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La consistance des crises

 | 
Brigitte Gaïti
, 
Johanna Siméant-Germanos

1re partie. Écrire l’Histoire : retour sur des terrains sensibles

Introduction à la première partie

Texte intégral

  • 1  Rémond René, « Plaidoyer pour une histoire délaissée ? La fin de la IIIe République », Revue franç (...)
  • 2  Rémond René (dir.), Pour une histoire politique, Paris, Seuil, 1988.
  • 3  Rémond René, La Droite en France, Paris, Aubier, 1954. Le livre est rebaptisé Les droites en Franc (...)

1Michel Dobry est connu pour son livre Sociologie des crises publié en 1986 mais son travail a acquis une notoriété plus large, et sans doute en partie inattendue, du fait d’un article publié trois années plus tard et qui portait sur le 6 février 1934. Rappelons-en les attendus pour comprendre les raisons de ce chapitre consacré à l’écriture de l’histoire. Michel Dobry n’est pas un historien, pas un spécialiste patenté de la période, il n’a pas fait d’enquête spécifique sur la IIIe République, sur les Croix de feu ou sur le fascisme ; en ce sens, cet article, publié dans une revue de sociologie qui plus est, fait effraction dans un champ historien constitué d’une tout autre manière. En effet, l’histoire contemporaine est alors peu assise en France et, si un laboratoire du CNRS, l’Institut d’histoire du temps présent, est créé depuis une décennie, le statut scientifique de ce sous-secteur de l’histoire reste fragile, encore marqué par des origines quelque peu chaotiques, et par l’accélération demandée par les pouvoirs publics lorsqu’il s’est agi d’inscrire l’ensemble du xxe siècle dans les apprentissages scolaires. Histoire contemporaine et histoire politique : cet assemblage originel est incarné par un historien officiant à Nanterre et à Sciences Po, René Rémond. Celui-ci, qui depuis les années 1950 se bat pour faire exister une histoire très contemporaine1 et une histoire politique2, a écrit ce qui est devenu un ouvrage de référence, sur les droites en France3. L’ouvrage mettait en évidence l’existence de trois droites rattachées à des mouvements nés au xixe siècle, le légitimisme, l’orléanisme et le bonapartisme, et dont on trouverait des héritiers tout au long du xxe siècle. La réception de l’ouvrage a retenu deux des pistes proposées, pistes que Michel Dobry affronte de plein fouet. La première de ces pistes consiste à focaliser la recherche autour de la catégorisation des mouvements et idéologies politiques : il s’agit de faire rentrer les idéologies et les mouvements conservateurs qui apparaissent au cours du xxe siècle dans ces trois branches ainsi identifiées. La seconde, qui nous intéresse encore plus directement, consiste à ériger ce classement en fondement d’une sorte de culture politique longue, susceptible de faire barrage à certains mouvements politiques, idéologiques ou partisans d’un type nouveau. Le fascisme est ainsi vu comme le produit d’une histoire ou d’une tradition étrangères à cette culture politique et à ce titre, incapable de s’implanter solidement sur un sol français en quelque sorte immunisé par cette culture politique des trois droites. Les mouvements de droite extrême qui se développent dans la France de la IIIe République et qui se réalisent durant le Régime de Vichy sont ainsi en permanence distingués des mouvements fascistes, minimisés, réinterprétés à la faveur de cette hypothèse. Et tout un ensemble d’auteurs (notamment Maurras), de leaders (Le colonel de La Rocque) de mouvements (les Croix de feu, l’Action française), d’épisodes (le 6 février 1934) deviennent les éléments – certes radicaux – d’un conservatisme plongeant ses sources dans l’histoire nationale.

  • 4  « Penser = classer ? », Genèses, no 59, 2005, p. 151-165.

2Avec une belle ardeur, Michel Dobry a mis au jour les manières de travailler, de faire des hypothèses, d’interpréter, de mettre en généalogies, bref tout ce qui est la marque de fabrique de ces tenants de la « thèse immunitaire » : la pensée classificatoire4 et sa structuration autour de critères quelque peu figés de fascisme, le durcissement des frontières entre ce qui relève du « vrai » fascisme et le reste, le caractère téléologique du raisonnement (si le fascisme a échoué, c’est qu’il ne pouvait prendre), l’inattention à certains échanges de coups au cours des épisodes concernés, la faible prise en compte d’éléments du contexte politique et idéologique et notamment des concurrences affrontées par ces groupes radicaux, le rapport aux acteurs et à leurs prises de parole (que veulent dire les revendications de soi comme non fasciste, non antisémite ?), etc.

3L’article s’ajoute au brûlot qu’avait constitué la publication une dizaine d’années plus tôt du livre de Sternhell sur les origines françaises du fascisme, qui affrontait sur un autre mode ce qui est appelé ici la thèse immunitaire. La controverse qui en résulte prend une telle importance que Michel Dobry reviendra sur cette question dans un livre collectif publié en 2003 chez Albin Michel, intitulé Le Mythe de l’allergie française au fascisme dans lequel sont réunis des sociologues, des politistes, des historiens français ou étrangers qui élargissent l’enquête, en approfondissant le travail historique mais aussi en revenant sur les conditions de fabrication de cette histoire et en interrogeant la réception académique de l’article publié dans la Revue française de sociologie.

  • 5  Berstein Serge et Winock Michel (dir.), Fascisme français ? Une controverse, Paris, CNRS Éditions, (...)

