Conclusion. Une révision pragmatiste de l’institutionnalisation des organisations en politique
p. 251-267
Texte intégral
1Cette conclusion est l’occasion de revenir sur les enseignements d’un cadre d’analyse qui repose sur une démarche de recherche et des postulats empruntés au pragmatisme américain, dans le prolongement des travaux de P. Selznick (1949, 1957). Il s’agit d’aborder le lien entre changement organisationnel et action publique dans le domaine de l’environnement, mais également, et plus largement, les facteurs expliquant les trajectoires des organisations.
2Le concept de compétence a été le fil directeur de l’étude, sur plus de quatre décennies, d’organisations environnementales apparues en France, de leur origine à aujourd’hui. Il a servi l’analyse de leurs transformations internes et de leurs activités concrètes vis-à-vis de leurs différents publics (cf. tableau 1). L’objectif était d’observer la construction de ces organisations en parallèle à leurs tentatives d’influencer les acteurs susceptibles d’agir sur les problèmes impliqués, non seulement les autorités publiques, mais également les entreprises et les simples citoyens. Leurs compétences respectives et leurs trajectoires reflètent les inflexions qui marquent les politiques publiques, à la fois en termes d’opportunités d’action et de savoir-faire pertinents afin d’y intervenir. Les politiques publiques dans le domaine de l’environnement ont été précurseuses, à bien des égards, des problématiques associées à la gouvernance, ainsi la participation, l’efficience ou la transparence. Les organisations étudiées ont suscité ou participé aux dispositifs publics censés appliquer ces principes. Pourtant, leur histoire et les membres qui les composent restent parties prenantes de l’explication de leurs relations externes, ce que seul l’examen des logiques internes et du cours de l’action permet de révéler.
3L’analyse par les compétences aborde un débat qui dépasse les questions d’environnement, car elle considère les pratiques et formes organisationnelles comme un révélateur des changements en cours. Ces deux dernières thématiques constituent une clef d’entrée privilégiée pour l’analyse de l’adaptation des organisations à leur contexte d’action. La majorité des travaux conclut à leur convergence, que ce soit dans la sociologie des mouvements sociaux, les recherches centrées sur la mobilisation des ressources ou dans les études organisationnelles, le néo-institutionnalisme. La convergence est, dans le premier cas, une condition de la survie de l’organisation. Dans le second, elle résulte de l’intégration des composantes structurées des mouvements sociaux par des logiques des champs dont elles dépendent. Cependant, convergence est alors souvent synonyme de conformisme, que ce soit entre les entreprises d’un secteur donné ou parmi les organisations plaidantes.
4L’observation approfondie des conséquences de l’institutionnalisation a questionné cette équivalence. Le processus d’institutionnalisation est souvent considéré dans ces deux ensembles de travaux comme favorisant une homogénéisation des formes et pratiques organisationnelles. Dans cette recherche, ce processus est au contraire considéré comme l’affirmation dans le temps du caractère singulier d’une organisation. Celui-ci justifie l’attachement des membres, pour des motifs souvent différents et qui parfois s’ignorent, l’institutionnalisation se révélant faible dans ce dernier cas. Conformément au pragmatisme, l’approche développée ici a postulé « l’inventivité du présent » (Joas et Beckert, 2002), justifiant d’étudier les acteurs en situation, sans préjuger des motifs et valeurs qui les animent. Cette approche, à la fois holistique et longitudinale, envisage ensemble des dimensions de la vie des organisations qui sont habituellement traitées par des problématiques différentes. L’étude des mouvements sociaux, la sociologie des associations ou celle de l’engagement tirent souvent leurs hypothèses de débats académiques spécifiques à un objet. Au terme d’une démonstration de nature en partie inductive, il est désormais possible d’aborder plusieurs des controverses suscitées au sein de ces littératures.
5Point de départ de cette recherche, motivée à la fois sur les plans empirique et théorique, la question de la convergence des pratiques et formes organisationnelles est pertinente pour relier ces débats à la problématique du changement organisationnel et de l’action publique : les relations entre mouvements sociaux et État, la démocratie associative, l’expertise et ce qu’elle signifie pour l’engagement associatif. Les études de cas montrent en effet des logiques organisationnelles distinctes qui font la différence dans la capacité des organisations à survivre aux aléas de conjoncture (résilience), à gérer les divisions internes (leadership), à faire cohabiter des savoir-faire autour d’une compétence clef, essentielles afin de construire des positions communes et crédibles (savoir-faire). Ouvrant le propos, le processus d’institutionnalisation est abordé via une comparaison entre les organisations environnementales en France.
L’institutionnalisation : facteur de différenciation des formes et pratiques organisationnelles
6L’institutionnalisation est un thème clef de l’analyse des changements affectant les mouvements sociaux. Elle est souvent assimilée à toujours plus d’organisation et à une modération de leurs modes d’action et revendications. La conception, d’organisations centralisées et hiérarchiques, associée à ce processus, a été contestée par des recherches qui ont, au contraire, montré la diversité réelle des pratiques et formes organisationnelles. L’institutionnalisation y est mise en parallèle avec celle qui affecte les champs dont elles dépendent. Dans une perspective néo-institutionnaliste, le concept de champ vise à intégrer dans l’analyse des secteurs d’activité, au-delà de la seule sphère d’action publique. Il est également mobilisé dans une perspective inspirée de Pierre Bourdieu où une homologie est postulée entre comportements de militants (Ollitrault, 2008) ou entre mouvements sociaux (Mathieu, 2012).
7Cette recherche a pris une option différente en considérant le niveau organisationnel lui-même comme facteur explicatif, car doté d’une capacité d’inertie ou, au contraire, d’innovation. L’environnement externe est ainsi envisagé à travers les différentes catégories de public à convaincre ou susceptibles d’apporter leur concours à des stratégies d’influence et de développement. L’approche développée ici est organisationnelle dans le sens où les comportements organisationnels ne sont pas complètement déductibles des logiques relevant de l’environnement ou des individus.
« Nous avons besoin d’une théorie des organisations parce que certains phénomènes sont décrits de manière plus appropriée en termes d’organisations et de composantes organisationnelles plutôt qu’à partir des individus sociaux habitant ces composantes. »
Simon, 1991 : 126.
