6. La ségrégation scolaire
Cas de la Communauté française de Belgique
p. 117-131
Texte intégral
1La ségrégation scolaire est un phénomène important en Belgique. Ce chapitre en présente les enjeux à partir des recherches relatives à la Communauté française de Belgique. Après en avoir décrit les ressorts, les auteurs s’intéressent aux causes de la ségrégation en Belgique francophone – essentiellement due à l’organisation du système en quasi-marché scolaire et des modes de différenciation des publics tels que la filiarisation ou le redoublement – ainsi qu’à ses conséquences. On voit que la ségrégation augmente le poids de l’origine sociale sur les résultats scolaires, mais joue également rôle puissant dans la construction des perceptions des acteurs sur le monde scolaire. Enfin, ce chapitre insiste sur le fait que la ségrégation étant un phénomène comportant des dimensions politiques, sociales, organisationnelles multiples, son traitement politique se doit d’être multidimensionnel.
Introduction
2Il existe de nombreux travaux relatifs à la question de la ségrégation scolaire en Communauté française de Belgique (FWB), nous ne pourrons tous les évoquer ici1. Cette relative abondance est à mettre en rapport avec la structure singulière du système scolaire en FWB. Avec ses multiples réseaux d’écoles – des réseaux officiels organisés par les pouvoirs publics, soit la communauté soit des divisions territoriales et des réseaux libres organisés par des autorités privées – subventionnés par l’État et entre lesquels les familles peuvent choisir librement, ce système maximise les concurrences. Or l’on sait que ces dernières contribuent aux processus ségrégatifs (Broccolichi, Ayed et Trancart, 2010).
3Avant d’aller plus loin, définissons le vocabulaire conceptuel dont nous avons besoin. La ségrégation peut se définir comme la séparation spatiale des élèves en fonction de caractéristiques différemment valorisées par la société et leur distribution dans des unités scolaires distinctes (établissements, classes…) (Delvaux, 2005). On distinguera donc la ségrégation « académique » (selon le niveau scolaire des élèves), la ségrégation « sociale » (selon la position socio-économique de la famille), ou encore la ségrégation « ethnique » (selon l’origine des familles). À l’inverse, on parlera de « mixité » académique, sociale, ou ethnique lorsque les élèves différemment caractérisés sur ces dimensions se côtoient dans les lieux scolaires.
4Dans ce chapitre, nous verrons tout d’abord quelles sont les façons de mesurer ce phénomène et ce que montrent ces mesures. Puis, nous exposerons ce que l’on sait des causes de la ségrégation en FWB. Comme ailleurs, la ségrégation y est imputable à des causes externes au système. Cependant, plus qu’ailleurs, la ségrégation semble due aux structures scolaires et à leurs effets sur les stratégies d’acteurs (des familles et des personnels). Ensuite, nous traiterons des effets scolaires de la ségrégation, avant de présenter rapidement les mesures prises récemment par le gouvernement pour remédier à ces problèmes.
La question de la mesure
5La principale source de données permettant la mesure de la ségrégation provient de collectes internationales telles qu’organisées par l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Économiques) auprès des élèves de 15 ans (PISA) ou l’IEA (International Association for Educational Achievement) auprès des élèves de 4e primaire et 2e secondaire (TIMSS pour les mathématiques et les sciences, PIRLS pour la lecture). Ces collectes s’appuient sur des échantillons nationaux conséquents collectés au moyen d’un plan d’échantillonnage complexe : un échantillon stratifié en deux étapes où sont tirés au hasard 35 à 40 élèves (OCDE) et une ou deux classes complètes (IEA), au sein d’écoles sélectionnées proportionnellement à leur taille. Elles fournissent une mesure des performances scolaires des élèves, mais également de nombreuses variables dont les caractéristiques sociodémographiques des élèves et une description des écoles. Les données administratives sont une seconde source de données mobilisable, mais moins largement utilisée. Depuis 2004-2005, l’administration de la FWB conserve, à des fins de gestion, la liste exhaustive de ses élèves. Si cette source fournit des informations précises en ce qui concerne la position des élèves dans le système, leur carrière et leurs lieux de scolarisation et de résidence, elle ne fournit que peu d’information sur leurs caractéristiques sociodémographiques ou leur niveau scolaire. Un indice socio-économique agrégé peut toutefois être attribué aux élèves sur la base de leur secteur statistique de résidence (la plus petite subdivision territoriale en Belgique).
