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Les écoles du journalisme

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Ivan Chupin

Introduction générale

Texte intégral

1En France, le journalisme n’est pas une discipline reconnue comme telle par le conseil national des universités (CNU). La France se différencie par exemple des États-Unis où les journalism studies s’enseignent dès la première année à l’université, et ce, depuis la fin du xixe siècle.

  • 1  En France, seules les sciences de l’information et de la communication (mais pas le journalisme en (...)

2L’absence de reconnaissance officielle n’a pas empêché un processus de disciplinarisation de savoirs pratiques propres au métier du journalisme. L’originalité par rapport à ce qui existe ailleurs dans d’autres pays comme les États-Unis ou la Russie tient dans le caractère technique et pratique de ces enseignements qui se voient pensés comme une discipline à part entière même si ceux-ci se caractérisent par leur distance de l’État et de l’Université1.

3L’objectif de cet ouvrage est d’interroger une énigme. Il vise à comprendre comment le journalisme est parvenu à se scolariser alors même que la plupart des professionnels considéraient à la fin du xixe siècle qu’il était possible de l’apprendre directement « sur le tas » selon l’expression employée par les acteurs. À l’époque, le journalisme est principalement littéraire et l’apprentissage du métier ne constitue pas un enjeu car il repose avant tout sur des dispositions sociales. Comment le journalisme est-il parvenu à s’imposer comme une pédagogie pratique qui pouvait s’apprendre via des écoles ?

  • 2  Un publiciste désigne au xixe siècle un spécialiste de l’intervention dans le débat public.

4En France, la légitimité de toute formation au métier de journaliste a longtemps été contestée. Les écoles se sont d’abord développées afin de former des publicistes2 engagés politiquement dans le contexte de l’affaire Dreyfus. À l’époque, la profession reste très dépendante du pouvoir politique ce qui a longtemps contribué à entraver toute autonomisation des écoles. De nos jours, cette légitimité reste peu établie : les écoles sont loin de détenir un quelconque monopole de l’accès à la profession. Seules, quatorze d’entre elles, sont reconnues par la profession et elles forment près de 20 % des entrants dans le métier : l’ESJ (École supérieure de journalisme) de Lille, le CFJ (Centre de formation des journalistes) à Paris, le CUEJ (Centre universitaire d’enseignement du journalisme) à Strasbourg, le CELSA à Neuilly, l’EJCM (École de journalisme et decommunication de la Méditerranée) à Marseille, l’ICM (Institut de communication et des médias) à Grenoble, l’IPJ (Institut pratique de journalisme) à Paris, l’IFP (Institut français de presse) à Paris, l’IJBA (Institut de journalisme de Bordeaux aquitaine), l’EJT (École de journalisme de Toulouse), l’école de journalisme de Tours, l’IUT de journalisme de Lannion, L’IUT de journalisme de Cannes, et l’école de journalisme de Sciences-Po Paris. On devient donc encore majoritairement journaliste sans avoir reçu de formation reconnue dans ce domaine.

5Ces écoles de journalisme constituent un des lieux de formation et de transmission des pratiques. Et, tout autant que des compétences, c’est aussi une vision du métier qui s’enseigne là et, se transmet. L’école est donc une manière de saisir une idéologie professionnelle, à savoir « une représentation plus ou moins idéale et mythifiée » du métier (Bourdieu, 1996, p. 11).

La formation au journalisme : un objet délaissé

  • 3  Ainsi Géraud Lafarge et Dominique Marchetti distinguent deux groupes au sein de l’espace des école (...)
  • 4  Cette part des enfants de père cadres ou membres de professions intellectuelles supérieures attein (...)

6Certains travaux scientifiques avaient déjà pris pour objet les écoles de journalisme mais aucun ne s’était demandé jusqu’alors quelles étaient les conditions de réussite de la scolarisation de ce savoir technique. Du côté de la sociologie, la plupart des chercheurs se focalisent en général sur la question des formés. L’école permet de travailler sur les origines sociales en s’intéressant aux entrants. Dominique Marchetti a consacré en 1997 une partie de sa thèse à l’étude du recrutement sociologique des jeunes journalistes du CFJ en 1985. Il concluait à la prédominance d’une origine sociale élevée, avec une prime au capital culturel sur le capital économique et au secteur public (administration, enseignants) sur le secteur privé. Cette question de l’origine était prolongée par une interrogation sur les effets de trajectoire sur les pratiques rédactionnelles (Marchetti, 1997). D’autres travaux ont pu ensuite donner lieu à diverses études très précises sur le recrutement sociologique des étudiants d’école (Lafarge, 2008 ; Lafarge et Marchetti, 2008 ; Lafarge et Marchetti, 2011 ; Lafarge et Marchetti, 2017). L’intérêt de ces études est qu’elle souligne une forte différenciation des profils d’entrée entre les écoles de « la grande porte » et de « la petite porte » comme les IUT3 que l’on pourrait élargir aux écoles non-reconnues (Bouron, 2014). L’ensemble de ces études dressent depuis le milieu des années 1990 le constat que les centres de formation des journalistes sont peuplés par une proportion très importante d’étudiants issus de milieux privilégiés4 (Lafarge et Marchetti, 2008, p. 66-71).