8Il s’agissait en effet de mettre en évidence le jeu des pressions externes et donc des transformations affectant l’action publique et les logiques d’engagement associatif, tout en signalant le poids des pratiques organisationnelles. Celles-ci continuent de façonner le processus d’institutionnalisation à l’œuvre dans chaque organisation, relativisant le constat de la convergence souvent déduit des modes d’action en vigueur. Une approche organisationnelle et pragmatiste permet l’analyse des forces de résistance et de changement, en abordant leurs traductions concrètes dans le fonctionnement et les valeurs défendues par l’organisation. Je soulignerai cette convergence apparente sur le plan externe, avant d’en venir à la singularité irréductible de chaque organisation.
9L’étude montre un rattrapage des organisations françaises vis-à-vis de leurs homologues européennes. Les années 1980 sont une période de référence à cet égard. Les organisations environnementales en Europe se structurent rapidement, emploient des salariés et disposent du soutien d’adhérents toujours plus nombreux (Dalton, 1994). Les structures françaises progressent peu sur ces trois plans avant la fin des années 1990. Elles ont une existence précaire et restent fortement dépendantes du soutien matériel ponctuel de leur réseau international (Greenpeace et WWF) ou de financements publics (FNE, AT et dans une moindre mesure la LPO). Nouvelles techniques de collectes de fonds, productions d’expertise à destination des pouvoirs publics ou de fondations leur assurent davantage de stabilité au cours de la décennie suivante. Elles développent des stratégies de communication et intègrent des pratiques de marketing dans les relations établies avec les adhérents et les sympathisants. Le nombre de salariés augmente de manière spectaculaire à l’échelle de chacune d’entre elles (cf. figure 3). Concernant les effectifs de membres individuels, l’évolution est également notable. Le WWF France et Greenpeace France figurent désormais en tête de classement, parmi les dix premiers bureaux de leur réseau respectif. Alors que la LPO a multiplié ses effectifs par quinze en quarante ans, ceux de FNE et des AT ont en revanche régressé depuis les années 1980. L’état des forces associatives au niveau local, qui varie beaucoup d’une région à l’autre, explique ce déclin1.
10L’augmentation des salariés coïncide aux demandes de coopération des pouvoirs publics et/ou de leurs alliés ONG. Ces opportunités d’action n’étaient pas absentes auparavant, mais les organisations françaises ont montré une inégale capacité à en tirer profit, faute de stabilité et de stratégies d’influence et de développement pensées à moyen terme. Comme la déclinaison de thèmes internationaux et environnementaux, l’enjeu du nombre des adhérents s’est imposé dans toutes les structures, malgré des résistances internes. Le potentiel de mobilisation des thématiques environnementales était réel, comme l’atteste le succès des actions entreprises dans ce sens. Les efforts de recrutement de nouveaux adhérents au cours des dix dernières années s’inscrivent dans les tendances habituellement associées au mouvement environnemental et qui alimentent les critiques adressées à ses composantes. Les descriptions abondent d’un mouvement où l’expertise déployée par des salariés est préférée à l’engagement direct (chapitre 1). Les organisations environnementales seraient ainsi davantage prêtes aux compromis avec les pouvoirs publics comme avec les entreprises avec lesquelles elles échangent. Les tendances habituellement associées à l’institutionnalisation des mobilisations environnementales se retrouvent dans les cinq organisations étudiées, partie visible d’un mouvement composite d’associations locales ou mobilisées sur des enjeux ad hoc.
11La recherche menée relativise néanmoins ce constat. Elle se dissocie des analyses habituellement centrées sur les ressources citées, tels que les effectifs des salariés et de membres, pour étudier de manière détaillée les logiques internes (cf. tableau 2). Si la convergence est manifeste sur le plan des modes d’action, elle ne l’est pas nécessairement sur celui de l’organisation interne et des valeurs. Le choix initial des cinq organisations étudiées s’est justifié parce qu’elles visaient dans un premier temps des publics différents, avec lesquels elles se distinguaient par des modes d’interaction spécifiques. Il s’agit des pouvoirs publics pour la LPO et FNE, du grand public pour les AT, du grand public et des entreprises dans des modalités différentes pour Greenpeace et le WWF. Elles se sont ainsi structurées sur un projet initial, une compétence projetée (cf. tableau 4) dont la réalisation a été contrariée par le processus de formalisation affectant à la fois les relations internes et externes (chapitre 3).
12Cette compétence spécifique a continué d’informer leurs activités et le rôle joué par les membres, tout en autorisant une diversification des compétences et des objectifs poursuivis. Au cours des années 1990, la stabilité de ces organisations est incertaine. Elles traversent des séquences temporelles où un public est favorisé au détriment d’un autre (les AT vers les entreprises) ou des phases d’exploration (FNE s’essayant sans succès au merchandising) (chapitres 3 et 4). Les tentatives de renouer avec le sens de l’action collective se multiplient au cours des années 2000. Elles sont suscitées par les demandes émanant de salariés plus nombreux et les risques de fragmentation induits par la multiplication des activités à cette période (chapitre 5). À la relative complémentarité et coopération entre organisations, succède un contexte de compétition pour susciter l’attention des pouvoirs publics et de l’opinion (chapitre 6). La période d’austérité économique actuelle, où les questions environnementales sont délaissées par les partis politiques, les a conduits à se replier sur leurs compétences respectives. Au contraire, les années 2000 ont été une phase d’exploration où les emprunts mutuels de modes d’action entre organisations sont réels. Leurs compétences spécifiques, en partie recomposées, font l’objet d’efforts renouvelés d’intégration ou visant une plus grande autonomie vis-à-vis de l’agenda des pouvoirs publics.
13Sur la période considérée, plus de quatre décennies, les habitudes acquises continuent néanmoins de peser sur les trajectoires de chaque organisation, qu’elles portent sur le type d’activités développées ou les relations entre membres. L’institutionnalisation, les allégeances vis-à-vis de certains publics et ses contraintes sur les conditions d’exercice du leadership, distinguent les changements observés en interne. L’interaction forte de Greenpeace France et de son réseau international, qui fournit des possibilités de formation, voire même de promotion, en est un exemple, de même que l’importance de la reconnaissance des pouvoirs publics pour FNE. L’institutionnalisation a aussi façonné les conditions d’exercice du leadership (chapitre 6). Nombre des membres des AT et de FNE, également présents dans les réseaux locaux, s’opposent à une centralisation des orientations collectives. Au WWF, le leadership est encore fortement encadré par l’instance du conseil d’administration qui valide les grandes options.