6Divers indices ont été utilisés sur ces données pour mesurer la ségrégation. Sans détailler ces indices et leurs résultats2, on peut dire que si l’on compare la FWB aux autres pays de l’Europe de l’Ouest ou de l’OCDE, elle présente un niveau de ségrégation académique légèrement supérieur à la moyenne dans l’enseignement primaire, et parmi les plus élevés dans l’enseignement secondaire. La ségrégation sociale y est moins prononcée que la ségrégation académique mais elle reste légèrement supérieure à la moyenne de l’OCDE. La ségrégation en FWB se fait donc principalement sur une base académique. Le recrutement social différentiel des écoles traduit majoritairement un recrutement sélectif sur la base des résultats scolaires. Non seulement, la ségrégation académique est plus importante que la ségrégation socio-économique, mais les différences de performances entre écoles sont dues davantage à un recrutement différentiel d’élèves aux carrières scolaires variées que d’élèves d’origines sociales distinctes (Lafontaine et Monseur, 2011). Il subsiste toutefois une ségrégation sociale non réductible à un recrutement différentiel sur base académique. Par ailleurs, la segmentation du système scolaire sur une base confessionnelle est peu explicative. En effet, seule une part minime de la ségrégation se situe entre les réseaux, la majeure partie se situant entre les écoles au sein de chaque réseau (Hindriks, Verschelde, Rayp et Schoors, 2009).
7Il est intéressant de relever l’absence de certaines thématiques dans les études quantitatives relatives à la ségrégation en FWB. Premièrement, la ségrégation ethnique est peu étudiée, ce qui est cohérent avec la tradition politique et sociologique francophone belge (Jacobs et Rea, 2005). Deuxièmement, la ségrégation entre classes au sein des écoles reste peu mesurée alors même qu’elle est le lieu principal de l’activité pédagogique. Ce manque est principalement dû à l’absence de bases de données qui permettraient d’identifier la classe et l’école, et de séparer leurs contributions respectives. Lorsque cette ségrégation a été mesurée en première année de l’enseignement secondaire ordinaire, elle s’est toutefois avérée substantielle (Danhier, Martin, Alarcon-Henriquez, Kaelen et Jacobs, 2017).
La question des causes : ségrégation urbaine ou structures scolaires ?
8En FWB, comme ailleurs, l’un des débats essentiels relatifs à la ségrégation scolaire concerne ses interactions avec la ségrégation urbaine, à laquelle elle est souvent rapportée. La question qui se pose est de savoir si la ségrégation scolaire reflète la ségrégation urbaine, c’est-à-dire l’inégale répartition spatiale des groupes sociaux dans les villes, ou si elle est endogène au système scolaire.
9En FWB, comme en France, il existe une certaine correspondance entre les caractéristiques de la population des écoles et celles de la population des quartiers où ces écoles sont implantées (Marissal, 2014 ; Oberti, 2007). Cependant, les analyses convergent vers l’idée selon laquelle la ségrégation scolaire ne se réduit pas à la ségrégation résidentielle : la ségrégation scolaire est plus prononcée que la ségrégation résidentielle (Delvaux et Serhadlioglu, 2014). À Bruxelles, par exemple, une part importante des jeunes sont scolarisés en dehors de leur quartier de résidence, et ce, peu importe les caractéristiques socioéconomiques de ce dernier. De plus, la distance parcourue par les élèves, y compris défavorisés, est associée à la structure de l’offre scolaire locale. Les élèves défavorisés n’apparaissent d’ailleurs pas comme enfermés dans leur quartier dès lors que l’on prend en compte les variables individuelles telles les trajectoires scolaires, mais également des variables relatives à la structure et à la densité de l’offre scolaire (Danhier et Devleeshouwer, 2017).
10Le décalage entre ségrégation urbaine et ségrégation scolaire est en grande partie attribuable aux stratégies d’ascension sociale de familles mieux dotées en capitaux dans les quartiers défavorisés et donc aux dynamiques de choix scolaires ainsi qu’à la place qu’y prend le choix de proximité géographique (Bouchat, Delvaux et Hindrycks, 2008 ; Delvaux et Serhadlioglu, 2014). En FWB, comme ailleurs, ce choix de proximité est important, mais est loin d’être le seul critère utilisé par les familles. Pour comprendre le rôle que ces stratégies d’acteurs jouent dans la ségrégation, il faut prendre en compte les caractéristiques du système scolaire. En d’autres termes, si la ségrégation scolaire n’est pas uniquement le reflet de la ségrégation urbaine, c’est parce qu’elle prend sa source dans un modèle d’organisation et des structures spécifiques. Les systèmes scolaires qui font en sorte de séparer les élèves ont tendance à être plus ségrégués. En FWB, plusieurs caractéristiques du système fonctionnent comme d’efficaces instruments de tri : l’organisation du système en quasi-marché scolaire et des modes de différenciation des publics tels que la filiarisation ou le redoublement.