7L’absence de dimension historique de ces travaux rend parfois difficiles les tentatives d’expliquer comment opèrent ces divisions (Paris/province, formations courtes/formations longues). La lecture de ces travaux sociographiques nous confortait dans cette conviction qu’ils ne pourraient prendre véritablement tout leur sens que mis en relation avec une histoire des institutions scolaires. Il nous a paru plus intéressant de décaler notre regard en nous interrogeant sur la fabrique des formations. Nous avons souhaité suspendre le plus longtemps possible dans notre travail cette question complexe du lien entre origines sociales, formation scolaire et réalité des pratiques journalistiques, afin d’interroger en amont la fabrique de la formation, d’analyser les conflits autour de sa nécessité, de ses contenus, de ses relations avec les patrons de presse, les syndicats de journalistes, de saisir là les anticipations sur l’avenir d’une profession, de voir se dessiner une représentation possible du métier et de ses bonnes pratiques, dans le type d’enseignements proposés, dans la place faite aux stages, aux universitaires, ou encore à l’usage des technologies du métier. En 2002, lorsqu’est apparu le projet de la recherche qui est à la base de ce livre, la nouveauté de l’approche consistait dans le fait de prendre l’école et la formation au sérieux et de les traiter comme de véritables institutions (Lagroye et Offerlé, 2011).

  • 5  Par « profession journalistique », nous entendons la profession telle qu’elle se voit définie par (...)
  • 6  Nous nous inscrivons dans la filiation de la socio-histoire (Noiriel, 2006, p. 3-7).

8Les formations obéissent aujourd’hui à des contraintes diverses émanant de l’État et de ministères (Éducation nationale, Recherche, Culture et communication) mais également de « la profession5 » et il nous semblait qu’en comprenant ces contraintes spécifiques, on pourrait éclairer également la manière dont l’élite des journalistes se voit historiquement formée. Or, ce que révèle l’analyse c’est que ce « retour de l’État » comme pilote est finalement récent (fin des années 2000) car depuis la fondation des écoles de journalisme au xixe siècle, l’État s’était, au contraire, peu investi dans cet espace dont il s’efforçait de rester à distance. Nous avons donc mis en œuvre une analyse socio-historique de ces formations6 sur le temps long depuis la fin du xixe siècle. Ce choix s’est d’autant plus imposé à nous qu’à de rares exceptions près (Delporte, 1999, p. 176-180 et p. 414-417 ; Georgakakis, 2004, p. 121-153 ; Mercier, 1994), les historiens de la presse avaient délaissé l’objet de la formation. Christophe Charle ne consacre par exemple qu’une demi-page à la fondation de l’école de journalisme de Paris lorsqu’il aborde le rôle des intellectuels dans la critique de la presse après l’affaire Dreyfus (Charle, 2004, p. 217-221). Thomas Ferenczi, auteur d’un travail historique sur « l’invention du journalisme » consacre quelques pages à l’étude de la première école de journalisme en France, l’École supérieure de journalisme de Paris (Ferenczi, 1996, p. 251-258). L’historien Christophe Prochasson (Prochasson, 1998) et le sociologue Vincent Goulet (Goulet, 2008 ; Goulet, 2009) se sont aussi intéressés à l’école supérieure de journalisme de Paris afin d’analyser la trajectoire de sa fondatrice Dick May. Toutefois, leurs contributions respectives ne portent pas directement sur l’école de journalisme mais sur l’École des hautes études sociales qui l’hébergeait.

9Par ailleurs, en science politique, la plupart des approches avaient retenu un prisme monographique (Siméant 1991 ; Siméant, 1992 ; Rossi, 1999) qui empêchait de penser les écoles comme un système plus large de relations (un champ au sens de Bourdieu ou une configuration au sens de Elias) et de concurrence entre institutions.

10Ce que nous cherchons en définitive à éclairer depuis maintenant une quinzaine d’années de recherche où nous avons pris les écoles de journalisme comme objet porte sur l’autonomie variable que peut obtenir et conserver une formation prise entre les contraintes de l’État et d’une profession. Jusqu’à quel point un espace de formations peut-il s’autoréguler ? Plus exactement, jusqu’à quel point des écoles liées à la profession peuvent-elles prétendre construire une autonomie dans la transmission de leurs savoir-faire à distance de l’État ? Une corporation peut-elle tenir encore un système de formation de manière autonome ?

  • 7  Gilles Lazuech a montré comment les écoles de commerce et d’ingénieurs se retrouvent attirées vers (...)
  • 8  Yves-Marie Abraham évoque des phénomènes de « re-scolarisation » après une période de « dé-scolari (...)

11Nous souhaitons en effet comprendre comment on est passé d’une capacité d’une formation à s’auto-réguler en lien direct avec une profession – l’auto-régulation étant alors entendue comme le fait que les dirigeants maîtrisent à la fois les contenus, les savoirs et les pratiques à transmettre, mais aussi les financements, et les débouchés sur le marché du travail – à un ensemble de régulations plus complexes faisant intervenir un nombre croissant d’acteurs interdépendants (État, entreprises de presse, commission paritaire). Notre thèse consiste ici à saisir un renversement de configurations d’acteurs ; comment les liens difficilement créés et institutionnalisés après guerre entre des écoles et la profession organisée ont pu se défaire sous l’effet de processus de technicisation et de spécialisation journalistique qui vont faire revenir de nouveaux acteurs, notamment et tout autant certains segments bureaucratiques de l’État, des acteurs politiques locaux et des patrons de presse au cœur de la régulation du secteur de la formation. La perte de maîtrise d’une profession (elle-même fortement et visiblement divisée entre journalistes de presse écrite ou télévisuelle, magazine, locale ou nationale, etc.), sur les écoles se traduit par la recherche de nouveaux soutiens au sein de l’État et une mutation de la formation vers une nouvelle forme de scolarisation plus universitaire (Lazuech, 19997), alors même que d’autres phénomènes parallèles montrent une professionnalisation accrue et une marchandisation des formations. L’histoire des écoles de journalisme, du moins de celles qui prétendent dominer ce secteur, conforte cette thèse car la concurrence les pousse à partir des années 1990 après un moment d’intensification des enseignements techniques à redevenir davantage « généralistes ». Le glissement vers l’État s’opère au niveau pédagogique par un renforcement des savoirs fondamentaux dans les écoles professionnelles. Il nous semblait important de tenter d’éclairer ce moment de re-scolarisation dépassant d’ailleurs largement le cadre des seules écoles de journalisme (Abraham, 20078).

