Postface
Comme un air de famille… Contribution à un bilan d’étape collectif de l’analyse sociologique du politique
p. 299-321
Texte intégral
1Les 10 et 11 septembre 2015, de nombreux collègues et amis ont participé à un hommage en forme de colloque à l’occasion de mon départ à la retraite. J’ai été évidemment très honoré et ému de retrouver en cette circonstance des femmes et des hommes que j’ai rencontré.e.s en diverses occasions et avec qui j’ai eu la chance et le bonheur de travailler dans des cadres très divers tout au long de mon parcours académique. Je leur suis reconnaissant d’avoir pris de la peine et du temps pour présenter une communication à l’occasion de ce colloque. Je n’oublie pas ceux qui n’ont pas pu être présents. Je remercie particulièrement Lorenzo Barrault-Stella, Brigitte Gaïti et Patrick Lehingue d’avoir organisé cette rencontre et d’avoir dirigé la préparation de ce livre qui en est issu.
2Au-delà de l’organisation d’un rite de passage amical, l’objectif des organisateurs était de tirer parti de cette cérémonie pour demander aux intervenants de faire le point sur leur itinéraire de recherche de diverses manières. Comme dans certaines disciplines sportives, il y avait des figures imposées : il fallait dire en quoi ils avaient pu rencontrer mes propres travaux dans leurs recherches personnelles. Pour ce qui concerne les figures libres, ils pouvaient souligner leurs résultats les plus significatifs, indiquer comment ils se situent dans le champ des recherches et des controverses, suggérer des possibilités de prolongement ou de rebondissement, rêver à des protocoles empiriques sans contrainte et/ou discuter les possibles implications normatives ou prescriptives de leur travail.
3Cet ouvrage présente des versions remaniées et retravaillées de la plupart des communications des journées de septembre 2015, même si plusieurs participants n’ont pas pu se joindre à cette publication. Je redis à tous les co-auteurs ma gratitude pour avoir accepté de consacrer du temps à cette entreprise éditoriale. Les auteurs des contributions regroupées dans cet ouvrage sont réunis par des affinités intellectuelles, entre eux et avec d’autres qui n’ont pas participé à cette entreprise éditoriale. Ils ne s’accordent pourtant pas sur tous les sujets et ceux sur lesquels ils s’accordent sont sans doute variables. Ils peuvent être en désaccord sur certains points. Cet air de famille a déjà été identifié et étiqueté de manière polémique dans la logique des concurrences académiques. L’occasion est venue d’essayer de recenser ce qui fédère cette mouvance intellectuelle, relativement originale si l’on adopte un point de vue un tant soit peu transnational. Je voudrais également tirer avantage de cette postface pour avancer quelques arguments sur plusieurs questions en débat.
Les convergences d’une mouvance intellectuelle
4Un premier élément fédérateur réside dans les orientations sociologiques d’analyses d’un ensemble de phénomènes, socialement étiquetés comme « politiques ».
Des orientations sociologiques et une attention aux facteurs sociaux
5Le présupposé commun est que les phénomènes politiques constituent une catégorie particulière de phénomènes sociaux, qui doit être analysée comme les autres, tout en restant attentif à ses éventuelles spécificités. C’est un point de clivage constitué de longue date avec la science du droit trop portée à se focaliser sur les seuls facteurs juridiques. C’est aussi un élément de différence avec une partie de la science politique. Quels que soient les sujets analysés, certaines approches de science politique privilégient l’analyse des facteurs politiques et, dans certains cas, ne veulent voir et n’entendent donner que des explications politiques1. Dans cette logique, le vote s’explique d’abord par des orientations politiques, les comportements parlementaires résultent d’adhésions à des « rôles parlementaires », la présidentialisation du régime politique de la Ve République est le résultat d’une combinatoire des facteurs institutionnels - élection du chef de l’État au suffrage universel direct, pouvoirs constitutionnels, mode de scrutin majoritaire. La contextualisation sociale n’est évidemment pas toujours absente dans ces approches, mais elle est souvent sommaire. On met par exemple le vote en relation avec des agrégats sociaux hétérogènes comme les PCS à un chiffre de l’Insee. On en conclut que le poids des facteurs « politiques » est plus important que celui des variables significativement désignées comme « lourdes ».
6À l’inverse, comme on le voit par exemple dans plusieurs contributions de ce volume, les « électeurs », les « Français » ou les « citoyens ordinaires » sont plutôt analysés comme des agents sociaux, dont les « rapports au politique » dépendent de leurs propriétés sociales largement définies. Le premier réflexe est de rechercher des informations relatives aux origines parentales, aux parcours scolaires et professionnels, aux capitaux économiques, culturels et sociaux, aux positions, conditions et situations - sociales, économiques, familiales, géographiques - sans oublier les appartenances - familiales, amicales, religieuses, nationales, « ethniques », syndicales, associatives, partisanes - les socialisations, les orientations sexuelles, les engagements, les itinéraires politiques et électoraux, les fidélités et les convictions, et sans manquer aussi de replacer les dispositions socialement structurées par cet ensemble complexe de facteurs dans les contextes variés dans lesquels elles sont (ou non) activées. Pour mobiliser un deuxième exemple, l’analyse sociologique du personnel politique s’intéresse (entre autres choses) aux ancrages sociaux, notamment aux origines socio-familiales et aux parcours scolaires et professionnels, y compris de professionnalisation politique. C’est d’ailleurs à la condition de rester constamment attentif à ces ancrages sociaux que l’on peut constater qu’ils semblent se déliter ou se relâcher (Gaxie et Pelletier, 2018d).
7L’attention aux facteurs sociaux n’est pas immune du risque de cécité et doit s’ouvrir sans cesse à de nouveaux questionnements. L’une des contributions rassemblées ici s’inscrit dans les études de genre et prend en compte les « capitaux sexuels », souvent méconnus, voire déniés, dans les études des carrières politiques. Son originalité est d’avancer que le métier politique et les compétences attendues pour l’exercer sont loin d’être neutres puisqu’ils ont été conçus par et pour les hommes qui les ont historiquement monopolisés. La problématique de « l’intersectionnalité » élargit encore la recherche des facteurs sociaux en prenant en compte la diversité des « identités »- notamment de classe, de genre, de « race » et de sexualité - dont les composantes sont inextricablement mêlées.
8Il faut souligner que l’attention aux facteurs « sociaux » n’implique pas que l’on recherche en toute circonstance une explication « sociale » et que l’on néglige ou ignore les facteurs proprement « politiques » quand ils existent et, a fortiori, s’ils semblent prédominants. Ainsi, le désengagement politique des enseignants français ne peut s’expliquer par les seules transformations morphologiques de leur recrutement. Il faut également prendre en compte les transformations des milieux partisans et des organisations militantes, dans le sens d’une autonomisation et d’une professionnalisation renforcées. Le précepte durkheimien d’une explication sociale des phénomènes sociaux, y compris quand ces derniers sont étiquetés comme « politiques », conduit - c’est un second trait caractéristique - au souci de l’approfondissement empirique.
Le souci de l’approfondissement empirique
9Ainsi, l’explication de l’engagement politique suppose d’abord de reconstituer la dynamique biographique des trajectoires militantes. Il faut pour cela inscrire chacune d’entre elles dans la pluralité de leurs dimensions - intime, professionnelle, politique. L’enjeu est ensuite de travailler ensemble les prédispositions constituées et activées par ces trajectoires, les conditions du passage à l’acte, et les formes différenciées et variables dans le temps de l’engagement tout au long du cycle de vie. Cela implique aussi de restituer les trajectoires biographiques et les contextes d’interaction qui façonnent les intérêts à l’engagement et leur donnent du sens. Les dimensions objectives et subjectives se trouvent ainsi inextricablement mêlées. Par exemple, ce qui constitue une rétribution du militantisme est fonction des trajectoires, positions et attentes des militants, des significations qu’ils attachent à leurs expériences d’engagement et des contextes d’interaction qui façonnent leurs perceptions.
10Une telle complexité peut susciter le vertige et dissuader d’engager des recherches. Elle peut aussi favoriser les incompréhensions, les interprétations réductrices - par exemple les lectures « carriéristes » des hypothèses de rétributions du militantisme ou de carrière militante -, de même que les malentendus polémiques souvent intéressés.