Le quasi-marché scolaire
11L’organisation du système scolaire en quasi-marché est l’un des éléments principaux mis en avant par la recherche pour expliquer la ségrégation. L’article 24 de la Constitution belge garantit la liberté de l’enseignement : d’une part, chaque individu (ou association) peut organiser une école, et d’autre part, chaque parent peut choisir l’école fréquentée par son enfant. Historiquement, cette liberté de choix portait sur la possibilité de choisir entre écoles confessionnelles et non-confessionnelles. Elle s’apparente aujourd’hui à liberté de choix selon une logique consumériste dont la visée est le choix de la meilleure école (Maroy et Dupriez, 2000). À cet égard, une spécificité de la liberté d’enseignement belge concerne les subventions. L’enseignement est défini comme gratuit quel que soit le réseau dont dépendent les écoles, et les écoles perçoivent un subventionnement public en fonction du nombre d’élèves qu’elles accueillent. Le quasi-marché en FWB désigne une institution hybride qui tend à combiner le contrôle des usagers potentiels, lesquels peuvent choisir entre les écoles, et le contrôle de l’administration publique, qui finance ces écoles (Vandenberghe, 1996)
12La double liberté caractérisant le système scolaire belge francophone contribue au fait que les familles et les établissements soient conjointement les principaux acteurs du processus de répartition des élèves entre écoles. Intentionnellement ou non, les acteurs développent des logiques d’action compétitives qui contribuent à reproduire les hiérarchies scolaires. Ces logiques d’action varient en fonction des ressources dont disposent les familles et les établissements (Delvaux et Joseph, 2006). Les stratégies de ces acteurs occupent donc une place importante dans l’analyse de la ségrégation scolaire. Du côté des familles, les logiques qui contribuent le plus aux ségrégations sont le choix d’établissement et le changement d’établissement. Ce dernier mode d’action répond à des modalités différentes en primaire et au secondaire. En primaire, les pratiques de changement d’école sont développées par des familles qui visent un changement de population scolaire pour leurs enfants dans une optique d’ascension sociale, alors que dans l’enseignement secondaire, le changement d’école constitue davantage une pratique venant des établissements et est lié à l’échec scolaire (MCF, 2016).
13Concernant les logiques d’action des établissements scolaires, la recherche s’est intéressée aux pratiques qu’ils mettent en place pour attirer des élèves, certains profils d’élèves étant plus recherchés et valorisés que d’autres sur le quasi-marché. La différenciation des offres de formation pour capter le choix des familles et la sélection des élèves font parties des stratégies disponibles. Alors que la logique de compétition dans le secteur scolaire est supposée pousser les concurrents à accroître leur efficacité pour gagner un maximum de reconnaissance, on constate un effet bien différent : les établissements se situent dans une logique de différenciation complémentaire (Maroy, 2004). Les écoles qui le peuvent mobilisent leur position avantageuse dans la hiérarchie pour sélectionner leurs élèves et ainsi maintenir leur position, alors que d’autres établissements se spécialisent dans la réception des élèves refoulés. Ces stratégies concourent à créer différents types d’établissements, dont les écoles dites « ghetto » ou « sanctuaire » constituent l’expression extrême (Demeuse et Friant, 2010).
Les outils de la différenciation
14Le redoublement et l’orientation sont deux des outils principaux de gestion de l’hétérogénéité des populations scolaires par les établissements, et ils remplissent une fonction de tri des publics (Delvaux, 2000). Ils constituent une ressource stratégique utilisée par les établissements qui sont en position dominante sur le quasi-marché. En tant qu’outils interdépendants de gestion de l’hétérogénéité et de sélection sociale, ils ont un effet cumulatif, assignant aux élèves en échec des places spécifiques dans la hiérarchie scolaire et les mettant en retard par rapport à ceux qui se sont maintenus dans la trajectoire scolaire la plus exigeante.
