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Les écoles du journalisme

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Ivan Chupin

Conclusion générale

Texte intégral

1Nous avons donc retracé comment les écoles de journalisme sont parvenues à imposer une définition scolaire de leur savoir professionnel. Puis, à partir des années 1990, cet espace autorégulé par les écoles s’est déréglé du fait des mutations de la profession et d’un éclatement de celle-ci en différents segments ou « galaxies des journalismes » (Neveu, 2009, p. 22-42) qui aboutit à un « lâchage » des écoles par une partie du patronat (presse magazine d’abord, audiovisuel ensuite). L’espace de formation se voit repris en main dans les années 2000 par de nouveaux régulateurs : l’État et la profession. L’État intervient au travers d’un soutien financier aux écoles qui, s’il demeure limité, prend une place majeure dans la conjoncture de crises financières que traversent certaines écoles privées dès la fin des années 1990. L’État intervient aussi plus directement notamment via les ministères de la Recherche et de la Culture qui imposent de l’extérieur une structuration du secteur en conférence nationale (CNMJ) en 2010. Enfin, les déséquilibres financiers des écoles privées et la nouvelle concurrence de l’école de journalisme de l’IEP de Paris les poussent à modifier leur modèle de formation en intégrant davantage d’enseignements fondamentaux et en se rapprochant de l’université ou des IEP dans des partenariat publics-privés éducatifs.

2On assiste donc à la différence de ce qui est le plus souvent pensé comme un désengagement de l’État de l’Université et plus généralement des politiques publiques à un certain retour de l’État mais celui-ci s’effectue sous des formes de « gouvernement à distance » ou de « pilotage stratégique » de l’action publique (Esptein, 2005 ; Bezes, 2009). Dans les années 2000, l’État rapatrie en quelque sorte dans son giron des écoles qui avaient conduit leurs expériences de « professionalisation » de manière autonome pendant une cinquantaine d’années.

3Ce « gouvernement à distance » prend appui sur un nouveau partenariat avec les représentants de « la profession ». Il s’agit donc d’une forme originale de néo-corporatisme qui voit le jour au sein même de l’appareil d’État. L’État en la présence de ces ministères de la Culture et de la Recherche négocie avec la commission paritaire (CPNEJ) le mode de gouvernance qui doit être celui des écoles de journalisme. On assiste à la création d’un groupe d’intérêt plus institutionnalisé au sein de l’État, à l’image de ceux qui existent comme la commission des titres d’ingénieurs (CTI) ou la Commission Helfer pour les écoles de commerce. Or, à la différence de ces deux commissions, la relation est nouée ici entre un secteur professionnel voire une corporation spécifique (journaliste) et l’État. De plus, si les écoles de journalisme parviennent à se hisser à l’échelle des transactions clientélaires qui unissent l’État aux grandes écoles, elles se caractérisent même regroupées entre publics et privées (14 écoles) par la faiblesse de leur nombre. Les directeurs d’écoles publiques et privées se voient ainsi enrôlés de manière forcée dans une conférence nationale des métiers du journalisme (CNMJ) dans laquelle sont aussi intégrés les représentants de la profession de la CPNEJ. Or, si elle est associée dans cette forme de régulation néo-corporatiste, la CPNEJ veille à préserver l’autonomie de ses propres critères de reconnaissance pour les écoles. Représentants de la « profession » et État font donc ensemble mais de manière disjointe peser de nouvelles contraintes sur l’espace des écoles, contraintes qui relèvent souvent de l’injonction contradictoire. Puisque l’État vérifie par ses expertises l’ancrage à l’enseignement supérieur et à la recherche, le respect des maquettes, et la qualité des enseignements sur le plan universitaire tandis que les représentants de la profession certifient de leur côté le caractère suffisamment professionnel des enseignements, l’existence de débouchés, l’insertion sur le marché du travail et les aspects déontologiques du métier. Les écoles se voient donc soumises à une double régulation (et au double contrôle) qui n’existait pas réellement de manière formalisée quinze ans auparavant.

4La CPNEJ veille à ce que ses écoles de la profession transmettent une morale professionnelle au sens d’Émile Durkheim, le journaliste se devant d’être vertueux et de savoir se distancier des puissances d’argent (Lemieux, 2000). Ses critères dessinent l’image d’un journaliste doué de conscience morale et en font quelque part le digne héritier du journalisme moral de combat issu de la Résistance. Ils reprennent à leur compte une mythologie de « l’indépendance » du journaliste. Par l’octroi du label de reconnaissance, ils se font ainsi les défenseurs d’une vision corporatiste du métier et de ses lieux de formation sans pour autant préciser le contenu déontologique à transmettre.

5Pour l’État, ce néo-corporatisme permet de venir « normaliser » la situation de ce petit secteur se vivant depuis sa fondation comme d’utilité publique et comme dépositaire d’une mission civique de formation de personnes à haute qualité morale mais ayant été en permanence/et s’étant en permanence situé à distance de l’État afin de pouvoir mieux maintenir de manière autonome le contenu et la transmission de sa pédagogie et de ses savoirs professionnels. Cette distance à l’État tient aussi à une résistance plus générale de la profession journalistique à l’égard de tous types de régulations extérieures au corps.