14Certes, les règles de la décision collective continuent de borner les initiatives des promoteurs du changement en interne. Elles expliquent le rythme du changement, mais pas nécessairement sa portée. Les décisions critiques qui affectent la compétence de l’organisation sont nombreuses sur une telle échelle de temps. La valorisation de la communication publique à FNE, le street marketing à la LPO l’ont emporté après bien des oppositions. La convergence des moyens d’action n’a donc pas la même signification selon les organisations considérées. L’analyse de l’institutionnalisation par les compétences renvoie à la distinction que P. Selznick (1957) établit entre adaptation statique ou dynamique. Le premier processus correspond à des aménagements des pratiques établies, tandis que le second signale un changement de caractère, car les valeurs, les traditions ou des activités valorisées sont affectées (Ansell et al., 2015 : 99).
15L’adaptation, dynamique ou statique, s’explique par des capacités différentes de réflexivité. Le chapitre 6 a en effet conclu sur les organisations dont la trajectoire était agie par la défense du caractère ou celle des compétences. Dans la première configuration, les différentes valeurs et compétences sont intégrées dans le partage d’une mission commune, après l’expression des divergences, tandis qu’elles coexistent dans une relative indifférence dans la seconde. Fédérations disposant d’une équipe de salariés, FNE et les AT sont confrontées au défi constant de démontrer aux associations locales leur valeur ajoutée et de les faire participer. Le WWF, dont le modèle diffère explicitement d’une association loi 1901, s’est trouvé affaibli par des objectifs collectifs qui n’étaient pas partagés en interne. Enfin, à la LPO comme à Greenpeace, les nouvelles manières de faire, la mesure de la performance, les procédures plus importantes avant de passer à l’action, ont bousculé les valeurs en vigueur qui favorisaient l’investissement personnel et l’esprit d’initiative. La remobilisation des membres s’y est traduite par des tentatives destinées à mieux intégrer les compétences de chacun.
16Ce partage entre trajectoires organisationnelles est évidemment temporaire. Une innovation qui répond de manière satisfaisante à une situation critique dans un premier temps peut se révéler par la suite dysfonctionnelle. Ainsi, l’organisation de FNE en réseaux thématiques est devenue un facteur de fragmentation d’une stratégie politique fédérale. La politique d’expansion territoriale de la LPO à travers un réseau de délégations locales, en fait des associations gardant leur indépendance, concentre aujourd’hui les efforts de réforme (chapitre 6). La comparaison entre organisations et dans le temps est heuristique pour analyser le processus d’institutionnalisation et le phénomène de convergence en évitant des raisonnements rétrospectifs. Elle rend également caduque des oppositions, fixes comme celle parfois faite entre les associations loi 1901 et les organisations anglo-saxonnes (Chartier, 2002). La capacité à développer des stratégies offre une ligne de partage bien plus stimulante, car elle signale des contraintes communes et des modalités spécifiques de résolution. Les enseignements de l’analyse comparée sont en effet utiles pour éclairer l’interaction entre logiques externes et internes dans la mobilisation des organisations en politique, et de ce fait aborder des débats qui dépassent le seul objet de cette étude.
La résilience : la structure des opportunités politiques ne vaut pas de manière égale pour toutes les organisations
17Les conclusions empiriques de cette recherche remettent en cause les interprétations déduites du concept de structure des opportunités politiques et appliquées à la France. Ce concept est le fait d’une approche qui valorise les logiques externes, ici les propriétés du contexte politique, pour expliquer l’institutionnalisation des mouvements sociaux. Plusieurs fois reformulé depuis ses origines dans les années 1960 (Eisinger, 1973), le concept est resté très influent dans l’étude des interactions entre mouvements sociaux et État (Kriesi et al., 1995 ; Kriesi, 1996). En France, mobilisé par certains auteurs, il conduit à mettre sur le même plan les organisations environnementales dans leur rapport à l’État (Van der Heijden, 1997 : Halpern et Lascoumes, 2012). Il a suscité de nombreux débats dans la sociologie des mouvements sociaux, une partie de ses promoteurs s’inquiétant des dérives dans l’utilisation du concept, cristallisant toujours davantage de dimensions du contexte politique (Koopmans, 1999).
18L’approche organisationnelle que je développe envisage les conséquences des interactions avec la sphère politique sur la construction de l’organisation elle-même, sa structure et les activités qu’elle déploie. Trois conclusions complémentaires montrent que les différences entre organisations nuancent les facteurs mis en avant par un raisonnement en termes de structure des opportunités politiques. Les interactions entre organisations environnementales et État sont, tout d’abord, bien plus variées que ne le suggère l’application du concept à la France. Les transformations étudiées dans la durée apportent, de plus, des éléments de réflexion sur la nature des opportunités qui affectent les trajectoires de manière déterminante. Enfin, toutes ces organisations ne démontrent pas la même résilience vis-à-vis des changements affectant leur environnement, considéré dans l’analyse à travers les publics dont elles dépendent.
19Concernant le premier aspect, le pouvoir explicatif de la structure des opportunités politiques sur la forme des mouvements sociaux, l’analyse de H.-A. Van der Heijden (1997) est encore à ce jour la plus systématique pour la France. Pour ce dernier, les modes d’action et d’organisation interne dépendent de la structure de l’État et de l’attitude des élites. Le mouvement environnemental, marginalisé par des élites politiques peu préoccupées d’environnement, est cantonné au registre de la contestation. Il est caractérisé par des organisations de dimension avant tout nationale et centralisée, car elles visent un État unitaire et centralisé. Cette perspective les réduit toutes à un même modèle organisationnel, les considérant de plus comme exclues de formes de coopération ou de consultation avec l’État. Cette description est problématique pour rendre compte de leurs stratégies à la période couverte par Van der Heijden une quinzaine d’années après 1980, faisant coïncider le lien entre type d’État et attitude des élites avec la forme des organisations et la dimension nationale du mouvement.