15Sous cet aspect, le système en FWB est fortement différencié. Un tronc commun s’étend théoriquement jusqu’à l’âge de 14 ans. Toutefois, un enseignement spécialisé accueille les élèves requérant un encadrement spécifique (que l’enseignement ordinaire ne peut supposément pas leur fournir) et un enseignement différencié (deux premières années du secondaire) accueille les élèves dont la réussite en primaire n’a pas été certifiée. L’orientation dans des filières d’enseignement séparées commence en troisième année de l’enseignement secondaire. Grosso modo, l’enseignement se structure en deux filières académiques dites de transition (général et technique de transition) et deux filières qualifiantes (technique de qualification et professionnel). Comme dans de nombreux systèmes éducatifs, cette segmentation est organisée hiérarchiquement, la trajectoire académique restant le cadre de référence pour les enseignants (André, 2011) et pour les élèves (Ferrara et Friant, 2014). Les filières qualifiantes fréquentées par environs 48 % des élèves de secondaire (MCF, 2016), constituent ainsi des enseignements de relégation où sont envoyés les élèves qui ne correspondent pas aux critères de la réussite scolaire de l’enseignement général. Dans chacune des filières existent des options également hiérarchisées. La diversification des filières et des options a conduit à une augmentation des parcours possibles pour terminer l’enseignement obligatoire. Cette observation conforte l’importance d’étudier les trajectoires scolaires comme facteur de différenciation et de discrimination.
16Le redoublement est massivement utilisé soit pour maintenir l’élève sans l’orienter, soit pour compléter l’orientation à laquelle on a déjà recouru. La FWB est l’un des systèmes éducatifs qui présente la plus grande proportion d’élèves ayant redoublé à la fois dans le primaire et dans le secondaire. À la fin du secondaire, 60 % des élèves ont au moins un an de retard (le retard combinant les effets du redoublement et des réorientations) (MCF, 2016). La proportion de redoublants est maximale lors de la première année primaire (5,7 %) et lors de la troisième secondaire (20,1 %)3. Cela s’explique par l’enracinement fort du redoublement dans des représentations sociales au sein desquelles l’exigence et la sélectivité se confondent : l’échec est considéré comme une sanction légitime du mérite. Dans ces représentations, une diminution du taux d’échec correspondrait à une baisse de la qualité de l’enseignement (Draelants, Dupriez et Maroy, 2003). On sait que même si les redoublants semblent progresser durant l’année qui suit immédiatement le redoublement, ils obtiennent de moins bons résultats que leurs camarades dès qu’ils sont confrontés à de nouvelles matières (Goos, Van Damme, Onghena, Petry et de Bilde, 2013). Or, bien que la recherche ait montré que le redoublement a un effet négatif à long terme, la croyance en ses bénéfices est largement partagée par les enseignants. Si le redoublement apparaît dysfonctionnel d’un point de vue cognitif, les enseignants restent attachés à ses fonctions latentes, à savoir, la gestion de l’hétérogénéité, le contrôle sur les élèves, la définition de leur réputation scolaire et le maintien de leur autonomie professionnelle (Draelants, 2006). De plus, les enseignants manquent d’outils alternatifs (Delvaux, 2000). Bien que des réformes successives aient tenté de limiter l’usage du redoublement – en interdisant le redoublement à la fin de certaines années d’études, puis en définissant un continuum pédagogique formé de trois étapes où une seule année complémentaire est disponible à chaque étape, si besoin – les chiffres montrent l’ancrage de cette pratique puisque chaque limitation du redoublement s’est trouvée rapidement compensée par sa plus large utilisation à une autre étape de la carrière scolaire.
17Verhoeven et al. (2007) ont montré l’effet cumulatif du redoublement et de l’orientation. Ils établissent l’effet prédictif fort du redoublement en primaire tant sur le redoublement dans le secondaire que sur l’orientation dans l’enseignement professionnel. Ces résultats renvoient à l’irréversibilité des carrières scolaires et soulignent le fait que l’orientation vers les filières qualifiantes est liée aux échecs et redoublements précédents.
La question de l’effet de la ségrégation
18Deux types d’analyses peuvent être mobilisés pour étudier l’effet de la ségrégation : les approches quantitatives, et les approches qualitatives.