  • 1 Pour une ethnographie de ses sessions « intensives » à l’ESJ de Lille (Chupin, 2008, p. 623-631).

6Ce néo-corporatisme est aussi un moyen de résister à une autre régulation qui se fait de plus en plus pesante et qui est celle du marché et qui se voit dictée par les franges les plus libérales du patronat des médias. En effet, si l’école contrôle les savoirs transmis aux jeunes journalistes, ceux-ci se doivent par la suite de pénétrer sur le marché du travail. On assiste depuis la fin des années 1980 à la mise en place de nouveaux « sas d’entrées » dans ce marché du travail (Marchetti, Ruellan, 2001, p. 107) que nous « appelons » pour notre part des « écoles après l’école » (Chupin, 2014). Les entreprises de médias prétendent en effet que les jeunes journalistes une fois sortis d’écoles doivent se parfaire et à nouveau faire leurs preuves et intégrer la « culture maison ». Elles imposent une véritable sélectivité avec divers concours et bourses. Cette mise en concurrence des jeunes journalistes par les entreprises sur le marché du travail se traduit par l’obtention de stages et de CDD de trois mois qui peuvent ensuite se voir renouveler ou transformer dans le meilleur des cas en CDI. D’une certaine manière les entreprises viennent ainsi produire une régulation économiquement libérale qui revient à diplômer la précarité. Le modèle néo-corporatiste constitue une tentative pour État et CPNEJ de s’opposer, de la sorte, à une régulation des écoles sur le même modèle que celle qui a cours sur le marché du travail. Les élites paritaires du secteur cherchent donc à maintenir leur pouvoir en prenant appui sur l’État face au marché pour continuer à réguler le secteur de la formation. Cela dit, les écoles de journalisme (surtout les plus privées d’entre elles) n’échappent pas à ces nouvelles contraintes des entreprises et s’y ajustent en renforçant les enseignements les plus pratiques à la fin de leur deuxième année de cursus (« intensives ») et en s’adaptant par des spécialisations intégrant jusqu’aux différences de styles des radios ou des télévisions1. Un tel processus d’ajustement au marché du travail (Marchetti, 2003, p. 81-89, Lafarge, 2017) permet de préparer dans les meilleures conditions leurs étudiants aux concours du métier qui requièrent l’acquisition d’un « tour de main » immédiat et d’un savoir-faire pratique. Ces concours jouent d’ailleurs un rôle d’étalon entre les écoles même si certaines d’entre elles comme le CELSA refusent de jouer pleinement ce jeu. D’une certaine manière si les écoles sont parvenues à imposer une définition d’une élite du métier, elles ne sont pas parvenues pour autant à briser le règne « de la formation sur le tas » et de la cooptation dans le milieu sur la seule base des propriétés sociales d’origine. Elles sont venues greffer leur propre modèle de scolarisation sur le modèle préexistant et sont parvenues à l’ennoblir. Mais ce sont les entreprises de médias qui se sont toujours réservé le monopole du recrutement et elles ne sont aucunement tenues (hormis Radio France) par la nécessité de prendre des personnes passées par une école reconnue. On est loin du modèle danois où l’école de journalisme d’Aarhus avait réussi à s’imposer comme monopole auprès du marché du travail avant qu’une dérégulation du marché ne s’opère dans les années 1990 sous l’effet de la concurrence par de nouvelles écoles privées.

7Face à cette régulation par les entreprises de l’entrée des diplômés dans le métier, la CPNEJ s’efforce de maintenir son propre modèle de formation. Or, étant relativement dépourvus de leviers financiers, État et représentants de la profession jouent principalement sur le symbolique. Ils manipulent des labels, élaborent des critères, des référentiels, prennent des positions dans des lieux neutres comme les Assises internationales du journalisme ou les États généraux de la presse écrite. L’incessant travail de refonte des critères et l’activisme des dernières années ne doivent pas faire illusion : l’action de la profession relève d’une véritable politique symbolique (Edelman, 1964 ; Edelman, 1971) qui est l’arme qui reste à ceux qui sont dépourvus des leviers financiers. Le rôle de cette CPNEJ est à l’image de l’évolution actuelle de la politique dans laquelle les marges de manœuvres des dirigeants se réduisent de plus en plus et les conduisent principalement à se faire manipulateurs de formules, de discours et de symboles. Si dans les faits, ce sont principalement les entreprises de médias qui régulent le marché et l’accès à ce dernier, le rôle purement symbolique du paritarisme n’est pas pour autant dépourvu d’une certaine efficacité. Il permet notamment de renforcer symboliquement un processus ancien de scolarisation amorcée il y a de plus de cent ans et qui a permis une étonnante mise en discipline de savoirs pratiques et la reconnaissance de ceux-ci par l’État.

Notes

1 Pour une ethnographie de ses sessions « intensives » à l’ESJ de Lille (Chupin, 2008, p. 623-631).

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