3. La stabilisation de compétences distinctes : le temps des bénévoles et des premières formalisations
p. 89-125
Texte intégral
1Les compétences projetées lors du moment fondateur (cf. tableau 4) sont-elles devenues réalité dans le temps ? Il s’agit non seulement d’expliquer le maintien de l’action collective, question classique de la sociologie des mouvements sociaux, mais aussi d’analyser comment une organisation construit, dans le cours de l’action, une compétence spécifique qui définit son rapport à ses publics et à ses membres. Sur le plan externe, les dispositifs qualifiés de command-and-control, coïncidant au premier âge des politiques d’environnement décrit dans le chapitre 1, se multiplient dans les années 1970-1980 en Europe. Au niveau régional, les Communautés européennes préparent leur premier plan d’action pour l’environnement dès 1969 (Berny, 2011). Sur le plan interne, l’activité accrue des organisations environnementales entraîne le ralliement de nouveaux membres aux structures associatives, et donc potentiellement de nouvelles attentes et perceptions.
2Au temps de la fondation succède celui de la formalisation. Toutes ces organisations échangent davantage avec les pouvoirs publics et le grand public. Dans la littérature des mouvements sociaux, ce processus est associé aux tentatives destinées à définir et répartir les rôles entre leurs membres (McCarthy et Zald, 1977). Qu’il implique une révision des statuts associatifs, la mise en place de nouvelles procédures ou instances de décision, des moyens accrus pour la communication en interne, il touche directement ce que fait l’organisation et, par conséquent, ce qui mobilise ses membres. Les bénévoles, permanents ou représentants associatifs, restent majoritairement au centre de l’acquisition ou de la démonstration de savoir-faire utiles à la poursuite ou au développement des activités. Parce que la formalisation est l’occasion de conflits entre les visions sur les missions, elle est déterminante dans l’émergence d’une compétence stabilisée.
3L’examen de ce processus guide le développement successif consacré à chaque association. Les choix des publics, tels qu’énoncés dans l’hypothèse 2 du cadre d’analyse, cristallisent les échanges entre les membres et les pressions externes que l’organisation subit alors qu’elle survit à ses premières actions emblématiques. Il est instructif de démarrer le propos avec la FFSPN pour envisager, par la même occasion, les développements législatifs et réglementaires qui suivent la création d’un ministère de l’Environnement en 1971. Une part importante de l’activité de la fédération est absorbée par cette tâche. La LPO a suivi une trajectoire similaire à cet égard, mais plus modeste au regard de ses moyens et de son objet : la protection des oiseaux. Alors que les AT rivalisent avec la FFSPN par le nombre de thèmes abordés, ils se débattent en interne au sujet du choix de suivre ou non la voie partisane afin de gagner le plus grand nombre à leur cause et ainsi influencer les politiques publiques. Greenpeace Paix Verte continue à cibler ses moyens et ses stratégies sur un nombre restreint de thématiques. Vis-à-vis de l’ensemble de ces structures, le WWF France reste en retrait sur le plan des relations avec les pouvoirs publics.
FNE : la participation à la loi
4Les jeunes militants de la FFSPN, scientifiques et universitaires pour la plupart, développent, sans être juristes, une option légaliste pour intervenir auprès des pouvoirs publics. Il s’agit d’obtenir la protection de la nature par la loi pour ensuite pouvoir s’en servir. Ils obtiendront un droit à la concertation pour les associations, notamment dans les commissions administratives qui se multiplient dans la gestion des espaces naturels et de l’environnement, au niveau national comme local.
5Orientées vers les pouvoirs publics, les efforts de la fédération se concentrent au niveau national, en raison d’un État fortement centralisé, à travers l’investissement bénévole d’élus fédéraux, le plus souvent basés à Paris. Cette situation perdure, malgré la mise en place d’un secrétariat appuyé par des salariés et l’évolution des relations entre la FFSPN et les associations membres. Je reviendrai sur ces deux aspects, après avoir analysé comment cette option légaliste a façonné un mode opératoire dans un premier temps efficace afin d’établir la FSPN comme un interlocuteur clef du ministère de l’Environnement.
Obtenir et faire appliquer la loi : causes et conséquences
6L’option légaliste, défendre la nature par le droit, s’est imposée comme une évidence au sein de la FFSPN avec l’affaire de la Vanoise. Celle-ci a validé dans l’esprit des animateurs de la campagne les possibilités d’action, même limitées, offertes par une loi : en l’occurrence, l’organisation d’une enquête publique. Le développement du droit dessine la ligne d’action de la fédération, dès ses premières tentatives pour influencer les pouvoirs publics, alors que le ministère de l’Environnement créé en 1971 prépare plusieurs textes de loi. La nature des relations de la fédération avec le ministère et ses associations membres change après 1978, avec une priorité désormais accordée à la bonne application d’un nouveau cadre législatif et réglementaire.
7Le recours à l’argumentaire scientifique et technique est perçu comme le principal moyen d’action pour convaincre les décideurs. Un travail de dossier est mis en œuvre pour investir l’élaboration de la loi (loi sur les remembrements agricoles, loi sur l’urbanisme en 1975). Il n’inclut pas de volet de mobilisation du public. Lors de la préparation de la loi sur la protection de la nature, finalement adoptée en 1976, les élus fédéraux proposent des amendements aux députés pour défendre les dispositions du texte au moment du vote. Ils restent actifs l’année suivante pour obtenir et influencer la rédaction des décrets d’application.
8La fédération entend gagner de nouveaux sympathisants à ses thèses et les influencer en sensibilisant le jeune public. L’un des membres du conseil d’administration à cette période témoigne de ce parti pris, également défendu lors de l’assemblée générale de Chaumont en 1971.
« Notre rôle, c’était de faire connaître la nature, par exemple par des sorties nature, pour intéresser les gens et les sensibiliser, pour ensuite être un groupe de pression et influencer les pouvoirs publics dans la direction que l’on voulait. »
président [1982-1986], Paris, 15 janvier 2015.