20Contrairement à ce que suggère l’analyse de Van der Heijden (1997), les stratégies « d’intégration » et « d’exclusion » de l’administration et des gouvernements successifs ont longtemps clivé le mouvement environnemental en France. Elles ne s’appliquent pas de manière systématique à l’ensemble du mouvement. Une relation de coopération s’est établie précocement entre le ministère de l’Environnement, créé en 1971 et les associations qui ont contribué à fonder un droit de la participation (Prieur, 2001). C’est pendant longtemps au niveau du ministère, administration elle-même marginalisée dans les arbitrages gouvernementaux, que les interactions sont les plus structurantes. À la fois FNE et la LPO ont décliné une option légaliste qui explique leur activité : les réseaux thématiques pour la première, un service d’études chargé de suivi ornithologique afin de participer à l’application de la directive Oiseaux en France pour la seconde. Les AT, puis Greenpeace et le WWF ont été longtemps considérés avec suspicion par les titulaires du ministère de l’Environnement. Si la première a consolidé sa position vis-à-vis du ministère de nouveau à la fin des années 1990, les deux suivantes seront reconnues comme des interlocuteurs valables lors du processus du Grenelle de l’Environnement. L’accent mis sur l’importance de structures centralisées néglige, d’autre part, le fait que toutes ont rencontré des difficultés à coaliser les forces vives au niveau local. Greenpeace et la LPO, qui ont le mieux relevé ce défi dans les années 1990, doivent aujourd’hui repenser l’organisation de leur réseau. La première pour accorder plus de place aux militants, cette priorité étant portée par le réseau international, la seconde afin de donner plus de cohérence à des positions nationales. L’enjeu reste d’actualité à l’heure des mobilisations dans les « zones à défendre » (Berlan, 2016 ; Subra, 2017).
21La vision univoque que le concept de structure des opportunités politiques tend à entretenir fait partie des critiques récurrentes qui lui sont adressées (Morris, 2000). Cette recherche questionne également la définition exclusivement politique du concept que lui donnent ses promoteurs. La comparaison a mis en évidence des cycles d’expansion et de fragilité qui ne relèvent pas exclusivement des logiques du champ politique. Le fait de distinguer les différents publics de ces organisations comme potentielles sources de soutien, matériel et moral, ou cibles de l’action, permet en effet de pondérer les facteurs en jeu. Toutes ne dépendent pas de manière égale des financements privés, d’entreprises et de donateurs, et des financements publics, que ces derniers soient de nature contractuelle ou des subventions.
22Les changements de majorités gouvernementales ont eu des conséquences immédiates pour les organisations habituées aux financements publics. Les politiques favorables à la reconnaissance des associations, ont également joué en leur faveur. Ainsi, avec l’arrivée au pouvoir de Valéry Giscard d’Estaing, dont le gouvernement prépare des mesures en faveur de la participation des associations actives dans la défense du cadre de vie, puis des gouvernements de gauche dans les années 1980 et en 1997. Le contexte économique a pesé aussi sur les budgets des organisations. Les séquences de récession en 1993 et en 2008 se sont traduites à la fois par une diminution des cotisations avec un décalage de quatre ans environ pour chacune et par une baisse des aides au secteur associatif.
23En termes de temporalité, les trajectoires révèlent donc des similitudes quant aux crises financières. Le WWF et Greenpeace connaissent des difficultés aiguës respectivement en 1995-6 et 1997 (cf. figure 1) ; les AT et FNE au début des années 2000, quand il faut anticiper la fin du dispositif Emplois Jeunes et la baisse tendancielle des aides publiques. De même, c’est en 2010, une fois la rupture consommée entre le président Sarkozy et les organisations environnementales, que les conflits impliquant des salariés et administrés semblent insolubles au sein du WWF et des AT. Au-delà de tendances comparables, les rythmes du changement en interne obéissent pourtant à des logiques organisationnelles spécifiques.
24Cette remarque conduit à la troisième dimension mise en avant par l’analyse : l’inégale résilience des organisations aux effets de conjoncture politique et économique (chapitre 6). La résilience renvoie à leur capacité à défendre leurs propres agendas vis-à-vis des autorités politiques, des logiques du champ politique et de leur réseau associatif au niveau international. Elle ne se réduit pas à la stabilité matérielle. Le montant des budgets, les effectifs de membres ou salariés sont souvent utilisés pour étalonner la capacité des organisations. Cette recherche montre que le compromis en interne sur la compétence clef, qui définit la mission de l’organisation, en est l’élément essentiel. Elle contribue à la continuité de l’organisation aussi bien qu’à ses transformations.
25La conception des relations avec la sphère partisane en est une illustration. Les AT et FNE ont, parmi leurs rangs, fourni des cadres à l’écologie partisane. Toutes deux, avec trente ans d’écart, ont prononcé l’incompatibilité des mandats d’élus associatifs et d’élus politiques. Cette transition s’est faite aux prix de débats internes. De même, le choix de recourir de manière plus systématique à des financements de donateurs, s’échelonne dans le temps : le WWF et Greenpeace, précurseurs, sont rejoints par la LPO, et enfin FNE et les AT. Cette option a été discutée à plusieurs reprises dans ces deux structures, depuis trente ans. Elle ne l’a emporté qu’un temps aux AT, tandis que FNE s’est résolument tournée vers le financement privé, via des partenariats avec les entreprises.
26Le sens de l’action collective constitue l’enjeu des réformes, plus ou moins abouties, qui marquent ces organisations dans la première moitié des années 2000 (chapitre 5). Les plus institutionnalisées ont progressé davantage sur ce plan, ne serait-ce que parce qu’un cercle plus réduit de membres a conduit les mesures les plus radicales dans ce sens. Ces conclusions empiriques trouvent un prolongement dans l’examen des conditions d’exercice du leadership, offrant des éléments de réflexion sur la démocratie associative.