4Lors de la préparation de cet ouvrage, près de 30 ans après cet article, et 15 ans après Le Mythe de l’allergie française au fascisme, nous avons saisi à nouveau cette question, relancée par la publication d’ouvrages qui reviennent sur la controverse5 et par de nouvelles avancées historiennes. On trouvera ici Zeev Sternhell, Bruno Goyet ou Brian Jenkins, déjà présents dans le livre de 2003. Zeev Sternhell s’attaque avec sa vigueur habituelle à des points de méthode mal traités selon lui par les tenants de la thèse immunitaire : ainsi de la comparaison (constamment biaisée par l’élévation du fascisme italien au rang d’étalon universel de la mesure du fascisme), ainsi encore de la périodisation du fascisme (quel statut de la première guerre mondiale dans le processus) ainsi, enfin, de l’identification politique des idéologies. Sur ce dernier point, il prend appui sur la trajectoire politique et intellectuelle d’Emmanuel Mounier dont l’identité politique est souvent au cœur de débats passionnés.

5Bruno Goyet s’attaque lui aussi à l’interprétation d’une trajectoire, d’une idéologie et d’un mouvement en enquêtant sur Charles Maurras, autre personnage clé, souvent ramené à un conservateur traditionnaliste. Comment lire cette somme que constitue Le Dictionnaire politique et moral ? La réponse est claire, engageant un programme d’histoire des idées politiques, abordé également sous un angle différent par Frédérique Matonti dans ce même ouvrage : il faut, nous dit B. Goyet, « revenir à un Maurras dégagé de la sédimentation maurrassienne, se situer au plus près du moment où des textes épars et circonstanciels se cristallisent en une idéologie, ne pas mêler gratuitement des textes de dates et de statuts fort différents, ni donner une simple et répétitive paraphrase de cette doctrine ». Proche des préconisations de Michel Dobry, le conseil est en apparence simple ; il est rarement suivi et sans doute difficile à suivre tant il suppose d’arrachement aux apparentes évidences que fournissent les interprétations ultérieures, tant il engage à retrouver des possibles non advenus et donc peu accessibles, des bricolages idéologiques « de coulisse », des interprétations non consolidées, tant il suppose aussi de mener l’enquête non seulement sur « l’auteur » mais aussi sur « les autres », c’est-à-dire tous ceux avec qui il est alors en compétition et qui sont autant de co-fabricants d’idées revendiquées en mode individuel. L’usage fait par B. Goyet de méthodes quantitatives pour repérer la fréquence et la hiérarchisation de certaines thématiques dans le Dictionnaire politique et moral montre d’ailleurs une voie d’objectivation intéressante pour résister aux interprétations dominantes.

6Brian Jenkins engage un programme similaire ; revenant sur sa thèse soutenue en 1979 et portant sur les émeutes de 1934, il se dit aujourd’hui frappé par les pratiques professionnelles de certains historiens, animés apparemment par le souci d’échapper au soupçon de n’être que des chroniqueurs et toujours plus friands de recherche de « causes profondes » et de « mentalités » ou de « culture politique » au long cours. B. Jenkins interroge ce mépris des historiens pour « l’expérience vécue par les participants et les observateurs de l’époque, revendiquant plutôt la découverte de nouvelles significations au-delà de la réalité de surface des événements ». Lui entend tirer toutes les potentialités d’un examen sérieux du 6 février en train de se faire, c’est-à-dire aussi des pratiques, des idéologies en train de se radicaliser, de se polariser mais aussi des interprétations en train de se figer et de faire obstacle aux lectures contextualisées.

7Michel Dobry nous proposait rien de moins que revenir à une des compétences basiques de ceux qui font de l’analyse des sciences sociales leur métier, à savoir penser très sérieusement les contextes changeants de production des mots, des prises de position, des pratiques, de saisir leurs sens au plus près des concurrences dans lesquelles elles s’inscrivent, au plus près des anticipations et des calculs possibles sur le moment, en intégrant les incertitudes et les ignorances des acteurs et le caractère collectif de la production d’idées ou d’idéologies revendiquées en nom individuel. L’écriture de l’histoire devrait être à ce prix : entamer l’illusoire prétention de la hauteur, du recul, propre à celui qui cherche avant tout les structures et les mentalités, les causalités lointaines, qui veut faire entrer l’événement, les idées, les mouvements, les pratiques politiques dans des catégories fixées dans des classements devenus « hors sol ». Gageons que ces rappels de Michel Dobry peuvent aujourd’hui encore aider les spécialistes de sciences sociales à renverser l’histoire (et pas seulement celle de l’extrême droite) pour la remettre à l’endroit de son déroulement, des incertitudes du moment et des interprétations qui, fortes de la suite des événements, ferment progressivement toute compréhension des phénomènes sociaux.

Notes

1  Rémond René, « Plaidoyer pour une histoire délaissée ? La fin de la IIIe République », Revue française de science politique, vol. 7, no 2, 1957, p. 253-270

2  Rémond René (dir.), Pour une histoire politique, Paris, Seuil, 1988.

3  Rémond René, La Droite en France, Paris, Aubier, 1954. Le livre est rebaptisé Les droites en France en 1982.

4  « Penser = classer ? », Genèses, no 59, 2005, p. 151-165.

5  Berstein Serge et Winock Michel (dir.), Fascisme français ? Une controverse, Paris, CNRS Éditions, 2014.

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