11La recherche extensive des dimensions sociales des phénomènes étudiés conduit logiquement à des programmes d’observation exigeants. Beaucoup des chercheurs qui se rattachent à cette mouvance intellectuelle ont développé des approches qualitatives pour mieux rendre compte de la complexité des réalités sociales et articuler, plutôt qu’opposer, compréhension et explication, sans pour autant renoncer aux enquêtes quantitatives quand il est possible de les mener. L’analyse sociologique des phénomènes politiques s’est construite en rupture avec les compilations bibliographiques et les approches essayistes, alors dominantes, avec le souci de mener des enquêtes approfondies. Les exigences se sont depuis considérablement renforcées. Elles peuvent entraîner divers biais. Ainsi, selon l’un des contributeurs de l’ouvrage, la mobilisation quasi-exclusive de la méthode des entretiens avec les élites locales peut conduire à accorder une place prépondérante aux discours publics et aux manifestations les plus spectaculaires, visibles et légitimes de la « métropolisation ». On manque alors les dynamiques sociales et institutionnelles de plus long terme ou plus discrètes, et tout ce que les acteurs politiques et sociaux font sans le dire publiquement. Par-delà les façades institutionnelles et les récits officiels bien rodés, il faut chercher à pénétrer les univers sociaux de la gouvernance locale pour rendre compte des modalités concrètes de construction, de représentation et de coordination des intérêts au niveau « local ». On s’engage alors dans des démarches monographiques reposant sur une immersion approfondie et l’observation directe des scènes et institutions formelles ou informelles de la « gouvernance métropolitaine », complétée par l’exploitation des archives disponibles.
12Nécessaire, le souci d’une observation approfondie peut aussi conduire à des surenchères contestables. À un moment où les investissements théoriques semblent se réduire, on observe une multiplication de stratégies intellectuelles de mise en valeur des accomplissements empiriques qui tentent d’imposer l’approfondissement des investigations comme principe exclusif de mesure des valeurs et des grandeurs scientifiques. La prouesse ethnographique - observation « directe » extensive et sur une longue période d’un milieu d’accès difficile - devient un Graal que tout chercheur digne de ce nom se doit de rechercher, à défaut de pouvoir l’atteindre. L’un des problèmes qui se trouvent posés est que si ce type de prouesse est la seule voie de salut scientifique, alors la plupart des chercheurs, à commencer par ceux qui sont aussi enseignants, sont condamnés à la damnation.
13Il faut sans doute revenir à plus de mesure. L’enquête ethnologique est sans conteste passionnante, féconde et indispensable, surtout quand elle est pleinement ethnologique. Ce n’est pourtant pas la seule méthodologie possible, heuristique et légitime. Comme toute méthodologie, l’observation « directe »- qui est en réalité médiatisée et, par là, possiblement limitée par les présupposés de l’observateur donc, entre autres, par son équipement théorique - est un compromis entre deux objectifs contradictoires : l’approfondissement et l’extension. Il y a d’autres compromis possibles. L’enquête quantitative par questionnaire privilégie l’extension au dépens de l’approfondissement et permet d’obtenir de précieuses indications statistiques. L’enquête par entretiens gagne en approfondissement compréhensif et explicatif ce qu’elle perd en extension et en possibilité de mesure des fréquences des phénomènes observés. L’observation « directe » gagne encore davantage en approfondissement ce qu’elle perd en extension. Il faut d’ailleurs souligner que cette quête de l’approfondissement trouve nécessairement des limites. L’observation « directe » de certains phénomènes sociaux est difficile, voire impossible et, dans les cas où elle est possible, elle demeure nécessairement partielle, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas intéressante pour autant. On peut et on doit donc plaider pour un pluralisme des sources et des méthodologies et ajouter que leur apport dépend moins de qualités qui leur seraient intrinsèques que de la rigueur observée dans leur conduite. On peut et on doit également plaider pour un pluralisme des curiosités empiriques.
14Dans ce domaine également, les logiques de la concurrence intellectuelle poussent à l’ouverture de nouveaux chantiers et tendent à la dévaluation, à la relégation et parfois à l’abandon, des anciens. L’originalité peut être salutaire, notamment quand elle vient contrarier la hiérarchisation « sociale », c’est-à-dire extrascientifique, des objets de recherche. C’est pour de mauvaises raisons que les chercheurs ont de longue date méprisé des objets tels que l’intercommunalité et tendent à délaisser des questions politiquement centrales telles que la fiscalité, la monnaie, les politiques économiques ou les finances publiques.
15Tout nouveau chantier de recherche ne s’accompagne pas nécessairement de profits de connaissance dotés d’une généralité minimale. Contrairement aux plaidoyers de trop d’introductions de thèse, l’absence de travaux antérieurs ne garantit pas l’intérêt d’une recherche. Inversement, dans certains cas, par exemple pour ce qui concerne la prosopographie du personnel politique ou les statistiques d’accès aux médias, il faut plaider pour la répétition dans le temps des mêmes observations, qu’il s’agisse de repérer des évolutions ou d’attester de la persistance de faits sociaux qui ont été conquis contre des représentations sociales spontanées et que beaucoup oublient trop facilement parce qu’ils adhèrent toujours à ces mêmes représentations.
Une épistémologie rationaliste
16Beaucoup des co-auteurs de cet ouvrage, et d’autres qui ne sont pas contributeurs, s’accordent en troisième lieu, en pratique, sur des manières de faire de la recherche qui relèvent plus ou moins du rationalisme appliqué. L’analyse sociologique du politique telle qu’elle s’est développée en France a pris très au sérieux en ses débuts - non sans soulever quelques moqueries - les principes épistémologiques de Gaston Bachelard : « toute connaissance est une réponse à une question. S’il n’y pas de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit » (Bachelard, 1970, 14). L’opération de construction théorique, c’est-à-dire l’élaboration minutieuse d’un ensemble de questions et hypothèses de recherche à partir d’un bilan de l’état de l’art, de lectures vagabondes, d’analyses logiques, de transpositions analogiques et de réflexions suggérées par des matériaux empiriques disponibles, est une composante décisive du travail de recherche. Un tel effort de construction théorique est et doit rester un marqueur de la mouvance intellectuelle ici rassemblée. C’est de cette manière que l’analyse sociologique s’est développée contre une science politique empiriste dans laquelle on procède parfois à des mesures ou on prépare un questionnaire ou un guide d’entretien, sans se préoccuper de préciser l’objet de la recherche. Contre les démissions empiristes qui ont toujours beaucoup de (mauvaises) raisons de s’imposer subrepticement, il faut rappeler que l’équipement théorique est un trésor collectif qui permet aux chercheurs attentifs à sa mobilisation d’observer la réalité avec des lunettes qu’ils sont les seuls à posséder. Ils peuvent ainsi identifier, comprendre et expliquer des réalités que d’autres ont sous les yeux sans y prêter attention. Ils peuvent voir et donner à voir autre chose et plus loin que ceux qui sont pourtant plus familiers qu’eux des phénomènes observés. Quels que soient la sophistication ou l’approfondissement des méthodes empiriques adoptées, il ne suffit pas d’observer pour percevoir. La réalité ne se donne pas à « voir », et encore moins à comprendre, sans préparation. Elle ne « parle » que si on l’interroge. L’analyse sociologique des phénomènes politiques peut se prévaloir de quelques résultats significatifs et elle a marqué et continue de marquer des générations successives d’étudiants, de lecteurs, d’enseignants, d’intermédiaires culturels et de chercheurs parce qu’elle a pris appui sur un colossal travail historique d’accumulation de concepts, questionnements, hypothèses, dispositifs d’observation et propositions théoriques.
17Sa force est aussi de se revendiquer comme une sociologie et de pouvoir ainsi mobiliser les ressources des sociologies générales et de toutes les sociologies particulières. En ce sens, plus les emprunts sont diversifiés, mais aussi contrôlés et intégrés, plus le potentiel de compréhension et d’explication des traditions sociologiques est pleinement mobilisé. Beaucoup de membres de cette mouvance intellectuelle, souvent qualifiée de « bourdieusienne », trouvent une source d’inspiration dans les travaux de l’auteur de La distinction, mais cette source est loin d’être exclusive. Les auteurs de prédilection sont nombreux et divers comme on peut le constater en consultant la bibliographie de cet ouvrage. Certains sont plus souvent cités que d’autres et il y a des absents. L’air de famille vient aussi de cette bibliographie qui n’est pourtant que partiellement commune. Cette bibliographie est surtout générale. Elle ne se limite pas à des travaux qui relèvent explicitement du domaine empirique de référence. L’ouverture à la sociologie, mais aussi à d’autres spécialisations comme l’histoire ou l’anthropologie, sans oublier le socle issu du droit et de la science politique, est pourtant une chance supplémentaire d’élargir les questionnements. C’est par exemple à la sociologie générale de Max Weber que l’on doit les concepts d’entreprise et d’entrepreneur politiques. Ils ont connu quelque fortune depuis leur importation, en dépit des sarcasmes et des polémiques qu’elle avait déclenchés. Contrairement à des interprétations mal informées ou mal intentionnées, il ne s’agit pas d’une analogie, et encore moins d’une métaphore, économique. Dans la sociologie de Weber, une entreprise est une activité continue en finalité (Weber, 1971, p. 55) et les entreprises économiques, comme les politiques ou les hiérocratiques, sont des spécifications dans des « sphères » sociales distinctes de formes d’activités et d’organisation sociales générales. Il y a des profits de connaissance à placer des résultats circonscrits dans un cadre théorique plus général qui en étend la portée. La description des rétributions du militantisme prend une signification beaucoup plus « théorique » et donc générale quand on l’inscrit dans l’analyse de l’autonomisation des organisations politiques. Si on ajoute que ces rétributions sont susceptibles d’intéresser (ou de cesser d’intéresser) des membres de milieux sociaux déterminés, on comprend que leur prise en compte contribue à la compréhension et à l’explication des ancrages sociaux des partis ou de leur délitement.