Approches quantitatives
19Dans ce premier type d’analyses, les systèmes éducatifs sont comparés entre eux à partir d’indicateurs agrégés. Ces analyses montrent que dans les pays où la ségrégation scolaire est forte, le niveau de connaissance des élèves est davantage marqué par leur origine sociale. Les structures ségrégatives sont directement pointées. L’organisation de filières augmente les inégalités sociales sans pour autant améliorer les performances moyennes, voire en les diminuant légèrement (Duru-Bellat, Mons et Suchaut, 2004). Des typologies caractérisant les systèmes, comme celle de Mons (2007) peuvent également être mobilisées. Selon cette dernière, la FWB, comme la France, appartient à un « modèle d’intégration uniforme » caractérisé par un recours important au redoublement, lequel fonctionne comme mécanisme de différenciation entre élèves tandis qu’un tronc commun est conservé jusqu’à un certain âge. Ces deux systèmes éducatifs apparaissent comme d’une efficacité moyenne, mais nettement plus inégalitaires et inéquitables que la moyenne dans le PISA 2012 (Danhier, Jacobs, Devleeshouwer, Martin et Alarcon-Henriquez, 2014).
20Toutefois, ces analyses comparatives ne font pas de lien direct entre l’organisation du système et la réussite individuelle des élèves, elles postulent seulement que certaines structures amplifient l’effet de certaines caractéristiques individuelles. Un autre concept, dénommé effet de composition, permet de modéliser l’effet propre du regroupement des élèves. Il se définit comme « l’impact des caractéristiques individuelles agrégées (statut socio-économique, capital socioculturel, réussite préalable, etc.), une fois que ces variables ont été prises en compte au niveau individuel » (Dumay et Dupriez, 2008, p. 440). En Belgique, on trouve un effet significatif de ces caractéristiques agrégées sur la réussite des élèves (Dumay et Dupriez, 2008) ainsi que sur leurs aspirations (Dupont et Lafontaine, 2011). Cela signifie que la fréquentation de classes et d’établissements scolarisant des publics différents augmente les écarts de performances entre des élèves dont les caractéristiques individuelles sont identiques. Ceux qui fréquentent les classes dont la composition est la plus « défavorable » (entendre : avec une proportion importante d’élèves aux faibles résultats, d’élèves d’origine populaire ou d’immigrés) ont des niveaux d’apprentissage qui s’écartent de ceux qui fréquentent des classes à la composition plus favorable.
21Le contenu de ce concept statistique reste toutefois à clarifier. S’il résiste à la critique, il traduirait en fait une accumulation d’effets variés : effets de pairs (niveau des discussions, motivations et échecs antérieurs, climat disciplinaire, sous-cultures scolaires, groupe de référence), effets tenant aux enseignants et à leurs pratiques (méthodes pédagogiques, attitudes des enseignants, attentes, adaptation du curriculum, auto-estimation d’efficacité, expérience et qualification) et effets de l’organisation de l’école (pratiques de la direction, fournitures scolaires, collaboration et turnover de l’équipe pédagogique, organisation des routines quotidiennes).
Études qualitatives
22Les études qualitatives de l’effet de la ségrégation montrent quant à elles que les filières d’enseignement et les différences entre établissements jouent un rôle puissant dans la construction des perceptions des acteurs sur le monde scolaire et surtout sur les élèves. Dans les établissements relégués, les élèves aux trajectoires scolaires descendantes possèdent moins de possibilités de se définir positivement que dans les contextes plus favorisés ou mixtes – tandis que les élèves aux trajectoires plus linéaires peuvent recourir à d’autres dimensions positives pour se définir, telles que la réussite scolaire (Devleeshouwer, 2012).
23Des variations de discours apparaissent dans les déclarations d’élèves en fonction de la position qu’ils occupent dans les hiérarchies scolaires. Devleeshouwer et Rea (2011) montrent que, même si les modes de catégorisation des écoles sont assez semblables chez l’ensemble des élèves, les pratiques liées à ces perceptions varient en fonction de la trajectoire scolaire. Verhoeven et al. (2007) montrent que les représentations des élèves se différencient davantage par le type de parcours scolaires que par la filière fréquentée, le genre, l’origine sociale ou encore l’origine ethnique. On pourrait presque dire qu’il existe des identités de parcours.