9La fédération n’a pas cette capacité vis-à-vis des associations membres qui développent à cette période des activités grand public, telles que les sorties nature. Le groupe « Jeune », créé au sein de la FFSPN en 1971 et, qui organise des formations pour des animateurs naturalistes, disparaîtra une fois que les associations sont suffisamment autonomes pour animer leurs propres activités (FNE, membre fondateur et administrateur, 19 février 2014). La fédération perd, de fait, la possibilité d’attirer de nouveaux bénévoles et des jeunes. Les initiatives publiques en matière d’aménagement ainsi que leur pendant législatif concentrent désormais les énergies de la fédération. L’expertise devient son principal ressort de légitimité, délimitant ainsi progressivement ses champs d’intervention.
10La fédération cherche à valoriser la connaissance existant au sein de son réseau afin d’obtenir des engagements concrets des pouvoirs publics. En 1971, elle présente au nouveau ministère un catalogue de 85 projets défendus par des associations membres. Elle relaie également leurs demandes pour la création de nouveaux parcs nationaux ou de réserves naturelles. À la même période, une partie non négligeable de ses recettes, environ 15 %, est affectée à l’édition de fiches techniques sur des thèmes censés faire le ciment des préoccupations des membres (par exemple, sur les rapaces, les métiers de la nature, la campagne, les zones humides). Enfin, l’argument scientifique sert ses demandes en termes de participation dans les instances qui gèrent la chasse en France ou, au niveau local, les parcs nationaux.
11La FFSPN renoue provisoirement avec le grand public à l’occasion d’une pétition commune lancée en 1974 avec le GSIEN (Groupement des scientifiques pour l’information sur l’énergie nucléaire), les AT, et la CFDT (Confédération française démocratique du travail). Les contestations battent leur plein dans des comités antinucléaires locaux, mais également dans son réseau. François Ramade, professeur d’écologie sensibilisé à la question, devient président de l’association en 1974. Il est l’auteur d’un questionnaire sur le nucléaire adressé aux candidats en campagne pour les élections présidentielles de 1974.
12Vis-à-vis de ses associations membres, l’option légaliste de la FFSPN est initialement un succès. Elle se concrétise par la reconnaissance d’un droit à la participation aux associations. Leur ralliement croissant à la fédération conforte son investissement dans la fabrique de la loi, de même que sa vocation à représenter les forces associatives. Elle obtient une utilité publique en 1976, année où elle est également agréée au titre de la loi sur la protection de la nature. En 1978, le Conseil national pour la protection de la nature, mis en place après-guerre, fait largement la place aux associations. La FFSPN figure également dans le Haut comité de l’environnement et le Conseil pour l’information nucléaire, créés respectivement en 1971 et 1976. En 1984, la transition est accomplie, la FFSPN siège dans plus d’une vingtaine de commissions et conseils. En parallèle, les associations fédérées ont investi les différentes commissions créées au niveau local. Finalement, l’administration des réserves par des associations de protection de la nature, envisagée dès 1971, devient possible. Beaucoup d’entre elles trouvent là un moyen essentiel à la continuité de leur action.
13Pourtant, les relations de la FFSPN avec les associations membres évoluent dès la fin des années 1970, alors que sa coopération devient plus étroite avec les services du ministère de l’Environnement. Cela coïncide avec l’arrivée en 1978 d’un nouveau ministre, Michel D’Ornano, très favorable à la coopération avec les associations. Il les invite à être « un aiguillon » pour les pouvoirs publics, lors d’une assemblée générale de la fédération à laquelle il participe. La période inaugure aussi la mise en œuvre de nouvelles lois. Deux bénévoles, un administrateur et un juriste, assurent ainsi la publication d’un guide d’application de la loi sur la protection de la nature afin d’informer les associations locales des possibilités de recours. Le ministère ne dispose pas de services déconcentrés et les associations deviennent, dans ces conditions, un supplétif nécessaire à son action (Spanou, 1986 ; Lascoumes, 1994).
14Le surcroît de crédibilité accordée à la FFSPN coïncide à un moment où, paradoxalement, le mode opératoire qui a rassemblé les énergies associatives montre ses premières limites. Les responsables associatifs sont conscients des contreparties de la participation associative, par exemple dans le Haut comité de l’environnement sur les questions du nucléaire (rapport d’activité de 1979).
« La protection de la nature passe actuellement, qu’on le veuille ou non, par une phase où la présence physique est tout à la fois requise sur le terrain et dans de multiples instances de concertation (même si elles ne sont dans certains cas qu’un alibi des pouvoirs publics). »
Rapport moral, 1975.
15La capacité à décider collectivement de lignes politiques est progressivement compromise. La fédération adopte le principe d’assemblées générales thématiques en 1978 afin de préparer une publication sur un enjeu précis. Il s’agit ainsi de disposer d’une capacité d’anticipation, tout en impliquant les membres dans une réflexion commune. Cette décision est symptomatique d’une situation où toujours plus de dossiers locaux sont transmis à la fédération, sans que celle-ci ait une réelle capacité d’arbitrage.
« [Les motions d’assemblée générale], c’était un inventaire à la Prévert. Tel barrage dans les Pyrénées, entre autres choses. Après l’AG de 1978, je reprenais les motions, on s’est dit, ce n’est pas possible. Si on veut peser auprès des pouvoirs publics et aussi disposer d’un corpus de réflexion sur un thème, il faut réfléchir un an avant. On a sorti des petits bouquins sur l’agriculture, la forêt. »
FNE, administrateur années 1970, président [1982-1986], Paris, 15 janvier 2015.
16La décision de miser sur des assemblées générales thématiques, organisées dans différentes régions, répond à l’enjeu de parler d’une seule voix, alors que les associations sont absorbées dans leurs propres activités et marquées par des intérêts variés.