18Les sciences sociales s’acquittent de leur mission quand elles permettent de discerner et de comprendre des réalités inaperçues, ou quand elles donnent à voir autrement des phénomènes familiers. Leur pouvoir est à la fois limité et considérable : elles peuvent modifier les perceptions du réel et, du même coup, hâter d’éventuelles aspirations à sa transformation, tout en fournissant des ressources, notamment de connaissance, à ceux qui souhaitent s’engager dans cette voie. Le raisonnement par analogie qui consiste à transposer dans l’observation et l’analyse d’une catégorie de phénomènes divers instruments (concepts, questionnements, système d’hypothèses théoriques, procédures d’observation) qui ont fait leurs preuves dans des domaines empiriques très éloignés est une puissante stratégie de décentrement du regard. La sociologie politique a réussi diverses percées en s’appuyant sur des éléments de sociologie des religions, des sciences, de l’économie ou de la déviance. L’hypothèse que la plupart des « citoyens » sont placés en position de « profanes » relativement à leurs représentants « initiés » et professionnalisés, dans un processus analogue - ce qui ne veut pas dire identique - à la division du travail de gestion des biens de salut, est devenue banale. La découverte de la valeur des rétributions du militantisme n’est pas non plus sans analogie avec celles des fumeurs de marijuana (Becker, 1985). On peut s’inspirer des réflexions de Michael Baxandal sur l’histoire de l’art et les impasses des problématiques de l’influence pour analyser les rapports entre les acteurs politiques et les groupes d’intérêt. Si l’on admet qu’il y a de la magie dans les politiques publiques, il faut conseiller aux spécialistes patentés, parfois trop portés sur les références circulaires, de s’ouvrir et de s’aérer l’esprit en consultant et en transposant les développements classiques de Marcel Mauss (2002).
19L’équipement théorique est un capital collectif qui doit être préservé de l’oubli, mais aussi entretenu, et si possible étendu. Là encore la logique de la concurrence et de la distinction conduit trop souvent à écarter des concepts, des problématiques, et des hypothèses au motif qu’ils ont déjà servi, qu’ils seraient « bien connus », « rabâchés », qu’il faudrait faire du « neuf » et passer à autre chose. Tout un potentiel de questionnement, certainement pas le plus anodin, se trouve ainsi stérilisé, souvent de manière sélective. Un autre écueil est l’usage routinier, l’aplatissement et la perte progressive de contenu de concepts victimes de leur bonne fortune. La multiplication des usages de la notion de « capital » a été par exemple critiquée en ce sens (Neveu, 2013). Mais, plus que l’usage en tous sens, ce sont les usages insuffisamment rigoureux qui doivent être combattus. Sans attendre une définition scolaire en bonne et due forme, on peut souhaiter que tout usage d’un concept de ce type s’accompagne d’un minimum d’éclaircissement sur le sens qui lui est associé. De plus, un concept théorique tire aussi sa signification de son inscription dans un ensemble de propositions théoriques. Il faut alors préciser dans quel contexte théorique le concept mobilisé se trouve inscrit. Pour diverses raisons théoriques, il est plus fécond de parler de « capital politique » que de « ressources ». Le concept gagne encore davantage en pouvoir de questionnement quand il est compris comme une espèce de biens symboliques immatériels propre aux champs politiques dont la distribution est au principe des rapports de forces qui structurent ces champs. Ces précautions sont trop souvent ignorées, ce qui conduit à l’affaiblissement du potentiel d’interrogation et d’investigation des instruments théoriques.
20Ce sont aussi les modes de mobilisation des instruments théoriques qui doivent être discutés. La sociologie du politique a produit des instruments d’analyse qui se sont imposés et sont devenus d’usage courant. Leur mobilisation peut se faire ornementale ou se routiniser et se réduire à puiser dans une boîte à outil un « kit » d’analyse supposé immédiatement adéquat aux applications les plus diverses et immédiatement abandonné après usage. Dans une perspective de perfectionnement et d’accumulation élargie, il faudrait plutôt s’interroger en chaque cas sur ce que la mobilisation d’un instrument théorique à propos d’un objet empirique particulier nous apprend sur cet instrument, par exemple sur ses limites, les spécifications qu’il convient de lui ajouter en ce cas, les conditions générales et particulières de son usage, les précisions, questions et hypothèses supplémentaires que sa mobilisation sur ce cas particulier conduit à ajouter. Ainsi, les positions occupées dans les champs politiques ne dépendent pas seulement de la distribution du capital spécifique, hypothèse qui accentue la dimension autonome de ces champs. Elle dépend aussi des liens et de la capacité à établir et à maintenir des liens avec des groupes sociaux, hypothèse qui permet de réintroduire l’hétéronomie relative de ces champs. C’est l’usage routinier qui condamne les instruments théoriques aux rendements décroissants et à l’usure. Ils peuvent retrouver une nouvelle vigueur à chaque fois que leur pouvoir de questionnement est mis à l’épreuve.
21Construire un objet de recherche, c’est se préoccuper dès le début du travail d’observation des questions qui méritent d’être posées, des hypothèses qu’il convient de tester et donc des informations qu’ils doivent être recherchées et recueillies. Bien sûr, ce travail de construction ne sort pas tout armé, une fois pour toutes, ex nihilo, de la tête du chercheur. C’est une construction progressive qui s’opère, souvent par tâtonnement et rectifications, après essais et erreurs, par des va-et-vient entre des constructions intermédiaires et des observations, au fil des avancées des enquêtes, et aussi par des relectures des sources d’inspiration théorique. Ainsi, mes préoccupations anciennes relatives à la question de la compétence politique (Gaxie, 1978) ont été stimulées par les analyses du courant cognitiviste (Gaxie, 2007) dont les orientations théoriques d’ensemble sont pourtant très opposées. Je me suis attaché à tenter de recenser et de catégoriser les instruments cognitifs à partir desquels des profanes inégalement éloignés du politique pouvaient fabriquer des jugements (Gaxie, 2007 ; Gaxie, Heurtaux et Taiclet, 2016). L’analyse des perceptions différenciées de « l’Europe » (Gaxie, 2010) m’a permis de revenir sur la question des « modes de production » des opinions politiques (Gaxie, 2013) qui avait été soulevée par Pierre Bourdieu dans La distinction (Bourdieu, 1979). C’est en ce sens que ce rationalisme est appliqué. Mais, qu’on le veuille ou pas, qu’on le sache ou pas, qu’on l’explicite à des fins de contrôle ou que l’on se laisse porter par des présupposés incontrôlés, toute investigation empirique est orientée, structurée et bornée par l’ensemble des actes de construction que l’observateur engage dans ses observations. Les empiristes y voient une volonté de promouvoir des intérêts politiques, idéologiques ou moraux cachés et une obstination à faire entrer de force la réalité dans des schémas préétablis, sans réaliser qu’ils prennent eux aussi appui sur divers présupposés, mais sans se donner les moyens de les soumettre aux contrôles logiques, théoriques et empiriques nécessaires. Un maître de conférences de l’IEP de Paris, par ailleurs quintessence de « politologue médiatique », avait vivement rembarré une étudiante, devenue collègue, qui résumait quelques propositions des « logiques du recrutement politique » (Gaxie, 1980) au motif que « c’était du marxisme ! ».
22Il reste que l’opération de construction théorique est toujours difficile et source de possibles erreurs. Les présupposés théoriques peuvent être contaminés par des préjugés idéologiques. On ne pose pas toujours les questions pertinentes et celles que l’on pose ne le sont pas toujours. Il y a toutefois des garde-fous qui reposent notamment sur la conscience de la possibilité de l’erreur, la discussion collective, l’ouverture aux critiques croisées générées par la logique de la concurrence intellectuelle et la suspension du regard normatif.