Ce que la sociologie de la formation apporte aux sciences sociales

12Nous avons emprunté des techniques d’enquêtes à divers sous-champs des sciences sociales et en retour nos résultats permettent de venir discuter ces mêmes domaines. Notre livre contribue aux sciences sociales à plusieurs niveaux. Sur le plan de la sociologie des professions, nous éclairons la manière dont une formation peut se voir investie par une profession. Ce processus repose sur une alliance qui associe les syndicats et le patronat ce qui permettait de rattacher une sociologie des professions à une sociologie des relations professionnelles (Lallement, 1996) alors que celles-ci restent divisées en courants bien distincts en France. À rebours de cette fragmentation disciplinaire, il nous est apparu important de penser les deux ensembles.

  • 9  À l’exception de Sibout, 2012 et Sedel, 2016.

13Ce livre a pour objectif d’ouvrir la boîte noire que constitue « la profession journalistique ». En effet, derrière ce terme unifiant, l’entrée par la formation permet de faire éclater le groupe professionnel et d’en interroger les divisions. L’analyse de la formation au journalisme révèle une certaine emprise de ces représentants de la profession et permet d’observer les luttes sociales entre patronat et syndicats qui se donnent à voir autour de la profession. La formation donne également à voir le fonctionnement du patronat de la presse et de ses principales transformations alors même que cet acteur demeure totalement méconnu en sciences sociales9.

14Nous avons aussi interrogé la manière dont la formation peut venir clôturer le marché du travail par l’éthique. On assiste dans le cas du journalisme à une tentative de durcissement de la profession par le haut et son élite. Ce point est d’autant plus original qu’il touche une profession que la plupart des sociologues décrivent volontiers comme floue ou ouverte (Ruellan, 1992). L’essentiel des entrants de la profession continue d’ailleurs de ne pas relever de cette élite des formés en école et rentrent, comme on l’a déjà signalé, dans le métier à la suite d’un apprentissage « sur le tas ». Très fortement sélectionnés, les journalistes passés par des écoles en France définissent donc approximativement une élite de la profession, aux carrières plus rapides et occupant les positions les plus valorisées. Le livre montre donc comment une profession souhaitant rester ouverte comme le journalisme a pu utiliser la formation pour venir fermer son espace sur un segment élitaire. Ce cas permet de dépasser les alternatives entre la question des professions ouvertes et fermées qui ont longtemps alimenté les débats entre sociologues des professions.

15L’originalité de notre approche réside également dans le fait que la plupart des sociologues ne pensent pas la profession comme un outil à part entière des « stratégies de professionnalisation » (Sarfatti-Larson, 1977). La formation lorsqu’elle est (trop rarement ?) prise comme objet reste souvent pensée de manière immuable sous la forme d’un simple attribut professionnel. Nous avons au contraire privilégié une perspective dynamique qui vient croiser l’étude des transformations des savoirs avec les recompositions du métier sur une durée de plus d’un siècle. Cette approche permet de comprendre comment la formation vient clôturer un espace de formation et produire une élite spécifique à un secteur.

  • 10  Pour se convaincre de cette politique de l’apolitisme (Riutort et Leroux, 2013).

16Sur le plan de la sociologie des élites, le livre revient sur la manière dont la formation s’est retrouvée prise dans des conflits majeurs de l’histoire politique française. L’histoire du journalisme rejoint alors les conflits de l’histoire politique du début du xxe siècle puisqu’il se voit enrôlé successivement dans les luttes opposant les radicaux républicains à l’Église à partir de l’Affaire Dreyfus puis ensuite lors de l’épisode du Cartel des gauches. À chaque fois, le journalisme appuie des opérations de construction et de consolidation des élites intellectuelles républicaines et catholiques. L’idée qui sous-tend ces nouveaux projets de formation d’une élite journalistique est de venir défendre son idéologie par voie de presse au travers de la formation de publicistes. À ce niveau les écoles jouent un rôle tout ce qu’il y a de plus stratégique. La remise à plat de la formation à la Libération n’interrompt pas spécialement ce modèle du publiciste (Neveu, 2002, p. 257) ou de l’éditorialiste (Riutort, 1996) mais la codification croissante technique des savoirs journalistiques renseigne sur une transformation progressive de l’élite journalistique qui se voit de plus en plus pensée à partir des années 1960 et 1970 sous les traits d’un « professionnel » plus neutre de l’information. Le livre interroge ensuite comment on passe de ces élites très politisées à une éthique de la neutralité (Juhem, 2001) qui reprend davantage les standards et les formats édictés par la presse la plus industrielle dès la fin du xixe siècle aux États-Unis et en France (Chalaby, 1998 ; Lemieux, 2000). Le travail questionne donc la place des élites journalistiques dans la mission démocratique de « watch dog » qui leur est traditionnellement assignée mais en s’efforçant d’historiciser ce rôle social. Enfin, dans les années 2000 les savoirs se font plus internationalisés et encore plus techniques avec l’arrivée du numérique ouvrant là encore la voie à une nouvelle redéfinition de l’élite. On voit bien au travers de la formation comment le métier a progressivement perdu en teneur politique ce qui ne signifie pas que l’on puisse pour autant parler de dépolitisation et encore moins d’un apolitisme des journalistes contemporains10.

  • 11  Fort heureusement certains travaux de chercheurs appellent aujourd’hui à une réorientation dans ce (...)

