Différenciation des pratiques de loisirs des adolescents : de l’influence des caractéristiques socio-scolaires et des espaces de vie à la singularité des pratiques
p. 91-117
Texte intégral
Introduction
1Comme présentée dans la première partie de cet ouvrage, la perspective de cette recherche est doublement originale. La première originalité est l’intérêt porté à la dimension spatiale de l’éducation et des inégalités éducatives, assez peu traitée dans la littérature. On peut citer Chombart de Lauwe, Bonnin, Perrot, Mayeur, de la Soudière qui, au milieu des années 1970, ont étudié les occupations des enfants dans divers espaces de vie. Les auteurs pointent que « l’espace vécu ne se réduit pas aux propriétés fondamentales de l’étendue, il est espace social, économique et vécu dans l’affectivité » (p. 337). Cette contribution tente de cerner les facteurs explicatifs de la différenciation des pratiques de loisirs des adolescents et examine en particulier si leurs espaces de vie ont une incidence. L’espace de vie est entendu ici comme localisation physique, cadre matériel et humain produit socialement et co-producteur des actions, des interactions qui y prennent place. Quelle dimension de l’espace de vie influence les pratiques de loisir des adolescents ? Est-ce la dimension physique (l’environnement), la dimension spatiale (enclavement géographique), la dimension politico-institutionnelle (offre et qualité des services, dispositifs à destination des adolescents), la dimension sociale (ségrégation socio-spatiale, système de relations, modèles et normes du lieu), pour reprendre les termes d’Ellen et Turner (1997) ou encore la dimension symbolique (Parazelli, 2002) ? Ou serait-ce leur combinaison ? Les caractéristiques des différents contextes de résidence étudiés telles que leur composition sociale, les politiques éducatives et leurs mises en œuvre, les équipements et services destinés aux jeunes, présentées dans la contribution méthodologique, sont interrogées ici comme source d’inégalités en matière d’éducation et articulées avec les caractéristiques des jeunes pour comprendre leurs activités de loisirs. L’acception que nous retenons pour le concept de loisirs est inspirée par Joël Zaffran qui le définit comme un jeu de relations entre une offre de pratiques (culturelles, sportives, affinitaires, associatives, touristiques, etc.) et les choix des adolescents liés à leur situation géographique, à leurs dispositions particulières et à leurs caractéristiques sociales. Notre perspective est aussi originale par le fait de proposer une analyse des loisirs des adolescents prenant simultanément en compte leurs caractéristiques sociales et scolaires, dans un raisonnement « toutes choses égales par ailleurs ». En effet, si certaines recherches portant sur les loisirs juvéniles prennent en compte les caractéristiques socio-scolaires des adolescents, c’est soit de façon qualitative ou quantitative univariée (Pasquier, 2005 ; de Singly, 2007 ; Octobre, 2004 et 2010 ; Zaffran, 2010 ; Barrère, 2011), soit en se focalisant sur les loisirs numériques (Lieury et al., 2014 ; Alava et Morales, 2015). Ce travail a ainsi pour objet de rechercher si la position des adolescents dans les espaces physique et social a une incidence sur leurs loisirs et d’analyser quels sont les mécanismes à l’œuvre dans la différenciation des pratiques entre adolescents.
Pour la méthodologie globale de recueil des données, nous renvoyons à la première contribution où elle est présentée. Pour cette contribution-ci, nous mobilisons les données quantitatives et qualitatives collectées. La partie quantitative s’appuie sur le questionnaire passé auprès d’adolescents en classe de 4e de 36 collèges (N = 3356). La partie qualitative reprend les entretiens menés auprès d’adolescents et de parents dans les neuf sites enquêtés. Trois types de territoires sont comparés : ville-centre, autre zone urbaine et zone rurale car il nous est apparu que cette catégorisation spatiale permet de cerner, mieux que la simple distinction urbain/périurbain/rural, les différences de pratiques adolescentes.
Les grandes tendances des pratiques de loisirs des adolescents
2L’analyse statistique présentée ici vise à déterminer les axes majeurs de différenciation des pratiques de loisirs des adolescents de classe de 4e. Le questionnaire établit un recensement large des activités de loisirs. Parmi les nombreux items proposés, nous en avons retenu douze, représentatifs des loisirs les plus courants. Les douze variables portant sur les pratiques de loisirs sont des variables fermées à échelle de fréquence ou de quantité. Sont ainsi recensées la pratique de la lecture, du sport et d’activités artistiques en dehors du cadre scolaire, la possession de livres et la fréquentation d’une bibliothèque. Quatre questions portent également sur les échanges amicaux : les sorties entre copains (balades en ville, sorties au cinéma, au fast-food, rester entre copains dans le quartier, sorties au concert et fréquentation de parcs d’attractions), les invitations de copains à la maison, le nombre de SMS envoyés un jour d’école et le nombre d’« amis » sur le réseau Facebook. Enfin, les trois dernières variables retenues quantifient une partie des activités adolescentes sur écran, avec le temps total passé un jour d’école à naviguer sur Internet, à jouer à la console et à regarder la télévision. Le tableau 1 regroupe les données pour les douze variables retenues pour caractériser les loisirs.
Tableau 1. – Déclaration de leurs activités de loisir par les adolescents (% en ligne).

* : Il s’agit de la somme des réponses aux questions concernant différents types de sorties entre copains sur une période de six mois : balades en ville, sorties cinéma, fast-food, rester entre copains dans le quartier, sorties au concert et parcs d’attractions.
** : Les adolescents déclarant ne pas avoir de compte Facebook ont été comptabilisés comme ne déclarant aucun ami Facebook.
Lecture : 31,4 % des 3356 adolescents interrogés déclarent ne jamais lire de livres en dehors de ce qui leur est demandé dans le cadre scolaire (les lectures scolaires étaient explicitement exclues de la question posée aux adolescents).
3Une analyse factorielle en composantes principales (ACP) permet de saisir les proximités statistiques entre les différentes pratiques de loisirs, en les réduisant à quelques dimensions plus générales appelées composantes, au prix d’une perte modérée d’information. Dans l’enquête, les modalités de réponse des items mesurant les pratiques de loisirs composent une échelle de 1 à 4. Une ACP à quatre composantes principales a été retenue. Elle distingue les quatre principales dimensions de la différenciation des loisirs des adolescents.
4La composante 1 est caractérisée par l’importance de la lecture de livres, de la fréquentation d’une bibliothèque, du nombre de livres détenus personnellement et de la pratique artistique ;
5La composante 2 est marquée par le nombre des sorties entre copains, des invitations de copains à la maison, d’amis Facebook et de SMS envoyés. Ces loisirs ont la caractéristique d’être liés aux liens amicaux : les sociabilités de face-à-face et numérique ;
6La composante 3 se distingue par le temps passé sur Internet, à regarder la télévision et à jouer à la console de jeux ;
7La composante 4 (non représentée sur le graphique 1) est caractérisée par l’intensité de la pratique sportive.
8L’analyse de la proximité des adolescents avec chacune des quatre composantes de l’analyse en composantes principales permet de caractériser leurs pratiques de loisirs selon quatre dimensions : une dimension « conviviale », qui indique, conformément aux recherches antérieures (Casilli, 2010 ; Kredens et Fontar, 2010 ; Valentine, Holloway et Bingham ; 2000), des sociabilités numériques et de face-à-face qui ne s’opposent pas mais au contraire se conjuguent. À ce propos, près de 40 % des répondants envoyant plus de 40 SMS un jour d’école ou un tiers ayant plus de 200 amis Facebook, nos constats confirment que la relation avec les pairs est une activité culturelle centrale à l’adolescence (Pasquier, 2005 ; Danic, 2006 ; Octobre et al., 2010). La dimension « cultivée », conjugue les activités de pratique artistique et le goût des livres. La dimension « numérique récréatif1 » se caractérise par des pratiques intensives et cumulées d’écrans différents à des fins de divertissement. Enfin, la dimension « sportive » renvoie à une pratique sportive intense.
Graphique 1. – Représentation graphique des principales dimensions des loisirs des adolescents (composantes de l’ACP).

Note : l’axe de la composante « sportive » n’est pas représenté sur ce graphique.
9Afin de mieux comprendre ce qui différencie les pratiques de loisirs des adolescents, cette recherche propose également une analyse des liens statistiques existant entre les tendances de loisirs et certaines caractéristiques des adolescents : espaces de vie (centre-ville/autre espace urbain/rural), sexe, origine sociale, taille de la famille, type de chambre (individuelle ou partagée), situation (en retard ou à l’heure) et niveaux scolaires. Les modèles présentés ci-dessous mettent en évidence les effets différenciateurs de ces variables sur les pratiques de loisirs, en contrôlant les autres variables. Précisément, on examine l’effet de chaque variable sur la probabilité d’avoir plus d’activités de loisirs « conviviales », « cultivées », de « divertissement numérique » ou « sportives ».