17Les premières années d’existence de la FFSPN ont contribué à former des naturalistes à la fabrication de la loi et à son application. La valorisation d’un savoir scientifique et parfois technique, est en effet insuffisante si elle ne s’accompagne pas d’une connaissance des rouages de la décision publique, y compris au niveau local. Les naturalistes, amateurs ou universitaires qui ont participé à la création de la fédération et de nombre d’associations au niveau local apprennent à utiliser le droit, en même temps qu’ils cherchent à l’influencer. Leur travail sur le suivi des décrets de la loi de 1976 sur la protection de la nature en est un exemple.
« Il a fallu que l’on se lance là-dedans. Moi je n’étais pas juriste de formation. Il n’y avait pas de juriste à l’époque. On a dû se lancer dans la mécanique des lois alors qu’on n’était pas juristes. On était des élaborateurs de loi et des praticiens, quand il a fallu les faire appliquer. »
FNE, administrateur années 1970, président [1982-1986], Paris, 15 janvier 2015.
18La fédération est ainsi devenue un lieu de socialisation et d’apprentissage pour les élus fédéraux. La rupture est consommée avec les grandes figures du Muséum qui faisaient entendre leur point de vue auprès du gouvernement, sans suivre l’action de l’administration. L’option légaliste favorise en contrepartie l’investissement de quelques élus bénévoles au niveau de la fédération. Cette prise de responsabilité prend souvent le pas sur leur ancienne affiliation, les administrateurs étant issus des associations membres. Plusieurs d’entre eux, par ailleurs membres de la SNPN, défendent la prise d’autonomie de la FFSPN vis-à-vis de celle-ci. La FFSPN sort effectivement de son giron, matériellement et géographiquement, à la fin des années 1970. Cette indépendance n’est cependant pas acquise grâce au soutien accru de ses associations adhérentes, toujours plus nombreuses, mais par des financements publics.
La contribution limitée des associations à l’expansion des activités fédérales
19Nécessaire à une période où les associations locales et la fédération se structuraient parallèlement, l’investissement de quelques élus fédéraux reflète la faible participation des premières dans le fonctionnement quotidien et le choix des priorités de la fédération. Cette situation devient plus problématique au cours des années 1980, comme le révèle la difficulté à pérenniser un secrétariat.
20La fédération est dépourvue de salariés au cours de ses premières années d’existence, au contraire de plusieurs de ses fédérations régionales. La SNPN assure au départ son secrétariat, avant de se désinvestir de cette fonction suite à des difficultés financières (rapport moral, 1975). En 1977, après une période de flottement, la fédération partage avec la LPO deux salariés qu’elle emploie à mi-temps : une secrétaire et un permanent. Ce recrutement coïncide avec son déménagement à Rochefort, avec la LPO. Michel Brosselin qui vient de prendre le poste de secrétaire général de la LPO, où il souhaite développer des actions concrètes sur les zones humides est l’artisan de cette décision. Au conseil d’administration de la fédération à sa création, puis au bureau dès 1972, il a assuré la gestion quotidienne de la FFSPN avec Marc Gallois, de la SNPN. Un financement, octroyé par la DATAR aux organisations parisiennes qui s’installent en province, permet aux deux associations de partager les locaux de la Corderie Royale avec le Conservatoire du littoral qui vient d’être créé.
21Un bureau « technique » est cependant maintenu à Paris, dans un pavillon mis à disposition par le directeur du Muséum. En 1980, une responsable des relations avec la presse est recrutée, 3 ans plus tard, c’est le tour d’un chargé de mission à l’interface entre les députés et les associations locales. L’effectif de salariés croît régulièrement dans la première moitié des années 1980, pour atteindre un effectif de 7 personnes en 1987. Des objecteurs de conscience rejoignent l’équipe présente à Paris qui s’étoffe grâce au dispositif FONJEP (Fonds de coopération de la jeunesse et de l’éducation populaire), soutenu par le nouveau gouvernement socialiste en 1981.
22Le renforcement d’une équipe salariée s’est fait grâce à des financements publics. Le budget de la fédération est longtemps resté modeste, se situant dans une fourchette de 75000 à 130000 F dans les années 1970. Initialement, si les cotisations des associations membres et les subventions publiques comptent à parts égales dans son budget, ce n’est déjà plus le cas en 1979. Les financements publics sont alors deux fois supérieurs au montant des cotisations des associations. Cet écart grandit encore les années suivantes, avec l’accession de la Gauche au pouvoir. En 1981, la part des subventions est exceptionnelle, 6 fois plus importante que le montant des cotisations. Alors d’un montant de 826000 F, le budget a été doublé en un an, il atteindra plus de 3 millions F en 1984. Les responsables fédéraux sont conscients des risques que cette évolution fait peser sur la capacité de la fédération à définir ses propres stratégies.
23Or, malgré l’augmentation notable de moyens et d’appui salarié, le risque « d’asphyxie » qui gagnait les membres du conseil d’administration déjà en 1975, est toujours d’actualité.
« Nous ne pouvons plus mener une politique d’intervention tous azimuts sans moyens accrus. Il faudrait limiter nos efforts à un ou deux thèmes quitte à écarter les problèmes d’actualité et négliger telle ou telle de nos associations affrontées à l’un d’eux. »
Rapport moral, 1975.
24L’option plus de moyens, moins d’actions, déjà posée en 1975 par le président, est de nouveau présentée par le bureau à l’assemblée générale de 1983. Les rapports moraux se font l’écho du nombre grandissant de problèmes à traiter. La nécessité d’arbitrer les thèmes suscite l’inquiétude de responsables associatifs, souvent sollicités dans l’urgence (rapport moral, Lettre du hérisson, juin 1984 ; rapport moral, Lettre du hérisson, mai 85). C’est pourtant le choix de ne pas limiter le nombre de sujets à traiter qui l’emporte. Il est assorti d’une condition : trouver de nouveaux moyens financiers. Cette décision valide le statu quo, i. e. l’investissement actif de quelques-uns dans les activités de la fédération.