17Les élites sont également questionnées sous l’angle de leur fabrique scolaire. Pierre Bourdieu a pris dès les années 1980 pour objet les grandes écoles. Cela dit, si Bourdieu rappelle bien l’importance d’historiciser les concurrences et avance même le concept d’« histoire structurale » (Bourdieu, 1989, p. 265-329), son analyse nous semble étroitement centrée sur l’idée que la structure sociale des recrutements permettrait, à elle seule, de rendre compte des fluctuations de l’offre de formation, ce qui revient à accorder peu de place à l’histoire des institutions scolaires11. Il nous semblait important de rendre compte des configurations d’acteurs dans lesquelles sont pris les promoteurs de la formation au journalisme afin de comprendre comment se fabrique concrètement la formation. De plus, la noblesse d’une école se caractérise par sa capacité à rester le plus généraliste possible. L’étude des écoles de journalisme du fait de son caractère très sectorisé présente un cas intéressant de la façon dont des écoles de rang intermédiaires peuvent chercher à se construire une légitimité dans la hiérarchie des grandes écoles.

18Dans le domaine de l’étude des politiques publiques de l’enseignement supérieur, la plupart des travaux se caractérisent par un fort normativisme. D’un côté, certains observateurs se font presque les prescripteurs des évolutions de l’enseignement supérieur en dessinant des « scenariis européens » (Musselin, 2008, p. 163, Paradeise et Lichtenberger, 2009). D’autres travaux relèvent davantage d’approches critiques qui tendent à construire les orientations de l’enseignement supérieur comme se rabattant vers des finalités économiques. La réforme du LMD tracerait un « avant » et un « après » de l’action publique et ouvrirait l’enseignement supérieur à l’emprise du monde économique sous couvert de « professionnalisation » des formations (Montlibert, 2004 ; Garcia, 2007 ; Garcia, 2008 ; Granger, 2015). À distance de ces deux pôles, une réelle sociologie des institutions scolaires nous semble souhaitable. Or, de leur côté, les sociologues de l’éducation se sont longtemps désintéressés de l’étude de l’enseignement supérieur. L’enseignement supérieur n’est abordé que par la bande au travers notamment des classes préparatoires (Allouch et Van Zanten, 2008 ; Daverne et Dutercq, 2012 ; Darmon, 2013) ou du rôle des familles dans les orientations (Van Zanten, 2016). La rupture avec l’étude de l’enseignement secondaire n’est pas totalement consommée.

19Notre travail se veut une contribution plus directe à l’étude de la « professionnalisation » de l’université (et avant elle d’autres institutions scolaires). Nous étudions des formes de « professionnalisation avant la professionnalisation » (Agulhon et al., 2012, p. 25) qui restent souvent méconnues. L’approche sur le temps long permet de déconstruire l’idée de la radicale nouveauté qui entoure les discours sur « la professionnalisation » qui émergent à partir des années 1990. Comme le rappelle à juste titre François Vatin et Antoine Vernet, « la professionnalisation » de l’Université est ancienne puisqu’elle formait les avocats, les médecins et les enseignants en ce début du xixe siècle. Et c’est principalement l’apparition de nouvelles professions qui a constitué pour elle un nouveau défi au tournant du xixe siècle et dans les années 1930 en ce que ces entreprises de professionalisation se sont vues portées par des institutions externes à l’Université (Vatin et Vernet, 2009). En approfondissant le cas d’une profession précise comme les journalistes, l’ouvrage se donne les moyens de rappeler ce que cette « professionnalisation » doit aussi à des phases antérieures des années 1960, des années 1930 ou de l’affaire Dreyfus.

20S’interroger sur le temps long en termes de transformations des modes de régulation de l’espace des formations au journalisme permet également de saisir l’importance de nouveaux acteurs et le nouveau rôle joué par l’État. Rappelons que le fonctionnement de certaines écoles comme le CFJ de Paris est paritaire à partir de 1945 et l’État se contente de laisser aux acteurs de la profession et à ceux des écoles, un rôle de régulation ; or, on le verra, les nouveaux déséquilibres qui se font jour dans les années 1970, les concurrences nouvelles que se livrent les écoles, les spectaculaires faillites de certaines d’entre elles, ou encore les formes de précarisation et de segmentation du marché du travail tendent à donner à l’État un rôle nouveau de régulation. On se rapproche ici de certaines analyses menées par Bruno Palier ou Patrick Hassenteufel sur la mise en crise des accords au fondement du système de gestion paritaire de la Sécurité sociale et sur l’émergence de nouveaux modes de gouvernement de la caisse d’assurance maladie qui ont pu conduire les médecins à se mobiliser contre les tentatives de régulation étatique (Hassenteufel, 1997 ; Palier, 2002). Les politiques de santé qui pouvaient apparaître à l’analyse comme des politiques de cogestion, ou même comme des politiques professionnelles tendraient ainsi à devenir des politiques publiques. L’étude des transformations de l’espace des formations au journalisme offre ainsi de nouvelles pistes à l’analyse d’un retour de l’État sous la forme d’un pilotage stratégique de l’action publique (Bezes, 2005) dans des secteurs professionnels marqués par l’accroissement de désaccords entre partenaires sociaux.

21Ce « retour de l’État » s’effectue de manière concomitante avec une reprise en main de l’espace par « la profession ». La crise financière des écoles à la fin des années 1990 qui touche la plupart des écoles privées (IPJ, CFJ, ESJ de Lille) et qui puise ses racines dans un accroissement global du prix de la formation du fait de politiques coûteuses d’investissements dans les locaux et dans le matériel audiovisuel provoque de nouvelles prétentions à réguler l’espace. Notre travail met au jour l’arrivée de ces nouveaux régulateurs (État, commission paritaire de la profession) qui prétendent contraindre l’espace de formation et le discipliner en en renforçant le cadre scolaire. Notre travail entend prolonger la réflexion sur le thème des « injonctions au professionnalisme » (Boussard et al., 2010). Si la figure type du professionnalisme renvoie à une éthique défendue par des travailleurs, il se définit aussi comme « un ensemble d’impératifs imposés de l’extérieur à ces [mêmes] travailleurs soumis à de nouvelles définitions de leurs missions et confrontés à des normes d’efficacité pilotant leur activité » (Boussard et al., 2010, p. 13). Travailler sur la manière dont s’opèrent des injonctions au professionnalisme débouche sur l’analyse d’une politique publique de reconnaissance des écoles de journalisme de type néo-corporatiste (Schmitter et Lehmbruch, 1979). Il s’agit d’un modèle néo-corporatiste en ce que la profession, par l’intermédiaire des organisations collectives d’employeurs et de salariés tend avec le consentement de l’État à se faire reconnaitre le monopole d’un segment du marché du travail des journalistes et à le réguler par la concertation. La formation professionnelle est un élément central de ce processus puisqu’elle permet aux partenaires sociaux de justifier auprès de l’État des vertus morales dépassant les seuls intérêts commerciaux et les logiques gestionnaires qui pourraient pourtant menacer l’autonomie intellectuelle des salariés des entreprises de presse (Bouron, Chupin, 2013).