10L’analyse « toutes choses égales par ailleurs » est dans la continuité des travaux antérieurs dont elle prolonge les résultats en mettant en évidence les effets de genre et d’origine sociale sur les pratiques de loisirs : les filles ont une probabilité plus forte d’être très « conviviales » et très « cultivées », les garçons d’avoir des activités « numériques récréatives » intenses et d’être très « sportifs ».

Lecture : Les autres variables étant contrôlées et par rapport aux garçons, les filles ont une probabilité plus forte d’avoir un score élevé sur la dimension « conviviale » des loisirs. Les coefficients sont reportés, avec des effets indiqués « *** » au seuil de 1 %, « ** » au seuil de 0,5 %, « * » au seuil de 10 %.
11Note 2.
12Note 3.
13Note 4.
14Être socialement favorisé augmente la probabilité d’être très « convivial », très « cultivé » et diminue celle d’être d’avoir des activités numériques récréatives intenses. Les adolescents de famille nombreuse ont une probabilité moindre d’être très « conviviaux ». Avoir une chambre individuelle augmente la probabilité d’être très « cultivé », très « convivial » et, dans une moindre mesure, très « sportif ». Les bons élèves ont davantage de chances d’être très « cultivés » et très « sportifs » et moins d’être très « conviviaux » ou numériquement très actifs ; les élèves plus faibles scolairement ont une probabilité plus grande d’être très « conviviaux » et numériquement très actifs, et moindre d’être très « cultivés ».
15Dans le cadre de cet article, nous privilégions la question de l’intensité des pratiques de loisirs des adolescents selon leurs espaces de vie. Trois des quatre dimensions de loisirs définies apparaissent significativement liés aux espaces de vie des adolescents : les dimensions « cultivée », « conviviale » et « sportive ». Ainsi, les adolescents vivant dans une grande ville (ville-centre d’une unité urbaine de plus de 50000 habitants selon la catégorisation Insee de 2010) ont une probabilité plus grande d’être très « cultivé. » ou très « conviviaux », comparés aux adolescents de zone urbaine hors grande ville. Comparés aux adolescents des espaces urbains hors grande ville, les adolescents ruraux ont une probabilité plus faible d’être très « cultivés », très « conviviaux » et très « sportifs ». Les résultats indiquent ainsi que les pratiques de loisir de convivialité, sportives ou culturelles sont particulièrement influencées par l’espace de vie des adolescents. En revanche, la pratique intensive d’activités récréatives numériques ne l’est pas.
Des espaces de vie structurant les activités de loisirs des adolescents
16« Toutes choses égales par ailleurs », le type de lieu d’habitation est corrélé avec trois des quatre dimensions de loisirs mises en évidence par l’analyse. Une opposition symétrique entre les adolescents des grandes villes et ceux et celles des communes rurales apparaît à milieu social identique. Un effet propre de l’espace de vie est ainsi mis en évidence. Pour l’expliquer, les hypothèses sont plurielles : est-ce la dimension physique et matérielle, la dimension politico-institutionnelle, la dimension sociale ou la dimension symbolique qui est en jeu ? Ou leur interaction ? Les données qualitatives de l’enquête INEDUC permettent de mieux comprendre l’incidence de l’espace de vie sur les loisirs, incidence qui apparaît sur nos terrains comme systémique, constituée par une combinaison de ces dimensions.
17À travers des études de cas, nous présenterons ces constats relatifs aux pratiques de loisirs des adolescents des grandes villes (1), comparativement à celles des adolescents des espaces ruraux pour cerner ce qui favorise des activités plus intensives pour les premiers et freine celles des seconds (2). Nous constaterons ainsi l’influence des lieux de résidence découlant de l’offre de services et équipements destinés aux adolescents, offre large et accessible dans les espaces urbains notamment dans les villes-centres et au contraire limitée et éloignée dans les communes rurales, en lien avec les politiques et les moyens locaux. Au-delà de l’accessibilité physique, nous verrons que la dimension socio-symbolique des espaces joue un rôle central dans leur appropriation par les jeunes. En effet, les représentations qu’ont les adolescents de leurs espaces de vie ou de loisirs vont favoriser ou freiner leur fréquentation. Nous nous attacherons ensuite à montrer que ces inégalités spatiales sont réduites ou amplifiées par la composition sociale des espaces de vie et les usages qui en découlent. Les inégalités spatiales se combinent avec les inégalités sociales susceptibles de les modérer ou de les renforcer (3). Nous montrerons enfin la spécificité de la pratique intensive des écrans pour se divertir, non corrélée aux espaces de vie (4). Notre analyse nous permettra ainsi de mettre au jour comment les espaces de vie différencient les pratiques de loisirs des adolescents.
Les pratiques de loisirs intensives : le privilège d’adolescents de grandes villes
18Le fait d’habiter une grande ville (ville-centre d’une zone urbaine Insee de plus de 50000 habitants : Rennes, Vannes, Caen et Bordeaux notamment pour notre enquête quantitative) a un effet positif sur la probabilité d’être très « cultivé » ou très « convivial ». L’offre culturelle et de loisirs importante et son accès aisé en ville-centre sont des éléments déterminants, auxquels s’ajoutent les normes locales des familles et des pairs, normes liées à la composition sociale du quartier de résidence.
19Notre enquête qualitative ne comporte qu’un site « ville-centre » au sens de l’Insee : le quartier nord-est de Rennes5. Les deux autres sites urbains ne sont pas des villes-centres au sens de l’Insee. Rennes est un territoire dynamique économiquement et démographiquement ; le quartier nord-est comporte 19872 habitants en 2009 répartis en : 23 % de 0-19 ans ; 65 % de 20-64 ans ; 13 % de 65 ans et plus. Soit un quartier comportant plus d’adultes et moins de personnes âgées comparativement à la France entière où les moins de 20 ans sont 24,5 %, les 20-64 ans, 58,5 % et les 65 ans et plus sont 17 %. Ce quartier est desservi par les transports en commun et propose une offre importante d’équipements et d’activités destinés aux adolescents : une piscine, une patinoire, des terrains sportifs, un pôle associatif, une maison de quartier. Une association est chargée de la prise en charge des 11-17 ans par délégation de la ville et propose pour un coût modique, voire gratuitement, des activités sportives, deux lieux d’accueil informel, de l’accompagnement scolaire. Les accueils numériques sont développés à Rennes avec 15 pôles multimédias, dont trois destinés aux adolescents dans le quartier nord-est : un espace public numérique dans la bibliothèque, un autre dans la maison de quartier, un dans une salle associative. Le découpage administratif du quartier nord-est réunit des sous-quartiers très disparates socialement et économiquement, sous quartiers que les habitants vivent comme leur quartier. Dans cet espace, vivent des adolescents issus de la gentrification d’une part, et de l’immigration récente d’autre part. Si les revenus y sont les plus faibles dans Rennes, le revenu moyen (déclaré par foyer en 2009 : 29227 euros) est supérieur à la plupart des autres sites périurbains et ruraux enquêtés – mais le coût de la vie y est aussi supérieur (loyer…) et cache de fortes disparités économiques entre les sous quartiers.
20Dans ce territoire urbain, nous ne pouvons pas dessiner un adolescent-type : on observe des adolescents suractifs à la fois culturellement et sportivement (simultanément proches des dimensions « cultivée » et « sportive »), des adolescents suractifs uniquement en activités sportives, des adolescents plus « conviviaux », d’autres aux divertissements intensifs sur écrans et enfin des adolescents sans activités intensives. Parmi eux, voici le cas d’un adolescent qui pratique intensivement des loisirs culturels et sportifs et celui d’une adolescente très conviviale6.