25La saturation que connaît l’agenda de la fédération crée pourtant des malentendus et des frustrations mutuelles avec les associations affiliées au cours des années 1980. Les associations locales ne connaissent pas forcément la position nationale de la fédération dans les instances où elles siègent. Certaines ont pris l’habitude de coopérer avec les services du ministère sans prévenir les élus fédéraux. L’augmentation du budget de la FFSPN a marginalisé leur cotisation souvent modeste. Cette situation explique leur attentisme dans un contexte où elles sont davantage elles-mêmes sollicitées au plan local par le ministère. En 1983 et sur les 76 associations membres de la FFSPN, huit d’entre elles assurent à elles seules plus de la moitié des cotisations. Ce sont en général des fédérations régionales très bien organisées, telles que la SEPANSO, la SEPNB, la FRAPNA. La SNPN et la LPO, en expansion à cette période, font également partie des principaux contributeurs. Le montant des cotisations est calculé sur le nombre d’adhérents que les associations déclarent. Les responsables fédéraux sont parfois sceptiques sur l’exactitude de ces données. Le comptage entrepris au milieu des années 1980, qui aboutit à plus de 800000 adhérents à l’échelle de l’ensemble des associations membres, reflète la croissance du réseau.
26Si la dépendance de la fédération vis-à-vis des associations membres est relativement faible du point de vue des financements, leur contribution à ses activités reste pour elle un enjeu essentiel. Des aménagements à la marge sont prévus dans son fonctionnement. L’origine exclusivement parisienne du bureau s’atténue au cours des années 1980 avec des représentants pour la Basse-Normandie (CREPAN : Comité régional d’étude pour la protection et l’aménagement de la nature), l’Aquitaine (SEPANSO), la Bretagne (SEPNB). Déjà déplorée en 1977, l’absence de renouvellement du bureau, alors composé de Parisiens majoritairement membres fondateurs de la fédération (rapport d’activité 1977), conduit à l’épuisement des cadres associatifs de même qu’au risque de se couper de leur base locale.
27Les nouveaux moyens financiers sont aussi affectés à la communication en interne. L’envoi aux associations de questionnaires et de divers documents d’information sur des dispositifs publics va croissant avec le secrétariat à Rochefort. En 1984, La Lettre du hérisson, un bulletin de liaison interne, paraît sur une base bihebdomadaire1. Cette même année, le secrétariat de la fédération regagne Paris. Enfin, un conseil national, réunissant les responsables des associations locales, doit discuter de leurs grandes orientations. Cette nouvelle instance, prévue par les statuts de 1973, est censée être moins soumise aux urgences qui dictent l’agenda des conseils d’administration. En réalité, seuls le secrétariat et quelques administrateurs sont en capacité de trancher les dossiers à défendre au quotidien.
L’implication d’experts bénévoles, la contrepartie d’une fédération faible
28En 1984, si l’on considère ses moyens financiers et les thématiques qu’elle aborde, l’association ressemble peu à celle qui a démarré avec la campagne de la Vanoise. Elle est devenue un interlocuteur auprès des services du ministère de l’Environnement, obtenant des subventions pour couvrir ses dépenses de fonctionnement. Cette option de financement est un choix par défaut. Il permet de traiter un nombre grandissant de problèmes et de thèmes, faute d’un mécanisme d’arbitrage, autre que la classique assemblée générale annuelle.
29L’évolution de la FFSPN a renforcé l’importance d’une expertise bénévole. La fédération a cherché à gagner en autonomie vis-à-vis des financements publics attribués à ses dépenses de fonctionnement, par exemple, en réalisant des études pour le ministère dès la fin de 1970. L’agrément d’intérêt public, obtenu en 1976, lui a permis de solliciter des legs de personnes privées. Dans la première moitié des années 1980, elle cherche à s’ouvrir à de nouveaux publics. Le logo dont elle s’est doté en 1980, un hérisson, qui représente le rôle d’aiguillon que doivent jouer les associations, lui sert de support de communication. L’association vend en effet brochures, autocollants et livrets. Elle tient également des stands lors de salons et a investi des espaces d’affichages dans le métro parisien ainsi qu’à l’aéroport de Roissy. À l’instar du WWF ou de Greenpeace Paix Verte, elle teste la commercialisation via la vente de T-shirts, de papeterie et de peluches de hérissons, mais avec de faibles résultats.
Tableau 5 L’évolution de FNE depuis les années 1970

30Comme la plupart des autres associations, telles que les AT ou la LPO, les élus associatifs jouent un rôle essentiel dans le fonctionnement d’une organisation cependant plus complexe par le nombre de structures membres.
La LPO : la survie en province grâce à l’expertise salariée
31Représentant également la composante naturaliste du mouvement en France, la LPO partage l’option légaliste de la FFSPN. Elle cherche à faire appliquer le droit et obtenir de nouvelles dispositions sur son objet : la protection des oiseaux. Cette similitude dans les orientations de l’action est liée à la proximité des équipes dirigeantes. Le conseil d’administration de la LPO recoupe en partie celui de la SNPN et de la FFSPN. Mais la LPO emprunte ultérieurement une voie différente en menant des actions de terrain qui la conduisent à conquérir de nouvelles audiences : les milieux ornithologiques et le grand public, au-delà des pouvoirs publics.
32Dans les années 1980, l’association est marquée par un processus de professionnalisation qui ne comptait pas parmi les objectifs de ses élus, lors de son installation en province. Démarrant avec deux demi-postes de salariés, à Rochefort, qu’elle partage avec la FFSPN, elle emploie onze personnes dès 1983, et, plus du double quatre ans plus tard (cf. tableau 6 infra). Les fondamentaux d’une association favorisant l’expérimentation et le développement de nouveaux savoir-faire en interne sont ainsi posés en quelques années.