La suspension du regard normatif
23Toute recherche qui s’inscrit dans une épistémologie rationaliste prend le risque d’apparaître comme « orientée » aux yeux de ceux qui sont aveugles à leurs propres orientations. L’analyse sociologique a pourtant appris à construire des objets de recherche dans le même temps qu’elle s’efforçait de suspendre le regard normatif qui peut être porté sur la réalité. Les institutions doivent par exemple être appréhendées pour ce qu’en font leurs agents et non à travers ce qu’elles devraient être et faire.
24Cette suspension du regard normatif ou prescriptif n’est ni naturelle ni aisée à pratiquer. C’est une manière de considérer les réalités sociales qui s’apprend et s’intériorise, avec toujours le risque de s’en écarter sans le vouloir. Le sociologue doit se déprendre du regard normatif pourtant si répandu parmi les membres de la société dans laquelle il vit et auquel il est toujours susceptible de revenir sans y prendre garde. C’est aussi une source d’incompréhension. Ce qui pour le sociologue est de l’ordre du jugement de réalité - la plupart des élus sont des professionnels de la politique, l’investissement dans la défense d’une cause collective est soutenue par des rétributions du militantisme - est souvent perçu comme la dénonciation d’un désordre.
25De telles dispositions à s’abstenir de juger sont pourtant indispensables à qui prétend procéder à une analyse rigoureuse du monde social. Il faut rappeler après Bachelard, malheureusement quelque peu oublié désormais, que les valorisations - les jugements de valeur - font obstacle à l’approfondissement de l’investigation. Il suffit par exemple de penser à de nombreuses analyses du Front national pour s’en convaincre. Il m’a fallu quelque temps pour m’apercevoir que la position d’expert d’une institution publique - la DATAR - conduisait à appréhender la coopération intercommunale comme une « modernisation » nécessaire et à imputer ses « limites » aux insuffisances des réformes successives, au lieu de partir des pratiques des acteurs pour comprendre et expliquer les dimensions structurelles d’un développement contradictoire. L’analyse sociologique doit comprendre et expliquer et, pour cela, s’abstenir de juger des phénomènes perçus comme anormaux, problématiques et irrationnels d’un point de vue normatif. Elle n’a pas à se prononcer sur la « rationalité » ou « l’irrationalité » des comportements, ce qui la distingue des théories de l’action rationnelle qui ont été développées au sein de la sociologie et de l’économie anglo-saxonnes. L’électeur a ses raisons de voter ou de ne pas voter et de choisir un candidat plutôt qu’un autre, même si ce sont des raisons difficiles à imaginer et à prendre au sérieux pour beaucoup de commentateurs persuadés que tous les citoyens partagent leur rapport politisé à la politique. Le sociologue se doit de les comprendre et de les expliquer sans les juger, y compris sous une forme euphémisée, en procédant à des caractérisations stigmatisantes. Le souci d’écarter les jugements de valeur est aussi l’une des conditions qui permettent à l’analyse sociologique de proposer des explications qui s’écartent des façades officielles des phénomènes sociaux. C’est là un autre de ses traits caractéristiques.
Des analyses en rupture avec les façades officielles
26Les contributions de cet ouvrage illustrent cette production à contre-courant des visions officielles, notamment de celles qui donnent à voir les réalités sociales sous leur meilleur jour. La sociologie des relations entre les acteurs politiques et les groupes d’intérêt prend le contre-pied de la conception courante du lobbyisme comme démarche unilatérale de représentants d’intérêts en direction du personnel politique. L’enquête sociologique met en évidence des biais de sélection, d’auto-sélection et de déclaration des échantillons officiellement « représentatifs » des sondages commerciaux. Le recensement méticuleux des principaux invités des programmes politiques des télévisions conduit à avancer que s’il existe un « effet des médias » sur l’activité politique, c’est bien de réussir à faire croire au pouvoir des médias. De nombreuses analyses de l’action publique convergent vers l’hypothèse d’une dissociation entre le métier politique de ministre et celui de fabricant des politiques publiques. On observe un recentrement des dirigeants politiques sur les dimensions communicationnelles, sondagières, tactiques et électorales du métier politique. L’activité programmatique pratique serait désormais monopolisée par des hauts fonctionnaires dans les cabinets, les entourages ou les think tanks et par des experts internationaux. Le rétrécissement social du personnel politique, la réduction de la distance idéologique entre les partis de gouvernement, le désarmement cognitif d’acteurs happés par les urgences et dans l’impossibilité de réfléchir, le biais présentiste, l’hystérisation de la vie politique et la réduction des marges d’action pourraient contribuer à la production sociale d’un « crétinisme politique ». À rebours de la dynamique de diffusion de démarches évaluatives des politiques publiques, on peut recenser de nombreux facteurs qui viennent en limiter la portée : budgets restreints, méthodologies décidées à partir de compromis entre les attentes divergentes des acteurs, évaluation des procédures plus que des effets, pertinence douteuse des indicateurs, mesure des outputs plus que des outcomes, filtrages politiques et bureaucratiques, appui sur les routines cognitives, scepticisme, qui n’interdit pas l’action et le ré-enchantement périodique.
27La convergence vers de telles explications iconoclastes a pu être à l’origine de l’étiquette sociologie critique souvent accolée aux auteurs réunis dans ce volume. Un tel étiquetage est revendiqué par certains d’entre eux. Il peut être aussi polémique et chercher à suggérer l’existence de parti-pris systématiques et a priori de dénigrement et de dénonciation du monde social. L’expression de « sociologie critique » est donc source de confusion. Pour certains, elle qualifie une démarche qui cherche à placer les réalités sociales à distance, pour les interroger et en déconstruire les ressorts. Pour d’autres, elle est la conséquence d’orientations idéologiques clandestines ou incontrôlées. C’est cette conjonction involontaire qui a contribué à solidifier une qualification d’une bien obscure clarté.
28Luc Boltanski (2009, p. 19) soutient par exemple que « les théories critiques ont pour spécificité de contenir des jugements critiques sur l’ordre social ». Mais qui décide et sur quel fondement qu’une proposition sociologique est un jugement critique ? Luc Boltanski avance en second lieu que « l’analyste assume en son nom propre les jugements critiques » (ibid., p. 19) et que « les théories critiques ont pour visée [je souligne] de rendre la réalité inacceptable » (ibid., p. 20). Faut-il que l’intention ou la « visée » d’une proposition théorique ou d’un constat empirique soit « critique » pour que le jugement le devienne ? Dans ce cas, comment fait-on pour établir que l’intention est critique et que l’analyste assume en son nom propre les jugements critiques ? Faut-il que l’analyste revendique cette intention ? Pourtant, nombre de sociologues sont étiquetés comme « critiques » sans avoir jamais revendiqué cette qualité ! En fait, tout énoncé ou information empirique faisant apparaître un écart entre une réalité sociale et sa façade normative peut être ainsi considéré comme « critique ». Une part importante de la production courante, y compris de celle qui relève de courants « orthodoxes », devrait être considérée comme « critique » en application de tels critères. Si la mise en évidence d’une distorsion entre la réalité et ses représentations doxiques doit être impérativement stigmatisée et écartée, alors les sciences sociales devraient se limiter à une mise en forme des façades normatives des institutions sociales ou des perceptions normatives des individus. Il faudrait renoncer à toute production et présentation de données statistiques qui contrediraient les représentations sociales courantes.
29Luc Boltanski soutient en troisième lieu (ibid., p. 19) que, en énonçant des jugements critiques, l’analyste abandonne sa prétention à la neutralité. Mais on voit mal comment une sociologie qui produit des analyses s’écartant des représentations sociales « spontanées », c’est-à-dire la plupart des productions intellectuelles se réclamant de la sociologie, pourrait être « neutre ». Max Weber (1965, p. 419) notait par exemple que « la science fait de ce qui est évident par convention un problème ». Quel sociologue, qu’il soit considéré comme « critique » ou pas, pourrait dès lors se réclamer de la « neutralité » ? Le sociologue peut avoir une prétention à la « scientificité », à « l’objectivité », ou, plus modestement, à davantage de « rigueur », mais bien naïf serait celui qui se réclamerait de la « neutralité ».