21Mylan est un garçon issu de la classe moyenne-supérieure qui réside en zone pavillonnaire avec ses parents et ses deux frères. Mylan explique qu’il a besoin d’activités pour « ne pas s’ennuyer » et de fait, il multiplie ses engagements : il fait du basket-ball dans l’association du quartier, ainsi que du badminton et du volley au collège le midi, et devant la maison, il pratique du trampoline ou du tennis avec ses frères. Pour autant, Mylan déploie également plusieurs activités culturelles, suivant en cela un précepte maternel : « Ma mère elle aime bien qu’il y ait une activité culturelle aussi, pas que le sport. » Il participe à l’atelier théâtre à la maison de quartier, et chez lui, son activité principale est la lecture, puis l’écoute de musique. Durant l’entretien, la mère expose pour critère de choix des activités de ses enfants la proximité du domicile et la possibilité de co-voiturage ou co-déplacement. De fait, Mylan rentre du basket-ball avec ses copains et cela rassure ses parents. La mère considère que les enfants peuvent choisir leurs activités mais ils sont intervenus pour limiter leur nombre les années passées. Cette propension aux pratiques sportives et culturelles n’exclut pas l’intérêt de Mylan pour les activités numériques. Ces dernières sont toutefois strictement encadrées par ses parents. Au domicile, il est autorisé à utiliser un ordinateur portable dans le salon 30 minutes par jour, étendues à une heure les jours sans école, durée contrôlée avec le compte-minutes du four. Cet ordinateur est partagé entre les trois fils. Durant son temps d’usage, Mylan fait surtout des jeux en ligne, un peu de téléchargements de musique, regarde des vidéos en streaming et recherche des informations pour l’école. Les autres jeux sur écrans (consoles PS et Nintendo, DS) sont également très surveillés et limités dans le temps. Mylan n’a pas de compte Facebook : ses parents se sont concertés avec les parents des copains et ont décidé qu’ils en auront tous en même temps et que ce n’est pas encore le moment. Il regarde des films par vidéoprojecteur mais modérément la télévision. Les parents font un décompte du temps passé global devant les écrans pour le limiter. Mylan adhère à ce contrôle car sinon « tu deviens un no-life ». Mylan n’a pas de téléphone portable personnel ; ses parents lui en confient un lors de ses sorties pour pouvoir le contacter.
22Le cas de Mylan permet de reconstituer la configuration favorable à une pratique intensive d’activités culturelles et sportives : une offre variée d’activités dans le quartier, une image positive de l’offre, une limitation parentale de l’usage des écrans, une incitation parentale aux activités culturelles. Le lieu de résidence et l’encadrement familial créent des conditions favorables et incitatives aux pratiques sportives et culturelles de Mylan. Voyons ce qu’il en est pour une fille résidant dans le même quartier.
23Une adolescente très conviviale : Sandrine est une fille, issue de la classe moyenne, habitant en zone résidentielle, qui met au cœur de son existence les liens avec ses paires. Son temps libre est très orienté vers la fréquentation de ses amies. Elle partage plusieurs activités sportives avec ses copines : zumba, piscine et jogging. Sandrine a peu d’activités culturelles. Elle va à la bibliothèque avec des amies pour travailler ou pour éviter d’être dehors à ne rien faire – elle ne lit guère si ce n’est des bandes dessinées. Le samedi après-midi, elle va en ville avec ses amies faire du shopping ou au parc. Bien qu’elle aime fréquenter le grand centre culturel du centre-ville et aller au cinéma, elle n’y va pas souvent. Elle ne fréquente pas non plus la maison de quartier car elle n’y trouve pas sa place parmi les garçons plus âgés. Elle aimerait que se développent les possibilités d’activités nocturnes (type cinéma) dans le quartier car ses parents restreignent les sorties le soir. Sandrine regarde des films et des séries à la télévision le soir, lorsqu’elle n’a pas cours tôt. Très communicative, les outils numériques lui permettent d’entretenir et de prolonger sa sociabilité entre pairs. Elle utilise l’ordinateur familial et en particulier son compte Facebook pour échanger avec ses amies, et aussi Ask – un site où l’on peut poser des questions de façon anonyme, ouvert à tout public et Youtube pour voir des tutoriels de maquillage et de coiffure. Elle possède également un téléphone portable depuis 6 mois qu’elle utilise surtout pour envoyer des SMS à ses amies et pour fixer leurs rendez-vous.
24Le cas de Sandrine vise à cerner la configuration qui aboutit à ses pratiques de communication intensive avec ses amies, proche de la dimension « conviviale » mise en évidence par l’analyse quantitative. Malgré la large offre de loisirs du quartier, Sandrine a principalement des activités informelles partagées avec ses copines et une activité d’écrans (télévision, ordinateur). Elle reste en retrait de l’offre de la maison de quartier qu’elle perçoit comme appropriée par les garçons, tout comme de celle du centre-ville qui suppose un déplacement en bus. Si les parents surveillent ses activités, ils lui laissent une durée non-négligeable d’usage des écrans et ne l’incitent pas à réaliser des activités culturelles. Avec bon nombre de camarades qui habitent à proximité, Sandrine investit son temps libre principalement vers des activités informelles avec ses amies et maintient le lien une fois rentrée chez elle grâce à Facebook et au téléphone.
25Au-delà des cas présentés ici, l’enquête réalisée montre comment résider en ville-centre favorise les pratiques intensives, qu’elles soient sportives, culturelles ou de convivialité. La ville-centre étudiée se caractérise par de nombreux équipements et structures, une offre de loisir variée accueillant les publics adolescents, des transports très développés, la présence de pairs à proximité. Ces éléments permettent d’expliquer pour partie la surreprésentation des adolescents suractifs en ville-centre. Pour autant, cette explication est insuffisante puisque beaucoup de ces adolescents de ville-centre ne profitent pas ou peu des larges possibilités offertes.
26Ceci nous amène à analyser les dimensions sociale et symbolique de cet espace de vie. La dimension sociale est difficile à cerner car si globalement, la composition de la population est à la fois plus jeune et plus aisée, les sous-quartiers de la ville-centre sont très distincts entre eux. Les données collectées montrent de forts clivages socio-spatiaux : les rapports sociaux, les relations, les normes diffèrent d’un sous-quartier à un autre en lien avec la population résidente. Des « effets de quartier » ont déjà été mis en évidence dans des travaux américains dès les années 1950 (Duru-Bellat, 2003), puis dans des travaux français depuis les années 1990. Ces derniers montrent l’incidence positive d’une composition sociale plus favorisée du quartier et/ou de l’établissement scolaire et/ou de la classe sur la scolarité (Bidou, 1997 ; van Zanten, 2001 ; Beaud et Pialoux, 2002 ; Duru-Bellat, Le Bastard-Landrier, Piquée et Suchaut 2004) – à notre connaissance aucune étude ne porte précisément sur les loisirs.
27Dans notre site d’enquête en ville-centre, il apparaît que les parents favorisés interviewés se connaissent entre eux s’étaient concertés pour scolariser leurs enfants dans ce collège socialement très mélangé (« on y va, si vous y allez aussi »), font face collectivement à la demande de téléphone portable ou de compte Facebook de leurs adolescents (« surtout n’accepte pas, sinon je ne pourrai plus refuser ») et partagent de façon informelle leurs points de vue sur l’éducation, sur les loisirs, sur l’encadrement des sorties et des activités de leur progéniture. Habiter un même quartier semble favoriser le partage de mêmes façons de vivre et de penser par identification ou par souci de ne pas se distinguer. Un seul entretien a pu être obtenu auprès des familles de milieu populaire mais nos observations et les échanges avec les adolescents amènent à penser que certaines d’entre elles s’identifient et s’intègrent dans leur lieu d’habitation quand d’autres se coupent volontairement de leur environnement socialement et symboliquement dégradé qu’elles n’ont pas choisi. Ce rapport au lieu d’habitation, étayé par le vécu, la réputation et par la perception que ces habitants en ont, induit un encadrement différent des adolescents : les familles en lien positif avec leur secteur y autorisent les sorties et les activités à proximité, les autres vont les limiter voire les interdire. Au final, la composition sociale de chaque sous-quartier produit un cadre et une dynamique relationnels spécifiques et amène des normes micro-locales diffuses d’encadrement des adolescents vis-à-vis desquelles les familles se positionnent en les adoptant ou en les tenant à distance.
28Sur le site ville-centre enquêté, les politiques publiques favorisent également les loisirs des adolescents. Les politiques d’éducation ont abouti à une offre large et accessible de structures et d’activités gratuites ou à faible coût, support d’appui des pratiques des adolescents. Pour autant, ces conditions globalement favorables se nuancent selon l’encadrement parental, en lien avec les normes du lieu de vie et du milieu social. Les politiques d’habitat génèrent une structuration de la ville en îlots marqués par des rapports au quartier et des normes distincts. Les différenciations entre adolescents résultent de limitations plutôt sociales, culturelles et symboliques que l’on examine ci-après.