La démonstration d’une capacité d’action locale et d’expertise scientifique
33La LPO, initialement basée à Paris, acquiert une capacité d’action locale au cours de la période où M. Brosselin devient son secrétaire général. Après le décès de ce dernier en 1980, cette nouvelle compétence devient un moyen d’assurer le maintien de l’association, avant de participer ultérieurement au développement de savoir-faire scientifiques valorisables auprès des pouvoirs publics, confortant sa vocation nationale.
34Au cours des années 1970, la LPO renoue avec l’un de ses objectifs historiques, progressivement délaissé depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale : influencer les pouvoirs publics en faveur de la protection de la nature. Ses élus associatifs s’adressent désormais aux services administratifs chargés de gérer les questions relatives à la nature et, en particulier, aux oiseaux. Ils proposent des dispositifs publics concrets, tout en appuyant l’action de l’État. A. Reille et M. Brosselin, successivement secrétaires généraux, interviennent directement auprès des services des ministères de l’Agriculture et de l’Environnement. Ils demandent ainsi au ministre de l’Environnement de soutenir explicitement l’adoption de la directive Oiseaux par la Communauté économique européenne (79/409/CEE). Ils défendent également des options ambitieuses concernant les listes d’espèces et d’habitats. Dans le même temps, tous deux siègent dans les instances du CIPO qui est consulté par les services de la Commission européenne à Bruxelles. Ils ont ainsi accès à de précieuses informations sur le déroulement du processus de négociation du texte. L’organisation internationale, comme ses homologues françaises, partage la philosophie des dispositions de la directive qui entend protéger les oiseaux en préservant leurs habitats.
35La LPO s’investit dans les textes adoptés par le nouveau ministère et destinés à protéger la faune sauvage : l’arrêté de 1972 qui concerne de nombreuses espèces d’oiseaux, ainsi que le décret de 1979 qui liste les oiseaux à protéger au titre de la loi de protection de la nature de 1976. En 1973, le principe de réserves nationales de chasse maritime est également adopté. M. Brosselin a joué un rôle clef dans l’adoption de ce texte qui doit limiter la chasse aux oiseaux d’eau. Dans le prolongement de cette action, il siège au Conseil national de la chasse et de la faune sauvage en 1972, puis au Comité faune flore du ministère de l’Environnement pour la FFSPN. Toutes ses actions ne sont pas nécessairement entreprises sous l’étiquette LPO, car il a de multiples responsabilités associatives (cf. encadré 4). La décision de délocaliser la LPO et la FFSPN qu’il initie est toutefois une véritable déclaration d’indépendance vis-à-vis de la SNPN2.
36En 1977, au moment de son installation à Rochefort, la LPO est confrontée à une indifférence parfois hostile, celle de membres de la SNPN d’une part, et des milieux ornithologiques, d’autre part. Selon le salarié de l’époque :
« On était à l’état zéro, plus une subvention de 10000 F. Cela faisait dire à tout le monde : “Vous êtes morts.” C’était un défi terrible. On partait de rien. Suite au déménagement, je n’avais pas non plus d’archives. »
LPO - directeur, 28 octobre 2014.
37Les différentes responsabilités associatives et publiques de M. Brosselin assurent néanmoins une bonne communication entre les structures nationales. Il entretient des liens étroits avec un milieu ornithologique en expansion à cette période. À toute association régionale de protection de la nature nouvellement créée est quasi systématiquement associée une association d’ornithologues qui lui est souvent antérieure. Celle-ci réunit souvent davantage de membres, car elle se destine avant tout à l’observation des oiseaux comme hobby et non à l’action en faveur de la protection des milieux en général. Ce type de structures se multiplie au tournant des années 1960 et souvent dans un rapport de défiance vis-à-vis des structures nationales et de la LPO, en particulier. La LPO reste associée à la « protection des petits oiseaux », son image est encore marquée par ses activités des années 1950, davantage tournées vers le grand public et les éleveurs d’oiseaux. L’association a cependant gardé des relations avec les associations ornithologiques. Son ancien président, J.-T. Delacour, les avait contactées dans les années 1920, en leur proposant de désigner un membre de leur conseil d’administration comme délégué régional de la LPO. Elle compte enfin des membres illustres du Muséum et des ornithologues passionnés de faune sauvage. Mais elle n’a pas d’activités scientifiques propres à la différence de structures nationales telles que la société ornithologique de France et la Société d’études ornithologiques, basées respectivement au Muséum et à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm.
38La LPO de Rochefort marque sa différence vis-à-vis de l’ensemble de ces associations, en s’investissant dans l’application des dispositifs promus par ses élus associatifs. Elle y gagne une capacité d’action locale en même temps qu’une expertise scientifique. Dès les années 1970, elle cherche à faire appliquer les premiers textes destinés à protéger les oiseaux, puis à mettre en œuvre localement ces premières initiatives à partir de 1980. Ses deux salariés à Rochefort, une secrétaire et un permanent, sont ainsi, au départ, chargés de prendre le relais des courriers qu’elle adresse aux administrations. Le permanent assure les contentieux à entreprendre au titre de l’arrêté espèces de 1972, puis du décret de 1979. Les associations ornithologiques font remonter les informations auprès de M. Brosselin sur les cas de violations de ces textes, le plus souvent du fait de chasseurs. La LPO participe de plus au suivi des listes d’espèces de la directive Oiseaux (79/409/CEE) grâce à un administrateur bénévole de la FFSPN. L’option légaliste qu’elle décline prend une dimension locale avec la gestion de réserves naturelles. L’action locale et de terrain devient l’axe privilégié de développement, après le décès prématuré de M. Brosselin en 1980. Elle touche principalement le thème dont le secrétaire général s’est fait une spécialité : la protection des zones humides.