30Une quatrième proposition (ibid., p. 21) est que la théorie critique serait contrainte de se donner des points d’appui normatifs. L’activité sociologique a effectivement besoin de points d’appui pour observer la réalité, ne serait-ce que pour distinguer les éléments pertinents qui doivent être pris en compte et négliger les autres. Chacun sait aussi que le « rapport aux valeurs » peut orienter la curiosité scientifique. Max Weber notait en ce sens que, en vertu de sa conviction objective, un juriste anarchiste se trouve situé en dehors des conventions et des présuppositions qui paraissent évidentes aux autres juristes. Il peut de ce fait élaborer une problématique qui échappe aux intuitions courantes (Weber, 1965, p. 411). Mais la référence à des valeurs n’est pas nécessairement un jugement de valeur. L’analyste ne doit pas se voir imputer et reprocher des jugements de valeur quand il observe et décrit une réalité par référence (parmi d’autres points d’appui possibles) à des valeurs qui existent dans cette réalité. Luc Boltanski soutient en ce sens (2009, p. 29) qu’une possibilité de construction de points d’appui pour l’analyse consiste à extraire la position normative de l’ordre social lui-même, en comparant la réalité aux valeurs que cet ordre social se donne en principe. Il est par exemple sociologiquement intéressant de calculer des « indices de représentation » en divisant le pourcentage des parlementaires issus d’une catégorie sociale donnée par le pourcentage de cette catégorie dans la population totale. On peut y voir l’influence d’un attachement idéologique personnel à une égale représentation de toutes les catégories sociales au sein du Parlement national. Mais l’opération statistique prend également appui sur le principe démocratique et républicain d’égalité des citoyens, notamment en matière d’accès aux fonctions publiques. La mise en évidence d’inégalités de représentation résulte alors de la comparaison de la réalité de la représentation parlementaire avec certains principes normatifs officiels de la démocratie.
31Il ne s’ensuit pas pour autant que la sociologie soit exclusivement dépendante des valeurs individuelles ou collectives. Le sociologue peut aussi tirer ses questions du travail scientifique accumulé. Les questionnements de la science viennent aussi de la science et donc pas toujours ni seulement des valeurs. Enfin, que le sociologue produise des jugements de réalité perçus comme des jugements de valeur ou que ses jugements de réalité et de valeur soient inextricablement entremêlés, il reste que la sociologie produit alors des jugements de réalité et donc des connaissances sur les réalités sociales. Comment prétendre expurger la sociologie de tout rapport aux valeurs sans renoncer à tous les objets sociologiques que ce rapport aux valeurs permet de constituer, d’analyser, de comprendre et d’expliquer ?
La réception de la sociologie du politique entre ignorance et controverses
32Les multiples ruptures avec les façades officielles des phénomènes sociaux expliquent sans doute pour une part les conditions de réception des analyses sociologiques du politique. Force est de constater qu’elles peinent à s’imposer en dehors de l’univers académique qui les produit. Deux contributrices de ce volume racontent avec humour les déceptions courroucées des commanditaires d’une enquête sur les « politiques municipales d’intégration », promptes à souligner par contraste les mérites du travail d’un cabinet d’audit. Rares sont d’ailleurs les institutions publiques qui font appel aux sociologues de l’action publique. Force est aussi de constater que la médiatisation des analyses sociologiques des pratiques électorales demeure limitée et sans commune mesure avec celle dont bénéficient des orientations plus orthodoxes. Pour ne prendre qu’un exemple, l’analyse sociologique des sondages n’a rencontré que des échos très limités, non seulement auprès des entreprises spécialisées, ce qui est évidemment compréhensible, mais aussi des principaux médias. De même, l’article « Au-delà des apparences… » (Gaxie, 1990) n’a jamais été discuté selon les règles du débat scientifique écrit par les chercheurs usagers des sondages d’opinion ou électoraux.
33Faut-il s’étonner de cette relative marginalisation sociale ? On ne peut revendiquer l’autonomie du travail intellectuel, se féliciter de la tendance historique à l’autonomisation des champs scientifiques par rapport aux pouvoirs politiques, religieux et économiques et déplorer que leurs travaux demeurent plus ou moins confidentiels.
34Dans la logique de cette autonomisation, c’est dans l’univers académique que l’analyse sociologique du politique bénéficie, en France, d’une reconnaissance relativement importante. C’est sans doute une autre exception française. Ce type d’approche s’exporte avec difficulté. Deux contributeurs de cet ouvrage soulignent que les analyses sociologiques des rapports profanes au politique sont peu présentes dans les sciences sociales latino-américaines et peinent à rivaliser. Quiconque a essayé d’exporter les approches sociologiques dans les réseaux de la science politique européenne ou nord-américaine pourra confirmer le diagnostic. Les spécialistes de science politique sont souvent rétifs aux interrogations de type sociologique et les sociologues qui s’intéressent aux sujets politiques sont peu nombreux. C’est pourtant de ce côté et parfois, aussi, chez les historiens, les anthropologues et les géographes que l’on peut rencontrer des chercheurs intéressés et ouverts à des coopérations.
35La position particulière de la sociologie du politique dans l’univers des sciences sociales françaises est sans doute un effet de contextes historique, académique, intellectuel, politique et culturel qu’il faudrait interroger, mais aussi le résultat de luttes. Comme d’autres, je peux témoigner que, après quelques courtes années de moratoire dans l’incompréhension, les hostilités se sont rapidement déclenchées dès le début des années 1980 et n’ont jamais cessé depuis, tout en se renouvelant. Je me souviens qu’à la sortie du cens caché, une autorité académique de l’époque s’étonnait du titre et m’interrogea une fois sur l’influence de Jacques Lacan. Je fus ensuite qualifié de maurrassien, élitiste, auteur dangereux et ennemi de la démocratie, accusé d’ethnocentrisme intellectualiste, soupçonné de vouloir réintroduire subrepticement un marxisme repeint aux couleurs de la sociologie. Un ancien directeur de l’Institut d’études politiques de Paris déclara publiquement que « lui vivant », je ne serai jamais persona grata rue Saint Guillaume. Lors d’une épreuve de « discussion des travaux » d’un concours d’agrégation au début des années 1980, l’un de mes rapporteurs commença par noter que « j’endoctrinais les étudiants », avant d’enchaîner sans ménagement par quelques questions peu académiques, au moins selon les critères qui se sont imposés tant bien que mal depuis cette époque reculée. Jusqu’à une date très récente, ni le cens caché, ni aucun autre de mes ouvrages personnels ou co-écrits avec d’autres n’a fait l’objet d’une recension de type classique dans la principale revue française de science politique. Seul Jacques Lagroye avait publié une recension de Enjeux municipaux en 1985. J’ai eu une fois à subir une attaque en règle, comme on en observe rarement dans la petite histoire de nos mœurs universitaires. Jean-Luc Parodi, alors directeur de la RFSP, fit preuve de sa coutumière élégance en m’informant qu’il se refuserait à publier ce texte polémique dans l’hypothèse où je n’accepterais pas d’y répondre de manière circonstanciée (Gaxie, 1994).
36À partir du moment où la petite cohorte des sociologues du politique commença à grandir, dans la première moitié des années 1980, nous fûmes considérés par certains comme des voyous, auteurs d’écrits malséants et inconvenants. Une publication collective d’un petit groupe de ces troublions, envisagée en raison de la complicité d’une responsable d’une maison d’édition très officielle, fut interdite par ses supérieurs hiérarchiques qui décidèrent dans le même temps d’une reprise en main garantissant que semblable épisode ne pourrait se répéter. Mais plus que par de tels conflits ouverts, les luttes académiques autour de la sociologie du politique prirent souvent la forme de la stigmatisation, de l’ostracisme et l’ignorance « en douceur ». Ces épisodes ont évidemment généré des moments de doute, non seulement sur la validité de ce que j’avais publié, mais même sur ma propre santé mentale ! Nous trouvions toutefois quelques réconforts dans la conviction alors partagée en petit groupe de « faire de la science ». Nous avons également bénéficié de la protection des institutions auxquelles nous étions rattachés et de certains de ceux qui les animaient à cette époque.
37Je me suis aussi souvent interrogé sur les raisons d’une telle hostilité, qui n’a jamais été générale mais qui a été partagée par des fractions significatives et toujours renouvelées de notre univers académique. Je suis évidemment mal placé pour mener une telle enquête. Il me semble que l’aversion que certains membres de ma génération et moi-même avons suscitée est d’abord une conséquence d’une très ordinaire concurrence intellectuelle, peut-être exacerbée par l’enjeu de luttes portant sur des paradigmes de recherche. Il est vrai que certains d’entre nous avaient malmené nos devanciers et il était compréhensible qu’ils réagissent à leur tour, d’abord directement, puis par l’intermédiaire de leurs disciples. J’ai toujours eu l’intuition, qui demanderait à être corroborée par des enquêtes en bonne et due forme, qu’il y avait aussi des « racines sociales » plus larges à certaines de ces luttes quelque peu picrocholines. Dans les controverses autour de l’analyse de ce qu’on appelait « attitudes et comportements politiques », nombre de nos adversaires - mais pas tous - me paraissaient non seulement bien installés dans des institutions d’élite, mais aussi bien nés. Je me suis souvent demandé si l’expérience du monde que l’on peut acquérir dans des familles de bonne bourgeoisie, bien éduquées dans tous les sens du terme, et donc cultivées et politisées, renforcée par des orientations idéologiques, et parfois des engagements militants, progressistes, ne conduisaient pas certains des adversaires de l’analyse sociologique à adhérer à des présupposés ethnocentriques, par ailleurs pleinement « démocratiques », relatifs à la politisation naturelle et universelle des citoyens-électeurs.