22Enfin, l’ouvrage fournit un cas d’étude pour la sociologie des sciences et des disciplines. Étudier une discipline renvoie systématiquement à des enjeux de pouvoir. Comme le rappelle Jean-Louis Fabiani, « la discipline est une opération de domination avant d’être une structure de production de savoir » (Fabiani, 2013, p. 92). La majeure partie des travaux sur les disciplines ont porté en science politique sur les « savoirs d’État » dont la politisation est immédiatement perceptible (Ihl et al., 2003 ; Laborier et al., 2011). Or, l’étude de la disciplinarisation de savoirs plus techniques comme le journalisme peut également faire apparaître de manière plus surprenante des enjeux de politisation. En effet, l’étude de la mise en discipline du journalisme révèle d’abord que c’est parce qu’il était un outil politique au service d’élites en lutte (républicains contre les catholiques) qu’il a pu prendre toute sa place dans les écoles dès 1899. Nous proposons ici cette notion de « mise en discipline » en ce qu’elle suppose un processus avec ces aléas qui s’oriente vers quelque chose de bien déterminé (« une discipline ») et dont il participe à en changer la nature. Étudier le journalisme comme une discipline renseigne sur les conditions de transformations d’un savoir pratique en discipline. Dans le prolongement de travaux sur la genèse des sciences de gestion (Chessel et Pavis, 2001), sur les « savoirs infirmiers » (Fansten, 2010), on peut alors questionner sous un angle nouveau l’histoire des disciplines à partir des savoirs technico-pratiques.

  • 12  Sur le cas de l’inclusion de la médecine à l’université, (Merton, 1957).

23Ces savoirs codifiés de manière autonome par la profession depuis la fin du xixe siècle (Ruellan, 1993) vont être repris dans le monde universitaire avec la mise en place des sciences de l’information et de la communication (SIC) dans les années 1970 qui reprennent le projet avorté dans les années 1940 des sciences de la presse (Georgakakis, 2004). Cette inclusion dans l’université comme cursus de formation est fondamentale en ce qu’elle modifie le statut des savoirs qui deviennent dès lors « scientifiques12 ». Les sciences de l’information et de la communication vont constituer une réelle ressource (postes notamment offrant un revenu, un statut et une reconnaissance académique puisqu’on assiste alors à une « fonctionnarisation » d’une partie des formateurs) pour les fondateurs de la « professionnalisation » du journalisme au sein de l’université. Celle-ci ne doit rien au hasard et résulte d’enjeux de luttes internes à un champ comme pour toutes les autres disciplines. En revanche, pour justifier de leur légitimité ces sciences réalisent un virage intellectualisant de leurs théories alors même que les métiers qu’elles forment se voient résolument pris dans « le syndrome de la concrétude » (Winkin, 2003). Avec le journalisme, on se retrouve donc dans un cas inversé de celui la spéléologie (Schut, 2006). Celle-ci avait d’abord été depuis la fin du xixe siècle un enjeu de science avant de se voir réduite au rang d’un loisir tout le long des années 1930. Dans le cas du journalisme, c’est ce qui a longtemps été considéré comme un savoir pratique, un « don » presque inné qui accède alors au rang de « la science » dès les années 1930. L’intérêt de privilégier une entrée par les savoirs pratiques en sociologie des sciences semble important car elles pêchent par leur légitimisme qui tend à accorder davantage d’intérêt aux disciplines les plus proches des sciences dures. Ce détour par la tentative de mettre en discipline le savoir pratique permet ainsi de faire écho aux travaux existants sur l’applicabilité des sciences sociales et son enrôlement à des fins politiques ou réformatrices (Savoye, 1994).

Enquêter sous contrôle

  • 13  La liste complète des entretiens mobilisés figure en annexe.
  • 14  Nous avons réalisé en effet une observation participante de deux ans au sein du CELSA. Nous avons (...)

24Ce livre repose principalement sur la réalisation de 114 entretiens13 dont une partie a été réalisée pendant notre thèse qui s’est déployée de 2002 à 2008 et une partie après cette thèse pour ce qui concerne les représentants de la profession. Nous avons principalement interrogé des directeurs d’école, des étudiants, des formateurs, des fonctionnaires du ministère de l’Éducation nationale et du ministère des Affaires étrangères, des syndicalistes, des dirigeants de presse. L’usage assez intensif de cette technique d’enquête s’explique par l’importance de l’oralité dans ce milieu où peu de traces écrites sont conservées. Nous avons essayé la plupart du temps de recouper nos entretiens, notamment lorsqu’il s’agissait de retracer des crises institutionnelles fréquentes ou d’affronter des sujets sensibles (le rapport au marché du travail et le placement des étudiants). L’utilisation des entretiens résulte plus d’une nécessité que d’un réel choix de notre part. Il présente en effet un risque qui est de se laisser dominer par son terrain et de se soumettre à la parole des acteurs. Cela dit, nous avons pu confronter ces entretiens à notre connaissance ethnographique du terrain14. Dans le cadre de ce livre, nous nous sommes appuyés fortement sur le matériau archivistique en plus de la mobilisation des sources orales.