Le leadership : une révision de la démocratie associative
27La conception de P. Selznick du leadership est utile afin d’expliquer pourquoi les pratiques managériales, introduites plus systématiquement dans la première moitié des années 2000 (chapitre 5), n’ont pas les mêmes effets d’une organisation à l’autre. Répondant à l’augmentation de leur taille, elles ont ciblé les ressources humaines, telles que la définition de fiches de poste, voire leur évaluation en fonction de résultats fixés a priori, la rationalisation des procédures de coordination entre services. Des techniques de marketing à destination du grand public, des adhérents et des sympathisants ont aussi été mises en œuvre. Pourtant, les méthodes de management ne peuvent être considérées indépendamment des finalités qui lui sont prêtées (Guillet et Leroy, 2010) et ici en l’occurrence des acteurs qui les ont portées. Elles ont fait l’objet de processus d’appropriation différents dans un contexte où les tensions sont grandissantes entre salariés et entre salariés et élus au cours des années 2000 (chapitre 6).
28L’analyse de ces différences relativise les jugements négatifs associés à la généralisation des pratiques managériales actuellement observables dans les ONG (Collovald, 2002). Celles-ci sont souvent considérées comme dommageables à l’esprit associatif ou la dynamique d’investissement des bénévoles. Une telle conception existe dans le champ académique aussi bien que dans l’esprit des acteurs. Elle envisage l’association comme un lieu de démocratie, de formation et de socialisation des citoyens (Fraisse, 2009). La perspective défendue est ici différente. Elle consiste à affirmer que les pratiques managériales peuvent conforter la fonction créative de leadership qui suppose réflexivité et construction du sens dans les différentes activités de l’organisation. Comme le rappelle A. Boin, il s’agit ainsi de « construire une organisation qui respecte ses membres ». Cela consiste à établir des règles qui font d’autant plus l’unanimité qu’elles sont tirées de l’expérience de chacun (Boin, 2001 : 45). Il est possible de mobiliser les études de cas de cette recherche afin de signaler les limites de « l’idéologie associative » à cet égard (Barthélemy, 2000 : 80 et suiv.). Celle-ci valorise le don de soi et l’engagement militant, la figure du bénévole ou de l’élu associatif est ainsi plus positive que celle du salarié (Hély, 2009).
29Le propos sera centré sur le rôle du conseil d’administration, emblématique de cette opposition. Il a été abordé jusqu’ici sous l’angle de sa contribution à l’intégrité institutionnelle de l’organisation, i. e. de la défense d’un sens commun de l’action collective (chapitre 6). Il s’agit ici de signaler des situations, observées en cours d’enquête, et problématiques, car elles questionnent la place prépondérante et la légitimité qui lui sont accordées. Deux aspects sont mis en avant, le rapport du conseil d’administration avec les salariés et les modes de sélection qui lui sont appliqués.
30Sur le premier plan, les tensions sont grandissantes entre élus associatifs et salariés, avec l’augmentation des effectifs (chapitres 5 et 6). Si le conseil d’administration reste l’instance légitime de décision, dans les faits, les salariés déterminent le plus souvent ce que l’organisation fait concrètement. Les conflits analysés révèlent un phénomène qui va au-delà de la concurrence dans la conduite de l’organisation. À l’instar d’autres secteurs associatifs, ces tensions traduisent la difficile reconnaissance des salariés. Des incompréhensions se manifestent sur le statut de salarié, considéré comme moins valorisant, car le travail offre voie à rémunération. De plus, les contrats de travail financés grâce à l’État, par des fondations ou l’UE, outre un risque de dispersion, ont imposé des arbitrages sur de nouveaux objectifs et activités. Matthieu Hély (2009) observe dans le secteur de l’économie sociale et solidaire que le salarié est parfois perçu comme un bénéficiaire d’aides publiques. Cette thèse trouve des prolongements au sujet des organisations environnementales. Les tensions entre administrateurs et salariés, ont affecté l’ensemble des organisations. Dans la configuration la plus extrême, le salarié est considéré comme un simple exécutant d’orientations définies par le conseil d’administration. Ce témoignage d’un administrateur de FNE en est révélateur : « Certains considèrent vraiment les salariés comme des larbins. Et ils s’attendent à ce qu’ils soient dynamiques et motivés ».
31Sur le second plan, celui de la place du conseil d’administration, il est significatif que le sujet soit absent des réformes observées dans les années 2000, à l’exception de Greenpeace avec un changement des statuts en 1998. L’application de pratiques managériales s’est accompagnée d’une rationalisation des prérogatives et du rôle des salariés, bousculant souvent les habitudes en vigueur. Elle a épargné le conseil d’administration, dont le rôle a pourtant été questionné, par des administrateurs ou des salariés, face à des problèmes concrets de coordination ou de cohérence (chapitre 6). Alors que les organisations environnementales ont considérablement étendu leur activité, leur effectif salarié et, par conséquent, leur capacité d’expertise, les modes de désignation et les prérogatives de cette instance ont peu évolué.
32Compétents sur un sujet qui a déterminé un engagement associatif précoce, la palette des expériences des problématiques environnementales couverte par les administrateurs ne correspond plus nécessairement à ce qu’est devenue l’organisation. Or, la connaissance de la réalité de ce qu’est l’organisation est partie prenante des conditions du leadership. Parmi les réformes analysées (chapitre 5), plusieurs mesures ont clarifié les relations entre salariés et administrateurs. Toutes les organisations n’ont cependant pas montré la même capacité à aller plus avant et questionner la composition du conseil d’administration. La nécessité de recruter des administrateurs comprenant ce qu’est devenue l’organisation témoigne des préoccupations affichées dans plusieurs structures, ainsi la LPO et FNE. Au contraire, les conflits au sein du WWF et des AT ont révélé des incompréhensions difficilement surmontables de ce point de vue.
33À l’instar d’associations dans d’autres secteurs, les organisations environnementales sont confrontées à l’enjeu du renouvellement des élus associatifs, préoccupation largement partagée parmi les responsables associatifs en France (Tchernonog, 2013). La longévité des membres dans l’instance a des effets ambivalents, gage de stabilité mais aussi d’inertie. Le conseil d’administration représente le levier du changement en interne, comme en témoigne le changement de présidence au WWF ou à FNE au début de cette décennie. Le renouvellement partiel du conseil d’administration des AT dans la deuxième moitié des années 2000 explique en partie pourquoi le plan stratégique préparé en 2005 est devenu incompréhensible par la suite pour certains élus, révélant des divergences de vues sur les objectifs prioritaires de l’organisation pour assurer son autonomie.