39La protection d’espaces naturels n’est pas une expérience nouvelle pour la LPO déjà active sur le site des Sept-Îles, devenu une réserve naturelle en 1976. Toutefois, dans les années 1980, l’État attribue des moyens financiers aux associations en charge de la gestion de réserves naturelles. L’association entre dans la voie de la professionnalisation en obtenant la gestion des trois réserves en Charente-Maritime et en Vendée dont M. Brosselin avait promu la création. Leurs arrêtés de création sont pris successivement : Lilleau des Niges (1981), les Marais d’Yves (1982), Moëze (1985). Au recrutement sur place d’un garde, la LPO associe un volet d’information du public, voire une installation type maison de la nature. Dès 1981, l’effectif de salariés compte quatre personnes. Michel Métais, le permanent actif à Rochefort, devient le directeur de la petite équipe. Il prend une part active à la fondation de la Conférence permanente des réserves naturelles en 1980 qui deviendra un tremplin pour porter les actions à venir de la LPO et faire reconnaître sa compétence dans le domaine. La création de réserves naturelles et la protection des espaces deviennent un axe structurant de son action, avec la promotion d’autres projets de réserves en Charente-Maritime.
40L’action juridique, présente dès le départ et utilisée pour faire respecter les textes soutenus par la LPO, trouve un prolongement également local à l’occasion de la mise en œuvre du schéma d’aménagement des marais de l’ouest. Ce projet de grande dimension, entrepris par l’État, menace le Parc régional du marais poitevin qui vient d’être créé, de même que la configuration des espaces naturels dans la région (Métais, 2016). La LPO se fait ainsi rapidement connaître des élus locaux par une action de contentieux, internalisée dès le départ. Confrontée à une catastrophe pétrolière avec le naufrage de l’Amocco Cadiz en 1978, qui touche une nouvelle fois la réserve des Sept-Îles et une partie du littoral breton, elle a cependant recours à un cabinet d’avocats. L’instruction se déroulera sur plusieurs années aux États-Unis.
41Au milieu des années 1980, la professionnalisation au sein de la LPO accompagne des projets initiés dès les années 1970. Le défi de l’installation à Rochefort a été relevé avec succès. Non seulement la LPO survit à la province, mais l’action locale devient un élément clef de sa reconnaissance par les pouvoirs publics. La proximité avec les services de l’État, cultivée par son secrétaire général brutalement disparu, n’est donc pas rompue. Dans le même temps, elle n’hésite pas à s’opposer à des décisions publiques en s’impliquant dans leur mise en œuvre, voire dans du contentieux. Cette posture ambivalente lui vaut des critiques dans les rangs mêmes de la FFSPN. « On l’a souvent entendu et on nous l’a souvent reproché. Vous ne pouvez pas être militants et au service de l’État (LPO - directeur, 28 octobre 2014). »
42L’action locale, qui s’inscrit dans le prolongement de l’action publique, inaugure une méthode rapidement reproduite au cours d’autres expériences. Elle consiste à développer des savoir-faire en interne afin de faciliter l’application de dispositifs que la LPO soutient, voire qu’elle a initiés.
Une professionnalisation précoce en faveur de la conservation et de la recherche d’adhérents
43Le choix de la professionnalisation conforte cette ligne d’action, avec de nouvelles opportunités en termes de thématiques et dispositifs. Les nouveaux profils de postes salariés reflètent les choix opérés dans ce domaine. Au « service études », succède la création de deux volets, « action juridique » et « développement de la vie associative ».
44Dans un premier temps, c’est le versant naturaliste de son action qui est renforcé. Il ne se restreint pas à la gestion de réserves naturelles, mais à la réalisation d’études. La première d’entre elles, l’inventaire Zones naturelles d’intérêt écologique faunistique et floristique (ZNIEFF), lancée en 1982, encore en vigueur aujourd’hui, vise à faire un état des lieux du patrimoine naturel au niveau régional. En prolongeant cette initiative nationale en Poitou-Charentes, la LPO se positionne comme un interlocuteur clef à la fois des services du Muséum d’histoire naturelle, chargé de coordonner l’enquête, et du ministère de l’Environnement, tout en approfondissant son implantation au niveau local. Un botaniste, et non un ornithologue, devient ainsi le premier salarié de la future équipe « études ». La LPO s’investit ensuite dans des enquêtes de suivi d’espèces, également prises en charge par le ministère de l’Environnement. Dès 1983, avec trois chargés d’études, elle déploie une expertise scientifique, semblable à une association de naturalistes ou d’ornithologues. Ces choix sont impulsés par le directeur de la structure et premier permanent à Rochefort, M. Métais. Il s’occupe de l’activité des réserves et de l’action de conservation, alors que le service études est confié à un ornithologue. Une juriste rejoint l’équipe pour se consacrer spécifiquement aux contentieux dont l’association est à l’origine. Cette activité était jusque-là prise en charge par le directeur, puis par le responsable communication (Michel Cramois). Dès 1983, la LPO emploie onze salariés, appuyés par trois objecteurs de conscience.
45Cette évolution se trouve infléchie par une nouvelle stratégie. Dès 1983, la nécessité d’un « rapprochement avec la presse et le public » est évoquée au sein du conseil d’administration (rapport d’activité, 1, 1984). Il s’agit de mieux faire connaître ses actions et de gagner davantage d’adhérents. Ces deux priorités signalent les nouveaux axes de professionnalisation : l’édition et la vente de produits. La LPO lance sa propre publication, L’Oiseau magazine. Elle rééditait jusque-là L’Homme et l’Oiseau conçu par une association amie belge, car elle n’avait plus de publication propre depuis 1967, date de la fusion de sa revue avec Le Courrier de la Nature.
46Un chargé du développement à la vie associative officie désormais à titre de directeur adjoint. La commercialisation démarre avec la vente de produits estampillés LPO ou l’organisation de séjours ornithologiques. La mise en place d’un bureau à Paris doit faciliter les relations avec la presse et le public. Cette antenne LPO dans la capitale organise des activités à destination de potentiels adhérents parisiens (sorties ornithologiques et réunions d’information). Une boutique LPO y est installée pour un temps, puis fermée en raison de son faible succès dans les années 1990. « Cette croissance n’était pas anormale, mais plutôt un rattrapage d’une situation marquée par un déficit d’action » (LPO - directeur, 28 octobre 2014).