  • 15  Du fait de son importance dans l’espace et de sa constitution en référence pour les universitaires (...)

25Pour autant, la parole et l’écrit sont un enjeu pour les acteurs : enquêter s’effectue sous contraintes. Certains responsables tentent d’encadrer la présence et de limiter dans le temps les investissements de recherche. Ainsi, lors de notre première rencontre avec le responsable des études de l’ESJ de Lille, ce dernier affiche un souci de transparence : « Vous pouvez regarder partout, dans tous les placards si vous voulez. On n’a rien à cacher. » Il redoute cependant que dans notre travail nous critiquions l’école et nous le fait savoir : « Vous allez refaire Les Petits soldats du journalisme avec l’ESJ ? », nous demande-t-il, faisant référence au livre critique produit sur le CFJ par un ancien élève, François Ruffin, qui a particulièrement marqué les dirigeants d’établissement, au point de devenir un point de repère inattendu au sein de l’espace des écoles. L’auteur y dénonçait la formation reçue dans le cadre du CFJ. Depuis, cette publication est fréquemment opposée au sociologue soupçonné de venir écrire un nouveau pamphlet sur l’école15.

26L’irruption d’un sociologue dans l’école est relativement encadrée. L’accès au terrain dépend beaucoup des personnes en charge de la formation. Le responsable audiovisuel de l’ESJ de Lille nous a par exemple permis d’assister à toutes les sessions que nous voulions. Nous avons pu observer quatre sessions pratiques de deux jours pleins en suivant des étudiants partant en reportage en télévision ou réalisant des journaux en radio. En revanche, en presse écrite dans la même école, la responsable à qui nous demandions de pouvoir observer des sessions pratiques nous l’a refusé au motif que : « depuis le temps que nous étions là, nous devions avoir tout ce dont nous avions besoin » et qu’elle pensait que nous avions déjà fini notre travail. Le directeur avait également fait savoir par mail à un collègue avec qui nous envisagions de diffuser des questionnaires qu’il acceptait notre requête, mais qu’il nous invitait cependant à ne pas abuser du temps déjà important qu’il avait bien voulu nous consacrer. Les dirigeants de l’école exercent ainsi une série de micro-pressions, parfois à caractère amical, pour encadrer les investissements du chercheur sur le terrain et limiter sa présence sur place.

27Concernant les archives, l’une des difficultés réside dans le fait que les écoles de journalisme n’ont pas fait d’effort spécifique de conservation. Lors de déménagements, la plupart des archives de l’ESJ de Lille ont été détruites. Pour le CFJ, les crises financières se sont traduites par la perte de nombreuses archives emportées par les directions qui se sont succédé. Lorsque nous en avons fait la demande en 2003, la direction de l’école du CFJ nous a d’ailleurs refusé tout accès à des archives en nous expliquant qu’il n’en existait pas. Pour les mêmes raisons invoquées, nous n’avons pas pu accéder aux archives de l’IUT de Bordeaux ou du CUEJ de Strasbourg.

28Beaucoup d’archives ont été appropriées par d’anciens directeurs ou responsables de l’association des anciens de ces écoles. Le chercheur est donc en ce domaine tributaire de ce qui a pu être conservé et de ce qu’on veut bien lui donner. Nous avons pu récupérer des archives personnelles de Robert Hennart, ancien directeur et aussi gendre du fondateur de l’ESJ de Lille, Paul Verschave. Lors de notre venue à Bruxelles, ce dernier nous a laissé photocopier une partie de ces documents. Nous avons ainsi pu récupérer notamment des journaux internes de l’école, des bulletins des facultés catholiques de la ville de Lille à laquelle l’école était rattachée, ainsi que des programmes des enseignements. Nous avons mis à profit ces documents principalement pour reconstituer les réseaux sociaux soutenant l’école dans les milieux catholiques de 1924 à 1945. Nous avons pu obtenir des archives très précises auprès de deux syndicalistes présents dans la gestion paritaire du CFJ à des périodes différentes. Nous avons pu récupérer l’ensemble des comptes-rendus du conseil d’administration du CFPJ depuis le milieu des années 1980. Nous avons également pu obtenir des documents de manière ponctuelle lors d’entretiens avec les interlocuteurs et aussi auprès de l’administrateur judiciaire, ou auprès d’une ancienne directrice du CFPJ. Ces documents ont donc été utilisés comme une des sources possibles d’analyse. Ils sont cependant importants car ils nous permettent de saisir les différences de positions entre les syndicats et dirigeants des médias.

29Concernant la création de l’école de journalisme de Sciences-Po Paris, nous avons pu accéder à certains documents via un membre ayant pris part à la Commission Cotta qui a bien voulu nous donner les divers projets pédagogiques envisagés.

  • 16  Il s’agit des promotions de 1971, 1980, 1981, 1983, 1984, 1992, 1998.

30Un travail quantitatif a également été entrepris sur l’école supérieure de journalisme de Lille. Nous avons eu accès aux archives administratives et pédagogiques. Il s’agit des dossiers d’inscriptions des étudiants. Nous avons constitué une base de données portant sur quatre cents étudiants de sept promotions16 abordant les transformations du recrutement et la trajectoire des étudiants avant leur entrée à l’école (propriétés sociales/géographiques/scolaires/associatives/expériences pré-professionnelles) depuis le début des années 1970. L’exploitation de ces données n’est que partielle dans cet ouvrage : nous avons utilisé ces données de manière ponctuelle pour aborder par exemple le nombre d’étudiants étant passés par un IEP avant d’entrer en école.