34Les administrateurs doivent également être au fait des exigences de gestion de salariés. Les récents conflits, qui ont marqué le monde associatif, montrent que le secteur environnemental n’est en aucun cas exceptionnel à cet égard2. Dans les associations où les bénévoles élus s’investissent plus directement dans la gestion quotidienne, les profils de poste sont parfois peu réalistes, de l’aveu même de plusieurs administrateurs. Ils détaillent de trop nombreuses tâches, créant davantage de pression dans le travail des salariés. La recherche du « mouton à cinq pattes » dans les recrutements est aussi le fait des structures où la sélection du personnel relève de la direction. L’expression, revenue à plusieurs reprises en cours d’entretien, désigne un salarié polyvalent, capable de déployer de multiples compétences, relationnelles ou d’expertise, qu’il soit chargé de campagne à Greenpeace ou directeur fédéral à FNE. Cette similitude montre que l’engagement militant et le don de soi ne se limitent pas aux élus associatifs ou aux bénévoles.
35Apportant un éclairage à cette question, la Cour des comptes qui a auditionné quatre des cinq organisations étudiées a conclu au faible niveau de rémunération des postes de responsabilité3. Moins payés que dans le secteur privé à niveau de qualification égale, les conditions de travail des salariés questionnent les oppositions habituelles entre bénévoles et salariés, ou encore militants et experts.
« Quand à GP vous mettez en vis-à-vis le temps de travail, l’énergie dépensée et le salaire, il faut de toute façon être militant. Ce ne sont pas des experts qui deviennent des militants du fait justement de leur boulot. »
Greenpeace, directeur des programmes [années 2000], 20 novembre 2014.
36Cette recherche rejoint les travaux qui soulignent que les associations ne sont pas nécessairement un lieu idéal d’exercice de la démocratie, entendue ici au sens de respect des opinions et des individus (Hély, 2009). Confortée par les études de cas analysées, le leadership explique pourquoi les efforts qui ont visé l’ensemble des membres contribuant à l’action de l’organisation, y compris les salariés et bénévoles, font la différence. Faute de débats internes et de réflexivité, conflits et mésententes menacent son intégrité même. Les pratiques managériales en elles-mêmes ne sont donc pas des facteurs de délitement de l’action associative, bien au contraire.
37La professionnalisation est une autre tendance affectant les organisations environnementales. C’est une thématique transversale à l’étude des organisations en politique, des mouvements sociaux aux associations, qu’il est utile d’aborder afin de questionner la pertinence de l’opposition entre salariés et bénévoles, comme clef de lecture des transformations en cours.
Savoir-faire et expertise : de la compétition entre bénévoles et salariés, à la compétition entre professions
38La professionnalisation, manifeste au cours des années 1990 (chapitre 4), correspond au recours progressif à des salariés recrutés en raison de leur spécialisation. Ce processus, tardif en France, a profondément changé la composition et la nature des activités des organisations environnementales françaises. Les causes et conséquences de ce phénomène, sur les plans interne et externe, ont été étudiées dans d’autres secteurs associatifs. Concernant les logiques internes, les recherches sur l’engagement militant dans le secteur associatif ont souligné la transition entre bénévoles et salariés : la profession conduit à un engagement bénévole, tandis qu’ultérieurement le recrutement de salariés se fait sur la base de la démonstration de compétences (Ollitrault, 2001). Vis-à-vis de l’extérieur, la professionnalisation, associée au développement de l’expertise, refléterait une réponse à des demandes émanant d’un État bureaucratique (Collovald, 2002), mais également des médias (Siméant et Dauvin, 2002).
39Cette recherche apporte également des éléments sur ces deux plans, nuançant les thèses correspondantes. L’un des principaux résultats est d’avoir mis en évidence que la montée des salariés dans les organisations correspond dans un premier temps au recrutement de spécialistes des différentes questions d’environnement, également capables d’articuler les dimensions sociales, politiques et économiques de ces enjeux. Or, l’opposition entre militants et experts, bénévoles et salariés, occulte un autre phénomène associé à la professionnalisation, celui de la compétition entre les savoirs pertinents, portés par des professions différentes, pour mener à bien les missions de l’organisation. L’expertise a été associée au développement des professions, y compris au sein du secteur associatif (Hilton et al., 2013). Cet éclairage par les professions remet en perspective les savoir-faire pratiques (cf. tableau 2) jugés pertinents, vis-à-vis de ceux abstraits, parce que délimités par l’essor des professions qui défendent leur raison d’être (Abbott, 1988 : 318). L’expertise n’est cependant pas seulement la démonstration d’une compétence professionnelle, attestée par une formation académique. Elle est aussi souvent mobilisation d’un savoir scientifique à des fins d’action (Delmas, 2011 : 16). Ces différentes dimensions, savoir acquis via la profession ou l’action, se retrouvent dans les trajectoires organisationnelles.
40Ces précisions sont utiles afin de souligner que la compétition entre savoirs transcende l’opposition fondée sur le statut, bénévole ou salarié, car elle engage des représentations différentes sur ce que doit faire l’organisation. Celles-ci portent sur sa crédibilité vis-à-vis de ses publics, mais aussi sa capacité à construire des stratégies, et dont dépend une connaissance des problèmes à choisir et à traiter. Il s’agit donc d’un phénomène révélateur de la reconstruction des organisations à travers le rapport à leurs différents publics. En d’autres termes, le savoir sur des enjeux d’environnement a été un élément constant et structurant des modes d’action des organisations environnementales. Il est aujourd’hui concurrencé par d’autres expertises relatives aux publics, i. e. à la communication publique, au management ou encore à la collecte de fonds. J’aborderai tout d’abord la construction d’une expertise au sein de ces organisations, avant d’en venir à la compétition entre professions : ces deux éclairages successifs sont utiles afin d’aborder les causes de la professionnalisation sur les plans interne et externe.