38D’un autre point de vue, l’adhésion à une vision militante de type ouvriériste, présupposant la politisation et la compétence politique naturelles d’une classe sociale appelée à conduire la transformation du monde peut difficilement s’accommoder des constats en sens inverse d’une sociologie des rapports désinvestis au politique.
39Les logiques de la carrière imposent aussi souvent aux nouveaux entrants de se faire connaître et reconnaître. Certains peuvent croire en toute bonne foi produire des vues nouvelles sans savoir qu’elles ont été proposées de longue date par des auteurs qu’ils n’ont pas complètement lus. Il est vrai aussi qu’il est parfois difficile d’avoir une vue extensive de la production accumulée. La méconnaissance, parfois pimentée d’un peu de mauvaise foi, peut donner le sentiment de triompher d’un adversaire dont on a préalablement simplifié, voir caricaturé, les analyses. D’autant que les orientations sociologiques peuvent varier au cours d’une carrière académique. Pierre Bourdieu soutenait qu’il « existe une relation entre le rapport au monde social investi dans une recherche et la position dans le monde social. La position dans l’espace social prédispose à voir ou à ne pas voir le voilé du monde social » (2015, p. 81). Il pensait en particulier que « ceux qui sont en position de dominés dans le champ intellectuel […] ont en général plus intérêt à entendre la vérité scientifique » (2015, p. 71). Ces assertions reposent certainement sur une expérience personnelle, mais tous les dominés ne sont pas sociologues et certains sociologues peuvent être en position de pouvoir. Il y a sans doute beaucoup de facteurs qui commandent les prises de position dans les champs académiques. L’expérience conduit aussi à constater que, à diverses époques, beaucoup de ceux qui adoptent des positions sociologiques quand ils sont étudiants ou quand ils se lancent dans la recherche, évoluent ensuite dans des directions quelque peu opposées. À l’inverse, il arrive que l’on observe des conversions plus tardives au regard sociologique de chercheurs dont on ne saurait soutenir qu’ils occupent les positions institutionnelles les plus dominées. Seule une enquête rigoureuse permettrait d’y voir plus clair.
40En attendant, il me semble que certaines résistances qui caractérisent les conditions de réception de beaucoup d’analyses sociologiques dans les univers académiques peuvent aussi résider dans l’adhésion aux valeurs doxiques que la sociologie se propose justement de déconstruire. Une telle hypothèse a été avancée de longue date. Peter Berger et Thomas Luckmann (1986) rappellent qu’il existe dans toute société une connaissance « préthéorique… [qui] est la somme totale de ce que “tout le monde sait” sur le monde social, un assemblage de maximes, de morales, de sagesse proverbiale, de valeurs et de croyances, de mythe » (1986, p. 93). Certaines déviances par rapport à ce corps de vérités peuvent apparaître « comme une déviation par rapport à la réalité… [qui] peut être qualifiée de dépravation morale, de maladie mentale, ou simplement de totale ignorance » (1986, p. 93). Ils convergent ainsi avec Durkheim pour qui les prénotions « sont censées contenir tout ce qu’il y a d’essentiel dans le réel, puisqu’on les confond avec le réel lui-même… elles tiennent de la répétition, et de l’habitude qui en résulte, une sorte d’ascendant et d’autorité. Nous les sentons nous résister quand nous cherchons à nous en affranchir » (1967, p. 16-19). Un tel affranchissement est difficile parce que « nous nous passionnons […] pour nos croyances politiques et religieuses… les idées que nous nous en faisons nous tiennent à cœur […] ces notions peuvent même avoir un tel prestige qu’elles ne tolèrent même pas l’examen scientifique […] quiconque entreprend d’étudier la morale du dehors et comme une réalité extérieure, paraît à [certains esprits] délicats dénué de sens moral » (1967, p. 32-33). Il conviendrait sans doute de préciser les conditions de possibilité et les limites de cet ascendant et de cette autorité, mais il me semble qu’ils existent dans l’esprit de certains adversaires de la sociologie du politique.
41Ainsi, de toutes les propositions sociologiques que j’ai pu soutenir, c’est celle de l’existence d’inégalités de politisation et de compétence politique, en relation avec la position occupée dans le monde social, qui suscite le plus de résistance depuis plus de quarante ans. Beaucoup d’efforts ont été prodigués pour la réfuter. Je persiste toutefois à penser que les faits sont têtus. On a soutenu à maintes reprises que « ma » définition du politique était trop étroite, que les ouvriers sont beaucoup plus politisés que je ne l’affirme parce que leur rapport au politique obéit à des spécificités que je n’ai pas su voir et inversement que les classes supérieures sont beaucoup moins impliquées que je ne le prétends. Je dois à la défense de mes critiques de dire que mes premières formulations méritaient d’être améliorées, ce que j’ai essayé de faire par petites touches. J’ai répondu, parfois préventivement, à certaines objections et je n’ai pas la place suffisante ici pour reprendre et discuter l’ensemble des pièces du procès. J’espère avoir l’occasion de le faire mais je profite de cette tribune pour avancer quelques éléments de réflexion.
42Si les discussions sur la compétence politique prennent parfois l’allure d’une petite guerre de religion, ou mieux, d’un débat théologique, c’est, à mes yeux, parce que ce concept remet en questions certains dispositifs symboliques centraux de la façade officielle des « démocraties représentatives », à commencer par le principe, qui devient vite postulat, d’égalité des citoyens. Beaucoup d’intellectuels, qui sont aussi membres des fractions les plus politiquement impliquées de la population, ne comprennent pas non plus comment des aptitudes à leurs yeux si simples et naturelles ne seraient pas partagées par tous. Les progressistes ne peuvent se résoudre à l’idée que « le peuple » ou les « classes populaires » ne seraient pas en mesure d’accéder au « niveau de conscience » qui leur permettra de jouer le rôle émancipateur qu’ils en attendent. Le postulat d’une compétence politique universelle ou, à tout le moins, plus ou moins partagée, est institué et enchâssé dans les moindres activités des mondes de la politique. Il paraît par exemple évident à la plupart des spécialistes (hommes politiques, journalistes, communicants, politologues, sondeurs) que l’on peut interroger des échantillons « représentatifs » de la population - donc tout le monde - sur tous les sujets abordés dans les diverses arènes de débat politique. Comment ne pas voir que les analyses convergentes de Durkheim ou Berger et Luckmann sont ici parfaitement pertinentes.
