informer eux-mêmes. Pour autant, plusieurs entretiens montrent que cette orientation est ensuite réappropriée par les intéressés et n’est pas vécue comme subie. En effet, après les avoir rencontrés en plein doute pendant leur dernière année de collège, nous avons pu réinterroger certains d’entre eux l’année suivante et saisir le soulagement qui était le leur d’avoir réussi à franchir ce cap. Certains acceptent ce nouveau projet, en convergence avec les résultats mis en avant par Capdevielle-Mougnibas (2010). D’ailleurs, la plupart des lycéens professionnels que nous avons interviewés après leur transition se disent satisfaits de leur formation. Il serait ainsi réducteur de considérer ces jeunes d’un point de vue « déficitaire » amenant une orientation « faute de mieux » (Léonardis et al., 2006) et surtout il serait erroné de les considérer comme une population homogène au parcours totalement déterminé. Certes, ces jeunes ne construisent pas précocement leur parcours scolaire en anticipant et préparant leur orientation. Toutefois, ils s’adaptent au fur et à mesure et développent des stratégies d’orientation qui se font davantage au « coup par coup » (Palheta, 2011).

Quelques transitions-types

57Sur la base des entretiens menés dans les huit pays, Cuconato et al. (2012) ont distingué quatre idéaux types de processus d’orientation menés par les adolescents : le premier s’intitule « étape par étape » (qui rejoint le « coup par coup » de Palheta) et renvoie à une avancée prudente et progressive des jeunes garçons et filles. Le deuxième profil est nommé « porté par la famille » et révèle des transitions fortement soutenues par les parents. Le troisième modèle, « battant pour son rêve », comprend des parcours où les projets des jeunes les motivent à suivre un certain chemin coûte que coûte. Enfin dans le dernier cas de figure, appelé « trop faible pour suivre son choix », les adolescents, dont les résultats scolaires sont jugés faibles, ne se sentent pas suffisamment armés pour faire valoir leurs préférences et se laissent porter par les décisions des professionnels ou celles de leurs parents (Cuconato et Walther, 2012, p. 129).

58En France, comme dans les autres pays, ces quatre modèles sont observables, souvent mixés. Les enfants de familles d’origine populaire enquêtés sont plus fréquemment dans des transitions « étape par étape » et/ou « trop faibles pour suivre son propre choix ». Nous pouvons illustrer ces transitions par trois cas : le premier est le cas le plus fréquent d’acceptation de la trajectoire proposée, le deuxième présente une adolescente qui refuse la voie proposée et se « bat pour son rêve », et le troisième relève du type « porté par la famille ».

59Simon : « trop faible pour suivre son choix initial »

60mais le poursuivant « étape par étape »

61Simon est un jeune homme de 15 ans dont les parents originaires du Portugal sont arrivés en France il y a 16 ans. Le père était maçon et suite à des problèmes de santé, il s’est retrouvé au chômage puis au RSA. La mère de Simon est femme de ménage. Tous deux, scolarisés jusqu’à la fin de l’école primaire au Portugal, ne lisent pas le français. En matière d’orientation, les parents laissent choisir leur fils : « De toute façon, c’est ton choix, fais ce que tu veux. Ça dépend de toi. » Sa mère qui suit sa scolarité souhaite cependant qu’il soit accepté en lycée professionnel, mais ce vœu lui sera refusé. Au cours de sa trajectoire scolaire, il a bénéficié d’aide aux devoirs à domicile en primaire, puis à l’intérieur du collège. Il a également été suivi par un orthophoniste. Il a failli redoubler sa classe de 5^e après avoir rencontré des premières difficultés en CM1, mais estime que sa scolarité jusqu’à présent s’est « bien passée » :

« Je n’étais pas très, très bon mais ça allait encore. J’ai réussi à passer tout le temps, je n’ai jamais redoublé donc pour l’instant ça va. »

62Pour envisager la suite de son parcours, il a rencontré, sur les conseils de sa mère, la conseillère d’orientation qui a suggéré un bac professionnel mais aussi en second vœu un CAP mécanique :

« On avait des rendez-vous en fait pour aller voir la conseillère d’orientation. Et puis ben moi, je suis allé et elle m’a dit ce que je voulais faire et tout ça et puis c’est elle qui m’a dit d’aller en apprentissage, elle m’a dit d’aller à K. C’est elle qui m’a conseillé d’aller là-bas, et puis je suis allé demander et puis voilà. »

63Dans les faits, Simon a mentionné en premier vœu une orientation en bac professionnel et en second vœu le CAP, mais d’après sa mère il espérait davantage son second choix qui lui permettrait d’être en alternance et de percevoir un petit salaire.

