Conclusion
p. 253-255
Texte intégral
1Bien qu’étant unifiés sous un même label, les dirigeants de médias constituent une nébuleuse au regard de leurs parcours, de leur formation, de leurs réseaux, de leur rapport au rôle, à l’institution et aux informations. Cette impression d’émiettement n’a pas toujours existé. Créée en 1945, la Fédération nationale de la presse française a constitué une entreprise d’unification symbolique réussie du groupe des dirigeants de presse jusqu’à la dissolution de cette fédération, en 2009. Les premières organisations patronales de presse qui apparaissent dans les années 1920 s’évertuent à délimiter leur périmètre en se distinguant des journalistes. Cette distinction est l’une des conséquences du développement des journaux et de l’essor des effectifs rédactionnels engendrant une séparation entre propriétaires et dirigeants, d’une part, entre dirigeants et journalistes, d’autre part. L’ouverture des réunions par les obsèques de directeurs de journaux et l’évocation de leurs décorations vise à réaffirmer la supériorité sociale du groupe et à revendiquer le statut d’élite. À la Libération, les organisations patronales de presse sont reprises en main par des personnalités proches des réseaux intellectuels et de la Résistance. Les dirigeants de presse sont recrutés sur des critères de cooptation politique. En siégeant dans les conseils d’administration des structures connexes (papier, distribution, agence d’information, écoles de journalisme), ils contribuent à organiser le secteur de la presse aux côtés de l’État. Lieu de rassemblement des syndicats patronaux de presse, la Fédération nationale de la presse française cristallise ce moment. Mais, rapidement, la fédération est confrontée à une série de crises, révélatrices des divisions internes et des rapports de forces entre familles de presse. Elle parvient à surmonter ces tensions grâce à la cohésion relative de ses membres ainsi qu’à la reconnaissance de son statut de porte-parole de la presse par l’État. En revanche, la privatisation du secteur, dans les années 1980 et 1990, entraînant la constitution de groupes oligopolistiques, la concurrence de médias audiovisuels, le retrait de l’État et les rivalités entre familles de presse, vont entraîner la dissolution de la FNPF. La disparition de l’organisation, qui laisse un patronat divisé en une pluralité d’entreprises de regroupements concurrents, est l’une des conséquences du repositionnement de l’État qui troque son rôle de garant de l’indépendance des médias pour celui d’accompagnateur et de régulateur du marché. De façon concomitante, la figure du dirigeant de médias subit une dévaluation symbolique. Le prestige de cette profession reposait, jusque dans les années 1990, sur la croyance dans l’influence exercée par la presse d’information générale et politique sur l’opinion publique. La concurrence des médias audiovisuels puis d’Internet sur ce terrain pousse les acteurs politiques à se distancier de la presse écrite et de ses dirigeants et à se tourner vers le patronat économique, propriétaire de médias.
2La direction de média renvoie à un marché de l’emploi dominé par l’État, d’un côté et par les grands groupes industriels, de l’autre. Cette situation limite l’exercice de la profession à un petit nombre de lieux, comme l’indique la façon dont les dirigeants de médias classent et hiérarchisent les propriétaires en fonction de critères liés aux postes que leur profil (journaliste, administrateur, gestionnaire...) pousse à prétendre. Pour les journalistes, par exemple, la marge d’indépendance laissée aux rédactions est primordiale. De façon générale, la réputation (sur le plan social, industriel, éthique), le marquage politique, le rapport à l’information déterminent la perception des employeurs par les dirigeants. À l’interface entre les propriétaires et les salariés, les dirigeants de médias sont soumis à un ensemble d’injonctions parfois contradictoires (comme par exemple, la recherche d’efficacité commerciale versus la défense des logiques d’excellence professionnelle). Vis-à-vis des acteurs externes, le dirigeant répond à la nécessité d’avoir un interlocuteur auquel s’adresser. Le rôle des dirigeants consiste à représenter l’institution et à maîtriser un sens relationnel pour construire le crédit du média, enrôler des soutiens financiers, institutionnels, politiques, intellectuels, syndicaux.
