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Les diplômés du journalisme

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Géraud Lafarge

Troisième partie. L’espace des trajectoires sociales

7. Petites bourgeoisies

Texte intégral

  • 1  D’ailleurs, comme les étudiants précédents, c’est a priori selon sa position au sommet du pôle Nor (...)
  • 2  Nous renvoyons ici à l’analyse faite par P. Bourdieu à propos de L’Éducation sentimentale du « pet (...)

1Si l’on glisse vers la droite de l’espace des étudiants et que de Clara, Elise et David nous passons à Sébastien qui occupe une position centrale et extrême au pôle Nord, la trajectoire qu’il a connue peut sembler surprenante. Cet étudiant d’une école parisienne réputée, la même que David, passé par une classe préparatoire et un IEP, se retrouve après huit ans de vie active quasiment à sa position sociale et matérielle de départ à sa sortie d’école. Il est logé chez sa mère, célibataire, sans emploi stable et régulier et sans réelle vision d’avenir après avoir multiplié les CDD dans le réseau régional de France 3. Sa trajectoire donne à voir, sous une forme très directe et violente, la précarité propre à la profession qui, avec la crise actuelle, peut toucher même les étudiants sortis de grande école de journalisme. Mais son parcours est moins surprenant qu’il n’y paraît lorsqu’il est pensé par comparaison et opposition aux cursus d’Élise, Clara et David1. Les différences de ressources, mais aussi et surtout, des dispositions, jugements et anticipations, qui se traduisent finalement dans les différences de trajectoires sociales et professionnelles, révèlent en grande partie, ici dans le cadre de l’univers spécifique du journalisme, les écarts qui séparent la petite bourgeoisie dont est issu Sébastien, de la bourgeoisie cultivée, voire la grande bourgeoisie, auxquelles appartiennent respectivement Clara, David et Élise2.

2Cependant le cas limite de la trajectoire de Sébastien ne doit pas pousser à opposer de façon trop simple et trop substantialiste les étudiants issus de la petite bourgeoisie et les héritiers. Comme va le montrer le parcours d’Adèle, étudiante sortie d’IUT qui elle, à la différence de Sébastien, réussit à sortir du cercle des CDD en région du planning de Radio France pour être titularisée à France Inter, les étudiants en journalisme issus des classes intermédiaires peuvent être inclinés à investir dans l’école et dans leur carrière des dispositions ambitieuses et les réaliser. Céline, elle aussi, offre un autre exemple très proche, mais aussi légèrement éloigné par de petites variations, d’Adèle : sortie du même IUT, elle réussit aussi à être titularisée à Radio France, mais dans le réseau France Bleu. Ce petit écart, ajouté à d’autres, fera alors mieux ressortir les caractéristiques objectives de l’une et l’autre. Mais là encore, les trajectoires de ces deux étudiantes ne doivent pas être substantialisées. Elles sont ainsi très semblables d’étudiantes de la bourgeoisie moyenne, comme Gaëlle et Cécile, plus dotées socialement et scolairement qu’elles, mais ne faisant pas partie pour autant des fractions les plus dominantes de notre population, qui ayant un rapport sérieux au monde, animé par une certaine ambition ne se résumant pas à de l’assurance, connaissent des trajectoires d’intégration réussie dans la vie active journalistique et plus largement dans la vie. C’est un continuum de positions et de trajectoires sociales et professionnelles qui conduit de la « grande porte » à « la petite porte ».

Volontarisme et ressentiment

« J’ai un ras-le-bol : 35 ans célibataire sans enfant alors que la majorité de mon entourage, mes amis sont mariés ou avec des enfants. Je vis toujours comme un adolescent de 15 ans avec son baluchon sur le dos et sans véritable changement. En sept ans quels véritables changements j’ai sentimentalement ou dans ma vie personnelle ? Très peu, très peu de changements. »

3Ainsi s’exprime la lassitude de Sébastien qui est quasiment revenu à la case départ, matériellement et socialement, depuis sa sortie d’école de journalisme, mais aussi professionnellement comme il le souligne dès le début l’entretien qu’il nous a accordé :

« Je suis rédacteur, toujours rédacteur CDD, ça fait sept ans. Je navigue un peu partout en France d’hôtel en hôtel et de gare en gare pour remplir des missions de remplacements dans des rédactions qui font appel à moi en fonction de leurs besoins. »

4En fait, sa vie de rédacteur au planning (encadré 4 ci-dessous) de France 3 région est en train de prendre fin puisque le groupe, en raison de ses difficultés financières, réduit drastiquement ses offres de piges et CDD. On « [lui] a clairement fait comprendre de toute façon que [il] ne reviendra pas ou de façon très épisodique dans ces rédactions ». Sa vie de journaliste non-titulaire risque de se prolonger et de se précariser puisqu’il est revenu en région parisienne où il commence à essayer de piger pour des chaînes d’information en continue.

5S’il était proche, sous certains rapports, des trois étudiants de la « grande porte » que sont Clara, David et Élise, il en était, en fait, aussi assez éloigné pour qu’au gré de sa trajectoire et de « choix » ou « non-choix », l’écart soit au final important. Comme Clara, il est passé par une classe préparatoire B/L mais, comme Élise, il n’a fait qu’un an d’hypokhâgne dans le lycée de la région parisienne éloignée qui était le sien jusqu’en terminale. Il a, comme Clara, suivi une scolarité en IEP mais à Bordeaux et non à Paris. S’il fait partie de la même promotion que David et est donc lui aussi un étudiant d’une école de la « grande porte », il a dû s’y reprendre à trois fois pour intégrer une école de journalisme. Sans surprise, la différence initiale et décisive entre Sébastien et ses autres condisciples est le volume de ressources économiques, culturelles et surtout sociales bien moindres dont il dispose et qui contribue à la moindre efficacité de son diplôme de journaliste et de son capital scolaire.

6Sébastien est d’origine sociale moins élevée que Clara, David et Élise. Sa mère est professeure en collège de mathématiques et physiques et son père, titulaire d’un DUT, était agent administratif aux Assedic. Originaire de Seine-et-Marne, c’est dans ce département et non dans un grand lycée parisien ou de région qu’il fait sa classe préparatoire sur les conseils de ses professeurs et un peu poussé par ses parents qui y voit, comme lui, un moyen d’intégrer un IEP en vue de faire du journalisme. Derrière la valeur faciale de son cursus et de ses diplômes, se cache une scolarité plus difficile qu’il n’y paraît : il est « mis dehors » de sa classe préparatoire. Il se rabat sur un Deug d’histoire mais qu’il mène « en dilettante » en « vivant sur ses acquis de prépa » profitant de sa jeunesse. Il prépare tout de même les concours d’entrée en IEP, ne tentant pas Sciences Po Paris qu’il juge inaccessible. Pris à l’IEP de Bordeaux, il redoublera sa deuxième année bien qu’il avoue avoir été là « la tête dans le guidon ». Il lui faut trois ans pour intégrer une école de journalisme. Il est admis dans trois d’entre elles finalement : un IUT, une école intermédiaire récente et une école parisienne réputée qu’il choisira d’intégrer. Pendant sa scolarité dans cet établissement, il ne loge pas à Paris, ce qui aurait été trop coûteux et fait des navettes tous les jours entre la capitale et le domicile de ses parents. Outre son origine sociale, une propriété qui le démarque de ses camarades de promotion et de la majorité des étudiants en journalisme est son orientation politique à droite. La rareté et la relative illégitimité de cette opinion politique dans le microcosme des étudiants en journalisme se traduisent aussi dans le relatif isolement des individus ayant de telles opinions au sein de leur promotion, ou du moins dans la relative distance qu’ils entretiennent avec leur camarade et « la vie de groupe ». C’est le cas de Sébastien qui déclarait pendant sa scolarité « ne pas se sentir trop intégré à la promotion » car il n’a « pas trop d’atomes crochus » et sept ans après sa sortie d’école, il s’empresse de souligner dès le début de l’entretien la rupture complète des relations avec ses anciens camarades de promotion.

7Sébastien doit surtout s’appuyer sur sa volonté et non sur le capital économique et social de sa famille, ni même le capital social de son école de journalisme ou celui qu’il arriverait à accumuler seul pour répondre à ses aspirations. De façon qui peut sembler anecdotique, les récits que font Sébastien et David de leur expérience de jeunesse des médias et de l’information, quand dans l’entretien est évoquée la naissance de leur vocation au journalisme, témoignent de l’écart entre les pratiques et la morale bourgeoises et petites bourgeoises, dans le mode la familiarisation enfantine plus ou moins inconsciente avec la culture plus ou moins légitime, en l’occurrence ici la culture journalistique.

Sébastien : « En fait déjà tout petit, inconsciemment, c’est ce que je voulais faire même si je n’avais pas vraiment une idée précise. À l’âge de dix ans, je lisais déjà Le Parisien, je m’informais. Quand j’allais chez mes grands-parents – ils recevaient Le Parisien, on n’avait pas le journal à la maison mais eux, ils l’avaient –, je prenais une demi-heure, trois quarts d’heure pour feuilleter Le Parisien. Je trouvais ça passionnant, intéressant, fabuleux, cette espèce de papier qui nous donnait une ouverture sur le monde ou en tout cas le monde auquel on n’avait pas accès. Je trouvais ça extraordinaire. »
David : « Au début, je pensais que le journalisme ce n’était pas pour moi. C’était bouché même si mes parents achetaient Le Monde et que je pouvais fantasmer sur les signatures du Monde. »

8Ce n’est pas tant évidemment la différence objective entre les titres évoqués (Le Monde/Le Parisien), opposés dans l’espace social des journaux et de leurs lecteurs, que la forme même du récit qui séparent David de Sébastien : l’un évoquant avec distance et désinvolture comme un fait sans importance la lecture de ce titre chez lui, quand l’autre, sans en surestimer l’importance, insiste sur la fascination et l’effet de cette lecture. Par sa réponse, Sébastien fait aussi preuve d’un certain sérieux et de bonne volonté face à la question de l’intervieweur. Un autre élément qui illustre le décalage entre la morale bourgeoise et petite bourgeoise, est la morale économique que défend Sébastien. Il est fier de pas avoir emprunté pour financer ses années coûteuses dans son école de journalisme privée, ce qui est conforme à l’éthique de l’effort, de l’épargne, de la parcimonie, de l’aversion au risque :

  • 3  Ce cas et ce jugement confirment l’analyse et l’usage que nous avions fait de la variable « mode d (...)

« Vous aviez emprunté pour l’école ?
– Non, tout était autofinancé. J’avais donné des cours à domicile pour pouvoir me permettre de financer ces années. Je n’ai rien emprunté […] Tout a été payé quasiment d’un seul coup. Je ne voulais pas emprunter pour me mettre un handicap en plus au démarrage, il y en a suffisamment comme ça non3 ? »

9L’insuffisance de ressources économiques, mais aussi d’assurance ou plutôt d’aisance dont pâtit Sébastien sont visibles tout au long de sa carrière. À sa sortie d’école, après son stage de fin d’études à France 3 national puis à Rennes, il n’a plus aucune nouvelle de la chaîne. Il attendra huit mois avant d’être recontacté et réussir à entrer au planning. Il ne trouve à travailler durant cette longue période que pour un magazine touristique des Ardennes et dans une radio musicale locale des Côtes-d’Armor. Ses « relations » ne marchent pas : « Un camarade de promo avec qui je m’entendais très bien me filait des contacts mais malheureusement pour moi, ça n’aboutissait pas, ça n’a pas abouti du tout. » Ses deux essais à Eurospsort notamment ne débouchent sur rien. Les mêmes difficultés se reproduisent quand il sort du planning de France 3 sept ans plus tard après avoir suivi une formation JRI à l’Institut national de l’audiovisuel (Ina) : « En fait, c’est en sortant de l’Ina que l’on a eu quelques contacts. J’ai quand même mis pas loin de huit mois avant de faire ma première pige et mettre un pied à BFM […] et je n’arrive pas à rentrer à I-Télé. » Il ne peut, d’une certaine façon, à la différence des autres, ne compter que sur lui. C’est ce qu’objective son recours à une formation au métier de JRI qu’il arrive à faire financer par des droits à la formation professionnelle accumulés pendant ces années à France 3. Ce manque de ressources économiques, sociales et familiales explique aussi que les rappels à l’ordre de la vie réelle, professionnelle et sociale, sont beaucoup plus directs et violents car ils ne sont pas amortis, comme pour Élise qui a toujours le soutien « moral et financier » de son père, ou David qui peut aussi s’appuyer sur les revenus et les relations de ses parents. Il est révélateur d’opposer l’angoisse que dit avoir éprouvée Élise après la fin de ses CDD à RFI, avant de partir pour un voyage linguistique à Rome, et celle de Sébastien sans nouvelle de France 3 pendant huit mois. Quand la première fait feu de tout bois pour trouver un emploi, en évitant cependant de « faire de la com’ d’une petite mairie de province » ou de « faire des flashs dans les matinales de Nostalgie », le second ne trouve qu’à piger de façon minimale en Ardennes ou dans le Trégor justement dans un magazine touristique et une radio musicale et est marqué, pour la suite de sa carrière au planning, par « la peur de n’être plus repris ».