« Et puis aussi en fin de 3^e, donc j’avais demandé à aller à J., en bac pro, et puis je n’ai pas été accepté, et donc j’avais envoyé ma lettre de motivation à mon entreprise et ils m’ont répondu en juin donc… voilà, après, j’étais content, comme j’avais… c’était la seule opportunité de faire ce que je voulais. Donc voilà, je l’ai saisie et maintenant je le fais. »

64À la question : « Qu’est-ce qui t’a donné envie de faire de la mécanique ? », Simon répond :

« Je ne sais pas, depuis tout petit, voilà, j’aime les voitures et tout ça et puis, voilà, j’ai envie de travailler dans ça et voilà, ça m’est venu comme ça. »

65Il aspire ensuite, après avoir acquis de l’expérience, à devenir patron de son garage : « Ça va être très dur, mais je sens que je peux réussir. » Simon a donc suivi le scénario proposé par la conseillère d’orientation, il semble satisfait de la situation et envisage pour l’avenir de poursuivre en bac professionnel. Dans un système où le travail d’information et d’orientation est peu soutenu et le passage en niveau supérieur est fortement sélectif, Simon s’approprie la seule voie qui lui est proposée.

66Les discours et représentations des professionnels assignent le script de transition qui leur semble approprié à l’élève selon les origines sociales et nationales de ses parents et son genre. Cette structure des attentes (accountability structure) ainsi que West et Fenstermaker (1995) nomment ces expectations sociétales, est rencontrée au niveau micro par les jeunes au travers des interactions verbales et non verbales encourageant ou décourageant leurs ambitions. À travers ces interactions, les élèves comprennent que certains parcours sont appropriés à ce qu’ils sont socialement et scolairement, et que d’autres voies leur sont inaccessibles. Dans les nombreuses trajectoires que nous avons examinées pour cette recherche, les adolescents de famille populaire suivent plus souvent le scénario que leur propose le système scolaire. On assiste ainsi à la reproduction de la structuration sociale par l’orientation des élèves d’origine populaire dans des voies plus souvent professionnelles, et ce vers des métiers définis comme féminins (service à la personne, petite enfance, esthéticienne, coiffeuse) ou masculins (électricité, mécanique). Pour autant, les jeunes agissent pour construire leur transition : ils s’approprient la voie qui leur est proposée, ou parfois tentent d’en ouvrir une autre plus valorisée quand ils considèrent qu’un autre parcours est possible.

67Derya : « battante pour son rêve »

68Derya est une jeune fille de 16 ans née en France ; elle vit avec ses deux sœurs et ses parents originaires de Turquie. Son père est maçon et sa mère est femme au foyer. Avec l’accord de ses parents, Derya a choisi de redoubler sa 3^e en vue de poursuivre en 2^de générale pour devenir infirmière ou médecin ; elle ne veut pas être en situation qu’elle juge trop subordonnée telle qu’aide-soignante. L’année précédente, comme elle avait des résultats jugés médiocres et des « problèmes de comportement » ; la COP et sa professeure principale l’ont alertée sur le fait que la voie générale ne serait pas possible sans changement de sa part. Elle n’a alors pas pris la mesure de cette alerte et n’a, selon ses dires, fait aucun effort pour réussir. Sa mère a fait appel de la décision d’orientation en voie professionnelle mais son appel a été rejeté. La professeure principale la guidait en effet vers les formations professionnelles bien que cela ne fasse pas partie des perspectives de Derya :

« En fait, ma prof principale ne voulait pas que j’aille en général. En fait, elle voulait toujours que j’aille en professionnel, elle disait : “C’est intéressant.” Mais je n’aime pas ça. Alors j’ai dit : “Non, je veux aller en général.” »