L’offre et l’accès aux loisirs dans les territoires ruraux comme principaux freins aux pratiques de loisirs intensifs adolescents
29Comme le montre notre enquête quantitative, le fait d’habiter en zone rurale limite la probabilité pour les adolescents d’investir intensivement leurs loisirs. La question de la différenciation physique et institutionnelle des espaces de vie et, en particulier de l’offre et de son accessibilité, est majeure (David, 2014). En examinant les dimensions géographique, politique, sociale et symbolique de leurs espaces de vie, voyons comment les adolescents développent leurs activités dans ces territoires ruraux. Notre propos s’appuie sur les trois communes rurales de l’enquête qualitative.
30Pontrieux est en 2009 une commune de 1053 habitants, Villedieu-les-Poêles de 3882 et Monflanquin 2346. Ces trois communes rurales sont vieillissantes avec des dynamiques démographiques quasi-identiques : les 0-19 % compose entre 17 et de 18 % de la population, les 20-64 ans autour de 50 % et les 65 ans et plus entre 31 % et 32 %. Comparativement pour la France entière, les moins de 20 ans sont 24,5 %, les 20-64 ans, 58,5 % et les 65 ans et plus sont 17 %. En outre, ces communes comptent une population plutôt modeste socio-économiquement, avec une très faible population immigrée. Ce sont donc des adolescents principalement issus de familles de parents employés, ouvriers, artisans, commerçants, professions intermédiaires. Le revenu moyen déclaré par foyer en 2009 dans ces trois communes est inférieur à la plupart des autres sites périurbains et urbains enquêtés. Ces communes sont enclavées et assez peu voire très peu desservies par les transports en commun, à l’exception des transports scolaires. Le choix des communes a été réalisé de façon raisonnée ; ces communes rurales ne sont pas les plus démunies en structures et équipements. Elles disposent toutes d’une ou plusieurs écoles primaires et d’au moins un collège, voire d’un lycée, d’une structure d’accueil de loisirs pour les 3-11 ans. Des équipements culturels sont présents dans chaque commune : une bibliothèque municipale (Pontrieux) ; une médiathèque, une école de musique, un musée (Villedieu et Monflanquin) ; un cinéma associatif (Villedieu). Du point de vue des équipements sportifs, chaque commune dispose d’un ou deux stades extérieurs et d’une salle omnisports/multisports. Monflanquin et Villedieu disposent également d’une piscine, d’un skate-park, Monflanquin d’un centre équestre et d’un terrain de bicross. Les structures numériques sont très peu voire pas développées : un espace public numérique dans la médiathèque de Monflanquin dont le programme est à destination des adultes, pas d’EPN à Villedieu, ni à Pontrieux. Enfin, ces trois communes comptent entre 30 et 60 associations qui développent des activités sportives tout public, des activités culturelles et sociales plutôt tournées vers les adultes ou les séniors (marche, pêche, culture locale, solidarités, etc.). De manière générale, les principales offres d’activités à destination des adolescents sont les structures sportives et les écoles de musique. Au travers de ces trois terrains, il s’agit de comprendre comment, à milieu social similaire, les jeunes ruraux pratiquent beaucoup moins souvent des activités de façon intensive. La situation géographique d’un territoire, ses offres culturelles et de loisirs, leur accès ainsi que sa dimension sociale et symbolique conditionnent et expliquent pour partie leurs appropriations par ses jeunes habitants et les pratiques de loisirs qui en découlent.
31Monflanquin se distingue par son riche patrimoine historique et architectural : la commune est labellisée « plus beau village de France ». Cette caractéristique n’a pas les faveurs des adolescents qui reprochent à la commune son manque de modernisme et de dynamisme (culturel et commercial). La médiathèque de Monflanquin n’est par exemple pas fréquentée par les adolescents. Localisée dans le haut de la vieille ville, dans une petite rue piétonne calme du bourg, jalonnée par quelques restaurants comme seuls commerces, elle n’est accessible qu’à pied. Bien que récemment rénovée, la médiathèque est perçue comme un lieu « vieillot » par les adolescents en raison de sa situation dans un bâtiment historique de la vieille ville. Au-delà de l’enjeu de l’accès, cet exemple montre combien la dimension symbolique des espaces participe pleinement de la manière dont les individus se les approprient. Cela est d’autant plus remarquable quand on compare avec la façon dont les adolescents investissent très différemment la commune voisine et ses infrastructures dont ils ont une perception opposée à celle de Monflanquin : populaire, moderne et accessible. Les jeunes fréquentent régulièrement sa médiathèque située dans une rue à la fois commerçante et passante. Outre sa situation géographique accessible, son architecture porte les signes contemporains de la modernité, attractifs pour les adolescents.
32Si les représentations des espaces de vie peuvent expliquer en partie leur appropriation (ou non appropriation), l’accès physique est un autre facteur qui influence les pratiques de loisirs adolescents. Dans les territoires ruraux, le transport est la plus grande difficulté rencontrée par les adolescents. Les communes sont souvent enclavées et mal desservies par les transports en commun. Exceptés pour les adolescents vivant à proximité immédiate des structures scolaires et de loisirs, souvent proches, parents et enfants doivent parcourir des dizaines de kilomètres pour chaque activité. Il n’est pas rare que des adolescents aient plus d’une heure de transport entre leur domicile et le collège, tels que Kenny, qui habite à 20 km de son collège ou Isaure, qui vit à 15 km du collège et ont ainsi chacun 1 h 30 de transport quotidien à cette fin.
33Les distances et difficultés d’accès aux équipements sont un frein à la pratique ou à la poursuite d’une activité pour beaucoup de familles, surtout lorsque l’équipement est situé au-delà d’une certaine distance gérable dans l’emploi du temps. Quatre familles regrettent ainsi l’impossibilité de pratiquer telle activité souhaitée du fait de son éloignement. Kevin se rend à son activité sportive encadrée par l’UNSS le mercredi uniquement si ses parents sont disponibles pour l’y emmener. Anne n’a pas pu reprendre la danse hip-hop qu’elle pratiquait à 3 km depuis qu’elle a déménagé à 20 km. Alice, la fille de Mme Druaut (on y reviendra plus loin) a mis un terme à son activité équestre et à sa pratique du dessin du fait de la distance non compatible avec la gestion de son emploi du temps : elle s’est rabattue sur une activité plus proche du domicile (danse qu’elle pratique trois fois par semaine). Etienne, le fils de Mme Clair aurait souhaité faire du basket-ball mais l’éloignement de cette activité l’en a empêché. Auparavant, il faisait du rugby à 20 km et les parents s’organisaient pour covoiturer. Mais la localisation à une heure de route de l’activité « basket-ball » ne permet pas ce type d’organisation. L’enquête révèle une frontière symbolique entre la distance « acceptable » et celle « trop contraignante », mobile en fonction des ressources économiques et temporelles des parents.
34Les élus, institutionnels et professionnels rencontrés concèdent des « problèmes de transports », mais les élus n’en font pas une priorité pour autant. L’absence de politique en la matière est relativisée et justifiée par les acteurs institutionnels ou politiques par deux arguments : la quête d’autonomie des adolescents et l’opportunité de créer du lien social entre les familles grâce au covoiturage.
35La pratique intensive d’une activité culturelle ou sportive est donc comme attendu statistiquement plus rare pour ces adolescents ruraux. De même, peu d’entre eux sont « très conviviaux », même si les sociabilités numériques peuvent pallier la contrainte géographique. S’il leur arrive de se retrouver dans le bourg, les adolescents se fréquentent peu de manière régulière en dehors du collège. Ils invoquent les contraintes liées aux transports, expliquant combien la sociabilité de face-à-face entre pairs est plus simple pour ceux qui vivent dans le bourg comparativement à ceux qui en sont éloignés. Ainsi, les plus autonomes ou les moins éloignés les uns des autres sont ceux dont la convivialité est la plus intense, comme Télio ou Anna qui possèdent chacun un scooter ou Glenn qui vit à proximité de ses amis.
36Compte tenu des inégalités en matière d’offre et d’accès, les adolescents ruraux ont donc la plus forte probabilité de ne pratiquer aucune activité de loisirs de manière intense.