Élise : « Alors là c’était très très dur parce que moi, j’avais toujours travaillé ou quasiment. Si je n’avais pas travaillé, je savais que j’avais un travail derrière qui m’attendait. Donc je n’avais jamais eu ce problème de se retrouver avec rien […] Ça a duré un mois et demi et je devenais folle […] Moi, je suis vraiment hyperactive et du coup, de septembre et jusqu’à mi-octobre… Franchement je passais ma vie entre faire de la gym et m’occuper de mes CV […] Pour quelqu’un qui travaille beaucoup, c’est difficile […] Après un mois et demi de sport et de recherche de travail, mon père m’a dit : “Bon écoute, t’as pas pris de vacances depuis perpète, prends-toi au moins une semaine de vacances.” »
Sébastien : « La peur de ne plus être repris, j’ai quand même fait neuf mois où on ne m’a quasiment pas appelé, ça a été un traumatisme. »

10Pour combler ce manque de ressources, Sébastien, ne peut donc opposer, à la différence d’un héritier, que sa bonne volonté dont il dit avoir fait preuve pendant ses études en IEP et en école de journalisme puis pendant sa vie active.

« J’étais un peu naïf à l’époque, je ne savais pas trop ce que représentait Sciences Po en termes d’études, en termes de niveau. Je n’étais pas un élève brillantissime. J’étais plutôt moyen mais, compte tenu de mes difficultés de mémoire, je compensais par du boulot. Donc j’ai bossé d’arrache-pied. »

« Je me félicite de m’être battu pour avoir eu une formation. On peut en discuter de la formation mais j’ai en tout cas mis un pied dans les médias. C’est très compliqué de vouloir mettre un pied dans la télé. »

11Mais typiquement, sa disposition et sa vision du monde et inséparablement de lui-même, oscille entre ce sentiment positif volontariste de s’être battu pour y arriver et le fatalisme du sentiment d’être à sa place – « j’ai commencé par des choses modestes, et je fais toujours des choses modestes donc, voilà, je ne suis qu’un modeste journaliste » –, voire de sa faiblesse qu’il ramène même à « de la médiocrité » et ce, tant dans l’ordre scolaire où il se dit donc moyen, que dans l’ordre professionnel quand il évoque sa place dans la spécialité télévision à dans son école de journalisme par rapport aux « bons » (tels David) ou ses difficultés à trouver des piges et faire fructifier les contacts que lui donnait justement son camarade de promotion :

« Les rédacteurs en chef venaient un peu faire leur marché. Les meilleurs allaient sur France Télévisions, à France 2. Moi dans ma promo, il n’y en a pas eu qui ont été à France 2, c’était LCI et TF1. Et les autres, ceux qui étaient plus médiocres, dont je faisais partie, c’était la 3. »

« J’ai fait deux essais à Eurosport. Pfout, je n’ai pas été pris, voilà. Parce qu’il y a un facteur de talent, un facteur de compétence et puis il y a un facteur de maturité. C’est-à-dire quand on vous donne des clefs, il faut le temps de les maîtriser et c’est un métier et une technicité très friable. »

12Cette vision traduit son intériorisation et sa perception individualisante des jugements sociaux collectifs et structuraux qu’il a subis en fait dans l’univers scolaire et professionnel journalistique, exonérant le journalisme « un métier fantastique mais usant », univers qu’il a choisi mais qui ne l’a pas choisi.

  • 4  On peut rappeler l’un des traits du « petit-bourgeois » que Bourdieu mentionne : « Le petit-bourge (...)
  • 5  On peut comparer cette orientation en télévision avec celle de Clara attirée par « l’image », ou d (...)

13De plus, tout se passe comme s’il faisait « des mauvais choix », ou en tout cas des choix qui n’ont pas les effets attendus, ou pas immédiatement4. Il est comme victime d’allodoxia. Ce n’est pas qu’il n’anticipe pas, qu’il ait un rapport à l’avenir imprévisible, mais il anticipe parfois mal, ou n’est pas en mesure de le faire, pris par les événements et le temps, à la différence d’individus ayant les moyens et les dispositions de prévoir et de risquer avec une certaine assurance comme David. Ainsi, dès son entrée en journalisme, il raconte avoir choisi de façon rationnelle et pragmatique sa spécialisation en télévision alors que la situation, dans laquelle il se trouve et qu’il dénonce dans l’entretien, le contredit5 :

« À la fois le côté coup de cœur et à la fois le côté très pragmatique. À l’époque, on était sur la création des chaînes de la TNT. Sachant que la presse écrite battait de l’aile, je me suis dit qu’il allait forcément falloir à un moment ou un autre que je choisisse quelque chose qui soit aspirateur et pourvoyeur d’emplois. Et encore maintenant ça reste la télévision plus que la presse écrite. Donc si je voulais trouver des débouchés, c’était en télévision. Le deuxième calcul que j’avais fait, c’était le suivant : quand on a un pied en télévision, on peut revenir en presse écrite (la passerelle est facile et je la refais de temps en temps : je pige de temps en temps en presse écrite), mais l’inverse, c’est juste impossible, à moins d’avoir un nom. »

14Par la suite, il se laisse happer par la vie du planning. Quand il dit, usé par sept ans de vie en transit, vouloir enfin se recentrer sur Paris et se poser, il a déjà laissé passer des occasions de stabilisation. En effet, même si dans un premier temps, pour expliquer sa non-titularisation, il évoque des circonstances indépendantes de sa volonté et le poids de l’ancienneté et des « réseaux syndicaux », il explique, plus tard dans l’entretien, suite à des questions plus insistantes, qu’il a de lui-même refusé des postes : « C’est des postes qui sont tombés et je n’ai pas postulé. On m’a dit : “Ah, tu as fait une erreur.” » Il a des raisons objectives qui le poussent à les refuser :

« Sauf que c’était des postes de journalistes à Lyon, à Guéret, etc., et pour des raisons familiales je préfère rester sur Paris parce que, voilà, j’ai perdu mon père. L’idée c’est vraiment de rester auprès de ma famille, enfin du peu de famille qui me reste et d’être sur Paris, de profiter un peu de mes amis, de mon entourage. Parce que j’ai consacré sept ans de ma vie à ce métier sans forcément mettre mes distances, je les voyais, mais l’idée c’est vraiment de profiter à plein. »

15Mais, en fait, à cela s’ajoutent une anticipation et une ambition professionnelle et sociale compréhensibles qui paraissent contradictoires avec sa situation précaire et sa soi-disant volonté de stabilité et qui, au final, a tout d’un calcul qui semble risqué :

« C’est pour ça que je n’ai pas accepté ces postes en province parce que ça m’éloigne d’eux et que j’ai 35 ans : quand on me propose – je dis n’importe quoi – un poste à Guéret, c’est un enterrement de première classe. J’y serais allé avec femme et enfants mais, célibataire sans enfant, je préfère rester sur Paris ou me laisser quand même une chance. »

16Il souhaite prolonger encore sa jeunesse dont il veut pourtant sortir et tenter de se faire une place en télévision à Paris, ce qu’il n’arrive malheureusement pas à faire, même s’il s’en est donné les moyens en se formant au métier de JRI et en allant chercher du travail dans la capitale où sont la majorité des employeurs. Il arrive un moment où Sébastien est obligé de se rendre compte que son calcul n’était pas bon ou du moins ne paye pas puisque les piges sont de nouveau difficiles à trouver, qu’il repart sur un travail usant et précaire et qu’il ne lui reste encore que sa volonté pour y arriver.

« Ah, c’est un métier compliqué, il faut vraiment être motivé. […] Vous êtes un numéro parmi mille, parmi je ne sais pas combien de personnes qui sont sur la place parisienne et même française. Donc c’est vraiment très compliqué… »

17Par comparaison avec le cas de David, « les calculs » et « les choix » de Sébastien semblent plus à contretemps, en réaction, et subis. Là où David paraissait avoir un coup d’avance et dépassait ses « échecs » et « accidents » professionnels ou personnels, Sébastien les subit comme des rappels à l’ordre de la réalité de plein fouet : la restriction des moyens à France 3, la maladie et le décès de son père, ou ses échecs sentimentaux :

« Quand vous êtes un courant d’air, que vous passez un week-end ou deux comme ça, un peu comme vous passez à l’hôtel, on vous le fait pas comprendre. Quand la sanction tombe et que le couple se sépare, vous comprenez bien que c’est parce que vous n’êtes pas là. »

18Force est de constater que « l’investissement » temporel et social à France 3 en région, dans le planning de Sébastien, n’a pas connu la même rentabilité que celui de David, par exemple en Chine. Si l’on est radical, on peut même dire que cette dernière est quasi nulle puisque, comme le constate Sébastien, il se retrouve dans une position presque identique à celle à sa sortie d’école. Et s’il n’avait pas une vision établie de son avenir à la fin de sa scolarité, c’est encore moins le cas à présent même s’il s’en défend. En effet, son rapport à l’avenir devient de plus et plus imprévisible et témoigne, encore une fois, d’une certaine forme d’allodoxia puisqu’il affirme être décidé à faire du magazine en télévision, citant des modèles d’émissions établies mais datées en la matière comme Thalassa, Envoyé spécial ou Faut pas rêver alors qu’il s’oriente, par la force des choses, vers du « news » dans sa forme extrême qu’est la production d’images en tant que JRI pour les chaînes d’information en continue :

« Vous n’aviez pas indiqué dans le questionnaire, de rubrique dans laquelle vous vouliez spécialement travailler à la sortie de l’école.
– Je n’avais pas forcément de vue, c’était là où on m’accepte. Maintenant, j’ai une vue un peu plus affûtée.
– Qu’est-ce qui…?
– Tout ce qui est magazine. Là clairement l’objectif, je vais tout mettre en place pour pouvoir faire du magazine, faire du documentaire. »

  • 6  Voir O. Standaert, op. cit.

19Bien sûr, il est possible de rapporter la trajectoire de Sébastien à la conjoncture économique et à la politique des employeurs en journalisme et en audiovisuel en particulier6. Cependant, il faut y voir aussi l’effet de la position et des propriétés sociales relativement dominées de Sébastien par rapport aux étudiants de la « grande porte ».

  • 7  P. Bourdieu, Les règles de l’art, op. cit., p. 38-39.
  • 8  Son positionnement politique à droite renforce certainement cette inclination à la dénonciation de (...)