69Le conseil de classe a accordé la poursuite en filière professionnelle mais elle a choisi de redoubler sa 3^e pour améliorer ses résultats. Avec le recul, elle estime avoir rencontré ses premières difficultés lors de ses deux dernières années du primaire quand elle avait beaucoup d’amis avec lesquels elle s’amusait. Au collège, elle retrouve ces mêmes camarades, l’ambiance est joyeuse et sa priorité, dit-elle, n’est plus les études : elle passe progressivement dans la catégorie des élèves indisciplinés et peu assidus. Elle pense ainsi que ce redoublement lui est bénéfique et espère acquérir un meilleur niveau car elle se sent davantage motivée et considère faire des efforts dans plusieurs disciplines. De même, elle fait désormais ses devoirs, nous dit-elle, écoute en classe et tente d’améliorer son comportement. Avec cela, elle espère qu’elle sera acceptée en filière générale. En tant que fille issue d’une famille d’origine populaire et migrante, Derya était exposée à un scénario de transition dévalorisé. Contrairement à Simon, elle n’a pas adhéré à l’orientation qui lui était proposée, ne voulant pas atteindre une position qu’elle juge subordonnée. Avec le soutien de ses parents, elle tente d’atteindre le lycée général.

70Dans notre terrain, nombreux sont les adolescents de milieu populaire qui sont ambitieux mais plus rares sont ceux qui, comme Derya, sont déterminés à réussir et prêts à s’opposer aux scénarios proposés par les professionnels. Statistiquement minoritaires, ils n’en constituent pas moins un aspect de cette réalité sociale. Antérieurement, ils ont souvent fait face à des situations difficiles telles la migration, des restrictions économiques ou encore des préoccupations familiales, à partir desquelles ils ont développé leur capacité à s’adapter et à résister, et le sentiment d’être responsable de leur existence.

71D’autres transitions sont « portées par la famille », c’est-à-dire que les parents et les proches vont avoir un poids décisif dans l’orientation prise. Ceci joue généralement en faveur d’une formation plus valorisée que celle envisagée par le collège et parfois par l’adolescent lui-même qui bénéficie alors du soutien actif d’au moins l’un de ses parents. Voici l’exemple d’une mère d’élève :

« Ma deuxième, je me suis battue pour elle pour qu’elle n’aille pas en professionnel. Je me suis vraiment, vraiment battue pour elle, et après vers la fin ça n’était plus possible. Elle devait aller en professionnel et du coup, après elle m’a dit, elle a pleuré, elle a fait tout un truc. J’ai été voir des écoles pour elle, pour le graphisme parce qu’elle voulait du graphisme pour la mode. Elle m’a dit : “Non je veux faire un bac L pour la mode.” Ce qu’elle veut faire exactement il faut un bac L, j’ai demandé […]. Elle fait son [bac au] CNED cette année, c’était au ralenti, parce que c’est très difficile. Surtout elle, c’est un enfant assez faible, j’étais très consciente mais j’ai fait le maxi pour ma fille, pour qu’elle réussisse. Si elle ne réussit pas, moi j’aurai essayé »
mère au foyer, 5 enfants, collège de Montreuil.

72Ces mobilisations de parents socialement modestes sont révélatrices de leur implication et témoignent du fait qu’ils ne sont pas « passifs » ou « démissionnaires ». Leurs logiques d’action n’aboutissent pas nécessairement au résultat escompté mais elles attestent, premièrement, qu’ils ont largement saisi l’importance de cette transition scolaire et, deuxièmement, qu’ils s’impliquent à leur manière dans la scolarité de leur enfant.

73Mais cet entourage familial peut favoriser d’autres orientations ainsi que le montre le cas de Lindsay, rencontrée au collège de Montpellier.