37Kévin est de ceux-là : il n’est ni très sportif, ni très cultivé, ni très actif en matière de divertissement numérique, ni particulièrement convivial. Il habite dans un hameau à 20 km du centre-bourg et du collège, ce qui contraint fortement ses activités de loisirs. À l’exception d’une pratique sportive les mercredis via l’UNSS, ses activités se concentrent au domicile. Il est très bon élève. Il aime les jeux vidéo sur la PS3. Il joue à Black Opus 2 et parfois à Call of Duty et c’est une de ses activités favorites. Il joue aussi parfois en ligne avec ses copains du collège, ou avec ses parents. Il joue le week-end uniquement : 1 h 30 le vendredi soir et le samedi. Son usage de l’Internet semble limité en temps et en activités : « De temps en temps » dit-il et plutôt pour faire des recherches. Il aime aussi regarder la télévision mais sa consommation apparaît raisonnable (3 à 4 heures par semaine). Il n’est pas libre de regarder la télévision les soirs d’école. Il sort peu et ne développe pas particulièrement sa sociabilité. Il voit ses copains au collège avec lesquels ils discutent de jeux vidéo et n’éprouve pas le besoin de les voir hors du collège, ni de développer une sociabilité numérique pour prolonger celle de face-à-face ; il n’a d’ailleurs pas de compte Facebook et n’en voit pas l’utilité. L’usage de son téléphone est utilitaire, limité aux communications avec ses parents. Ses loisirs sont ordinaires pour un adolescent (jeux vidéo, télévision, Internet, copains au collège, football), sans les pratiquer de façon intensive.
38Pour tous les enquêtés, on constate le poids du lieu de vie résultant de conditions géographiques, de politiques promouvant plus ou moins l’offre de structures, avec une image plus ou moins attrayante pour des adolescents, avec des activités à un coût permettant (ou non) l’accès de tous, avec (ou non) un transport public. Comparée aux grandes villes, la composition sociale des espaces de vie ruraux produit aussi un cadre et une dynamique relationnels particuliers. Mais si les familles résidant dans le bourg construisent aussi des normes d’usages locaux relatifs aux activités des adolescents, ceci est moins vrai pour les familles en habitat isolé, pour lesquelles l’absence de voisinage proche limite la sociabilité des jeunes et la constitution d’usages socio-éducatifs locaux.
39En milieu rural, les différenciations entre adolescents résultent en grande partie de disparités des politiques publiques locales en matière de jeunesse et de transport, et aux représentations des espaces. En outre, les adolescents vivent ces contraintes de manière très différente en fonction des milieux sociaux.
Des inégalités sociales accentuant les inégalités territoriales
40Pour tous les adolescents enquêtés, il apparaît que les activités ne dépendent pas seulement de leur lieu de vie mais également des ressources familiales, en budget, en temps, en voiture individuelle, en relation pour covoiturer, et aussi en informations. Autrement dit, la situation économique, sociale, culturelle des familles peut atténuer les inégalités territoriales présentées ci-dessus, ou au contraire les amplifier.
41Pour pallier les difficultés d’accès aux structures et la faiblesse des transports en commun dans l’espace rural, disposer d’un moyen de transport personnel ou familial est impératif. Les adolescents rencontrés, âgés entre 13 et 15 ans, ne sont pas autonomes dans leur déplacement et possèdent rarement un moyen de locomotion motorisé personnel, tel un scooter. Ils sont donc le plus souvent dépendants des parents pour le transport, sauf à pratiquer la marche ou à se déplacer à vélo, ce qui est très contraignant sur moyennes et longues distances et pas toujours apprécié des adolescents ou autorisé par les parents. C’est pourtant parfois le seul moyen de déplacement, comme nous le verrons avec le cas de Samantha dont la famille est en situation de précarité. Aussi, l’usage de la voiture est autant nécessaire que quotidien pour les familles : de la maison au collège, du collège à la maison, du collège aux activités ou encore de la maison aux activités, créant ainsi des inégalités entre ceux qui ont la possibilité d’être transportés et les autres. Le plus souvent, ce sont les mères qui assument cette charge. Afin de réduire les coûts (temporels, organisationnels, pécuniaires) liés aux transports vers les activités (extra) scolaires, des solidarités parentales s’organisent en particulier dans les classes moyennes et favorisées :
42Mme Druault, comptable de l’exploitation agricole familiale et mère d’adolescents de 12 et 15 ans, scolarisés dans le privé :
« Donc à chaque fois oui, il faut aller les amener, les chercher. […] Je fais plusieurs allers-retours alors il y a que le vendredi que je peux regrouper donc ils attendent un peu. Et là maintenant comme ce sont souvent des activités qui finissent vers 20 h, certaines 20 h ou 20 h 30, mais parfois à cette heure-là mon mari est un peu disponible et passe les prendre et les ramène, j’ai pas besoin d’aller les chercher. Et sinon on peut s’entendre aussi avec les mamans qui ont des enfants qui font sensiblement les mêmes activités pour certains, et donc si on a un problème comme ça il y a beaucoup d’entraide quoi. »
43C’est donc au prix d’une organisation coûteuse en temps et financièrement que certains adolescents peuvent pratiquer des loisirs choisis, voire les pratiquer intensivement. C’est notamment le cas d’Isaure.
44Isaure, adolescente favorisée socialement, s’approchant des dimensions « sportive » et « cultivée », n’est statistiquement pas représentative des adolescents ruraux. Elle vit à en campagne, à 15 km de Monflanquin où elle va au collège, pratique deux activités sportives, la natation et le judo deux fois par semaine chacun et un instrument de musique une fois par semaine. Pour pratiquer la natation, elle se rend à Villeneuve, à 20 km de Monflanquin et à un peu moins de 30 km de son domicile ; un covoiturage avec la voisine est mis en place car sa fille pratique également la natation. Le judo se pratique dans une autre commune à 4 km de son domicile, sans covoiturage, sa mère faisant les allers-retours. Isaure pratique également la musique dans le centre-bourg de Monflanquin, et s’y rend à pied à la sortie du collège. La variable sociale pèse ici fortement pour compenser l’incidence du lieu de résidence et les inégalités spatiales en matière d’offres et d’accès.
45À l’inverse, inégalités géographiques, sociales et culturelles peuvent aussi se conjuguer, comme c’est le cas pour Samantha.
46Samantha réside dans une des trois communes enquêtées, à l’écart du centre et à proximité du collège, avec sa mère, anciennement agente de service actuellement au chômage, et son petit frère. Leur père est décédé. Samantha ne sort pas de la commune. Ses déplacements quotidiens sont essentiellement pour se rendre et revenir du collège : « Un peu plus de 5 minutes » à pieds par trajet. « Pour prendre l’air », elle se rend au tabac acheter des bonbons avec son frère ou au terrain de bicross dans le haut du village, un des lieux de rencontre des adolescents. Mais elle se déplace moins depuis qu’elle n’a plus de petit ami avec qui s’y rendre ou accompagner son petit frère au parc de jeux. Sans véhicule et sans famille à proximité, la mère sollicite des amis uniquement pour les courses. Le reste des déplacements se fait à pied et les autres achats par Internet (vêtements, chaussures, etc.). Samantha ne bénéficie pas du système d’entraide par covoiturage décrit par les élus ou certains parents pour accéder aux activités de loisirs. Au contraire, elle fait état des difficultés que rencontrent, comme elle et sa famille, les « sans-véhicule » : « Des fois quand on est à la maison, on voit des jeunes qui n’ont pas de véhicule, ils sont en train de marcher à pied, ils viennent de très loin, puis personne ne les prend, ils font du stop mais personne ne les prend. » Très limitée dans ses déplacements, elle est dans l’impossibilité de pratiquer certains loisirs comme visiter ses amis du village voisin dont elle est originaire ou aller à la petite ville proche faire les boutiques. Faute de pouvoir rencontrer ses amis, elle communique avec eux à partir de son téléphone par Facebook ou SMS. Elle s’inquiète néanmoins de la nature et de la force des liens amicaux qui les unissent désormais quand les sociabilités juvéniles s’alimentent aussi beaucoup dans le quotidien des relations primaires. Pour pallier l’impossibilité qu’elle et sa mère ont de faire les boutiques « en ville », elles font du lèche-vitrine et des achats sur Internet. Sa famille ne possède ni ordinateur, ni tablette. Ainsi, elle rentre chez elle dès les cours terminés, prend son goûter en allant sur Facebook, fait ensuite ses devoirs dans sa chambre en écoutant – avec ses écouteurs – de la musique sur Youtube pour « décompresser ». Entre les devoirs et le dîner, si elle a le temps, elle regarde la télévision (avec son petit frère s’il ne joue pas dans sa chambre) dans le salon ou va sur Facebook, cumulant aussi ces deux activités. Ainsi, les outils numériques permettent en ce cas précis de compenser en partie les contraintes socio-spatiales, avec néanmoins une frustration liée à des formes d’activité perçues comme moins attrayantes quand elles se pratiquent via un écran.