24Les processus de stigmatisation de certains jeunes ont par ailleurs de fortes conséquences sur leurs positionnements surtout en ce qui concerne la dimension ethnique. Ainsi, la recherche montre que des formes d’ethnicisation du monde social apparaissent dans le monde scolaire. Les élèves font référence aux catégories ethniques pour lire le monde scolaire et le monde social. Il ne s’agit pas toujours d’une résistance au système, ce peut être une manière de se définir plus positivement et de lutter contre l’image négative renvoyée par l’école. L’institution scolaire crée donc elle-même ce que les discours officiels tendent à nier (Lorcerie, 1998). Il existe une diversification des stratégies identitaires des jeunes d’origine étrangère en fonction des contextes scolaires (Jacobs et Rea, 2007). Deux approches ressortent à ce sujet dans la littérature belge. Une première série de travaux appréhende l’ethnicisation à partir de l’utilisation du langage et des références aux catégories ethniques dans les interactions. Ils montrent que les jeunes d’origine étrangère en trajectoire de réussite sont plus réticents à l’expression de marqueurs ethniques dans l’espace scolaire que les jeunes d’origine étrangère aux trajectoires chaotiques (Verhoeven, 2002). Les processus ethniques se donnent ainsi plus à voir dans les contextes où les populations étrangères sont concentrées, à savoir les contextes scolaires les plus relégués. Une seconde approche se focalise sur le rapport à l’origine que développent les jeunes. La référence à l’appartenance migratoire est alors prégnante dans les constructions de carrières scolaires ascendantes alors que dans les contextes où l’origine constitue un stigmate plus fort, comme dans les contextes de relégation scolaire, sociale et ethnique, les élèves tentent de s’en détacher (Jacobs et Rea, 2007). La différence de résultats entre ces deux approches réside sans doute dans la façon dont les processus d’ethnicisation sont pris en compte. Alors que dans la première, ils sont essentiellement abordés par la manière dont les catégories ethniques ressortent dans le langage, dans la seconde, ils sont appréhendés au travers d’une perspective interrogeant l’ensemble du rapport des jeunes à leurs origines.
Réponses politiques à la ségrégation scolaire : le cas de la FWB
25Le traitement politique de la ségrégation est nécessairement complexe puisque le phénomène a des dimensions politiques, sociales, organisationnelles multiples. En FWB, ce traitement se marque par une prise en compte explicite du phénomène dans le discours, mais par un traitement pratique relativement marginal. Ce sont d’ailleurs les tentatives successives du gouvernement pour réguler les inscriptions en première année de l’enseignement secondaire qui ont cadré et cadrent encore les débats publics sur la ségrégation en FWB. L’agitation s’est déclenchée après la première tentative du gouvernement pour intervenir sur les processus ségrégatifs en 2008-2009, et elle a été entretenue par les correctifs apportés chaque année aux dispositions prises, conséquence des conflits entre et au sein des acteurs de la société civile et des partis politiques. Une partie de l’opinion publique interprète ces mesures comme une réduction inacceptable de la liberté de choix (Ryelandt, 2013).
26La première tentative de régulation, en 2008, appliquait un principe de « premier arrivé, premier servi ». Les écoles devaient tenir un registre des places disponibles et des demandes d’inscription, gardant une trace de chaque demande selon son ordre d’arrivée à partir d’une date fixée et commune dans toutes les écoles. Les changements d’école en cours de cycles étaient également limités. Ce décret « Inscriptions » a déchaîné les médias et a rendu visibles non seulement les files devant les écoles réputées, mais aussi les divergences d’opinions qui parcourent la FWB (Galand, 2007). L’année suivante, le décret dit « Mixité sociale » a instauré une nouvelle procédure d’inscription : les familles devaient déposer un formulaire dans les écoles désirées, et un système de priorités et de quotas était établi pour départager les inscriptions excédentaires (indice socioéconomique du quartier de domicile et distance parcourue), avec tirage au sort lorsqu’il n’avait pas été possible de départager des élèves. Ce tirage au sort a été mal reçu par l’opinion publique et une « bulle d’inscriptions » due aux inscriptions multiples s’est étendue à un nombre important d’écoles. En 2010-2011, un nouveau décret a mis en place une gestion centralisée des demandes. Les élèves sont classés selon un indice composite calculé à partir des préférences exprimées, de critères géographiques (distances entre le domicile, l’école primaire et l’école secondaire) et pédagogiques. Les élèves sont inscrits dans l’école de leur premier choix en fonction de ce classement, avec cette clause supplémentaire que les élèves issus d’écoles à indice socio-économique faible sont prioritaires pour un cinquième des places (d’autres priorités sont également définies, comme la fratrie). Lorsque l’école a reçu plus de demande d’inscriptions que de places disponibles, l’administration se réserve 20 % des places qu’elle attribue sur base d’un algorithme visant à maximiser les préférences des parents. Le décret a été critiqué pour la complexité de la procédure, l’importance attribuée au critère de distance, le calcul de l’indice socio-économique ou l’algorithme utilisé.