47La combinaison de ces deux volets, conservation et gestion des adhérents, définit ainsi progressivement sa compétence. Celle-ci conquiert de nouveaux adhérents, tout en lançant de nouvelles actions qu’elle pourra parfois valoriser auprès d’eux.
Une association de projets : l’expérimentation pour diversifier les activités
48La seconde moitié des années 1980 est, en effet, riche en expériences où la LPO diversifie encore ses activités, confortant le modèle d’une « association de projets ».
49C’est en premier lieu la chasse qu’il faut mentionner. Michel Crépeau, ministre de l’Environnement, donne une autorisation de chasse à la tourterelle à des dates contraires au droit européen. La LPO s’engage à cette occasion dans l’action militante, organisant un rassemblement de sympathisants à Lesparre dans le Médoc le 1er mai 1985. Depuis, chaque année, à cette même date, se rejoue sur place une confrontation avec les chasseurs très largement relayée par les médias. La LPO trouve le concours de personnalités médiatiques acquises à la cause de la défense des animaux, l’actrice Brigitte Bardot ou Allain Bougrain-Dubourg, animateur d’une émission télévisée sur les animaux de compagnie.
50Au plan international, la LPO reste directement informée des développements de la législation européenne via son appartenance au CIPO. M. Métais, son directeur prend ainsi connaissance de l’existence d’un règlement communautaire, qui concilie activités agricoles et protection de l’environnement (CEE/797/585). La LPO sollicite le ministre de l’Agriculture de l’époque, Henri Nallet, afin de mener des actions dans des zones pilotes pour l’application de mesures agro-environnementales, notamment dans le marais poitevin. Les actions de terrain de la LPO dans ce domaine sont les premières du genre en France.
51Pour conclure, la LPO poursuit l’option légaliste des débuts, mais dans une version différente de la FFSPN, puisqu’elle devient un prestataire de services pour les pouvoirs publics. Cette orientation s’explique par une professionnalisation précoce (cf. tableau 6) qui n’était pas dans l’esprit d’un fondateur comme M. Brosselin. Elle prolonge néanmoins un mode d’action qu’il a initié et qui consiste à prendre le relais de l’action de l’État, une fois adoptés les dispositifs qu’elle a promus en amont. La LPO est en ce sens « une association de projets », le terme revenant plusieurs fois en cours d’entretien : elle se développe sur des opportunités mesurées au fil de l’action. « Il y a des choses qui vont bien, d’autres mal. Il faut diversifier. Ce qui fait la force de la LPO c’est d’avoir plusieurs activités » (LPO - directeur, 28 octobre 2014). Cette diversification qui a permis, en effet, à la LPO de survivre en province définit sa compétence.
Tableau 6. L’évolution de la LPO depuis 1970

52Le principe de diversité est aussi un élément central d’identité et de ce qui rassemble les AT. Mais il y préempte les tentatives d’organisation interne, la formalisation suscitant réticence, voire une hostilité dans ses rangs.
Les AT : pour et malgré la diversité
53À l’inverse des deux organisations précédentes, le processus de formalisation des AT entamé dans la seconde moitié des années 1970 n’est pas en lien avec le développement du droit de l’environnement. Les AT s’adressent en effet à un public à la fois plus large et plus restreint : la population qu’il est important de sensibiliser aux thèmes écologistes et les militants prêts à s’investir, à leur niveau, sur des problèmes concrets ou pour contester des décisions publiques. Le soutien logistique qu’ils apportent en 1974 à la candidature de René Dumont se traduit par l’arrivée de nouveaux membres et groupes locaux, suscitant des aménagements internes en termes de décisions et d’actions collectives. Tout en s’organisant davantage, les AT participent aux élections, ce qui provoque des tensions au sein du mouvement sur le choix des finalités à poursuivre.
54Il est utile de dissocier ces deux volets, organisation interne et participation aux élections, afin de montrer comment les courants apparus dans l’association ont déterminé l’issue de ces débats, se concluant par un schisme entre écologie électorale et écologie associative en 1981.
La nécessité de l’organisation : un secrétariat au service d’une structure acéphale (1974-1977)
55Jusqu’en 1977, l’association créée par A. Hervé en 1970 et les groupes locaux existent indépendamment les uns des autres, sans relations statutaires entre eux. Après cette date, ils disposent d’un texte commun d’orientations, d’une présidence collégiale assurée par trois militants, et d’un secrétariat, qualifié « d’agence de service » et animé par des permanents salariés et bénévoles. Cette réorganisation a été mise à l’agenda suite à la campagne Dumont. Celle-ci a été un « électrochoc » pour les AT, car elle initie une nouvelle dynamique d’action collective résultant d’une notoriété accrue et favorisée par leur parti pris en faveur de la diversité. Déjà ouverts à un large éventail de problèmes et de sensibilités, les actions et les groupes locaux des AT se multiplient après 1974. Ce sont les deux principaux facteurs de la réorganisation analysée ci-après.
56Sur le premier plan, celui des actions, l’afflux de nouveaux adhérents et militants, permet aux AT de décliner sur plusieurs fronts le slogan « Ne gémissez pas, agissez ». L’activité de la commission Énergie, animée par Pierre Samuel et composée majoritairement de scientifiques, participe à l’essor des groupes locaux. La commission Scénarios élabore des synopsis calculant les coûts de ce choix politique et publie des ouvrages sur le sujet. Leurs membres participent à des débats, souvent à l’invitation de comités locaux (Samuel, 1998 : 14). Des militants s’inquiètent que le thème capte toute l’énergie de l’association. Dans le même temps, des actions sont entreprises sur la protection des grands mammifères marins au sein du projet Jonah (mentionné dans le chapitre 2 car il mobilise les futurs fondateurs de Greenpeace en France), la qualité de l’eau, les grands aménagements tels que l’installation de lignes de train à grande vitesse. Les juristes, présents dès les débuts, y restent très actifs sur les questions de cadre de vie et mènent des activités en contentieux, notamment auprès du Conseil d’État.