47Conjuguant les difficultés d’accès symboliques et pratiques, elle ne pratique aucun sport ni activités culturelles encadrées et est éloignée de la culture du livre avec laquelle elle est mal à l’aise : « Je n’aime pas me retrouver dans une salle avec plein de livres. Je n’aime pas les livres en fait. » Du fait de cet éloignement spatial et symbolique des loisirs et de la culture institutionnels, il lui semble que là où elle vit, « il n’y a rien à faire », notamment parce qu’il n’y a pas de magasins de chaussures et de vêtements. Elle occupe la majeure partie de son temps libre à son domicile où elle a développé des rituels domestiques et scolaires (goûter, faire ses devoirs, préparer le repas, dîner, etc.) accompagnés d’écrans (télévision, smartphone et consoles de jeux), supports privilégiés et particulièrement appréciés pour l’accès qu’ils permettent aux cultures juvéniles.
48En secteur urbain, les ressources économique, sociale, culturelle des familles favorisent ou entravent également la fréquentation de l’offre de loisirs locale. Voici le cas de Diana, fille de 14 ans, arrivée en France en 2012. Diana vit avec son père, opérateur dans un abattoir, sa mère, femme au foyer, et ses deux sœurs plus jeunes dans un petit appartement du centre d’hébergement provisoire pour travailleurs migrants, situé dans un secteur non résidentiel, à l’orée d’une zone commerciale de Rennes. Diana ne fait pas d’activité organisée hors du collège. Elle dit préférer rester chez elle regarder la télé ou pratiquer l’ordinateur. Elle chante régulièrement – elle a appris les paroles sur Youtube – et réalise des petits enregistrements sur l’ordinateur. Elle va parfois au parc avec une sœur et/ou avec une copine. Pendant les vacances scolaires, il y a parfois des activités proposées par leur centre d’hébergement dont elle profite telles que « faire un journal », « musique », « regarder des statues ou des photos », activités qu’elle dit ne pas aimer. Elle trouve qu’il n’y a pas suffisamment d’activités « cools » proposées par son centre d’hébergement (activités visant les enfants plus que les adolescents). Elle est allée à l’opéra avec la maison de quartier mais a « détesté ». Diana aimerait faire du basket-ball ou du handball, jouer d’un instrument de musique et aller au cinéma (elle n’y est allée qu’une fois dans sa vie avec le foyer d’hébergement). Elle ne sort pas se promener avec des copains ou copines – mais le père semble réticent – et ne connaît guère la ville. Elle ne reçoit jamais de copines à leur domicile. Par contre, elle aime téléphoner à ses copines de collège ou d’église. Diana, comme ses sœurs, vont à une église évangéliste tous les dimanches avec leurs parents. Leur groupe d’âge y est pris en charge par un animateur (catéchisme). La famille fait peu d’activités communes hormis l’église le dimanche et les braderies (comme promeneur/acheteur) de loin en loin. Ils ne font pas de visites ou de sorties en famille, ne partent pas non plus en vacances. Les sorties et visites de Diana et de ses sœurs sont uniquement celles proposées par leurs écoles et par leur structure d’hébergement pendant les vacances. Comme le montre le cas de Diana, certains parents défavorisés socio-économiquement ne disposent pas des informations (offre d’activité, intérêt éducatif, exonérations tarifaires) qui permettraient à leurs adolescents de pratiquer un sport ou une activité artistique. Autrement dit, un espace de vie relativement propice aux activités de loisirs des adolescents ne suffit pas à rendre effective la pratique : les ressources culturelles pèsent aussi.
49Notre enquête met en évidence que les ressources familiales économique, sociale et culturelle favorisent l’accès aux activités de loisirs. Comme on l’a vu, les familles plus favorisées compensent, en partie, la limitation de l’offre de loisirs à proximité et les difficultés de déplacement liées à l’habitat. Ainsi, par exemple, le covoiturage parental des adolescents pour aller à une activité est développé plutôt par les familles moyennes et supérieures, dans un relatif entre-soi, que ce soit en secteur rural ou urbain. Les familles défavorisées n’ont pas les ressources pour compenser ces effets de contexte. Dans le quartier étudié en ville-centre, composé de sous-quartiers disparates, il est remarquable que les suractifs culturels et sportifs sont de familles favorisées, résidant en maison dans des îlots résidentiels – ce sont aussi des élèves en réussite. Ceux qui ont le moins d’activités de loisirs hors domicile résident en immeuble d’habitation modeste. Par contre les très conviviaux ont été rencontrés dans des familles socialement très diverses, résidant pour les unes en îlots de maisons, pour d’autres en secteurs d’habitat modeste, voire social. Nos constats relatifs aux adolescents du secteur de « zones urbaines sensibles » (ZUS) rennais recoupent ceux que Nicolas Oppenchaim (2011) réalise dans plusieurs ZUS franciliennes. L’auteur montre que les adolescents de ZUS ont davantage d’activités à proximité de leur domicile telles que promenade et visite amicale, et ce du fait de la moindre disponibilité de leurs parents en temps, argent et voiture individuelle, comparé aux autres adolescents franciliens qui réalisent davantage d’activités de loisirs structurées et de visites familiales.
50Les inégalités spatiales se combinent donc avec les inégalités économique, sociale, culturelle, avec des effets d’amplification ou de compensation. Mais les compensations ne suffisent pas à inverser les tendances : à milieu social identique, les adolescents ruraux ont une probabilité moindre de pratiquer intensément des activités sportives, culturelles et conviviales (tableau 2, p. 96).
Une pratique des écrans non corrélée aux types d’espace de vie
51Parmi les résultats de notre enquête sur les inégalités territoriales de loisirs, il en est un particulièrement intéressant : la probabilité d’utiliser intensivement les écrans est la même quel que soit le lieu de vie des adolescents : « Toutes choses égales par ailleurs » le fait de vivre en ville-centre, en zone urbaine ou en zone rurale n’influence pas la pratique intensive de cette activité juvénile (tableau 2, p. 96). L’analyse bivariée des données de l’enquête montre qu’entre 16,4 % et 18 % des adolescentes enquêtés sont numériquement très actifs pour se divertir et que cette forme de consommation des écrans n’est pas significativement liée au lieu d’habitation (tableau 3).

p = 0,69 ; Khi2 = 0,74 ; ddl = 2. La relation n’est pas significative.
52Note 7.
53Ainsi, malgré les caractéristiques de l’espace de vie, rendant difficile l’investissement intensif d’un sport ou d’une pratique culturelle, les adolescents ruraux pris globalement ne compensent pas cette inégalité par une pratique plus intensive des écrans pour se divertir. L’enquête indique que ce résultat vaut pour tous les supports : les adolescents ruraux ne jouent pas plus à la console, ne regardent pas plus la télévision et ne naviguent pas plus sur Internet – pour écouter de la musique, regarder des vidéos ou images, faire des recherches notamment – que les autres.
54L’ensemble des travaux actuels portant sur les pratiques culturelles juvéniles montrent combien cultures médiatiques, numériques et juvéniles sont imbriquées (Boyl, 2016 ; Dauphin, 2012 ; Barrère, 2011 ; Mercklé et Octobre, 2012 ; Fluckiger, 2008 ; Pasquier, 2005), les premières jouant un rôle important dans les secondes de par leurs dimensions ludiques, mais aussi communicationnelles et socialisantes (Pasquier, 2005 ; Fontar et Kredens, 2010 ; Dauphin, 2012). Télévision, consoles, ordinateurs, téléphones/smartphones, tablettes sont ainsi les principaux supports8 utilisés par les adolescents à ces fins, d’une manière explicite pour les dimensions ludiques et communicationnelles ou plus implicite pour leur rôle socialisant. L’adolescence est une période durant laquelle, et peut-être plus encore au collège, l’individu cherche à appartenir à un groupe (Pasquier, 2005) et manifeste cette appartenance par des signes distinctifs au sens de Bourdieu (Dauphin, 2012). La possession de tel objet, les goûts télévisuels et vidéoludiques sont des signes forts de la distinction sociale et culturelle adolescente et constituent des facteurs d’inclusion ou d’exclusion sociale par les pairs selon que les individus en sont porteurs ou non. Parce que les écrans font partie des choses qui sont discutables et discutées entre les pairs, en faire usage pour ne pas être disqualifié et se plier à la « tyrannie de la majorité » (Pasquier, 2005) est « nécessaire pour le vivre ensemble sous peine de subir une potentielle exclusion » (Dauphin, 2012, p. 37).
55Néanmoins, au-delà de la consommation banalisée et quotidienne des écrans (télévision, console de jeux, ordinateur, tablette et smartphone pour les principaux) comme l’un des principaux traits caractéristiques des cultures juvéniles, notre enquête montre qu’il existe des variations de cette consommation en termes d’intensités temporelles, qui dépendent fortement du milieu social d’appartenance et du sexe de l’adolescent : les adolescents des milieux sociaux favorisés et les filles ont une probabilité moindre d’avoir des activités numériques de divertissement intenses, de même que les bons élèves. Nos résultats confirment ainsi des résultats connus sur les temps de consommation d’écrans en fonction de la situation socio-culturelle des familles.