43La question de la compétence politique est généralement posée comme s’il s’agissait d’une aptitude générale, « hors sol », susceptible d’être activée dans n’importe quelle situation de la vie courante. Il faut plutôt partir de la réalité de l’institutionnalisation des activités politiques. Certains cherchent pourtant en dehors de cette institutionnalisation une politique alternative, qui serait étrangement « non instituée », et dont l’existence sociale, au-delà de leurs efforts pour l’imaginer, paraît du même coup bien mystérieuse. Qu’on le veuille ou pas, les systèmes politiques dans lesquels nous vivons reposent, entre autres choses, sur une division du travail entre, d’un côté des hommes, et plus récemment des femmes, qui sont socialement qualifiés de politiques et, de l’autre, des individus que l’on désigne, souvent à regret, comme des « citoyens ordinaires ». Ces hommes et ces femmes politiques monopolisent l’essentiel des activités qui sont socialement (et non en raison des étroitesses d’esprit de sociologues élitistes, légitimistes et ethnocentriques) considérées comme politiques, même si l’on peut aussi observer des luttes de définition. L’existence de ces agents politiquement actifs a pour corollaire nécessaire celle d’individus plus passifs pour reprendre les formulations de Weber (1959, p. 149). Les agents qui ne sont pas engagés dans les activités politiques spécialisées peuvent être analysés comme des profanes, tenus à distance (relative) du sacré (pensons par exemple à l’accès aux débats parlementaires depuis les tribunes ou les retransmissions télévisées) et (plus ou moins) ignorants du sacré (pour beaucoup d’entre eux et, pour les autres, relativement aux initiés dotés de tous les sacrements pour intervenir ex officio dans le champ de leur juridiction). Comme les autres, cette séparation entre un sacré et des profanes politiques ne pourrait exister si les profanes n’étaient pas appelés en diverses circonstances à intervenir dans des formes plus ou moins ritualisées pour réactiver le sacré. Ils sont appelés à voter et à répondre à des questions des enquêtes d’opinion. Ils sont conviés à manifester dans la rue, à assister à des réunions, à regarder ou écouter des émissions, à s’informer des développements des actualités par l’intermédiaire de médias, à participer à des « discussions » à bâtons rompus avec certains de leurs proches, parfois à adhérer à un parti ou à une organisation interférant avec les mondes de la politique, plus récemment à s’exprimer par l’intermédiaire de réseaux sociaux, dans le cadre d’institutions relevant de la « démocratie participative » ou pour interroger les politiques dans des programmes télévisés ou radiodiffusés. C’est dans ces situations qu’il faut poser la question de leur « compétence » à intervenir. Les dispositions politiques procèdent de dispositions sociales générales, et elles se construisent et se réactivent dans des contextes socialement institués comme politiques. Il faut aussi noter que, en dehors de quelques circonstances où les profanes peuvent faire des choix ou se manifester par leur présence sans en verbaliser les significations, l’activité politique profane consiste désormais pour l’essentiel à exprimer des « avis », des plus lapidaires aux plus « élaborés ». On observe que certains se tiennent le plus souvent à l’écart de toutes des opportunités d’intervention, notamment parce qu’ils s’estiment « incompétents ». D’autres interviennent plus ou moins, avec des sentiments de compétence plus ou moins développés. Il faut des instruments « informationnels » pour faire (plus ou moins) face à ces composantes de l’activité politique profane. Ces instruments, qui procèdent de dispositions générales socialement structurées (Gaxie, 2002), sont des éléments d’une compétence que l’on peut qualifier de « cognitive », sans présupposer pour autant qu’elle repose toujours sur des connaissances factuelles. De tels instruments sont nécessaires pour s’orienter en première personne et choisir entre des candidats ou entre des réponses suggérées par des entreprises de sondage, pour décider de soutenir une organisation, un mouvement ou une cause en manifestant dans la rue, pour exprimer des points de vue dans les conversations de la vie courante ou à l’occasion de rencontres « participatives », ou pour s’intéresser à des émissions, informations, ou forums politiques, en décrypter des contenus et se forger éventuellement un avis. Diverses enquêtes (Gaxie, 2002 ; 2007 ; 2012 ; 2013 ; Gaxie et al., 2010 ; SPEL, 2016) montrent que les considérations mobilisées pour procéder à des choix ou exprimer des avis sont diverses et multiples. Certains se prononcent à l’aune de leur situation personnelle ou de celle de leurs proches ou privilégient quelque(s) question(s) qui leur tien (nen) t à cœur. D’autres font appel à des directeurs d’opinion, se placent sur le terrain du jugement moral ou/ et mobilisent des banalités de sens commun ou des instruments d’appréciations qui circulent dans les débats politiques. Même dans le cas de sujets peu familiers, comme c’est le cas, pour beaucoup, avec les questions européennes, rares sont les individus totalement dépourvus de moyens d’appréciation (Gaxie et al., 2010). La plupart des profanes (à tout le moins ceux que les enquêtes permettent d’approcher) disposent d’un minimum d’éléments de compétence cognitive pour intervenir, au moins minimalement, dans les circonstances où ils peuvent ou doivent le faire.
44Il ne s’ensuit pas pour autant qu’ils sont placés sur un pied d’égalité quand il leur est loisible de s’exprimer. C’est un point important qui est généralement occulté ou qui n’est pas pris en compte théoriquement par ceux qui s’efforcent d’observer des formes d’implication et de compétence chez les profanes les plus à distance des mondes de la politique. On observe au contraire de grandes inégalités de compétence cognitive sous divers rapports. D’abord sous le rapport de l’étendue des objets politiques (candidats, partis, orateurs, enjeux, sujets de débats) sur lesquels les profanes sont en mesure de s’orienter et de s’exprimer. En second lieu sous le rapport du nombre et de la convergence des considérations que chacun peut mobiliser pour s’orienter - par exemple au moment de voter - ou pour exprimer un avis à propos de chacun des objets pris en compte. On observe en troisième lieu que ceux qui s’expriment le plus volontiers, sur les sujets les plus divers en multipliant les arguments sont également en mesure de mobiliser, le cas échéant, des instruments proprement politiques d’appréciation. Inversement, ceux qui se tiennent plus à distance des sujets politiques en sont le plus souvent dépourvus. La maîtrise de tels instruments est une condition pour s’approprier les problématiques qui circulent dans les mondes de la politique et, en particulier dans les champs politiques. En ce sens, ces instruments spécifiques sont les plus puissants pour s’orienter dans les concurrences, controverses et prises de position qui structurent les activités politiques spécialisées. C’est en ce sens qu’ils permettent à certains profanes d’exercer leur pleine juridiction, dans les limites de la division du travail politique existant à un moment donné. Certains profanes se débrouillent autrement, en mobilisant d’autres types de dispositifs, ou en s’en remettant à d’autres pour se retrouver plus ou moins dans cette « offre » proliférante, mais les plus compétents sont en mesure de mobiliser en première personne une gamme plus complète, incorporant ces moyens de repérage et d’évaluation produits par les mondes spécialisés de la politique.
45Une quatrième dimension de la compétence politique cognitive réside dans la capacité (ou les difficultés) à articuler les préférences et les opinions que chaque profane est en mesure d’élaborer. Une telle capacité est une condition de possibilité de la construction en première personne d’intérêts politiques profanes et de la capacité à poursuivre ces intérêts de manière conséquente. À défaut de tels moyens d’articulation, les profanes risquent de s’exprimer dans le malentendu et l’incompréhension et d’effectuer des choix plus ou moins contradictoires, sous le rapport des constructions politiques qui s’élaborent dans les univers spécialisés. En raison de la division du travail politique, ces mises en cohérence (relative) des positions profanes sont secondes par rapport aux « cohérences » construites dans et par les mondes de la politique. À l’exception de quelques cénacles, souvent intellectuels, la plupart des profanes ne font que reprendre ou, au mieux, reproduire, les principes de « cohérence » qui sont produits à chaque moment socio-historique par les acteurs politiques spécialisés dans la logique des compétitions qui les opposent. C’est en ce sens que la maîtrise, et donc l’articulation, d’instruments symboliques spécifiques par lesquels ces acteurs se singularisent sont un élément central, bien que non exclusif, de la compétence cognitive profane.
46Selon les principes officiels des systèmes démocratiques, les profanes choisissent entre des candidats à la représentation. Ce faisant, ils sont également présumés arbitrer entre des vues et des programmes concurrents et disposer d’un pouvoir de sanction des gouvernants. Dans la définition normative de la démocratie représentative, les citoyens accomplis surveillent les actions de leurs représentants. Des opportunités nouvelles leur ont été ouvertes au cours des dernières décennies pour interroger directement des représentants, exprimer des avis personnels dans le cadre d’institutions de « participation » et, plus rarement, décider directement. Les citoyens « réels » s’emparent inégalement de ces opportunités de se faire entendre. La mise en œuvre des pouvoirs que l’organisation politique réserve (officiellement) aux « représentés » dépend d’une décision personnelle d’auto-habilitation en relation avec une compétence ou une incompétence statutaire personnelle que chacun s’attribue plus ou moins tacitement. Cette mise en œuvre dépend également d’une compétence cognitive qui permet de se retrouver dans le dédale des options ouvertes par le travail des représentants. Ces compétences statutaire et cognitive sont une composante du capital culturel des individus. Bifaces, elles tendent à se renforcer mutuellement, même si chacune est relativement indépendante de l’autre. Certains ont une compétence statutaire plus ou moins développée que leur compétence cognitive et inversement. Ces compétences statutaire et cognitive sont variables. Plutôt qu’une opposition binaire entre compétence et incompétence, il faut concevoir un continuum des compétences. Dans la configuration historique présente, rares sont sans doute ceux qui s’estiment et se révèlent totalement incompétents, sous réserve de l’incertitude relative aux fractions de la population qui se dérobent aux observations. Ceux qui se tiennent à distance du politique s’estiment assez compétents pour décider que la politique ne change rien pour eux et que les partis sont tous les mêmes. Même si leur compétence cognitive est moins développée que d’autres, ils ne sont pas totalement dépourvus d’instruments parfois sommaires de jugements et d’expression, au moins par rapport à un nombre limité d’objets politiques. À l’opposé, si les plus compétents des profanes s’estiment tacitement en mesure de discuter des affaires de la cité sur un pied d’égalité avec les représentants, leur compétence cognitive est le plus souvent plus limitée, à tout le moins que celle des plus virtuoses d’entre eux.