20Dans son analyse de la morale petite bourgeoise, Pierre Bourdieu souligne que le volontarisme « porte à son revers le ressentiment se prolongeant logiquement dans une vision du monde social qui combine l’artificialisme avec l’obsession cryptocratique, mi-optimiste puisque l’acharnement et l’intrigue peuvent tout, mi-deséspérée, puisque les ressorts secrets de cette mécanique sont livrés aux complots de seuls initiés7 ». Les propos que tient Sébastien pendant l’entretien confirment quasi mot pour mot cette citation. Quand il se juge « médiocre » en télévision, il précise, interrogé sur les formes de favoritisme possible en audiovisuel : « J’ai vu des carrières fulgurantes, des agents qui effectivement étaient dans les petits papiers et qui ont bien progressé alors que moi ça fait sept ans que je suis à la même place. Je ne les jalouse pas, ce n’est pas ça du tout, c’est juste que je constate. » Beaucoup d’autres interviewés ont mentionné ces phénomènes mais Sébastien s’en démarque par son ton où pointe plus fortement le ressentiment, ne pouvant de plus s’empêcher de comparer ces cas à sa trajectoire et à sa situation actuelle. Quand il revient sur sa non-titularisation à France 3, il insiste sur les logiques paritaires qui ont fait passer avant lui « des gens qui étaient plus appuyés par les syndicats, des gens à placer8 ». Mais surtout, son propos monte en généralité mêlant une sociologie un peu sauvage, sous l’effet, certainement, de la relation d’entretien, et une dénonciation des initiés et des logiques justement cryptocratiques :

« Quand vous êtes dans les petits papiers, pareil en classe, toute la société c’est pareil. Quand vous n’êtes pas – j’insiste – coopté, c’est très compliqué. Je n’ai pas d’étude scientifique qui étaye ce que je vais vous dire mais je pense qu’il y a, comme Bourdieu l’avait montré, une espèce de plafond de verre qui vous empêche d’avancer parce que vous n’êtes pas issu d’une caste, vous n’êtes pas Untel, vous n’êtes pas franc-maçon, vous n’êtes pas syndiqué, vous n’êtes pas ceci, vous n’êtes pas cela, vous n’êtes pas dans une sphère d’influence. »

21L’entretien, à la fois en raison du moment où il intervient dans sa vie et du type de relation très particulière qu’il instaure, devient l’occasion pour lui d’exprimer ses désillusions et son ressentiment au regard du peu de retour « sur investissement » scolaire et social qu’il obtient, et ce de façon encore plus violente et non euphémisée en off, en critiquant les politiques « de la diversité » en œuvre à France Télévisions qui constituaient alors les seuls recrutements encore opérés dans la chaîne.

  • 9  Dès le début de l’entretien, Sébastien sort son agenda avec tous ses jours travaillés notés dessus (...)

22Alice, étudiante d’IUT, que nous avons déjà rencontrée, laisse transparaître également dans le récit qu’elle fait de son parcours, une forme de ressentiment pour des raisons assez similaires bien qu’aussi un peu différentes de celles de Sébastien. Comme lui9, dès le début de l’interview, elle donne le ton, comme pour refuser, dans un premier temps, le jeu de l’entretien, en déclinant de façon administrative son identité en réponse à la question de lancement « quelle est votre situation actuelle ? » :

« Alors situation personnelle : aujourd’hui j’ai 33 ans, je vis en couple, je ne suis pas mariée, je vis en couple pacsée, j’ai un fils qui a 22 mois. Ça, c’est la situation personnelle. La situation professionnelle : je suis en recherche d’emploi. »

  • 10  Elle évoque le fait qu’ayant fait son hypokhâgne dans un petit lycée qui n’offrait pas de seconde (...)

23Son ressentiment naît, lui aussi, d’un décalage entre ses ambitions et sa vocation journalistique initiale et sa position professionnelle actuelle. Issue d’un milieu social petit bourgeois indépendant (son père est devenu cadre maison dans une entreprise de poids lourds et sa mère est infirmière libérale), elle n’a pas les titres scolaires de Sébastien mais témoigne d’un sérieux et de compétences scolaires pendant sa scolarité au lycée, en première année de classe préparatoire littéraire puis en IUT de journalisme, mais qu’elle pense cependant n’avoir pas assez mobilisées du fait de son ignorance de l’univers scolaire10. Mais sa désillusion professionnelle et son ressentiment actuel ont des origines un peu différentes de celles de Sébastien. Si elle ne travaille plus pour un grand titre de presse régionale et paye les politiques de restructuration et de réductions des effectifs de ses employeurs comme Sébastien, elle s’était très investie dans le titre et y avait connu « une promotion » relative en participant au lancement sous la férule d’un rédacteur en chef d’un hebdomadaire de quartier. Cette expérience sera un échec, et après avoir vécu de façon positive le travail en lien avec les différentes directions et services du titre, elle en connaîtra les versants négatifs avec l’abandon de l’hebdomadaire, et plus largement les luttes entre membres de la direction, les affrontements entre lignes politiques éditoriales, « le cynisme » de certains face à la dégradation plus globale de la situation économique du titre. Elle dit alors : « Je me suis éclatée mais j’ai commencé à me sentir abandonnée. » Si elle continue de travailler pendant plus d’un an dans une locale isolée du titre, elle perd peu à peu son enthousiasme. D’ailleurs, pendant l’entretien, elle compare rétrospectivement sa carrière interne dans le titre à celle de camarades de sa promotion qui y ont travaillé en même temps qu’elle et sont montés dans la hiérarchie. Elle y voit l’expression d’une inégalité de la politique de la gestion de la main-d’œuvre dont elle a pâti, ce qui est sûrement vrai, en raison de ses dispositions sociales et de son sexe. Mais alors que Sébastien reconnaissait ne pas avoir cherché à postuler systématiquement et toujours sérieusement à la titularisation, le ressentiment d’Alice est, peut-être aussi, en partie lié à « sa mauvaise conscience », qu’elle nie absolument, d’avoir suivi son mari, sommelier devenu viticulteur et parti s’installer dans une région vinicole pour lancer son propre domaine. Elle avait fait un assez « beau mariage » en épousant le fils d’un chef d’entreprise qui avait accumulé des capitaux économiques suite à la revente de son entreprise. Pour suivre son mari, elle a démissionné de son CDI de rédacteur en PQR. Il s’agissait certes là d’un départ voulu et prévisible, mais il la conduit à se retrouver très isolée socialement et géographiquement à 70 km de la grande agglomération régionale, avec un jeune enfant et sans emploi. Si elle essaye de piger pour des titres locaux ou des magazines ou site de presse spécialisé viticoles, son activité reste très limitée. Comme un pis-aller, elle a développé un site personnel sur le vin et a contribué au site professionnel du domaine de son mari. Même si elle s’en défend aussi, son ressentiment tient au décalage entre sa situation objective de mère au foyer isolée et son discours « féministe » qui tient certes à ses dispositions mais que sa situation actuelle et celle de l’entretien avec un sociologue la force à réactiver.

Ascensions sociales

  • 11  Ce type de trajectoire n’est pas unique mais elle est un cas exemplaire d’une régularité et d’une (...)

24La trajectoire de Sébastien n’est qu’un possible parmi d’autres. Des étudiants d’origine sociale intermédiaire, mais inclinés à investir dans l’école et dans leur carrière des dispositions ambitieuses, connaissent des parcours plus « réussis », comme le montre l’exemple d’Adèle, qui se situe dans la même région de l’espace des étudiants que Sébastien mais plus près de la « petite porte ». Passé par un IUT de journalisme qu’elle a intégré suite à un Deug d’histoire après une première tentative ratée après le baccalauréat, elle connaît une trajectoire ascendante qui la mène assez rapidement à une position professionnelle prestigieuse : CDI à Radio France comme présentatrice de flash dans la matinale, l’équivalent du 20 heures en radio, de France Inter. Sa réussite professionnelle est assez frappante car importante et continue. Elle illustre, par son parcours et par le récit mesuré qu’elle en fait, les trajectoires d’ascension sociale qui peuvent s’ouvrir à des membres des fractions à capital scolaire et culturel des professions intermédiaires dans un univers qui se ferme pourtant scolairement et socialement11.

25Les ressources dont hérite Adèle sont sans commune mesure avec celles des étudiants de la « grande porte ». Son père est un ancien animateur social devenu conseiller d’éducation et sa mère est professeur de langue en lycée privé. Adèle ne s’est pas appuyée, au cours de sa vie estudiantine et active, sur un fort volume de capitaux économiques et sociaux familiaux. Ainsi, alors qu’elle est en spécialité radio, elle décide de faire son stage de fin de seconde année en presse écrite régionale afin d’être rémunérée (elle sait aussi que son année à venir en licence professionnelle lui donnera de multiples occasions de faire de la radio). De même, l’année suivante, après son CDD de fin d’études de licence professionnelle dans une antenne de France Bleu, quand son rédacteur en chef ne peut pas lui garantir dans la foulée un volume de piges régulier pour lui assurer un revenu lui permettant au moins de payer son logement, elle préfère, plutôt que de tenter le planning de Radio France, accepter une proposition de Ouest-France pour un poste en Île-et-Vilaine et pour lequel elle sait pouvoir être logée chez sa grand-mère. Elle s’appuie, comme beaucoup d’étudiants, sur les ressources familiales souvent autochtones que représentent des possibilités d’hébergement dans la parentèle (elle logera aussi chez ses parents les premiers temps de ses piges à France Bleu en Bretagne) ou les capitaux journalistiques, là aussi locaux, qu’elle a pu préalablement accumuler, avant même son entrée en école de journalisme, par de la correspondance locale, puis par l’intermédiaire de l’IUT avec les stages qui y sont possibles :

« Dans le même temps, Ouest-France m’a appelé pour me proposer un contrat. À la rentrée de septembre, j’ai donc basculé en presse écrite.
– Comment ?
– Ils me connaissaient depuis longtemps parce que j’avais été correspondante à Cesson, j’avais bossé à Rennes, j’avais fait des stages à Rennes à Saint-Malo. Donc ils me connaissaient bien à Ouest-France à Rennes et ils savaient que je terminais mon école. Ils avaient un contrat, ils avaient besoin de quelqu’un, ils m’ont appelée. »

26En licence professionnelle, elle bénéficie d’un partenariat entre sa formation et l’antenne locale de France Bleu pour s’y former et y piger chaque semaine mais elle n’est pas sélectionnée par son école pour passer les bourses des grandes radios nationales. Elle peut, comme tous les optionnaires radio, tenter d’obtenir une CDD d’été à Radio France, ce qu’elle réussit mais pour une durée, à cette période, qui n’est plus que d’un mois. Son conjoint à l’époque, avec qui elle est toujours en couple aujourd’hui, n’est pas en mesure de l’aider financièrement. Camarade de sa promotion, il ne dispose pas non plus de ressources économiques importantes et il n’a pas de revenus à sa sortie d’école puisqu’il décide de poursuivre des études d’économie dans le but de devenir journaliste spécialisé. Il n’entrera dans la vie active et n’obtiendra ses premiers CDD qu’en fin d’année 2008. D’ailleurs, lorsqu’il entreprend en 2006 un master d’économie dans une université parisienne, il part s’installer à Amiens où le coût du logement est bien moindre qu’à Paris. Ce n’est que quand Adèle le rejoint à la fin de l’été 2007 qu’ils s’installent tous les deux en banlieue limitrophe de Paris. Elle n’a pas hésité beaucoup pour le retrouver. On comprend qu’Adèle, qui quitte alors Ouest-France où elle travaillait toujours depuis sa sortie d’école, se tourne rapidement, et sans trop d’états d’âme, vers la presse spécialisée et professionnelle. Elle ne pouvait, en effet, rester trop longtemps au chômage pour des raisons matérielles même si elle met aussi en avant des raisons psychologiques.

  • 12  Ici aussi, on peut mettre en parallèle les propos d’Adèle (il faudrait même y ajouter le ton de la (...)

« Ça a duré combien de temps cette période recherche ?
– Pas très longtemps parce que moi il faut pas que ça dure trop longtemps pour que je me rende compte que ça marche pas trop et j’ai trouvé un boulot au bout d’un mois et demi dans une boîte de presse pro à mi-temps où je faisais du SR. J’ai commencé en novembre parce que j’étais angoissée. »12

27D’une certaine façon, plus encore que Sébastien le disait, puisqu’elle possède un capital scolaire et academico-journalistique moindre, elle n’a « que [sa] bonne volonté » pour essayer de se faire une place. C’est de sa propre initiative qu’elle trouve des emplois au cours de cette période : comme SR en CDD dans une agence de presse professionnelle suite à la réponse à une annonce publiée ; et comme pigiste pour un site de presse professionnelle hôtelière auquel elle avait proposé un sujet qui avait été accepté. De même c’est sans intermédiaire qu’elle propose ses services, un an plus tard, à une rédaction bretonne de France Bleu. Elle ne peut se prévaloir outre mesure de la maison puisqu’elle a quitté le planning (sans jamais y rentrer, en fait, suite à son CDD) plus de deux ans auparavant et que la rédactrice en chef de l’antenne venait de plus de changer.