56En effet, dès les premières enquêtes sur les consommations télévisuelles, on constate que si toutes les classes sociales regardent la télévision (Donnat, 1997) pour satisfaire des besoins (Blumler et Katz, 1974) comme se divertir, se socialiser, s’identifier, s’informer ou se cultiver (Mc Quail, 1987) et consomment depuis lors toutes formes d’écrans dans ce sens, elles ne le font pas de la même manière. À l’écoute quantitativement supérieure des milieux populaires (mais plus distraite qualitativement) se distinguent les temporalités sélectives et plus courtes (mais aussi plus attentives) des milieux favorisés (Donnat, 2009). Depuis l’avènement de la télévision dans les années 1980 et plus largement des écrans dans les décennies suivantes (console, ordinateur, téléphone mobile, tablette), ces derniers constituent des supports particulièrement privilégiés pour répondre à ces besoins dans les familles populaires (Boullier, 2004 ; Goulet, 2010 ; Granjon, 2009), quand dans les familles plus favorisées, ces mêmes besoins sont investis de manière privilégiée ailleurs que dans le seul espace écranique (Donnat, 1997 ; 2008 ; Mercklé et Octobre, 2012). Autrement dit, notre enquête montre combien malgré et au-delà de la centralité d’une culture juvénile des écrans partagée, se dissimulent des variations et des différenciations en fonction des milieux sociaux de l’adolescent et des modes de transmissions culturelles liés. Les cas de Samantha et d’Isaure sont à ce titre tout à fait symptomatiques et typiques et montrent combien les climats socio-culturels familiaux pèsent dans les temps de consommations (ainsi que les usages, mais ce n’est pas l’objet ici) des écrans.
57Nous avons déjà fait connaissance avec Isaure et Samantha dans la partie précédente. Elles ont 13 ans et fréquentent toutes deux le même collège. Isaure est issue d’un milieu favorisé, elle vit dans un petit village à 15 km de Monflanquin avec ses deux parents et sa grande sœur. Elle multiplie les activités culturelles (flûte traversière) et sportives (natation comme sa mère et judo comme son père) malgré son éloignement de plusieurs dizaines de kilomètres des équipements culturels et sportifs. Elle fréquente également chaque semaine la médiathèque (pendant que sa sœur nage). Elle voyage régulièrement en famille, l’été en bord de mer, l’hiver au ski, ainsi qu’à l’étranger. Elle est très bonne élève. Elle lit chaque soir au coucher mais aime surtout regarder la télévision qui est sa principale activité lorsqu’elle a un peu de temps libre. En matière d’écrans, le domicile d’Isaure est bien équipé. La famille dispose d’une télévision dans le salon, d’une tablette (iPad), d’une console de jeux (Wii) et de deux ordinateurs (un portable qui navigue de pièces en pièces et un fixe dans le bureau). Isaure possède également un iPod ainsi qu’un téléphone (non connecté à Internet). Sa pratique d’Internet, des ordinateurs et de la tablette est modérée selon elle car elle a d’autres occupations : « En général, je n’y passe pas longtemps parce que je dois faire d’autres choses. » Ses parents sont d’ailleurs plus usagers qu’elle. La connexion Internet passe mal dans sa chambre mais elle n’est pas gênée de pratiquer dans une pièce commune à la vue des autres membres de sa famille. Ses principales activités sont les recherches, quelques jeux et l’écoute musicale via Youtube. Elle n’a pas de compte Facebook, ses parents s’y opposent et cela ne lui semble pas utile. Elle fait ainsi montre de l’intégration du discours parental sur la vacuité du RSN : « Je n’en veux pas, ça sert à rien et après il y a plein d’histoires sur Facebook et tout donc euh… » Isaure dit pratiquer plus fréquemment la télévision que les autres écrans pour regarder principalement des séries, mais pas de programmes de télé-réalité alors que ce genre télévisuel est particulièrement regardé par ses pairs. Ses parents sont attentifs à ses consommations d’écran et en multiplient les formes de médiations : des restrictions spatiales (pas de téléphone au moment du coucher et dans le lit), un logiciel de contrôle parental (installé sur l’ordinateur) et une dose d’autonomie (pas de limitation en termes de temps passé sur l’ordinateur car elle se régule seule). Ainsi, si le domicile d’Isaure est bien équipé, sa consommation est limitée autant par le cadre parental explicite, une imprégnation culturelle qu’un emploi du temps chargé par beaucoup d’autres activités. La réalité est très différente chez Samantha.
58Samantha est issue d’un milieu défavorisé. Elle vit dans le centre du village avec sa mère au chômage et son petit frère. Son père est décédé quand elle avait trois ans. Elle rencontre des difficultés scolaires et, malgré sa proximité géographique immédiate avec des équipements sportifs ou culturels, n’en bénéficie pas. Elle ne connaît pas la médiathèque du bourg, pourtant à proximité de chez elle à pied. Elle ne part pas en vacances sauf pour aller chez son frère et sa sœur une fois par an dans la grande ville de la région. Elle est partie une fois en colonie de vacances sur les trois dernières années.
59Ses loisirs et son temps libre sont essentiellement centrés sur son domicile. Le domicile est équipé d’une télévision connectée dans le salon, d’un deuxième écran de télévision uniquement pour lire des DVD dans la chambre du petit frère, d’une DS et d’une PSP pour les enfants. Il n’y a ni ordinateur, ni tablette. Sa mère et elle possèdent chacune un téléphone connecté. Samantha dit ne pas avoir de passion particulière mais beaucoup aimer cuisiner et faire des décorations d’assiettes, inspirée par les programmes télévisuels culinaires qu’elle regarde beaucoup. D’ailleurs, la télévision fait partie intégrante de son quotidien, le rythme et nourrit son emploi du temps libre. Elle dit ne pas avoir de programme préféré ou un qu’elle souhaiterait ne pas rater mais ces consommations sont clairement tournées vers les programmes de distraction, majoritairement favoris des adolescents : certaines téléréalités (culinaires), fictions filmées ou animées notamment. Elle suit les recommandations de sa mère : ne pas regarder certains programmes trop « vulgaires » (comme Les anges de la télé-réalité) et préférer des films (avec Will Smith) ou regarder la chaîne Gulli, plutôt dédiée à son petit frère mais dont elle juge les programmes marrants. Après le dîner et les devoirs, elle regarde rituellement la télévision le soir avec son petit frère jusqu’à ce qu’elle s’endorme et que sa mère la réveille pour aller se coucher. Elle n’aime pas lire. Elle fait un usage quotidien et ritualisé9 de son téléphone connecté qu’elle a depuis qu’elle se rend seule à l’école à pied (sécurité) et utilise comme support à la distraction (écoute musicale, jeux) et à ses sociabilités (Facebook), souvent en même temps que ses deux principales activités en semaine hors école : les devoirs et regarder la télévision. Ainsi, chaque soir elle écoute de la musique sur Youtube via son téléphone pendant qu’elle fait ses devoirs (de 18 h 30 parfois jusque 20 h). Plus globalement, elle écoute de la musique tous les jours via ce support ; c’est une façon de décompresser dit-elle. Elle pratique aussi beaucoup Facebook toujours via son téléphone, chaque soir en rentrant de l’école. Séparée depuis quelques années suite à un déménagement de ses amis, elle entretient quotidiennement des liens avec eux, de même qu’elle poursuit les échanges de la journée avec les copains et copines du collège. Facebook est donc une activité privilégiée de cette adolescente qui se connecte chez elle dès qu’elle rentre de l’école sur son téléphone portable. Le système informatique du collège ne permet pas de se connecter à Facebook en journée. C’est donc la première chose qu’elle fait en arrivant chez elle. Elle se reconnecte aussi le soir après dîner. Elle joue aux jeux proposés par le RSN également.
60Au-delà des deux cas typiques présentés ci-dessus, notre enquête montre que pour les plus défavorisés des adolescents que nous avons enquêtés, la pratique des écrans peut être le principal espace de loisirs (et de culture et d’information), pouvant être structurée dans ce cadre sous la forme de cérémoniels quotidiens, quand, a contrario, elle est plus souvent une activité parmi d’autres pour les plus favorisés d’entre eux dont le quotidien est autrement rythmé et structuré par et dans une pluralité d’espaces de loisirs (de culture et d’information). Ainsi au-delà d’une culture médiatique et numérique juvénile partagée, les temps de consommation d’écran diffèrent d’un adolescent à un autre en fonction, non pas de son lieu de vie, on l’a dit, mais de son milieu social d’appartenance. La situation socio-culturelle des familles peut atténuer ou au contraire amplifier les temps de consommation d’écran des adolescents.