41La démonstration d’un savoir sur les questions d’environnement a été une dimension dont se sont toujours prévalues les organisations étudiées, au temps des bénévoles (chapitre 3) comme de la professionnalisation (chapitre 4). Se doter d’une expertise en interne était perçu comme un moyen de changer les attitudes, voire de mobiliser des sympathisants pour contester des décisions publiques. Au sein des mouvements environnementaux, il s’agit au départ de développer une expertise alternative à celle de l’État (Jamison, 2001). Les publications des AT et de FNE, à destination du grand public et des associations, témoignent de cette préoccupation originelle. Alors que les commissions des AT leur ont permis de démultiplier leur action sur divers sujets, les groupes thématiques de FNE ont ultérieurement, au milieu des années 1980, répondu à cet enjeu. Les scientifiques ont joué un rôle de premier plan dans la commission énergie des AT, qui a permis à l’association de jouer un rôle clef dans la mobilisation antinucléaire en France. FNE est aussi animée au départ principalement par des universitaires. Quant au WWF de 1967, ou celui de 1973, ses responsables recherchent le soutien de figures clefs du Muséum d’histoire naturelle ou de la conservation en France. Les jeunes militants et permanents de Greenpeace visent une meilleure compréhension des questions nucléaires en conviant un ingénieur spécialiste à siéger au conseil d’administration, au début des années 1980.
42Les études de cas, choisies à dessein parmi les composantes les plus formalisées des mouvements environnementaux, signalent que l’expertise n’est pas le seul fait des organisations naturalistes. De plus, le savoir n’est pas non plus une condition ad hoc pour s’investir. Si scientifiques et universitaires ont joué un rôle clef, ces associations ont aussi permis à des militants de se former dans le cours de l’action. Les scientifiques de FNE sont devenus des experts de droit administratif et des rouages de l’administration. Plusieurs nouveaux adhérents venus aux AT après la candidature de R. Dumont s’essaient à l’écriture journalistique pour en faire ensuite une carrière (chapitre 3). Dans les deux cas, cet élargissement des savoir-faire valorisés en interne est révélateur de la compétence distincte de chaque organisation : influencer les décideurs pour FNE, convaincre le plus grand nombre pour les AT (cf. tableau 4).
43Cette connaissance de l’environnement au service de la compétence de l’organisation a été ensuite relayée par des salariés au cours des années 1980, à des rythmes inégaux selon les organisations. Ce sont le plus souvent des spécialistes de l’environnement. Ils abordent les problèmes traités, dans leur dimension environnementale, sociale, économique et politique. Les premiers recrutements renforcent la capacité des organisations à disposer de connaissances sur les états d’environnement. Elles se dotent ainsi toutes de services spécialisés. La mobilisation de connaissances scientifiques est le modus operandi de la LPO qui suscite et conteste la décision publique à partir de données de recensement sur les oiseaux ou l’état de sites remarquables. La création d’un poste de directeur de la conservation, puis la mise en place d’une véritable équipe dans le service correspondant sont perçues, par les responsables du WWF comme la condition d’une prise d’autonomie vis-à-vis de l’expertise des associations alliées. Enfin, la recréation de Greenpeace en France en 1989, puis son renouveau à la fin des années 1990, s’appuie sur le recrutement de chargés de campagne, tandis qu’à la même période, FNE recrute des salariés pour appuyer les bénévoles qui animent ses réseaux thématiques.
44Le recrutement de salariés n’est pas nécessairement contradictoire avec les premières visées des organisations. Il ne contrarie en effet pas la hiérarchie des savoirs qui les marque, ni même celle de la décision. Greenpeace et FNE offrent deux exemples contrastant de la place des élus associatifs à cet égard. De plus, comme au temps des bénévoles, les salariés, apprennent, au sein de l’organisation, à combiner plusieurs savoir-faire pour construire des positions à défendre publiquement. Au-delà de ce passage de relais entre bénévoles et salariés, la comparaison montre que l’acquisition d’un savoir polyvalent sur les questions environnementales, qui intègre des aspects socio-économiques, est une tendance d’ensemble. Les AT le manifestent dès le départ, puis le WWF et la LPO dans les années 1980, toutes deux en participant à des programmes avec les décideurs locaux et publics d’agriculteurs, Greenpeace à la décennie suivante avec la cause OGM.
45Cette tendance d’ensemble, le recours à des salariés, ne doit pas être analysée comme un ajustement automatique des organisations face à une demande publique ou au regain d’intérêt dont disposent les questions d’environnement après la conférence de Rio. Elle s’est concrétisée parce que toutes ont souscrit à un objectif de stabilité dans les années 1990 à la fois le plan financier et celui du contenu des actions. Les réorganisations mises en œuvre leur ont permis d’être davantage en capacité de mobiliser leur expertise et de répondre aux sollicitations des pouvoirs publics et des organisations partenaires. La démonstration d’expertise a en effet précédé la hausse exponentielle des salariés à la fin de la décennie.
46Les priorités et moyens d’action de ces organisations ont donc été influencés par les opportunités d’action offertes par leurs alliés, associatifs ou publics, mais dans un second temps seulement. Ce n’est qu’ultérieurement que les salariés des services spécialisés sur les questions d’environnement (conservation au WWF, campagnes pour Greenpeace et les AT, et chargés de mission pour FNE) coopèrent progressivement avec leurs homologues d’autres organisations sur leurs sujets de prédilection, composant une communauté de spécialistes réactive à travers plusieurs coalitions ou coopérations ad hoc. La hausse des effectifs salariés a ensuite rendu manifeste les contradictions entre les priorités poursuivies, par exemple au WWF entre la conservation et le développement.
47Or, la concurrence entre savoirs a été exacerbée au cours des années 2000, avec l’augmentation significative du nombre de salariés. L’effort de rationalisation qui a succédé à l’augmentation des effectifs s’est soldé par l’entrée de nouvelles professions dans les structures. Celle-ci a remis en cause l’autonomie relative acquise par les spécialistes de l’environnement au sein de ces organisations : que ce soit les élus associatifs de FNE ou les chargés de campagnes de Greenpeace, ces derniers ayant été qualifiés « d’aristocrates » par la direction (chapitre 5). La compétition entre professions résulte de l’ouverture à de nouveaux publics à convaincre ou desquels obtenir l’appui matériel (cf. tableau 1), notamment pour les organisations subventionnées et confrontées à la diminution des aides publiques. La gestion de ces nouveaux publics a finalement induit des besoins, bouleversant les activités jusqu’ici mises en œuvre par des chargés de mission ou de campagnes. Celle-ci légitime l’intervention de spécialistes qui pensent les priorités de l’organisation dans ses relations aux donateurs ou aux médias dans d’autres termes que ceux acquis sur le terrain par les salariés de première génération. Souvent détenteurs d’un diplôme universitaire en sciences naturelles ou de la vie, ces derniers ont acquis l’expérience du lobbying ou des relations avec les médias par la pratique.