28On ne décèle pas chez Adèle de ressentiment, ce qui peut s’expliquer par la réussite de parcours. Mais sa trajectoire et le récit qu’elle en fait semblent plutôt témoigner d’une ambition limitée mais qui n’en est pas moins réelle et surtout réaliste. Ses choix de vie et professionnels sans calcul apparent s’avèrent souvent payants. Ils s’appuient sur un rapport au monde, à l’avenir, au métier et aux titres qu’elle vise, en affinité avec les positions sociales et journalistiques qu’elles offrent, rappelant combien les dispositions font les positions. Elle fait preuve d’un certain volontarisme. On peut évoquer ses dispositions et ses succès, mais aussi les possibles qu’elle a rencontrés et qui ne se sont pas produits. Ainsi Adèle aurait pu faire une carrière en presse régionale : le titre qui l’employait lui a effectivement proposé des CDD, elle était disposée à y travailler et à y faire carrière comme Aurélie. Après avoir renoncé au planning de Radio France, elle ne se voyait pas forcément y retourner et envisageait, du moins selon ses dires, de travailler en presse écrite, un média qu’elle disait, pendant sa scolarité, en répondant au questionnaire initial apprécier autant que la radio :

« Ça vous a redonné goût à la presse écrite ?
– Mais je n’avais jamais perdu le goût.
– Vous pensiez, retourner à la radio, vous vouliez à tout prix ?
– Pas forcément non, parce que Ouest-France c’est le journal qui m’a fait commencer et que j’ai toujours lu, toujours apprécié, que lisaient mes parents et mes grands-parents. Donc, je m’y voyais bien. »

  • 13  Parlant de ses souhaits professionnels étant jeune, Adèle rappelle qu’elle ne voulait pas devenir (...)

29Mais pour éviter le finalisme, il importe aussi de voir les propriétés sociales d’Adèle qui ont contribué à rendre possible sa trajectoire. Si le capital culturel de ses parents est intermédiaire – et peu certifié dans le cas de sa mère qui a enseigné en lycée privé, faute d’avoir réussi les concours de recrutement de l’enseignement public –, ils n’en appartiennent pas moins à l’univers de l’éducation et encore plus aux yeux de leur fille13. Son parcours témoigne de sa relative affinité avec la fonction publique et le capital culturel et scolaire qui va avec même si elle fait le choix des études courtes et de la voie des IUT, considérant que le journalisme s’apprend avant tout sur le tas :

« Je voulais me confronter, oui, je voulais travailler, je voulais tester. Je n’ai jamais cru vraiment que le journalisme on l’apprenait à l’école. Je voulais donc avoir les bases et après me débrouiller toute seule. »

30Mais de nombreux signes témoignent de sa disposition à apprendre, de son sérieux et de sa reconnaissance du capital scolaire et culturel. Ses consommations et pratiques culturelles en sont les premiers indicateurs. Si elle disait lire Ouest-France quand elle était jeune, elle citait aussi Le Monde diplomatique, titre qu’elle continue de lire à présent, s’étant en plus abonnée à Télérama. Son souhait de travailler en radio et, avant tout dans l’audiovisuel public à Radio France, est aussi révélateur des légitimités professionnelles acquises en école et des légitimités sociales héritées. Elle le reconnaît : « France Inter, c’est la radio que j’écoutais » et c’est là qu’elle ambitionnait de travailler. Pourtant, a posteriori, cette ambition la surprend et elle suggère que cette attraction se serait exercée de façon plutôt inconsciente : « En faisant de la radio je n’ai pas pensé à postuler ailleurs qu’à Radio France en règle générale. » Cela la démarque des ambitions plus assumées et plus précoces dont font souvent preuve les étudiants les plus dotés de la « grande porte ». D’ailleurs, elle disait aussi lire et apprécier la presse régionale, ce qui est, on le sait, très discriminant socialement dans cet univers. Mais le fait que la lecture de Ouest-France soit une tradition familiale et qu’elle envisage de faire carrière dans ce titre, qui incarne une « presse écrite de qualité » au pôle régional, est complémentaire et non contraire à son attrait pour Radio France. Au-delà de ses consommations médiatiques, ses pratiques culturelles sont aussi typiques d’une affinité avec le monde de la culture. Outre la lecture, elle pratique aussi le dessin, activité qu’elle a dû abandonner durant ses premières années de vie active, notamment au planning, mais qu’elle reprend une fois titularisée à Radio France avec un emploi et des horaires stables et réguliers.

31Son affinité avec le journalisme de service public peut être objectivé et ne se réduit pas au discours un peu obligé qu’elle tient en début d’entretien quand elle raconte son travail à la matinale de France Inter, ni à l’évidence de ce modèle d’excellence journalistique parmi les étudiants d’école de journalisme. Elle se manifeste aussi dans des remarques qu’elle fait sur d’autres moments de sa carrière, en particulier son expérience de pigiste. Comme beaucoup d’autres anciens étudiants d’ailleurs confrontés à cette pratique, elle en pointe deux défauts à ses yeux qui l’ont conduit à tenter finalement de réintégrer le planning de Radio France : la nécessité de se vendre en permanence et l’absence de travail collectif en rédaction.

« J’ai très vite compris que la pige, ce n’était pas pour moi, que je n’avais pas les nerfs, que c’était difficile, que j’avais besoin d’être dans une rédaction, de voir des gens et que je n’arrivais pas à me vendre en permanence. »

  • 14  Sur cette dimension salariale du travail journalistique et du groupe professionnel des journaliste (...)
  • 15  Au-delà de leur salaire, les interviewés travaillant dans des grands groupes de presse ou grand ti (...)
  • 16  Nombreux sont les anciens étudiants qui dénoncent le caractère aliénant et individualisant de la p (...)

32Sous certains rapports, le travail en tant que titulaire dans une rédaction d’une antenne de Radio France, et même en CDD sur le planning, permet des conditions de travail opposées. Si la préférence pour l’audiovisuel public peut être liée à la défense d’une ligne éditoriale ou d’un type de productions journalistiques, elle peut aussi répondre, notamment chez des étudiants en affinité avec le salariat et la fonction publique14, à l’attrait matériel15 et symbolique de conditions de travail moins prises dans des logiques « commerciales » et moins « individualisantes »16.

33D’autres éléments, moins visibles et moins directs, illustrent une sorte de « volonté d’apprendre » chez Adèle, qui est une forme à la fois de bonne volonté culturelle ici moins directement scolaire que professionnelle, et aussi d’ambition mesurée mais réelle. Tout se passe comme si elle prolongeait ses études par procuration ou de façon détournée, en se mettant en couple avec un étudiant de son DUT qui choisira, lui, de prolonger ses études en partant un an comme lecteur en Allemagne avant de s’engager à Paris dans un master d’économie dans le but de devenir journaliste économique au Parisien (il sera embauché au Parisien mais dans un premier temps dans les rédactions locales et non au service économique). Elle affirme d’ailleurs – sans avoir le sentiment de contredire ses propos antérieurs sur sa volonté de se lancer vite dans le monde professionnel du journalisme – avoir toujours aimé les études et en particulier l’histoire :

« C’est assez bizarre et paradoxal chez moi parce que j’ai toujours aimé les études. J’étais même passionnée d’histoire. J’aurais pu mais ce n’était pas l’envie à ce moment-là et j’ai fait ce que j’avais envie de faire sur le moment. Donc je n’ai aucun regret parce qu’aujourd’hui je suis très contente de ce que je fais. »

  • 17  Elle ne la validera pas car elle n’a pas pu se rendre aux examens finaux, travaillant à ce moment (...)

34Ceci explique que, non retenue en IUT à sa sortie de terminale, elle s’inscrive en Deug d’histoire et que, contrairement à beaucoup d’étudiants dans sa situation (comme Céline ou plus encore Michaël), elle suive assidûment les enseignements et obtienne son diplôme. Elle ne s’est en effet pas seulement inscrite à l’université pour attendre, préparer et passer à nouveau les concours d’IUT de journalisme mais aussi parce qu’« [elle] adorai[t] l’histoire, donc [elle] étai[t] hyper contente ». Elle ajoute qu’elle aurait continué ses études d’histoire avant de tenter le CUEJ si elle n’avait pas été prise en IUT et surtout qu’elle a repris ses études dans cette discipline en s’inscrivant en licence durant son année de CDD à temps partiel en PQR à sa sortie d’école17. Cette disposition « héritée » aux études se trouve aussi, peut-être, éclairée par la place d’Adèle dans sa fratrie. Aînée de la famille, ses parents n’ont rien dit quand elle a fait savoir qu’elle voulait devenir journaliste le plus rapidement possible même s’ils auraient souhaité, pense-t-elle, « qu’elle fasse prof ». Sa sœur cadette de quatre ans, elle, se destinera à un métier de la fonction publique, conseillère d’insertion et de probation pour les détenus, après des études plus longues, un master, un concours de recrutement, et une formation de deux ans à l’école nationale de l’administration pénitentiaire.

  • 18  À la fois par sa structuration et le ton qu’elle emploie.

35Pour Adèle, c’est plus dans son parcours strictement professionnel, et dans le récit qu’elle en fait18, que transparaît cette volonté d’apprendre. Elle insiste sur son souci permanent de progresser et de s’améliorer même dans les situations qui ne sont pas a priori les plus intéressantes ou les plus en correspondance avec sa vision du journalisme. Ainsi elle rappelle que sa première expérience à Radio France, dans le cadre de son CDD d’été à France Bleu, s’il ne correspondait pas exactement à ses attentes, et notamment à l’idée qu’elle pouvait se faire parfois de l’information dans une radio de service public, n’en fut pas moins bénéfique pour son apprentissage du métier :

« Je n’ai pas demandé cette radio mais c’était très bien, c’était une bonne locale pour apprendre […] Il y avait beaucoup de faits div’, beaucoup de sports. Parfois, on était un peu dans le talk-show à la RMC. Cette antenne détonnait un peu dans le paysage radiophonique de France Bleu. Moi, j’ai adoré parce que du coup ils étaient hyperréactifs là où certaines locales de France Bleu ont moins de moyens, moins de possibilités de réagir dans l’instant. Là, tout de suite j’ai été envoyée faire des directs au journal de midi, sur l’autoroute, fuite de gaz, c’était hyper formateur.
– Vous disiez à l’époque que vos modèles, c’était plutôt France Inter, pas RMC.
– Oui, mais c’est pas grave. France Inter, c’est la radio que j’ai toujours écoutée mais je suis toujours dans le but d’apprendre et je trouve que c’est bien d’aller faire son premier CDD d’école dans une radio qui ne nous ressemble pas forcément mais qui a une manière de travailler bien particulière. J’ai énormément appris. Des choses que j’ai reproduites après et des choses dont je me suis dit : “Ça je ne le ferai jamais. Ça me va pas.” »

  • 19  Comme le montrent les récits d’Élise, d’Adèle et Céline, nombreux sont les étudiants qui évoquent (...)

36De la même façon, elle affirme avoir appris de son année de SR en PQR à sa sortie d’école comme de son année de SR en presse professionnelle bien qu’elle répète que, dans les deux cas, « il ne fallait pas que ça dure trop longtemps ». Elle dit aussi avoir tiré des bénéfices de ses piges pour un site de presse professionnelle hôtelière où elle se remet, en fait, à faire des sons. Mais surtout elle apprécie son retour au sein d’une rédaction de France Bleu, en Bretagne, où elle effectue ses premiers mois de piges. Ce jugement est le produit de la correspondance entre ses dispositions à travailler dans un tel média, ses dispositions à apprendre, mais aussi les dispositions à répondre à cet ensemble d’attentes de l’ensemble de la rédaction et, en particulier, de la nouvelle rédactrice en chef, dont elle garde « un souvenir ému ». De cet ajustement structural découle un souvenir d’autant plus « enchanté » que le parcours sera couronné de succès : « Elle [la rédactrice en chef] était super. J’en garde un souvenir ému parce que c’était une super rédac, ce sont des gens qui m’ont aidé à me former. » Adèle continuera d’avancer dans le parcours de Radio France avec les mêmes dispositions à apprendre, parfois par nécessité comme avec la présentation, et à en tirer profit sans que cela soit conscient et calculé. Elle reprend d’ailleurs « la philosophie » de cette rédactrice en chef de France Bleu qui incarne un peu une figure de mentor19 et qui l’a poussée à tenter très vite, après seulement cinq mois de piges, à intégrer le planning : « Elle disait – je pense effectivement qu’elle avait raison – que ça ne servait à rien d’attendre et que si on ne tente pas, on perd du temps. Et c’est vrai : on continue d’apprendre en étant sur le planning de Radio France. En étant embauché, on n’est pas censé être parfait non plus. Donc autant apprendre en étant sur le planning qu’en étant pigiste. » Adèle apprend donc, dans les périodes où elle tourne, de rédactions en rédactions. Elle « apprend à aimer la présentation » en particulier à France Info : « Quand on en mange tous les jours, c’est là que j’ai appris à aimer ça. » Elle expérimente les différents modes de productions et présentations et lignes éditoriales des flashs d’information dans les différentes antennes où elle passe : France Bleu, France Inter, Le Mouv’ et France Info. Rétrospectivement, elle affirme « avoir eu la chance d’avoir eu des contrats variés […], de voir toutes les facettes et toutes les possibilités qu’il y avait dans la maison de la Radio ».