31Nous avons également entrepris un travail exploratoire sur les étudiants de l’école de journalisme de Sciences-Po Paris. Nous avons compilé depuis la première année d’existence l’ensemble des CV des étudiants de première et de deuxième année. Une première utilisation de cette base de données a ici été entreprise car nous avons croisé ces informations sur la sociologie de ce public d’étudiant avec une étude des positions occupées sur le marché du travail dix ans après leur sortie d’école. Pour savoir ce que ces étudiants devenaient nous avons mobilisé les réseaux sociaux comme Linkedin et Facebook (Bastin, 2015). Cela permet de caractériser de manière précise les carrières professionnelles produites par cette école se positionnant comme productrice d’une élite internationalisée d’un nouveau type.

  • 17  Nous avons accepté d’intervenir comme « expert » dans le cadre des assises internationales du jour (...)
  • 18  Nous étudions la crise occasionnée par le fait que la reconnaissance par la profession de l’Instit (...)
  • 19  Nous remercions Jacqueline Papet pour son accord et son aide concernant l’obtention de ces archive (...)
  • 20  Qu’il en soit ici remercié.

32Sans que cela soit prévu ou théorisé comme tel, nous avons obtenu une ouverture de nouveaux terrains. L’acceptation de position « d’expertise » sur les écoles17 nous a ainsi permis de pénétrer et de saisir davantage les principes de fonctionnement des instances de régulation paritaire des écoles (CPNEJ). Cette position nous a permis d’obtenir l’accès à de nouveaux documents sur le terrain syndical que nous n’étions jamais parvenus à pénétrer auparavant en dépit de plusieurs demandes. Nous avons pu nous procurer des comptes-rendus de la CPNEJ en charge de la reconnaissance par la profession ce qui nous a permis de dresser un état de son fonctionnement et de son rôle en temps de crise, points qui n’avaient jamais été étudiés auparavant18. L’obtention de ces documents a nécessité des déplacements au domicile de certains membres de la Commission, les usages syndicaux empêchant la mise à notre disposition de toute trace écrite. Par la suite, la soutenance de la thèse en 2008 nous a ouvert de nouveaux accès à des archives de la CPNEJ dont une partie importante a pu être exploitée dans cet ouvrage19. Nous avons fait profiter Samuel Bouron, à l’époque doctorant, de cet accès à ce matériau inédit et le dépouillement des archives de la CPNEJ de 1976 à 2010 a pu être réalisé à deux. Il résulte donc d’un travail collectif et patient de saisie20 qui a donné lieu à deux publications communes. Certains des éléments tirés de ce matériau sont mobilisés dans cet ouvrage et viennent compléter les nombreuses données récoltées durant la thèse.

  • 21  Dans le cas de l’ESJ Paris, Patrick Dombrowsky reconnaît ne pas avoir fait figurer le nom de certa (...)

33Enfin, nous avons également utilisé de nombreuses sources de deuxième main : les discours de célébration des écoles (discours d’anniversaire, nécrologies, biographies d’institution, autobiographie des fondateurs, etc.). On rejoint ici un constat de Bourdieu quand il écrit que « plus une école est célèbre, plus elle est célébrée et plus elle attire les ouvrages et les articles » (Bourdieu, 1989, p. 329). Si on est loin du nombre d’ouvrages rédigés sur Polytechnique ou sur l’ENA, le CFJ, l’ESJ et l’IUT de Bordeaux ont donné lieu à un certain nombre de livres de commémoration (Deleforge, 1994 ; Association des anciens élèves du Centre de formation des journalistes, 1996, Brieu et al., 1987). L’ESJ Paris et le CELSA se sont également dotées de leurs propres histoires (Dombrowksy, 2000 ; Association des anciens élèves de Lettres et sciences humaines des universités de Paris, 1984 ; École des hautes études en sciences de l’information et de la communication, 2008). L’ensemble de ces travaux réalisés par des formateurs ou anciens formateurs offrent l’intérêt de tracer les fondements d’une histoire d’institution et nous renseignent tout autant pour ce qu’ils nous disent que pour ce que les auteurs ont laissé dans l’ombre21. Ils constituent, autant pour la version de l’histoire qu’ils proposent que par celles qu’ils taisent, une ressource incontournable. L’interrogation d’anciens responsables de ces écoles permettait de revenir sur ces récits que nous mettions alors en balance avec les souvenirs d’autres acteurs. Elle permet de travailler sur les représentations et d’en faire un élément de discussion dans les entretiens (Laurens, 2008).

34Fort de l’ensemble de ces matériaux, nous opérons un retour historique vers la fondation des écoles qui débute à partir de la fin du xixe siècle, à une époque où l’on vient au journalisme par une « formation sur le tas ». Les premières tentatives pour impulser des phénomènes de scolarisation du journalisme restent sévèrement limitées, tant le secteur reste encastré dans des oppositions politiques ou idéologiques. Ce n’est qu’à la Libération, dans une conjoncture très particulière de refonte de la presse, et de renouvellement des élites que la scolarisation au journalisme parvient à s’imposer effectivement dans l’espace professionnel du fait de la mobilisation de quelques entrepreneurs de cette cause bien postés au sein des réseaux résistants promus au sein de l’appareil d’État et dans quelques entreprises de presse. Une phase fusionnelle entre formation et profession s’établit alors qui fait du paritarisme un nouveau modèle de gestion de la formation. Dans les années 1970, cette alliance entre certaines fractions dominantes dans le corps professionnel et les formateurs se renforce autour de nouveaux projets de développement de la formation continue. La constitution d’un duopole d’écoles privées (CFJ et ESJ de Lille) permet au modèle de scolarisation pratique mis en place à la Libération de résister face à la concurrence de l’université qui se lance, à son tour, après mai 1968 dans des formations professionnalisantes. L’autorégulation des écoles est au début des années 1970 à son apogée (première partie).