74La transition de Lindsay « portée par la famille »

75Lindsay est une jeune fille dont les parents font partie des « gens du voyage ». Elle vit avec sa mère qui est mère au foyer et ses quatre frères et sœurs. Lorsque la période de l’orientation est arrivée, elle a indiqué vouloir se diriger vers la coiffure ou les soins esthétiques mais, fréquentant d’autres jeunes filles déscolarisées à l’âge de 16 ans, elle avoue lors de l’entretien préférer arrêter ses études l’année prochaine et ainsi s’occuper de sa sœur aînée fortement handicapée. Lindsay envisage son avenir sans emploi : « Je vais rester chez moi et après je vais me marier, je sais pas… » Elle souhaite rencontrer un garçon qui ne soit pas de son quartier, qui travaille et avec lequel elle aurait trois enfants et vivrait dans une maison. Bien que souhaitant rapidement arrêter sa scolarité, cette jeune fille ne porte pas de regard négatif sur le système scolaire et ses acteurs. Elle estime que les enseignants et autres intervenants l’encadrent correctement et l’ont bien informée des suites possibles mais elle en arrive tout de même à la conclusion qu’elle préfère rester à la maison où elle ne s’ennuie jamais et peut ainsi rester avec les siens. L’objectif qui semble plus important pour elle est d’obtenir dès que possible son permis de conduire afin de pouvoir se déplacer en toute liberté.

76Cette adolescente est perçue dans le collège comme un profil atypique mais emblématique des familles itinérantes. Rares sont en effet les adolescents qui aujourd’hui n’aspirent pas à une autonomie financière et par là même à un statut professionnel stable. En plus d’être marginal parmi l’ensemble des élèves, ce cas de figure n’est pas accepté par les enseignants et les conseillers d’orientation qui tentent d’inciter les familles à ne pas déscolariser leurs enfants à 16 ans. Lindsay n’est pas considérée en échec scolaire et les enseignants souhaiteraient qu’elle serve d’exemple et « ouvre la voie aux autres » en décrochant un bac professionnel. Toutefois, leur espoir ne sera pas exaucé.

Conclusion : projections, identifications et soutiens dans la procédure d’orientation

77Comme on l’a vu à la contribution de Loncle et al. (supra), près d’un quart des jeunes sortis récemment du système scolaire sont au chômage dans le contexte national français actuel : ils sont deux fois plus touchés parmi les pas ou peu diplômés, et en revanche, deux fois moins atteints une fois dotés d’un diplôme du supérieur. L’insertion professionnelle est donc plus que jamais favorisée par la détention d’un diplôme ad hoc. Les adolescents enquêtés en France sont ambitieux mais aussi relativement inquiets pour leur avenir scolaire et professionnel. Toutefois, ils ne le sont pas nécessairement plus que leurs homologues allemands ou britanniques qui évoluent dans un contexte de moindre chômage. On peut supposer ici que le modèle de soutien familial véhiculé dans l’Hexagone contribue à ces fortes aspirations ainsi qu’à limiter les inquiétudes. Ainsi, les jeunes de milieux populaires ayant des aspirations élevées sont particulièrement nombreux en France et aux Pays-Bas. Dans ce second pays, aucune différence n’est visible selon l’origine sociale des parents. En France, les aspirations des jeunes et de leurs parents sont d’autant plus élevées que le niveau d’instruction et d’emploi des parents est lui-même élevé. En cela, leurs aspirations sont bien socialement marquées mais elles le sont moins qu’en Allemagne, au Royaume-Uni ou en Slovénie.

78En France, les adolescents et les parents d’origine modeste visent désormais au moins le baccalauréat et préférentiellement le baccalauréat général. Pour eux, la réalité de l’orientation est alors souvent violente puisque la sélectivité du système français est parmi les plus fortes. Pour s’opposer aux scénarios établis par les enseignants et les conseillers d’orientation, les adolescents ont besoin d’un soutien familial sans faille ou bien d’une certaine ténacité pour résister aux prescriptions institutionnelles. Les enfants qui ont de bons résultats scolaires envisagent aisément des études supérieures, mais des résultats scolaires moyens conduisent les élèves de milieu populaire à accepter l’orientation en filière professionnelle proposée par l’établissement. Seuls quelques-uns, souvent avec l’appui de leurs mères, se mobilisent pour obtenir la formation souhaitée. Ces éléments d’analyse nous conduisent à présent à prolonger la réflexion en examinant les façons dont les élèves et leurs parents peuvent participer aux prises de décision dans les établissements scolaires et donc peser sur la définition des trajectoires éducatives.