27A posteriori, il apparaît que cette politique des inscriptions a poursuivi au moins deux objectifs distincts, même si les décrets successifs n’ont pas les mêmes objectifs. En premier lieu, elle a cherché à démocratiser le libre choix des parents en assurant que tous aient les mêmes chances formelles d’obtenir une place dans l’école désirée. Il était, en effet, devenu évident que, sans règles d’inscription claires, cette liberté n’était pas assurée pour tous. Le deuxième objectif énoncé était de réduire la ségrégation sociale en FWB. Or la question de la ségrégation scolaire dépasse largement celle des inscriptions excédentaires. Les décrets sont relativement modestes puisqu’ils se bornent à traiter les inscriptions excédentaires dans le nombre limité d’écoles que cela concerne, et ce uniquement en première année de l’enseignement secondaire. En avril 2012, seuls 6,5 % des élèves n’étaient pas assurés d’avoir une place dans l’école de leur premier choix l’année suivante (MCF, 2014). En ajoutant ce second objectif à un décret visant initialement la régulation des inscriptions excédentaires, le législateur est en quelque sorte à l’origine d’une confusion des objectifs et d’un renforcement de leur caractère polémique. Pour autant, si modestes que soient les dispositions prises, il est important de garder ces législations en vue, car elles ont posé un cadre de référence prégnant pour cette thématique.
Conclusion
28Nous avons montré que la ségrégation scolaire est importante en FWB. Principalement imputable à des effets de système et aux stratégies d’acteurs, cette ségrégation a des impacts non négligeables en termes de résultats scolaires, mais également sur les représentations et actions des acteurs de l’enseignement. Bien que le gouvernement mentionne explicitement vouloir pallier cette situation, les pratiques mises en place pour y parvenir demeurent relativement limitées dans leur ampleur et dans leurs effets. Il serait, en fait, nécessaire d’initier une réforme en profondeur du système éducatif pour parvenir à lutter contre la ségrégation et ses conséquences. Cependant, il n’est évidemment pas possible de modifier un système scolaire du jour au lendemain pas plus qu’il n’existe de solution magique.
29L’un des principaux moyens de lutter contre la ségrégation renvoie à la régulation des choix scolaires. Il faut affiner la mise en place de procédures d’inscriptions transparentes, centralisées et informatisées, et ce, dès le début de l’enseignement obligatoire afin d’en améliorer la mixité. Il nous semble important de souligner que ces procédures doivent être éprouvées, testées et efficientes sous peine de décrédibiliser le système. Il nous faut toutefois souligner que la régulation des inscriptions est un moyen de traiter la ségrégation qui est devenu difficilement audible auprès de nombreux acteurs de l’enseignement et il n’est donc pas certain que des avancées sur ce plan soient politiquement réalistes à court terme.
30Par ailleurs, la seule régulation des inscriptions ne résout que l’attribution des demandes excédentaires et doit probablement s’accompagner d’autres politiques pour réellement atteindre un objectif tel que la mixité scolaire. Parmi ces politiques, la diminution des possibilités de stratifications des carrières scolaires apparaît capitale. Il nous semble qu’un vrai tronc commun polytechnique s’impose au premier degré, voire jusqu’à 15 ou 16 ans. La recherche a montré, à de multiples reprises, que les systèmes scolaires caractérisés par un tronc commun long sont plus équitables. Bien entendu, il faut toujours fournir un enseignement qualifiant, mais le choix pour le qualifiant doit être un choix positif. Il serait, dès lors, intéressant d’inclure dans ce tronc commun une série de cours non marginaux de techniques et technologies. Une telle solution donnerait à tous une idée réaliste des professions techniques, permettrait une orientation en connaissance de cause et assurerait aux élèves du qualifiant une formation suffisante en langues ou en mathématiques. Ceci nécessite toutefois un renouvellement des pratiques pédagogiques et la formation nos enseignants à la gestion de la diversité, à la différenciation pédagogique en classe.
31Il est également indispensable de réfléchir sur la pratique du redoublement. Non seulement la recherche a montré qu’il n’est pas réellement utile, mais, qu’en outre, il est coûteux. L’idée d’un enseignement sans redoublement, bien que nécessaire, semble pour l’instant inenvisageable en Belgique sans modification des attitudes et des pratiques. Nous doutons toutefois que sa suppression instantanée soit bénéfique, sans formation des enseignants et sans une réorientation de leurs pratiques. Le développement de la remédiation semble, bien entendu, à très court terme plus réaliste et plus efficace comme outil contre le redoublement. Ce dispositif doit prendre place au sein des écoles, dans les heures de cours existantes et être mené par des enseignants spécialisés. À long terme, la remédiation proactive devrait devenir la norme dans toutes nos écoles afin d’éviter la nécessité d’opter pour le redoublement. Autrement dit, le coût financier que provoque le redoublement doit être transformé en investissement dans la remédiation. En termes de communication et de mentalité, il reste également du travail à faire pour rendre illégitime la pratique du redoublement aux yeux des enseignants et responsables d’école, surtout quand il est suivi d’un changement d’établissement scolaire. Cette communication doit en outre être largement présente dans la formation initiale des enseignants.