47Mais les compétences statutaire et cognitive ne sont pas seulement variables, elles sont aussi inégales. Il en résulte que les profanes disposent de pouvoirs politiques inégaux. Ils sont inégalement équipés pour (et inégalement disposés à) identifier et faire valoir leurs intérêts politiques, procéder à des choix, surveiller leurs représentants, départager les prises de position, élaborer et exprimer des points de vue personnels sur les principaux enjeux en débat à un moment donné. Certains trouvent plus sage de se tenir à l’écart ou de s’en remettre à de plus compétents (à leurs yeux). La capacité à exercer (plus ou moins) ou s’abstenir (plus ou moins) d’exercer de tels pouvoirs dépend de la position occupée dans l’espace social, notamment du genre, de l’âge, des appartenances « ethniques », de la position dans la hiérarchie sociale, de la situation professionnelle, et surtout, du volume de capital culturel. Elle dépend également des contextes sociaux et politiques généraux, ainsi que de contextes d’interactions plus individuels. Ainsi, le degré auquel les luttes politiques constituent des enjeux considérés comme saillants par les agents sociaux, la distance idéologique et programmatique entre les principaux partis, l’existence ou l’absence d’idéologies et de mouvements sociaux mobilisateurs, ont des effets sur la compétence cognitive des profanes. Il est par exemple plus aisé de repérer des différences entre les principaux partis quand ils ont des positions nettement opposées sur un grand nombre de questions saillantes (Gaxie, 1982).
48Ainsi constituées, les ressources dont disposent les profanes pour identifier et faire valoir des intérêts politiques sont une composante de l’ensemble des atouts dont ils disposent pour conforter leur position dans les autres « jeux » sociaux. Les inégalités de compétence politique sont les mécanismes par lesquels se reproduisent les inégalités politiques et, à travers elles, les inégalités sociales et les rapports de domination.
49Par le libre jeu des dispositions socialement constituées à l’égard du politique, une division du travail politique profane se met en place qui réserve aux mieux dotés un rôle plus actif dans la mise en œuvre des moyens disponibles (à un moment donné) pour peser, de l’extérieur, sur les activités politique spécialisées - pensons par exemple aux inégalités de participation électorale ou aux biais d’accessibilité des sondages - et, au-delà, pour certains d’entre eux, pour entrer dans les univers où elles se pratiquent. Ces pouvoirs politiques profanes contribuent à l’exercice du pouvoir social et certaines discussions sur la compétence politique sont du même coup dans le déni des inégalités politiques et de leur contribution aux inégalités sociales.
Forces et faiblesses des sciences sociales
50Les sciences sociales rigoureuses peuvent donner à voir le monde social de manière différente de certaines de ses représentations spontanées. Elles sont parvenues à diffuser certains de leurs résultats au-delà des sphères académiques. Elles doivent cette efficacité symbolique relative à la combinaison des composantes énumérées plus haut : recherche de facteurs sociaux au sens le plus large, approfondissement empirique, construction rigoureuse des objets de recherche par la mobilisation de problématiques théoriques, appui sur diverses sociologies générales et sur des sociologies plus spécialisées, souci du va-et-vient entre les observations empiriques et les questions et hypothèses théoriques, suspension du regard normatif, déconstruction des représentations officielles. De telles approches sont évidemment exigeantes et donc exposées à des redéfinitions en baisse des exigences du métier de sociologue. Seule la vigilance de ceux qui se reconnaissent dans ces manières de faire la recherche permettra de les perpétuer.
51Une autre source potentielle de difficulté réside dans les succès mêmes de la sociologie politique. Ses travaux ont mis à jour divers mécanismes et opéré une rupture marquée par rapport aux représentations doxiques les mieux établies. L’analyse de la professionnalisation politique, des intérêts propres du personnel politique, de l’étroitesse du recrutement politique, des carrières militantes et des rétributions du militantisme, de l’affaiblissement des audiences des partis, de l’impuissance des actions publiques, des limites des évaluations des politiques publiques, des non-dits de la coopération intercommunale, de l’indifférence et de l’exclusion politiques de beaucoup de citoyens, des voies imprévisibles des choix électoraux, des biais des enquêtes d’opinion, des relations paradoxales entre les partis, les médias et les groupes d’intérêt, et bien d’autres travaux encore, ont donné à voir le politique sous des éclairages inédits. La tonalité d’ensemble est entrée en conflit avec les visions enchantées du monde social et, en particulier, du politique. C’est cette rupture qui a frappé, souvent au sens fort, des générations d’étudiants et de lecteurs. Cette sociologie du politique n’était pas anodine à leurs yeux, parce qu’elle délivrait un message important sur l’écart entre les représentations normatives officielles et les réalités du politique. Elle tirait sa force de ces multiples effets de dévoilement. Elle désenchantait le réel, or le réel politique est aujourd’hui bien désenchanté et la sociologie du politique n’y est sans doute pas pour grand-chose. Il reste que les chocs symboliques qu’elle a pu parfois produire dans le passé, au moins sur la partie du public portée à lui faire crédit, se sont sans doute quelque peu affadis. Certains des constats et des explications sociologiques qui interpellaient les générations passées semblent plus souvent aller de soi et perdre de leur potentiel de dévoilement pour les nouvelles générations. Comment alors ré-enchanter la réception d’une sociologie désenchanteresse quand le désenchantement politique est dans l’air du temps ?
52Une possibilité est sans doute d’élargir les points d’appui des descriptions empiriques. La sociologie du politique a souvent pris appui, entre autres choses, sur les façades normatives des faits sociaux analysés. Leur prégnance sociale n’a pas disparu mais, dans la logique de processus de scotomisation (Gaxie, 2005), elles sont sans doute désormais davantage concurrencées par des représentations collectives sceptiques et désenchantées. Ces dernières ne dévoilent pourtant pas plus adéquatement le réel que les visions doxiques enchantées. Elles doivent donc être toutes simultanément mobilisées pour observer les faits sociaux en se demandant à quel degré et pour quelles raisons il convient de s’en affranchir pour rendre compte des réalités observées.
53La sociologie du politique pourrait encore essayer de renforcer sa diffusion en venant sur le terrain des préconisations. La suspension du regard normatif est, on l’a dit, une composante essentielle du métier de sociologue. C’est en respectant ce précepte méthodologique, avec d’autres, que les sciences sociales peuvent accéder à une lucidité particulière. Cette lucidité se paye d’une relative infirmité lorsqu’il s’agit de dire comment les faits sociaux normativement perçus comme néfastes pourraient être corrigés. On peut penser que, si les sciences sociales pouvaient s’exprimer sur ce terrain, elles pourraient participer davantage aux débats sociaux, mieux faire connaître leurs résultats et gagner en autorité au-delà des cercles intellectuels. Il ne s’agit pas pour autant de revenir sur la conviction que « toute trace de valorisation est un mauvais signe pour une connaissance qui vise l’objectivité » (Bachelard, 1970, p. 65). Weber avançait qu’il n’y a rien qui puisse interdire à la science de procéder à « une inversion d’une relation causale » (Weber, 1965, p. 473). Dans la mesure où un chercheur pense avoir identifié quelques-uns des facteurs (u, v, w, x) qui contribuent à produire le phénomène y, il peut réfléchir aux conditions qui permettraient de réduire y en tant que résultat normativement recherché. Si les facteurs, u, v, w, paraissent à l’analyse hors d’atteinte avec les moyens politiques disponibles, mais s’il semble possible d’agir sur x, alors il est possible de préconiser un certain type d’action sur x afin de combattre y, tout en restant sur le terrain de l’explication scientifique.
54L’une des suggestions faites aux participants du colloque de septembre 2015 étaient de faire des propositions de ce type à partir de leurs propres travaux. Les réflexes de « neutralité axiologique » sont bien ancrés et rares ont été ceux qui ont choisi de le faire. On pourrait pourtant suggérer aux chercheurs qui souhaiteraient s’engager dans cette voie de reprendre les modes de fonctionnement des milieux scientifiques : organisation de journées de réflexion collectives, communications écrites communiquées à l’avance, discussions orales des communications. Il faudrait également suggérer des modes de raisonnement inspirés de la pratique du jeu d’échecs et anticiper les réactions aux réformes envisagées. Des dispositions visant à combattre un phénomène bien institué dans la réalité, risquent d’être annihilées ou contournées d’une manière ou d’une autre. Quelles pourraient être ces réactions et quelles mesures pourrait-on envisager pour les désarmer ? Il est possible que ces mesures de deuxième niveau soient à leur tour contournées. Comment réagir à une telle éventualité ? Cet ouvrage démontre que la sociologie du politique a mis en évidence de nombreux phénomènes sociaux qui sont socialement perçus comme des problèmes. Elle pourrait élargir la portée de ses analyses en discutant des moyens de les endiguer, tout en restant sur son terrain de l’analyse de leurs modes de construction et de détermination.
Notes de bas de page
1 Pour un exemple de discussion de cette question, sans intention polémique, (Gaxie, Lehingue, 2014).
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