37Si bien sûr, comme elle le reconnaît, son parcours professionnel doit « à la chance », il faut faire l’hypothèse que c’est une chance objective qu’elle a su saisir par des dispositions subjectives, un rapport au monde et au journalisme, en partie caractéristique d’enfants de professions intermédiaires à capital culturel que l’on pourrait comparer, à titre analytique, au rapport féminin à l’école par opposition au rapport masculin : plus sérieux, plus modeste avec moins d’assurance mais parfois pas moins de volonté. Cette capacité, à un niveau socialement plus modeste que David, de prendre des risques, de faire des choix professionnels et de vie souvent payants, la distingue de Sébastien qui, scolairement plus doté initialement, paraît moins en affinité socialement avec l’univers journalistique ou du moins y a un moins bon sens du placement.

38Adèle semble moins calculatrice que Sébastien qui avait choisi pragmatiquement la télévision comme spécialité, et même moins motivée, quand elle s’oriente en radio puisqu’on l’a dit, elle ne cherche pas à obtenir des piges dans le réseau France Bleu qu’elle sait ne pas pouvoir trouver sur le lieu de son CDD d’été, et se tourne un mois après sa sortie d’école vers la PQR. Son choix de la radio l’avait cependant bien poussée à poursuivre en licence professionnelle dans le même IUT pour profiter d’une année de spécialisation et d’un partenariat avec France Bleu. Mais une fois à Ouest-France, où elle est employée contre sa volonté initiale en SR, et à temps partiel, elle demande, à plusieurs reprises, à changer de poste pour faire plus de terrain. Elle comprend vite, devant les non-réponses de son employeur, qu’on veut la laisser sur un poste qui est une impasse car, à terme, le plateau SR doit être déplacé, de sorte qu’on n’aura plus besoin d’elle. C’est pourquoi, de façon « rationnelle » et sans attendre, elle refuse les propositions de prolongement de son CDD qui lui sont faites et tente sa chance dans la capitale (« rester un peu à Paris » comme elle dit) où son conjoint est installé pour ses études. Là aussi, elle agit vite, acceptant des piges sans tergiverser, et dans une presse professionnelle, qui a priori ne l’attire guère, mais où, comme SR, elle peut faire valoir son expérience antérieure à Ouest-France. Débarrassée de la pression de la contrainte du revenu, elle se rend à nouveau vite compte qu’elle n’est pas faite pour la pige et retente sa chance à Radio France, une fois que son CDD en agence de presse professionnelle est arrivé à son terme. Cette réorientation peut sembler irrationnelle puisqu’elle a coupé depuis deux ans avec le réseau France Bleu et qu’elle se sait en décalage avec ses camarades de promotion qui ont commencé à travailler depuis deux ans à intégrer le planning. Elle agit cependant de façon encore un peu calculée car, échouant dans son « forcing » auprès de France Bleu Paris, elle contacte la rédaction de Rennes, en faisant valoir sa connaissance du territoire et sa disponibilité, ses parents habitant dans les environs. Elle appelle, de plus, la nouvelle rédactrice en chef à Noël, période propice du fait souvent des besoins de remplacements en raison des congés. Elle mentionne « de façon floue », lors d’un coup de téléphone rapide, sa connaissance de France Bleu sans s’attarder sur le caractère ancien de son expérience et assure avoir déjà fait de la présentation, ce qui n’était que partiellement vrai. Sa carrière et son ambition, au sens de sa volonté de faire sa place à Radio France, s’affirment et s’accélèrent à partir de ce passage qui l’a marquée à France Bleu en Bretagne. Elle tente très vite l’entrée au planning et se forme par nécessité à « la présentation », ce qui lui offre de fait des opportunités d’emploi dans le réseau. Elle accumule un certain capital puisqu’elle est régulièrement envoyée dans les rédactions nationales du groupe profitant des effets internes de réputation et reconnaissance :

« Parce que les contrats d’avant s’étaient bien passés. C’est toujours la même chose en fait : un contrat se passe bien, on t’en donne un autre à un autre endroit et ça se passe bien aussi : “Bah, tiens, France Info nous a demandé des gens qui tiennent la route en présentation – à ce moment-là je m’étais améliorée en présentation –, bien, je pense à Machine.” »

39Après plusieurs tentatives, dont plusieurs sur des postes en région, elle est titularisée après un peu moins de trois ans de planning à France Inter. Cette relative réussite qui la démarque de Sébastien se donne à voir aussi dans sa vie sociale. En dépit de son passage au planning et de ses tours en région, limités du fait de ses contrats assez longs dans les différentes antennes nationales à Paris, elle assure avoir réussi à garder une vie sociale, même si elle fut limitée. Sa vie de couple avec son conjoint, qui a enchaîné CDD puis CDI au Parisien, en est à la fois un signe et une cause. Le récit qu’elle en fait contraste dans les faits et leur analyse avec le ras-le-bol de Sébastien.

« J’ai été plutôt chanceuse quand même parce que sur l’ensemble, sur les six ans que j’ai passés entre CDD et piges, ma vie sentimentale n’en a pas souffert. C’est classique de sortir avec un journaliste mais ça a l’avantage, en dehors des sentiments, d’être avec quelqu’un qui comprend, qui ne pose pas de questions, qui n’a aucun reproche. On est une vraie équipe et c’est un vrai soutien. Pour moi en plus, on est assez indépendants, on n’est pas du genre “il faut absolument se voir tous les jours”. Donc on était assez libres et en même temps un vrai soutien pour faire face aux difficultés du boulot, aux incertitudes du lendemain. »

Encadré 4. Le planning
Sans rentrer dans le détail, il faut rappeler le parcours, souvent difficile, auquel sont soumis les étudiants qui souhaitent intégrer les chaînes de l’audiovisuel public. Ce système, dit du « planning », perdure depuis plusieurs années*, en dépit de ses transformations formelles**, et est en vigueur, sous des formes assez similaires, dans les antennes des groupes Radio France comme à France Télévisions. La première étape est l’obtention d’un CDD de fin d’études réservé aux étudiants en fin de scolarité en école de journalisme reconnue. Ce concours, qui a pris de formes différentes, s’est formalisé en partenariat avec les écoles de journalisme***. Il consistait à Radio France à envoyer une maquette de plusieurs productions radio au siège qui, en essayant de satisfaire l’ensemble des formations, attribuait des CDD dans les chaînes de réseau France Bleu et quelques autres, plus rares et plus prisées, dans les antennes nationales. Une fois ce CDD terminé, les postulants cherchaient à obtenir des piges dans cette même antenne, même s’il leur fallait souvent aussi se tourner vers d’autres rédactions du groupe. Cette phase en éliminait un certain nombre (comme on le verra par exemple pour Sophie en télévision). Après environ un an de piges régulières, les prétendants pouvaient postuler pour intégrer « le planning », c’est-à-dire le vivier officiel de journalistes dans lequel puise le groupe pour répondre aux remplacements – fréquents mais temporaires – dans ses différentes rédactions. La procédure est assez similaire à celle de l’obtention des CDD d’été comme le raconte Adèle : « Toujours pareil, une maquette, un CV, une lettre de motivation et on attend de voir. Il y a des sessions d’écoute comme pour les CDD d’été. » Si Adèle est prise à sa première tentative après seulement six mois de piges, Céline, au parcours plus classique, intègre le planning à sa seconde tentative après un an de piges. Une fois au planning, le journaliste a normalement la certitude d’être régulièrement appelé pour ces remplacements qui se font sous le statut de CDD plus ou moins longs. S’ouvrent des années de vie professionnelle intensives mais instables qui conduisent parfois à aller pour des périodes assez courtes de rédactions en rédactions à travers toute la France en fonction des besoins. C’est ce qu’a vécu Sébastien. Adèle explique qu’il n’est pas question de refuser : « Au planning, là on est à la merci d’un responsable des CDD des journalistes qui nous envoient sur les contrats. » Si elle a eu la chance de rester plusieurs mois d’affilée à France Inter, France Culture et le Mouv’, elle est passée « à La Rochelle, à Nîmes, à Amiens, à Poitiers, à une dizaine de stations […] C’était assez court. Le plus long, c’était deux mois ». Céline, si elle a eu, en début et en fin de planning, trois CDD assez longs (de 2, 5,5 et 9 mois), a beaucoup tourné :
« L’été 2008, j’ai tourné dans plein de rédacs. J’ai fait treize locales en un an et il y en a certaines que j’ai fait plusieurs fois. Je pense que je peux encore refaire la liste : j’ai fait Limoges, La Rochelle, Poitiers, Nice ; j’ai de nouveau eu des petits contrats à Périgueux, Mont de Marsan ; je suis allée à Caen, à Belfort, à Clermont-Ferrand, je suis retournée encore à Pau et à Périgueux, puis à Poitiers ; au milieu de tout ça, un peu de Breizh Izel pour découvrir la Bretagne et encore La Rochelle. Je crois que j’ai rien oublié.
– Sur combien de temps ?
– Sur onze mois
– Avec des contrats ?
– Des contrats de trois jours à un mois. Le plus long c’était Belfort : un mois. »
Comme Sébastien, elle se souvient des conditions de travail et de vie qu’implique une telle mobilité forcée mais, comme les autres interviewés, elle souligne les « bons côtés » personnels et professionnels qui peuvent être « appréciés » d’autant plus que l’on est jeune.
« Moi je l’ai bien vécu parce que je savais que ça allait être comme ça depuis longtemps. En fait, j’avais envie de ce mouvement, de découvrir plein de régions de France, plein de façons de travailler. Après treize [rédactions] en onze mois : j’ai fini, j’étais lessivée. Ça veut dire vivre dans sa voiture parce que quand on enchaîne un contrat avec l’autre, on est tout le temps à l’hôtel. Quand vous avez un peu de chance, vous êtes en appart-hôtel, vous avez une petite cuisine et vous n’êtes pas obligé de manger des pizzas et des sandwichs tout le temps […] Je me souviens que pour les premiers contrats, il me fallait un ou deux jours pour être vraiment opérationnelle. À la fin, j’arrivais le matin à 9 heures. À 11 heures, j’avais compris : je récupérais les codes pour se loguer à l’ordinateur, savoir où étaient les clefs de la voiture, le truc, le machin… En fait, ce qui est compliqué, c’est déjà ne pas se mélanger dans le nom de la radio quand on appelle des gens. »
On peut citer aussi Adèle :
« C’est un système particulier, mais on se rend compte que les gens sont habitués au système. À la fois les CDD et les rédactions sont habitués à ce système et on est donc tout de suite intégré à une rédaction. Il y a plein de défauts dans le système mais je me suis sentie toujours assez intégrée à la rédaction. Pour une semaine, on sait qu’on vient faire le pompier mais on a toujours notre latitude, une force de proposition qui est certes limitée quand on ne connaît pas la région. J’ai toujours été bien accueillie dans toutes les rédactions. »
Comme elle le raconte aussi, avec certes les biais de la nostalgie d’un univers dont on a réussi à sortir, Céline garde également des souvenirs positifs de cette période « très intensive » où elle était « le nez dans le guidon », épuisée le soir, mais :
« En fait vous allez de locale en locale mais il y a toujours – et ça, c’est hyperimportant – des gens qui sont partants pour aller boire un coup le soir. Si vous avez un week-end de libre ou une journée de repos, avec un peu de chance, il y a un pigiste ou un technicien dans un autre service ou même à la rédaction qui vient en voiture, ça permet d’aller se balader. En fait, mes meilleurs souvenirs de contrats, c’est les endroits où j’ai rencontré des gens sympas. »
Mais tous les trois, Sébastien, Céline et Adèle ont connu ce besoin « de se poser », l’âge au planning et l’âge social avançant. C’est alors qu’opère le dernier filtre de la titularisation. Les prétendants, inscrits sur le planning sont informés des postes ouverts en interne auxquels peuvent aussi prétendre ou être affectés des titulaires candidats à la mutation. Ce n’est donc qu’après plusieurs années de planning (moins de trois ans pour Céline et Adèle, ce qui est un délai relativement court), qui font suite à l’année initiale de piges, que les prétendants peuvent enfin candidater à des postes en CDI. Ils doivent à nouveau adresser une maquette avec plusieurs types de sons radio, un CV, une lettre de motivation et suite à une première sélection, passer des entretiens. Et à ce stade, la titularisation ne se fait pas toujours comme pour Sébastien, ou en tout cas pas à la première tentative comme pour Adèle qui a du présenter six candidatures.
Beaucoup, scientifiques et indigènes comme certains syndicats de journalistes, analysent et dénoncent le système du planning comme alimentant la précarité de l’emploi dans le secteur. Les travaux déjà cités sur la précarité du travail journalistique ou des conditions d’entrée dans la vie active soulignent la durée et l’instabilité de cette phase qui peut s’étaler sur plus de six ans sans certitude de déboucher sur un emploi****. Céline et Adèle ont la chance d’avoir été titularisées au bout, au total, d’un parcours d’un peu moins de quatre ans. Sébastien a du se réorienter vers les chaînes d’information en continu. C’est à France Télévisions surtout que les situations de ce type sont les plus fréquentes et les parcours les plus longs*****. Dans notre population, des interviewés citent plusieurs cas de camarades de leur promotion, notamment à France Télévisions, qui sont allés jusqu’au procès pour obtenir un poste arguant de leur dizaine d’années quasiment de CDD au planning. Des études plus récentes encore élargissent leur réflexion à l’ensemble des bourses et concours qui contribuent à l’institution de cette précarité par les employeurs avec la complicité des écoles de journalisme******. Les groupes de l’audiovisuel publics s’étaient engagés à réduire le volume de leur vivier et surtout à ne pas y maintenir trop longtemps les journalistes qui n’arrivaient pas à la titularisation. Ils y ont été d’autant plus poussés que la crise du secteur au début des années 2010 a drastiquement réduit les possibilités d’embauche. Ce goulet d’étranglement, encore plus serré, a conduit à réduire, encore plus en amont, le volume de piges et CDD de remplacement. Sébastien en a fait les frais et Céline aujourd’hui le déplore, comparant la situation que vivent les jeunes pigistes sorties d’école, qu’elle côtoie en tant que titulaire, auxquels elle a peu de travail à proposer « son budget pige se réduisant » à la situation qu’elle a vécue six ans auparavant et qui lui a permis de rentrer dans la vie active.
* Voir aussi L. Okas, « Faire de nécessité vertu. Pratiques de la précarité des journalistes dans deux entreprises d’audiovisuel public », Sociétés contemporaines, no 65, 2007, p. 83-11 ; I. Chupin, « Précariser les diplômés ? », art. cité.
** Aujourd’hui, les règles sont en train de changer.
*** Plus récemment, le tremplin Radio France consiste en la passation d’épreuves (réalisation et mise en ligne de reportage, présentation…) sur deux journées environ au sein des écoles reconnues dont le matériel et les personnels techniques et enseignants sont mis à contribution sous la tutelle de journalistes de Radio France, le plus souvent des responsables d’antennes régionales. Les écoles ne contribuent plus seulement à préparer leurs étudiants à ces concours mais aussi dorénavant à les organiser. **** D. Marchetti, « Les marchés du travail journalistique », art. cité ; L. Okas, « Faire de nécessité vertu : Pratiques de la précarité des journalistes dans deux entreprises d’audiovisuel public », art. cité ; C. Frisque et E. Saïtta, Journalistes de la précarité. Formes d’instabilité et modes d’adaptation, CRAPE, rapport pour le Département des études, de la prospective et des statistiques – ministère de la Culture et de la Communication, MSHB, 2011.
***** Ivan Chupin estime à plus d’un millier les inscrits dans le logiciel gestionnaire du planning de France 3 contre 150 à Radio France (« Précariser les diplômés ? », art. cité).
****** I. Chupin, « Précariser les diplômés ? », art. cité ; O. Standearts, op. cit.