Conclusion
61L’analyse statistique des loisirs déclarés par les adolescents a permis de dégager de grandes tendances. Tout d’abord, il est possible de distinguer cinq dimensions principales dans les pratiques de loisirs : la dimension « cultivée », caractérisé par une pratique intensive de lecture et d’activités artistiques ; une dimension « conviviale », caractérisée par une forte sociabilité entre pairs, de face-à-face ou numérique ; une dimension numérique récréative, caractérisée par l’importance des temps de consommation d’écrans et une dimension « sportive », et enfin, en creux, les adolescents qui ne pratiquent aucun de ces types de loisirs intensivement. L’analyse multivariée a aussi permis de mettre en évidence les liens statistiques entre les caractéristiques socio-scolaires des adolescents et l’intensité des pratiques pour les quatre dimensions de loisirs. Le sexe des adolescents, leurs espaces de vie, leur milieu social familial et leurs compétences scolaires ont une forte influence. L’analyse montre notamment un lien entre les pratiques de loisirs et les espaces de vie des adolescents. Selon qu’ils vivent, dans une grande ville, dans un espace urbain plus modeste ou en milieu rural, ils n’ont pas la même probabilité d’être très sportif, convivial ou cultivé, toutes choses égales par ailleurs. Autrement dit, le lieu d’habitation a un effet propre sur les loisirs des adolescents, en favorisant les pratiques intensives des habitants des grandes villes et en limitant celles des ruraux.
62Mais si les modèles statistiques permettent de montrer des régularités, les cas particuliers d’adolescents présentés ensuite mettent aussi en évidence l’insuffisance d’une explication déterministe face aux situations individuelles complexes en matière de pratiques de loisirs. Les cas étudiés présentent des inégalités spatiales, sociales, culturelles et économiques qui s’ajoutent ou parfois au contraire se compensent, mais aussi des particularités individuelles, familiales, scolaires, qui construisent la singularité des pratiques. Cette approche plurielle des loisirs adolescents se situe dans la continuité des travaux de Lahire, qui montre que « la plurisocialisation des individus dans des sociétés différenciées est ce qui rend raison de la variation interindividuelle de leurs comportements sociaux » (2004). Mais la recherche présentée se singularise aussi par son entrée par les espaces de vie. Ainsi, outre les dispositions socialement acquises liées aux inégalités de capitaux économiques, sociaux et culturels, la recherche révèle les contraintes liées à l’espace physique et à la différenciation des politiques d’offre de loisirs pour adolescents sur les territoires.
63L’étude qualitative des cas nous permet en effet de cerner les éléments qui différencient les activités de loisirs des adolescents : l’offre elle-même, la distance symbolique et géographique de ces opportunités d’activité, les possibilités de transport et les ressources économiques, sociales et culturelles de chaque famille. Dans chaque espace de vie, l’usage des équipements et des activités proposés est de fait très différencié selon les segments sociaux en présence. Si tous les adolescents pratiquent quotidiennement des activités médiatiques et numériques, ce n’est pas avec la même intensité en fonction du milieu social notamment. Les loisirs numériques structurent véritablement le temps de loisirs de certains adolescents quand ils ne sont pas centraux pour d’autres, même si les temps de pratique peuvent être également importants. S’y ajoutent des activités sportives ou culturelles10 dont le nombre et la nature varient aussi selon le milieu social : l’éventail des « pratiques librement décidées » par les adolescents se réduit avec la situation socio-économique de leur famille. Si l’obstacle peut être économique comme certains adolescents l’ont mentionné, il est aussi culturel et symbolique. Ainsi par exemple, la présence de deux bibliothèques dans le quartier urbain ou les communes rurales examinés ici, gratuites pour les mineurs, ne génèrent pas d’activités de lecture similaire pour tous les adolescents. En plus du lieu de vie plus ou moins favorable à la pratique de loisirs, il y a donc des « escalators » culturels ou des « parois de verre » tels que les incitations ou les découragements de proches, le « goût » construit (ou non) pour telle activité, le plaisir que l’adolescent a appris (ou non) dans telle pratique. Clairement, les adolescents de milieu supérieur sont à la fois davantage incités à des activités culturelles et ont aussi construit les dispositions leur permettant de les apprécier, quelques soient leurs espaces de vie. De ce fait, les adolescents de familles favorisées résidant en ville-centre ont la plus forte chance de pratiquer intensivement un loisir alors que les adolescents de familles défavorisées résidant en secteur rural ont la plus faible probabilité d’avoir un loisir très régulier. Pour autant, dans l’espace urbain, les suractifs culturels et sportifs ne sont pas répartis aléatoirement et cette répartition traduit la ségrégation socio-spatiale urbaine.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 À distinguer des usages numériques « communicationnels » qui caractérisent la composante « conviviale ».
2 Ville-centre d’une unité urbaine (au sens de la catégorisation de 2010 de l’Insee) de plus de 50 000 habitants.
3 Commune d’un espace rural, selon la classification opérée par l’Insee jusqu’en 2010.
4 Les moyennes au trimestre 1de 4e des élèves enquêtés ont été collectées auprès de l’administration des collèges. Cet indicateur du niveau scolaire a été associé aux réponses au questionnaire. Sont catégorisés de très bon niveau les élèves présentant une moyenne supérieure à 15 et de faible niveau ceux avec une moyenne inférieure à 10.
5 Le choix initial portait sur trois sites urbains, trois périurbains, trois ruraux.
6 Le choix d’un garçon pour la dimension « cultivée » n’est pas représentatif, les filles étant largement surreprésentées dans cette catégorie. Il s’agit ici d’une volonté d’analyser un cas masculin et un cas féminin.
7 Regroupe les adolescents dont le score relatif à la composante « divertissement numérique » appartient au 1/6e supérieur.
8 Ils sont à distinguer des contenus qu’ils diffusent : un même contenu peut être supporté par plusieurs médiums (ou supports). Il est donc possible de regarder des contenus télévisuels sur un ordinateur ou de jouer à un jeu en ligne sur une télévision connectée.
9 Au sens des rites de la vie quotidienne de Goffman. Les individus développent des manières de faire, des formes variées de pratiques médiatiques qui sont, comme le dit Esquenazi à propos de la télévision, « chacune d’entre elles, intensément marquées par des liturgies personnelles ou des cérémonies domestiques » (Esquenazi, 2002).
10 Culturel est entendu ici au sens restreint qui renvoie à la culture légitime et reconnue socialement, en particulier dans l’univers scolaire.
Auteurs
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Isabelle Danic
Maître de conférences HDR en sociologie à l’université Rennes 2 et chercheure au laboratoire Espaces et sociétés, UMR CNRS 6590 ESO. Elle a contribué à plusieurs programmes européens et français relatifs à la socialisation et aux parcours éducatifs des enfants et des jeunes, en analysant particulièrement leur dimension spatiale. Elle a publié récemment Danic I., Fontar B., Grimault-Leprince A., Le Mentec M. et David O. (dir.), 2019, Les espaces de construction des inégalités éducatives, Rennes, Presses universitaires de Rennes et Danic I. et Loncle P. (dir.), 2017, Les labyrinthes de verre. Les trajectoires éducatives en France dans un contexte européen, Rennes, Presses universitaires de Rennes.
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Barbara Fontar
Maîtresse de conférences en sciences de l’éducation à l’université Rennes 2, chercheuse au CREAD (Centre de recherche sur l’éducation, les apprentissages et la didactique) et membre du GIS M@rsouin. Ses travaux portent sur les cultures juvéniles et la socialisation adolescente. Elle a notamment publié Danic I., Fontar B., Grimault-Leprince A., Le Mentec M. et David O. (dir.), 2019, Les espaces de construction des inégalités éducatives, Rennes, Presses universitaires de Rennes et Fontar B., Grimault-Lepince A. et Le Mentec M., 2018, « Dynamiques familiales autour des pratiques d’écrans des adolescents », Enfances familles générations, CDRFQ/INRS-UCS.
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Agnès Grimault-Leprince
Maîtresse de conférences en sociologie à l’INSPE de Bretagne-UBO, membre du Centre de recherche sur l’éducation, les apprentissages et la didactique (CREAD). Ses recherches portent sur l’analyse des inégalités éducatives : il s’agit notamment d’étudier les effets des caractéristiques des individus – éduqués et éducateurs – et les effets de contextes – familiaux, scolaires et territoriaux – sur les formes éducatives et l’expérience des acteurs.
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