3Malgré la diversité des profils et des métiers d’origine des impétrants, la profession apparaît instituée par un ensemble de règles et de procédures formelles et informelles comme le montre la séquence du recrutement. Chaque étape du processus contribue à fabriquer le dirigeant, c’est-à-dire à l’introniser dans ses fonctions vis-à-vis de l’extérieur (et de lui-même). La trajectoire professionnelle, les soutiens, la réputation, le contexte, l’habitus sont autant d’éléments qui, combinés, déterminent l’entrée dans le groupe des directeurs. Dans la plupart des cas, le recrutement révèle en effet la rencontre entre une position et des dispositions. Aussi, est-il plus facile d’accéder à ces fonctions lorsqu’on est un homme, de nationalité française, bien né, diplômé de Sciences Po, d’une école de journalisme, concernant la direction éditoriale, de l’Ena, de l’ENS, d’une école de commerce, pour la direction managériale. La nationalité étrangère est une propriété discriminante tout comme le sexe. La présence des dirigeantes est un effet corrélatif de la politique de parité mise en œuvre dans le champ politique. Les origines sociales et les diplômes, s’ils déterminent l’entrée dans la carrière des directeurs de médias (en particulier pour les nouvelles générations compte tenu de l’évolution du niveau de diplôme global de la population), sont plus diversifiés. Ainsi, les femmes placées à ces postes doivent travailler leur position, ce qui les amène souvent à adopter l’ethos masculin. La détention d’un capital symbolique, marqué par la carrière professionnelle, culturel (par le diplôme, les goûts socialement valorisés) et social accroît également les chances d’intégrer le groupe des directeurs et de s’y maintenir. Les dirigeants se positionnent également différemment sur un axe allant du capital de métier au capital administratif. Aux dirigeants éditoriaux bénéficiant d’une reconnaissance par les pairs et par le public élargi (par le biais de leurs ouvrages) s’opposent les « managers » jouissant d’une proximité au pouvoir temporel au regard de leur passage en cabinets ministériels, de leurs décorations. Plus précisément, cinq filières ressortent des parcours des dirigeants de médias nationaux. La filière journalistique rassemble ceux qui s’identifient au métier, le vivent sur le mode de la vocation. La filière intellectuelle regroupe ceux qui se reconnaissent dans le label, s’engagent dans le débat public, publient des ouvrages, détiennent un capital littéraire. La filière militante, qui caractérise la génération née dans les années 1950, s’est trouvée reléguée au passé et au dépassé avec la montée en puissance du modèle du journaliste « professionnel ». Enfin, les filières administratives, subdivisées en deux branches (la filière économique et la filière étatico-administratives), prépondérantes à la présidence de grands groupes, rassemblent à la fois des transfuges de l’entreprise, du conseil et des cabinets ministériels. Chacune de ces filières présente des profils de dirigeants diversifiés du point de vue de la formation, du métier ainsi que du rapport au rôle, à l’information et au champ. La hiérarchisation de ces filières varie en fonction des configurations. La mise à l’écart des journalistes politiques et des élites intellectuelles des sphères décisionnelles, dans les années 2000, révèle que ces capitaux militants et intellectuels sont moins efficients dans ce nouvel état du champ, comme l’exprime un dirigeant :
« Il y avait une tradition, surtout dans les médias publics, il y avait une tradition autrefois d’intellectuels à l’ORTF. À France Culture, il en reste encore quelques traces… Par exemple, le patron d’RTL, il est normalien, à l’origine, enfin, c’est vrai que ça s’est perdu au profit des managers1. »
4Le resserrement de ces parcours vers les filières administratives montre qu’un double mouvement s’opère au sein des médias : d’un côté, la valorisation d’un capital économique et organisationnel et les tentatives de domestication par l’administration de la production des actualités, de l’autre, la réaffirmation d’un capital de métier en marge des grandes enseignes. Situés à la frontière entre plusieurs espaces sociaux, les dirigeants constituent dès lors un laboratoire des luttes entre les différentes fractions de l’élite pour la définition des types de capitaux qui permettent de faire loi dans le champ du pouvoir. La dévaluation des filières militantes et intellectuelles qui accompagne ce processus symbolise le renouvellement des élites, marqué par la domination de l’ordre économique comme ordre institutionnel2. Plus généralement, cette redéfinition de la hiérarchie des capitaux interroge le rôle de relais d’élites de ces dirigeants.
Notes de bas de page
1 Entretien, 2017. La nomination d’un haut fonctionnaire, Jean-Christophe Thiery de Bercegol du Moulin, énarque, passé par le ministère des Finances, chargé développement du pôle média du groupe Bolloré (D8, Direct Matin) à la tête du groupe Canal+ illustre la domination du capital étatique sur les autres formes de capital.
2 Denord F. et al., Le champ du pouvoir en France, op. cit.
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