Variations : petite et moyenne bourgeoisies

40Ce n’est sûrement pas un hasard si l’on retrouve ce type de trajectoire d’intégration réussie dans la vie active journalistique et plus largement dans la vie, faite de promotions successives avec des postes différents, alternant des choix pragmatiques et des prises de risques qui mène souvent de région à Paris, de médias locaux à des médias nationaux de la part d’individus aux propriétés assez proches à celle d’Adèle : des jeunes femmes, parfois d’origine sociale plus élevée qu’Adèle mais ne faisant pas partie des fractions les plus dominantes de notre population, issues d’écoles aussi plutôt intermédiaires, ayant un rapport sérieux au monde, animé par une certaine ambition. Cécile et Gaëlle, dont nous avons déjà présenté une partie des trajectoires, en sont l’illustration.

41La première a un parcours qui est celui, pour reprendre ses termes, d’un certain « accomplissement ». En effet, elle commence sa vie active, après un passage à Montréal, dans une toute petite radio locale associative du nord de la région parisienne et se retrouve travailler sept ans plus tard en CDI à plein-temps au site internet d’un news magazine réputé. Cependant elle est dans un rapport un peu moins « sérieux » au sens social (et non professionnel) au journalisme et un peu plus initialement distant, ce qui se traduit par un parcours moins classique que celui d’Adèle. Elle commence à travailler à son retour en France dans une petite radio associative. Elle la quitte au bout de six mois pour rejoindre « la grosse radio locale » de la région, qu’elle quitte également un an plus tard pour gagner Paris et essayer, sans réel succès, de travailler à France 24. Suite à une période de chômage et de travail alimentaire, elle obtient des piges pour le site lepost.fr par l’intermédiaire d’une amie de sa promotion, déjà établie à Paris dans ce site d’information en ligne. Elle y fera alors carrière comme pigiste, CDD puis CDI avant de rejoindre le site de d’un grand magazine en charge des faits divers alors que le Post ferme progressivement ses portes. Parallèlement à sa vie professionnelle, sa vie sociale met aussi du temps à se stabiliser. Elle passe très longtemps de colocation en colocation et ce n’est que six ans après sa sortie d’école qu’elle réussit à louer un appartement avec son conjoint qu’elle a rencontré deux ans auparavant sur son lieu de travail au post.fr.

42Si comme Adèle, Cécile insiste sur la volonté d’apprentissage et de progression qui l’a toujours animée, elle le fait, dans le récit qu’elle en donne, sur un mode un peu plus direct. Elle dit avoir quitté la petite radio associative où les conditions de travail et rémunération étaient assez mauvaises car « c’est le genre de structure où l’on peut vite s’enfermer » et « il faut sauter sur l’occasion de travailler dans une grosse station ». Elle quittera aussi cette dernière, non seulement en raison de conditions de travail qui se détériorent et d’un sentiment d’un manque de reconnaissance mais aussi car elle se disait : « Je peux évoluer, faire autre chose. J’avais encore à apprendre au niveau de la voix et mon chef m’apportait beaucoup là-dessus. Bon, j’avais envie de changer. J’ai postulé, j’ai envoyé des CV. » Poussée par le chef de sa radio, elle a appris à aimer, comme Adèle la présentation, le fait-divers, rubrique peu légitime dont elle se détournait, comme beaucoup d’étudiants en journalisme. C’est en partie avec cette spécialisation qu’elle se fera une place dans les médias en ligne. Mais encore plus qu’Adèle, elle lie toujours l’expérience professionnelle dans les rédactions à « l’expérience humaine ». Elle insiste sur l’importance à ses yeux du travail collectif en rédaction. Le fait que le post.fr soit quasiment laissé à l’autogestion par la direction et qu’elle s’engage dans la lutte sociale pour faire survivre cette rédaction y est aussi pour beaucoup :

« Ce qui était super au Monde interactif, c’était déjà de retrouver une rédaction, de pouvoir échanger avec des collègues […] Humainement, c’était très très très fort. Quand je suis arrivée, j’ai été tout de suite accueillie, via cet ami que je connaissais, dans une sorte de petit groupe, la rédac, une super-ambiance. On est vite devenues amies avec cette fille qui était red’ chef quand moi je suis devenue adjointe. C’était vraiment une aventure formidable. »

  • 20  L. Boltanski et E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
  • 21  On retrouve les profils d’étudiants et de rapport à l’avenir pointés par Vanessa Pinto déjà évoqué (...)

43Les petites différences cependant, entre les trajectoires et rapport au monde journalistique d’Adèle et de Cécile peuvent être rapportées à des différences sociales. Si Cécile a connu une trajectoire moins directe, elle n’en est pas moins issu d’un milieu social un peu plus élevé, plus éloigné de l’univers scolaire et dans un rapport plus « artiste » et « critique » au monde social20 qui peut expliquer cette relative « distance » qui s’atténuera progressivement avec l’âge social21. Si sa mère est puéricultrice, son père est DRH à la SNCF. Il est cadre administratif mais dans une grande entreprise publique et dans une fonction qu’on pourrait qualifier de « la main gauche » des entreprises. L’appartenance de Cécile à un milieu bourgeois « progressiste »« de gauche » se traduit aussi par ses lectures familiales (« LObs, il se trouve que c’est le magazine qu’on a toujours lu chez moi, qui est pour moi vraiment une référence au niveau de la façon de penser et des valeurs que ça représente ») et étudiantes (Le Monde diplomatique qu’elle a arrêté de lire) et engagement de jeunesse. Elle a travaillé comme animatrice socio-culturelle et envisage de travailler dans « le social »« quelque chose d’utile » car elle voit alors le milieu du journalisme comme « pourri » et « commercial ». Ses premiers pas dans cet univers lorsqu’elle est étudiante à l’université en LEA se feront dans un fanzine de musique et culture indépendante appartenant à la fédération des magazines indépendants. Ses dispositions « artistiques » se retrouvent d’ailleurs dans les trajectoires de ses sœurs : la plus jeune est membre d’une compagnie de théâtre de rue après des études aux Beaux-Arts et la plus âgée est responsable de communication dans une société de production cinématographique. Tous ces éléments peuvent aider à expliquer son engament ultérieur dans la défense du post.fr.

44Gaëlle est elle aussi d’origine sociale plus élevée qu’Adèle : son père est ingénieur dans une entreprise BTP et sa mère professeure d’anglais. Elle a aussi accumulé plus de capital scolaire puisqu’elle est passée par l’IEP de Strasbourg et a intégré une école de journalisme réputée. Si, sous ce rapport, elle peut donc être rapprochée de Cécile, elle est néanmoins plus proche d’Adèle de par son rapport plus « sérieux », produit d’un capital culturel hérité et accumulé plus d’ordre scolaire. Elle avait d’ailleurs souhaité faire des études de philosophie en classe préparatoire littéraire où elle était prise, mais ayant réussi son concours d’entrée en IEP à la sortie de sa terminale, a finalement préféré s’y rendre en vue d’intégrer une école de journalisme mais avoue ne s’y être pas plu. Sa sœur est devenue professeure d’anglais du secondaire détachée dans le supérieur. Gaëlle gravit progressivement les échelons des hiérarchies journalistiques travaillant en PQR dans une zone isolée, prend le risque calculé de refuser un CDI pour aller travailler dans une agence de presse parisienne. On l’a vu, à sa fermeture, elle refuse, par aversion au risque de reprendre la clientèle de l’agence comme pigiste pour se lancer dans une carrière au Parisien qui la fera passer peu à peu des pages locales aux pages nationales, et des CDD au CDI. Elle est aussi, comme Adèle, rebutée par le travail de pigiste et attirée par le travail en rédaction : « La pige, je ne me sentais pas. Le travail toute seule chez moi, et en plus devoir gérer la partie administrative […] Ça me rebutait vraiment et j’avais envie d’être dans une rédaction. » Cette trajectoire, et ce rapport au monde et à l’avenir, sans emballement, comme maîtrisé, sans mise à distance, liée certes à une certaine assurance sociale, peut d’autant plus être rapprochée de ceux d’Adèle qu’ils prennent une forme similaire dans le parcours matrimonial, à la différence qu’elle avance plus vite dans l’âge et l’installation sociale du fait de son capital initial plus élevé puisqu’elle a pu plus vite s’établir en matière de logement. À son arrivé à Paris, elle loue d’abord un studio puis, avec l’aide financière de ses parents, achète un appartement dans le XVIIIe où la rejoint son conjoint après trois ans de vie de couple à distance quand il obtient du travail comme SR au Parisien. Elle est en couple depuis sa scolarité en école de journalisme avec un camarade de promotion qui, après avoir intégré le planning de Radio France, s’est rabattu sur le travail en presse écrite d’abord dans le Sud-Ouest puis à Paris pour se rapprocher de Gaëlle

Variations : petites bourgeoisies

  • 22  C’est à ce titre, on l’a vu, qu’elle sera retenue pour tenter le concours RFI.
  • 23  On retrouve ici, dans une certaine mesure, ce que Jean Noël Retière a désigné sous le terme de « c (...)