48Les luttes entre professions ont porté sur trois aspects : les problèmes et solutions pertinentes relevant des états naturels, les dispositions des publics susceptibles d’avoir un impact sur eux et le maintien de l’organisation. Elles confirment ainsi la centralité des trois catégories de savoir-faire distinguées dans l’analyse (cf. tableau 2). À une spécialisation par problèmes d’environnement, qui délimitait le champ d’action des élus et des salariés, tend à se substituer une spécialisation par tâches, au sein de services distincts. Cette évolution a divisé les salariés aussi bien que des élus associatifs. L’entrée de professionnels issus de la communication, du marketing et de la gestion, dans les organisations environnementales a touché leur raison d’être, suscitant des débats sur le type d’argumentaire à mobiliser et les audiences extérieures à solliciter (adhérents, autorités politiques, entreprises et opinion publique). Ce processus de professionnalisation qui a affecté la division du travail entre salariés accompagne l’expansion du nombre de thématiques traitées. Une étude approfondie des logiques organisationnelles révèle néanmoins que la spécialisation récente ne donne pas toujours lieu à une réflexion sur l’articulation entre les différentes activités développées, malgré des tentatives dans ce sens.
49En effet, les organisations apprennent grâce aux individus qui les composent. Le changement a lieu concrètement dans les esprits, pour paraphraser Simon (1991 : 125), parce que les individus acquièrent de nouvelles connaissances en se confrontant aux nécessités de l’action ou parce qu’ils apportent à l’organisation des connaissances dont elle ne disposait pas auparavant. Ce déroulement pourrait schématiquement décrire une histoire commune, celle de spécialistes d’environnement dont la connaissance relève en partie de l’expérience acquise dans le temps et de spécialistes des relations avec les différentes catégories de membres (management, communication, collecte de fonds) revendiquant un savoir professionnel qui n’est pas nécessairement relié aux thématiques environnementales.
50Les résultats de cette étude s’appuient certes sur cinq organisations et sur la France. Pourtant leur histoire parallèle éclaire les transformations les plus récentes du mouvement environnemental dans les pays occidentaux. La professionnalisation des organisations françaises intervient dans des circonstances similaires à celles observées plus précocement aux États-Unis ou en Grande-Bretagne. Le recours aux financements privés (donateurs et/ou entreprises) doit compenser la diminution des ressources affectées par l’État ou l’indifférence des élites politiques (Bosso, 2005). Les besoins d’expertise nécessitent davantage de stabilité financière (Hilton et al., 2013). La spécialisation des organisations françaises qui a été soulignée ici n’est pas en soi singulière. Les luttes autour de la hiérarchie des savoirs et des positions dans l’organisation sont en effet révélatrices d’efforts à la fois d’adaptation afin de maintenir l’organisation et de compréhension des contraintes des acteurs avec lesquelles elle interagit.
51L’urgence environnementale, de la dégradation rapide de la biodiversité au changement climatique, ou l’émergence d’un 7e continent de déchets plastiques à la dérive dans les océans, ont relancé un débat ancien sur les moyens d’action face à des politiques perçues comme inefficaces. Le changement dans les organisations environnementales n’est pas seulement contraint par les interactions tissées avec les pouvoirs publics et leur participation aux dispositifs que ces derniers adoptent. Il peut également se lire comme autant de tentatives destinées à donner davantage d’intelligibilité aux problèmes et comportements en jeu. La critique récurrente qui les vise insiste sur le caractère irréconciliable entre la protection de l’environnement et un capitalisme qui serait par définition prédateur de ressources naturelles. Dans cette perspective, les organisations qui acceptent le dialogue ou cherchent à influencer les pouvoirs publics empêcheraient les forces radicales de se faire entendre et des options alternatives de l’emporter (Welsh et Blüdhorn, 2007 ; Dauvergne, 2016). L’urgence des questions environnementales questionne la capacité de ces organisations à contrer le discours dominant et les intérêts qui ont embrassé la thématique du développement durable (Dauvergne, 2016 : 141), en France et au-delà. Elles continuent pourtant de jouer un rôle essentiel dans les batailles impliquant la protection du droit aux États-Unis (McGregory Klyza et Souza, 2013) ou encore en Grande-Bretagne (Berny et Gravey, 2017), même si la guerre paraît perdue. Une analogie est possible avec la posture des principales alliances qui ont participé à la conférence de Paris, dans la rue ou dans les négociations. « Paris changes everything ». Elles ont endossé ce slogan, malgré l’absence d’objectifs contraignants pour limiter à 2 °C l’augmentation des températures depuis les débuts de l’ère industrielle et même si ce chiffre est dès à présent irréaliste pour nombre d’entre elles. En mobilisant l’accord de Paris, il s’agit néanmoins de continuer à rappeler aux gouvernements leurs engagements et de faire exister l’enjeu, en jouant sur un large éventail de modes d’action et d’alliance. Cette posture stratégique montre que malgré les avis plus optimistes sur la recomposition de la gouvernance de l’environnement (Mol, 2016), l’État reste un levier d’action important, tout en continuant de cliver le mouvement sur la place à lui accorder dans les stratégies, à l’instar des mobilisations pour le climat (de Moor, 2018).
Notes de bas de page
1 Les données correspondantes, consultées par l’auteur, sont confidentielles.
2 Yves Lochard, Arnaud Trenta et Nadège Vezinat, « Le conflit, impensé du monde associatif », 22 novembre 2011. [http://www.laviedesidees.fr/Le-conflit-impense-du-monde.html] consulté le 8 septembre 2015. Les éditorialistes de ce dossier spécial signalent que les procès ou affaires portées devant les prud’hommes par des salariés d’associations se sont multipliés.
3 La Cour des comptes a contrôlé Greenpeace, WWF et FNE en 2012 et la LPO en 2013.
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