32Même s’il nous semble évident que la régulation des inscriptions et la diminution des stratifications de la carrière scolaire (notamment l’orientation et le redoublement) doivent s’envisager ensemble, la poursuite du second objectif semble plus réaliste à court terme. Il reste que nous avons des doutes sur l’effectivité d’un tronc commun si les écoles continuent de présenter des tonalités sociales si différentes.
33Depuis 2015, un processus consultatif des différents acteurs du monde de l’enseignement a été initié par le gouvernement afin de renforcer la qualité de l’enseignement. Ce « pacte pour un enseignement d’excellence » s’est basé sur un diagnostic sérieux et s’est négocié dans une multitude de groupes de travail thématiques. Différents acteurs de l’enseignement (le Gouvernement, les Fédérations de pouvoir organisateurs, les syndicats, les associations de parents, l’administration, mais également des chercheurs, des représentants de la société civile ou du monde économique, etc.) ont négocié selon leur pouvoir respectif et un texte conséquent constitue une feuille de route pour les réformes sur un temps long (MCF, 2017). Si les questions de la régulation des inscriptions et du quasi-marché scolaire y sont faiblement traitées, d’autres éléments pouvant permettre de lutter contre la ségrégation (tronc commun, lutte contre le redoublement) y ont une place de choix. Mentionnons que le processus et ses résultats (ou certains de ses résultats) sont au centre de débats et de critiques au sein de la société civile et des acteurs du terrain, mais également entre les différents partis politiques. Ce pacte devra encore gagner le soutien du terrain et survivre aux élections, mais une partie des décrets importants ont d’ores et déjà été acceptés. Une multitude de textes restent néanmoins à produire et l’implémentation spécifique des nombreuses mesures sera capitale. À ce jour, nous manquons toutefois d’éléments et de recul pour mesurer l’effet de ce pacte sur la ségrégation scolaire, mais il est évident qu’il y a là un sujet à approfondir dans un avenir proche.
Bibliographie
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Références
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Notes de bas de page
1 Notons qu’à ce jour, un état de l’art exhaustif concernant la FWB est toujours manquant. Cependant, cet exercice dépasse largement le cadre de ce chapitre. Nous nous limiterons ici à dresser les principaux tenants et aboutissants du débat scientifique sur la question. De nombreux travaux existants ne pourront donc malheureusement pas être cités. Toutefois, nous avons tenté, autant que faire se peut d’être représentatifs des tendances et des équipes abordant la ségrégation scolaire en FWB.
2 Pour une présentation détaillée de ces indices voir Danhier, Martin, Alarcon-Henriquez, Kaelen et Jacobs, 2017.
3 À titre de comparaison, on compte en France moins de 14 % de redoublement à la fin du primaire et 8 % en seconde du lycée.
Auteurs
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Perrine Devleeshouwer
Docteure en sciences sociales et politiques et travaille actuellement à l’université de Corse. Ses intérêts de recherche concernent les inégalités sociales, la construction de trajectoire sociale ascendante par l’éducation, l’éducation à la citoyenneté et l’éducation à l’environnement dans une perspective critique. Après avoir abordé ces questions en milieu urbain, elle s’intéresse actuellement au milieu rural. Elle a notamment publié Écoles en tensions. Les résistances à la relégation (Éditions de l’université de Bruxelles, 2017) et coédité Bruxelles, ville mosaïque (Éditions de l’université de Bruxelles, 2015).
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Julien Danhier
Titulaire d’une maîtrise avancée en Analyse quantitative en sciences sociales, a travaillé quatre ans en tant que statisticien et gestionnaire de base de données à l’ETNIC (Communauté française de Belgique). Il a également travaillé sur la mesure de l’effet de composition au moyen de données secondaires au Groupe de recherche sur les relations ethniques, les migrations et l’égalité (GERME) dans le cadre projet ERC, intitulé « Égalité des chances dans les systèmes éducatifs à haut niveau de ségrégation sociale et ethnique ». Actuellement, il travaille comme analyste de données et fournisseur d’indicateurs statistiques à la Fédération Wallonie-Bruxelles.
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