45Céline offre un contrepoint particulièrement pertinent à Adèle en ce qu’elle en est très proche mais aussi légèrement éloignée par de petites variations qui font alors mieux ressortir les caractéristiques objectives de l’une et l’autre (à l’instar de la triade Clara, Élise, David). Céline dans l’espace des étudiants (graphique 7) se situe à un pôle distinct de celle d’Adèle, moins au nord et plus à l’ouest, c’est-à-dire plus à la « petite porte », se caractérisant plus par un volume de ressources moindre sans capitaux scolaires ou journalistiques la distinguant du reste des étudiants. En effet, si comme Adèle, Céline n’est pas originaire de Paris, elle a grandi dans une agglomération bien moins grande et située dans une zone géographique plus isolée et dominée (un village du Sud-Ouest/les faubourgs d’une capitale régionale). Son père qui est décorateur, muséographe scénographe, travaille pour des musées des environs, et sa mère, secrétaire au presbytère, était auparavant danseuse de ballet puis metteur en scène spécialisée dans l’opérette. Ses parents ont des revenus plus faibles car plus irréguliers. Elle est à ce titre boursière. Elle n’en hérite pas moins du capital culturel. Comme Adèle, Céline est donc issue d’une petite-bourgeoise cultivée mais elle est plus proche du pôle artistique que du pôle scolaire même si elle tient à souligner que ses parents ont toujours insisté sur la rigueur, le sérieux, les études. Son père avait dû suivre des études d’économie sous la pression de son père chef d’entreprise, discipline dans laquelle il a obtenu une licence, avant de partir, sans formation, rejoindre le monde du théâtre. Céline, d’ailleurs, est, comme Adèle, une bonne élève de lycée et sera une bonne élève sérieuse à l’IUT de journalisme22. Comme Adèle, elle souhaite devenir journaliste dès le collège, et en cherchant à intégrer, dès l’obtention du baccalauréat, un IUT sans poursuivre des études longues. Mais si, elle aussi, ne sera pas retenue à la sortie de sa terminale à l’IUT de Bordeaux, le seul IUT qu’elle tente en raison de sa bonne réputation, mais surtout parce qu’il se situe près de chez elle, rappelant les limites matérielles et symboliques des orientations scolaires des étudiants les moins dotés, elle s’inscrit en première année de Deug d’anglais « pour attendre » et non par intérêt pour ce type d’études à la différence d’Adèle. Elle valide tout de même cette année qu’elle occupe cependant comme beaucoup d’étudiants qui postulent aux IUT à améliorer son dossier, c’est-à-dire à accumuler les premières expériences journalistiques. Elle a recherché ce type d’expérience dès le lycée, non pas, comme Adèle, en tant que correspondante locale mais en multipliant les stages. Elle s’était appuyée pour cela sur le capital social local de ses parents qui sont très investis dans la vie associative et culturelle de leur village, capital qui devient un peu le sien et qu’elle peut à son tour exploiter23 :

« C’est quand même compliqué d’avoir des stages en presse écrite quand on est lycéen, même quand on a une convention écrite du lycée. En plus, là où j’étais c’était vraiment une toute petite agence locale. Mais mes parents étaient bien impliqués dans la vie du village. Ils connaissaient le correspondant qui avait dit : “Elle est bien cette petite, prends-la.” Du coup, la radio associative, c’était beaucoup plus simple et, pareil, comme c’est une radio de village, je connaissais un peu les gens : j’avais bossé à l’office de tourisme, j’avais fait des trucs associatifs, ils avaient entendu parler de moi. Donc j’avais commencé comme ça et j’ai pris goût à la radio comme ça. »

46Une fois en école de journalisme, la trajectoire sociale et professionnelle que va connaître Céline la rapproche également d’Adèle. Elle se spécialise en radio et prolonge son DUT par une année en licence professionnelle. Elle se lance alors, de façon plus classique et plus immédiate, dans le planning où elle connaît un parcours assez standard, là aussi plus classique que celui d’Adèle. De fait, très tôt, après son stage de seconde année à France Bleu Béarn, elle pense à se faire connaître dans la région en vue de son entrée dans la vie active un an plus tard après son année de licence :

« Après j’ai continué à France Bleu et dans le Sud-Ouest parce que j’ai très vite compris qu’il fallait que je profite de la dernière année pour faire un réseau.
– Ça, on vous le disait en licence ou c’est vous qui l’avez compris ?
– On a dû sans doute nous le dire un peu mais c’est plus en parlant avec des anciens, des étudiants de la promo précédente avec qui j’avais bien sympathisé et qui, eux, commençaient à être sur le marché du travail. Là j’ai bien compris qu’il fallait que je me fasse mon réseau. Du coup, j’ai commencé à faire des stages dans le Sud-Ouest. Je pouvais aller à Périgueux depuis chez mes parents. Bordeaux, je pouvais y aller facilement. Pau aussi, parce que j’avais des cousins qui habitaient là-bas. Mont-de-Marsan, c’était pas si loin. Donc j’ai commencé à faire des stages dans ces locales. »

47Si le chef de la rédaction de son CDD de fin d’étude à France Bleu Béarn n’est donc pas en mesure de lui assurer des piges, il l’oriente vers France Bleu Périgueux où elle arrive à être employée régulièrement, revenant aussi piger à France Bleu Béarn. Elle fait, comme c’est un peu la règle, son année de piges dans la région où elle a fait son CDD de fin d’études. Quand elle intègre le planning, elle continue de travailler dans la région, commençant avec deux longs CDD à France Bleu Gascogne puis France Bleu Périgueux où elle est demandée par les rédacteurs en chef. Comme Adèle, elle se spécialise peu à peu en présentation, ceci soulignant qu’au-delà des choix d’individus, ce sont les demandes des employeurs qui agissent pour répondre à des besoins importants dans les locales de France Bleu (à l’instar du travail de SR en PQR) et vers lesquels les jeunes femmes, nombreuses à sortir d’écoles, se tournent ou vers lesquels les employeurs les « obligent » à se tourner. Céline aussi connaît une expérience « fondamentale » au sein d’une rédaction « dynamique » et auprès d’une femme chef de rédaction qui aura auprès d’elle un peu ce rôle de mentor : « C’était une super-rencontre professionnelle, elle m’a vraiment beaucoup aidée à progresser en présentation. C’était une rédac chef que je connaissais déjà parce qu’elle était adjointe à Bordeaux et le courant était plutôt bien passé. » Céline devient relativement vite titulaire puisqu’elle postule sur le conseil d’une collègue aux postes ouverts à la création d’une antenne France Bleu après environ trois ans de planning. Elle ose, comme Adèle, tenter assez vite la titularisation alors qu’elle n’a que deux ans et demi de planning derrière elle. Elle retrouve à cette antenne son ancienne rédactrice en chef remplaçante de Rennes qui a obtenu la rédaction en chef en titre de cette antenne. Céline connaît, à l’instar d’Adèle, « une promotion », comme elle dit, en accédant à la matinale de la rédaction après avoir été aussi reporter-matinalière du week-end. Sa trajectoire semble plus calculée et réaliste que celle de Sébastien sur le planning de France 3. Sa candidature rapide à la titularisation répond au souhait de sortir d’une situation précaire et fatigante de journaliste du planning, qui est renforcé par sa rencontre avec son futur conjoint, une relation qu’elle noue à Rennes lors d’un contrat au sein du milieu des étudiants internationaux qu’elle est amenée à fréquenter :

« Je savais que logiquement le planning allait reprendre et qu’après un long contrat, j’allais partir à droite à gauche. Je me disais bien que c’était invivable. Il partait à Montréal, je continuais le planning, chacun continuait sa vie de son côté, on s’était bien amusés pendant six mois, tout allait bien. En fait, ça s’est un peu compliqué dans le sens où on n’a pas du tout eu envie de se séparer. Là je me suis dit : “Soit je continue sur le planning de Radio France à enchaîner les contrats à droite à gauche – et j’en avais déjà un peu marre –, soit je le suis à Montréal.” Le suivre à Montréal c’était un peu compliqué mais j’ai quand même fait le dossier pour l’immigration canadienne. Dans le même temps, l’ouverture d’une nouvelle antenne de France Bleu s’est concrétisée. Et là, pareil (quand je dis que toute ma carrière est faite de rencontres et de gens qui ont dit des bonnes choses au bon moment…), je ne voulais pas postuler parce que je me disais qu’avec deux ans et demi de planning, je n’avais aucune chance. Une journaliste de Rennes avec qui je travaillais m’a dit : “Tu postules ? – Non ça sert à rien – Bah vas-y au moins tu te montres, ça veut dire que t’es motivée.” “Ouais bon elle a raison.” »

  • 24  À l’image de « l’enlisement – substitution » dans l’emploi étudiant par rapport aux études que con (...)

48Encore une fois, cet accident biographique et « personnel » révèle des tendances et dispositions plus structurales. Pour prolonger la comparaison avec le travail de Vanessa Pinto et ses catégories, la rencontre sentimentale de Céline révèle en quoi elle est disposée à, et a la ressource pour, éviter « l’enlisement » social et professionnel dans le planning que connaîtra Sébastien24. Au-delà de son attirance pour la radio et le service public, et de la relative « ambition » et réussite dans sa carrière, ce type de décision et son choix de conjoint, encore davantage engagé que celui d’Adèle dans les études et dans le monde scientifique puisqu’il est chercheur, sont autant d’éléments qui la rapprochent socialement de cette dernière. Comme Adèle, Céline souligne la tradition familiale d’écoute de France Inter mais surtout le fait qu’elle ne soit jamais passée au cours de son cursus scolaire et professionnel dans une radio privée : « J’ai toujours grandi avec France Inter allumée dans la cuisine de la maison […] Comme je n’ai jamais mis les pieds dans une rédaction de radio privée. Je suis un peu allée à Sud Radio, mais en stage. » Elle ne rejette pas les radios privées mais met très classiquement en avant « les valeurs » du service public :

« Après quand j’écoute RTL, dès fois ils vont un peu trop pousser les gens à aller chercher dans le sensationnel. Ça me gêne toujours un peu mais après je suis plutôt d’accord avec ce qu’ils font. Dans l’absolu, ça pourrait me plaire aussi, Mais je suis aussi attaché au service public pour les valeurs qu’il y a encore, qu’il y avait un peu plus il y a quelques années. C’est les valeurs service public quoi… »

  • 25  Dans la question sur les objectifs du travail journalistique du questionnaire initial, l’item « fo (...)

49Surtout, elle va, ce qui est plutôt rare aujourd’hui25, jusqu’à rappeler les missions « d’éducation » qui sont, selon elle, centrales de la radio de service public et pointer comment la réduction des moyens à France Bleu pénalise cet objectif :

« On réduit de plus en plus la voilure. La soirée électorale, c’est l’exemple typique. En termes d’audience, j’ai bien conscience qu’une soirée électorale un dimanche soir sur des élections départementale qui intéressent peu de gens, c’est beaucoup d’efforts pour potentiellement très peu d’auditeurs. Mais c’est quand même important de le faire parce que si on n’est pas là pour apporter ça aux gens, personne ne va le faire. C’est dans nos rôles, c’est clairement écrit dans les demandes qui sont faites à Radio France. Il y a clairement un rôle d’éduquer les gens et si on ne se donne pas les moyens de faire plus que le tout-venant, on ne le fait pas. »

  • 26  Ses autres vœux étaient la rubrique « société » en tant que rubrique généraliste et « Internationa (...)
  • 27  Ainsi Quentin, s’il se défend de faire du journalisme sportif sans distance et évoque son travail (...)