35Toutefois si le principe de la scolarisation du journalisme s’impose au sein de l’espace professionnel, les divisions qui commencent à s’exprimer plus librement affectent l’espace des écoles. Le modèle de formation généraliste institué en symbiose avec le système de la presse de 1945 subit une forte concurrence. Tout d’abord, le tournant de la spécialisation et de la technicisation de la presse dans le milieu des années 1970 a des effets sur la formation en ce qu’il vient segmenter le marché. Le renforcement de la technicité des formations (informatisation et essor de l’audiovisuel) conduit les écoles à engager de grandes politiques d’investissement pour pouvoir rester dans la concurrence. Or, les recompositions des rapports de force et les divisions internes aux diverses fractions patronales fragilisent les soutiens financiers du modèle de formation hérité de 1945. L’entrée en crise financière de l’espace dans les années 1990 marque une phase dans laquelle les écoles se voient abandonnées par leur profession. Certains patrons de presse trouvent dans la crise des écoles une manière de rompre avec une tendance à l’autorégulation des écoles et une gestion paritaire des formations. On retrouve donc de forts appuis patronaux autour d’une nouvelle formation initiée par l’IEP de Paris. Délaissées par une fraction importante de la profession, les écoles privées se retrouvent alors en quête de nouveaux régulateurs, recherchant des appuis au sein de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur en pleine recomposition. On assiste ainsi à des injonctions paradoxales pesant sur ces écoles qui doivent, dans le même temps faire face à un impératif de re-scolarisation dicté par le ministère de l’Éducation nationale et les critères des représentants de la profession et d’une commission paritaire qui tendent à privilégier la maîtrise technique des savoir-faire et une connaissance strictement interne du milieu professionnel (seconde partie).

Notes

1  En France, seules les sciences de l’information et de la communication (mais pas le journalisme en tant que tel) sont parvenues au milieu des années 1970 à obtenir une reconnaissance comme discipline officielle.

2  Un publiciste désigne au xixe siècle un spécialiste de l’intervention dans le débat public.

3  Ainsi Géraud Lafarge et Dominique Marchetti distinguent deux groupes au sein de l’espace des écoles, l’un moins doté en capital scolaire (bac + 2, boursiers, originaires de famille aux revenus faibles et habitant des petites communes) s’opposant à un vaste ensemble d’individus d’origine sociale plus élevée, économiquement et culturellement ayant le plus souvent un diplôme de maîtrise/master à l’entrée de l’école.

4  Cette part des enfants de père cadres ou membres de professions intellectuelles supérieures atteint les 52 % alors qu’ils ne représentent que seulement 18 % de la population active masculine française en 2005.

5  Par « profession journalistique », nous entendons la profession telle qu’elle se voit définie par les contours que lui donnent les organisations paritaires et notamment la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels et la loi du 29 mars 1935.

6  Nous nous inscrivons dans la filiation de la socio-histoire (Noiriel, 2006, p. 3-7).

7  Gilles Lazuech a montré comment les écoles de commerce et d’ingénieurs se retrouvent attirées vers une norme scolaire d’excellence qui constitue le prix à payer pour leur insertion dans la concurrence entre grandes écoles.

8  Yves-Marie Abraham évoque des phénomènes de « re-scolarisation » après une période de « dé-scolarisation ».

9  À l’exception de Sibout, 2012 et Sedel, 2016.

10  Pour se convaincre de cette politique de l’apolitisme (Riutort et Leroux, 2013).

11  Fort heureusement certains travaux de chercheurs appellent aujourd’hui à une réorientation dans ce sens après des années d’éclipses dans ce domaine (Bodin et Orange, 2013 ; Blanchard, 2015).

12  Sur le cas de l’inclusion de la médecine à l’université, (Merton, 1957).

13  La liste complète des entretiens mobilisés figure en annexe.

14  Nous avons réalisé en effet une observation participante de deux ans au sein du CELSA. Nous avons également pu observer plusieurs journées de formation au sein de l’ESJ de Lille. Cette enquête sur plusieurs années s’est accompagnée du développement de liens d’interconnaissance avec plusieurs promotions ce qui a permis par ailleurs de suivre leurs insertions et leurs carrières. En plus du suivi des formations, nous avons pu observer l’ensemble des à-côtés de ces écoles (tournois de football, soirées d’intégration, Journées portes ouvertes, fêtes privées) et nous immerger dans la sociabilité qui les sous-tend. Nous mobilisons ce matériau ethnographique dans notre thèse de doctorat (Chupin, 2008, p. 612-640) et des travaux en cours sur la sociologie des curriculas en école de journalisme.

15  Du fait de son importance dans l’espace et de sa constitution en référence pour les universitaires, ce travail critique de François Ruffin est analysé dans cet ouvrage en prenant « l’affaire » qu’il déclenche comme objet et en la resituant dans la crise plus générale (notamment financière) du CFJ.

16  Il s’agit des promotions de 1971, 1980, 1981, 1983, 1984, 1992, 1998.

17  Nous avons accepté d’intervenir comme « expert » dans le cadre des assises internationales du journalisme en mars 2007, puis auprès de la commission paritaire nationale de l’emploi des journalistes et enfin de la CNMJ pour réaliser un rapport sur la diversité dans les écoles de journalisme (Chupin, Soubiron, Tasset, 2012)

18  Nous étudions la crise occasionnée par le fait que la reconnaissance par la profession de l’Institut de communication des médias de Grenoble ait été remise en question.

19  Nous remercions Jacqueline Papet pour son accord et son aide concernant l’obtention de ces archives.

20  Qu’il en soit ici remercié.

21  Dans le cas de l’ESJ Paris, Patrick Dombrowsky reconnaît ne pas avoir fait figurer le nom de certains des dirigeants de l’école ayant entretenu des liens étroits avec le régime de Vichy durant la seconde guerre mondiale.

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