50En dépit de ces similitudes, Céline se distingue d’Adèle en ce qu’elle a accumulé un petit moins de capital scolaire, qu’elle a une carrière et une ambition de fait un peu moins élevée. In fine, un écart non négligeable sépare socialement et professionnellement une matinalière d’une antenne régionale de France Bleu d’une matinalière de France Inter. L’écart initial est géographique au sens social entre des agglomérations et des régions inégales en densité. Les différences d’ambitions se donnaient déjà à voir dans les réponses au questionnaire. En IUT de journalisme, Céline était, comme beaucoup de camarades de sa promotion, très attirée par le sport et plus précisément par le métier de commentateur sportif. Elle était alors abonnée à France Football26. Adèle, de son côté, souhaitait travailler dans une rubrique « Société » parce que c’était fourre-tout. Dans le même ordre d’idée, l’attrait de Céline pour la présentation et le travail de journaliste fut assez précoce quand Adèle y a pris goût un peu par force. Céline se souvient avoir été attirée dès l’IUT par « l’adrénaline » de la présentation, élément souvent invoqué par des étudiants d’origine sociale modeste ou intermédiaire qui se tournent vers le sport ou l’information en continu27.

51Même si Céline déclarait vouloir travailler à France Inter comme Adèle, elle indiquait en second souhait France Bleu quand Adèle citait Libération. Elle mentionnait, ce qui était très rare, comme objectif d’un journaliste « délivrer des informations de proximité ». Elle insiste sur « la révélation » qu’elle a eue lors de l’un de ses premiers reportages – qu’elle aurait détesté a priori – dans une antenne régionale de Radio France sur « une signature de convention de La Poste avec la mairie d’un village perdu de la vallée d’Aspe pour ouvrir des points relais « Poste » dans les commerces » :

« C’est vraiment là que j’ai compris l’importance que pouvait avoir une radio locale, l’information locale : pouvoir donner la parole à des gens qui sinon ne l’auraient pas. Parce que, pour les médias nationaux, leurs histoires sont entre guillemets “trop petites” pour qu’ils s’y intéressent. En même temps, pour la vie locale d’une région, d’une ville, c’est quelque chose dont il faut parler […] Après ce truc-là, je me suis dit qu’il est important de parler de la vie de ces gens-là : s’ils perdent leur bureau de poste, ça va être compliqué, ils vont devoir aller à la ville d’à côté, prendre la voiture. Je me suis dit : ces sujets-là, il faut bien que quelqu’un les mette en avant. »

52Adèle, nous le savons, n’écartait pas la possibilité de travailler à Ouest-France et elle a candidaté à des postes en région pour sa titularisation à Radio France. Mais Céline acceptait encore plus volontiers cette prédestination aux médias régionaux qu’imposent les IUT :

« À l’époque, l’IUT n’était pas très connu. Je me sentais un peu petite par rapport aux étudiants qui arrivaient de l’ESJ Lille ou de l’IPJ (c’était un peu “c’est nous, on arrive”), mais je pense que j’avais aussi des qualités qu’ils n’avaient pas. J’étais plus débrouillarde. Ces étudiants – c’est moins vrai maintenant – visaient plus les grands médias. Je ne veux pas dire qu’on était relégués parce que c’est un terme péjoratif et que je ne l’aime pas, mais c’était en gros : “Les IUT vont faire de la radio locale et de la PQR et les grandes écoles feront de la presse nationale.” C’est plus vrai maintenant. Mais à l’époque c’était ça mais moi, ça m’allait bien. »

53On comprend que c’est par mélange de nécessité faite vertu et de dispositions sociales réelles qu’elle est conduite dans l’entretien à opposer de façon très mesurée France Bleu et France Inter, et donc, d’une certaine façon à s’opposer à Adèle par radio interposée :

« À l’époque par exemple, quand j’étais à l’IUT, et il y a encore quelques années, je ne jurais que par France Inter. C’était vraiment ma radio préférée. Je l’écoutais tout le temps. Maintenant je préfère vraiment RTL.
– Pourquoi ?
– Je pense que RTL et France Bleu, c’est deux styles de radio assez proches… [elle réfléchit] Je ne veux pas dire que France Inter est élitiste, mais peut être plus éloignée des gens qui sont la majeure partie de la population. »

54Mais quoiqu’elle défende les antennes de France Bleu, elle avoue avoir fait le tour de son travail dans sa station locale et aspire à changer de poste. Elle avait initialement pensé à Paris. Elle y a récemment effectué un remplacement, espérant « qu’il y aurait peut-être un poste, il n’y a pas eu de poste ». Ce rappel à l’ordre de la réalité n’a pas annihilé sa volonté de mobilité encore une fois inséparablement professionnelle et sociale mais l’a forcée à revoir ses ambitions à la baisse. Elle aimerait « travailler dans une ville plus grosse, où ça bouge plus, où il y ait plus d’actu […], une capitale régionale ». Elle évoque la possibilité de l’ouverture d’une antenne de France Bleu à Lyon, mais sans y croire vraiment : « Peut-être pour 2018, ça dépend de toutes les contraintes budgétaires de Radio France », contraintes dont elle a souligné la croissance tout au long de l’entretien. Son sens social des réalités lui interdit de nourrir de fausses espérances et d’entretenir un rapport irréaliste à l’avenir, d’autant plus qu’elle occupe une position tout de même confortable compte tenu de sa trajectoire et de l’état de la profession.

Notes

1  D’ailleurs, comme les étudiants précédents, c’est a priori selon sa position au sommet du pôle Nord de l’ACM qu’il a été choisi pour être interviewé.

2  Nous renvoyons ici à l’analyse faite par P. Bourdieu à propos de L’Éducation sentimentale du « petit-bourgeois » par opposition à l’héritier (Les règles de l’art, op. cit., p. 36-40).

3  Ce cas et ce jugement confirment l’analyse et l’usage que nous avions fait de la variable « mode de financement des études » et en particulier de la modalité « prêt » pour construire l’espace des étudiants (G. Lafarge et D. Marchetti, « Les portes fermées du journalisme », art. cité).

4  On peut rappeler l’un des traits du « petit-bourgeois » que Bourdieu mentionne : « Le petit-bourgeois est quelqu’un qui a le génie de faire advenir les choses qui ne lui arriveraient pas s’il ne protestait pas d’avance contre le fait qu’elles vont advenir » (Sociologie générale – Volume 1, op. cit., p. 371).

5  On peut comparer cette orientation en télévision avec celle de Clara attirée par « l’image », ou de Marine et Clément qui veulent rentabiliser leur formation en école de journalisme et apprendre plus que l’écrit qu’ils considèrent déjà maîtriser.

6  Voir O. Standaert, op. cit.

7  P. Bourdieu, Les règles de l’art, op. cit., p. 38-39.

8  Son positionnement politique à droite renforce certainement cette inclination à la dénonciation des petites magouilles syndicales et des politiques de discriminations positives.

9  Dès le début de l’entretien, Sébastien sort son agenda avec tous ses jours travaillés notés dessus pour me les montrer, façon de jouer le jeu de l’entretien mais aussi de l’orienter et de me prendre à témoin.

10  Elle évoque le fait qu’ayant fait son hypokhâgne dans un petit lycée qui n’offrait pas de seconde année (mais où elle était parmi les meilleures élèves de sa classe), elle ne savait pas qu’elle avait la possibilité de déposer de dossier pour postuler à une khâgne.

11  Ce type de trajectoire n’est pas unique mais elle est un cas exemplaire d’une régularité et d’une catégorie construites par nos analyses statistiques des parties précédentes, à savoir ces enfants de membres de professions intermédiaires qui héritent d’un capital culturel relativement limité et qui accumulent un capital scolaire également relativement réduit, passent par des écoles de la « petite porte » ou intermédiaire mais se maintiennent dans le secteur, voire y connaissent une carrière réussie.

12  Ici aussi, on peut mettre en parallèle les propos d’Adèle (il faudrait même y ajouter le ton de la voix) et la situation à laquelle ils renvoient avec ceux tenus par Élise (voir supra) au sujet de son expérience « analogue » en valeur faciale du chômage où elle met aussi en avant son angoisse de ne rien faire qui l’assaille rapidement.

13  Parlant de ses souhaits professionnels étant jeune, Adèle rappelle qu’elle ne voulait pas devenir professeur car « elle en voyait deux à la maison ».

14  Sur cette dimension salariale du travail journalistique et du groupe professionnel des journalistes voir C. Dupuy, Journalistes, des salariés comme les autres ?, op. cit.

15  Au-delà de leur salaire, les interviewés travaillant dans des grands groupes de presse ou grand titre souligne le confort d’être employé dans « une grande entreprise » : « des belles mécaniques bien huilées » qui offrent des conditions de travail stables et des avantages comme le 1 % logement etc.

16  Nombreux sont les anciens étudiants qui dénoncent le caractère aliénant et individualisant de la pige où, pour reprendre une expression qui revient sans cesse dans leurs témoignages, en plus de l’absence de rédaction et d’échanges avec des collègues, « il faut se vendre sans cesse ».

17  Elle ne la validera pas car elle n’a pas pu se rendre aux examens finaux, travaillant à ce moment et son employeur n’ayant pas voulu ou fait en sorte de pouvoir la libérer à cette date.

18  À la fois par sa structuration et le ton qu’elle emploie.

19  Comme le montrent les récits d’Élise, d’Adèle et Céline, nombreux sont les étudiants qui évoquent la rencontre de « mentors » au cours de leur carrière et, bien sûr, au début de leur vie active. Il s’agit le plus souvent de journalistes occupant de fonctions de chef de rédaction, chef de service. Et le plus souvent aussi, « les mentors » sont, pour les jeunes étudiantes, des femmes, et pour les jeunes étudiants, des hommes.

20  L. Boltanski et E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

21  On retrouve les profils d’étudiants et de rapport à l’avenir pointés par Vanessa Pinto déjà évoqués (art. cité).

22  C’est à ce titre, on l’a vu, qu’elle sera retenue pour tenter le concours RFI.

23  On retrouve ici, dans une certaine mesure, ce que Jean Noël Retière a désigné sous le terme de « capital d’autochtonie » (« Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix, no 63, 2003, p. 121-143). Voir aussi N. Renahy, « Classes populaires et capital d’autochtonie. Genèse et usages d’une notion », Regards sociologiques, no 40, 2010, p. 9-26.

24  À l’image de « l’enlisement – substitution » dans l’emploi étudiant par rapport aux études que connaissent les étudiants les plus dominés (V. Pinto, art. cité).

25  Dans la question sur les objectifs du travail journalistique du questionnaire initial, l’item « former le public » a été le moins choisi (8 %). Les réponses modales furent « informer le public » (91 %), « faire prendre conscience des enjeux » (66 %) et « apporter un éclairage critique » (65 %) – plusieurs réponses étaient possibles. Cette rareté signe l’illégitimité sociale et professionnelle de cette conception stigmatisée par son caractère « archaïque », « scolaire », etc. (voir G. Lafarge et D. Marchetti, « Les hiérarchies de l’information », art. cité)

26  Ses autres vœux étaient la rubrique « société » en tant que rubrique généraliste et « International » par curiosité pour « les autres cultures ».

27  Ainsi Quentin, s’il se défend de faire du journalisme sportif sans distance et évoque son travail de « journaliste de sport » (sur cette opposition et plus largement sur les journalistes sportifs voir K. Souanef, Le journalisme sportif. Sociologie d’une spécialité dominée, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Res publica », 2019), rappelle qu’il a aussi choisi cette spécialité pour « l’adrénaline des matchs ». De même, Thomas, issu d’une école intermédiaire de région, fils d’un sous-officier de la Marine nationale, quand il parle des joies de son métier de reporter pour une chaîne d’information en continu, mentionne « les trajets à toute vitesse à moto pour se rendre d’urgence sur un terrain ».

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