57Les groupes locaux AT se multiplient parallèlement à ces activités. Ils sont 33 en début d’année 1976, 50 quelques mois plus tard (Samuel, 1998 : 66). Les attentes des groupes locaux vis-à-vis d’une formalisation sont différentes. Certains groupes locaux souhaitent s’investir dans des actions concrètes et disposer des moyens de l’association nationale, voire participer à la ligne de l’association. D’autres considèrent la structuration des AT comme un élément incontournable pour décider de stratégies électorales après 1974. Un rapport de défiance émerge parfois à l’égard des militants investis à Paris au niveau national. « Le fait qu’on soit tous journalistes, on nous l’a reproché (AT, adhérent [années 1970-1980], 27 et 29 mai 2014). » Le lien avec les Américains, au sein de FOEI, soulève également des réserves de la part des groupes gauchistes. Les militants anarchistes et libertaires qui ont rejoint les AT s’opposent enfin à toute forme de centralisme parisien.
58En 1976, l’association ne dépend pas de ses groupes locaux, si ce n’est par l’investissement de bénévoles. Les AT comptent alors sur quatre salariés. Nicolas Desplats, d’abord objecteur de conscience, puis permanent bénévole en 1972, devient son premier salarié en 1975. L’association a des moyens modestes. Elle vit alors des cotisations des adhérents ainsi que de la vente de ses produits (affiches, autocollants et livres). Les Américains de FOE comblent parfois, si nécessaire, un budget en déficit. Enfin, le ministère de l’Environnement lui a accordé une subvention d’un montant relativement peu élevée (3 000 F) en comparaison de celui de la FFSPN. Considérés comme des contestataires, les AT suscitent la réserve de la part des pouvoirs publics.
59Le choix d’une organisation commune est issu d’une réforme qui porte sur la définition d’orientations communes et les moyens de l’action collective. Les AT parviendront à s’entendre sur un texte commun en 1977 auquel doivent souscrire les groupes locaux. Intitulé L’écologie, la politique et les AT, « le texte de base des AT » inclut un projet qui va au-delà des seules questions écologiques et de l’association elle-même. Il met en jeu une critique politique et économique, marquée par des préoccupations en termes de justice sociale et le double refus de la technocratie et d’un État centralisateur. Les AT sont présentés comme le creuset de « la diversité » du mouvement écologique, l’ouverture devenant un impératif pour éviter toute dérive sectaire. Le texte a été proposé par les AT actifs à Paris, puis rediscuté par des groupes locaux au sein d’un groupe de travail. Il est le résultat direct d’une série de réunions qui sont à l’origine de la fondation du réseau des AT (RAT), désormais exclusivement composé de groupes locaux.
60La discussion sur les modalités de l’action collective démarre en janvier 1976 par une première réunion en province (Samuel, 1998 : 7). Les responsables de l’association nationale défendent l’idée d’une fédération. Les débats se focalisent sur les modalités de la décision commune, car certains groupes sont opposés à toute forme d’organisation. C’est le choix de l’autonomie qui l’emporte. Rebaptisé « agence de service », le secrétariat, basé à Paris, doit assister l’ensemble du réseau. Des militants des groupes locaux épauleront les permanents pour éviter toute mainmise des Parisiens. La structure fédérale est acéphale, car elle n’a pas de représentants élus. Les groupes locaux se réunissent deux fois par an pour s’entendre sur des lignes d’action communes. Entre ces réunions, l’agence de service publie des « bulletins de liaison » qui diffusent l’information des initiatives au sein du RAT. Enfin, des « délégués régionaux » sont chargés de la coordination entre groupes locaux au niveau régional.
61L’adoption de cette organisation interne n’entraîne pas de révision des statuts. Elle marque néanmoins un tournant pour les AT, car elle bouleverse les modes de décision en interne, après des débats houleux sur le sujet et les modalités du vote.
« Avant 1977, le groupe de Paris décidait. Les autres suivaient, comme pour la campagne Dumont ou encore l’énergie nucléaire. Ensuite est venu le temps de la décision collective. »
AT, adhérent [années 1970-1980], 27 et 29 mai 2014.
62Les militants actifs à Paris rejoignent l’agence de service ou s’investissent dans le groupe de Paris qui se formalise courant 1975 avec B. Lalonde comme leader. Le refus de l’organisation, manifesté par l’adoption d’une structure acéphale, n’est pas le seul fait des groupes locaux. Il s’agit aussi de faire de la politique autrement en interne. Le texte de base souligne cette dimension d’exemplarité : « Nous cherchons à démontrer par l’exemple qu’il est possible de vivre autrement. »
63Les AT restent marqués par la diversité. B. Lalonde est favorable à un engagement dans la lutte électorale, option minoritaire au niveau national. Le versant antinucléaire regroupe les partisans d’alliances au-delà de l’association. Ils organisent des actions communes avec les associations de consommateurs, le PSU, les syndicats CFDT d’EDF et du Comité à l’énergie atomique. Pour le sociologue Alain Touraine, à travers ces actions, les AT sont porteurs d’une critique sociale radicale susceptible de coaliser d’autres forces dans un modèle commun de contre-société3. Cette variante qualifiée de « libertaire » coexiste avec un courant « bassiste » et une tendance « pragmatique » au sein des AT4. Le premier, issu de l’extrême gauche, est méfiant vis-à-vis des structures centrales. La seconde, ni de droite ni de gauche, affiche une vocation à traiter tous les problèmes d’environnement. Toutes ces tendances souscrivent une attitude différente vis-à-vis de la participation aux élections, de l’indifférence pour la libertaire, voire de la réticence pour les deux autres (Sainteny, 2000).
Le temps des élections et des réflexions sur les finalités de l’action collective (1977-1983)
64Après la campagne Dumont, les AT sont en effet partie prenante des débats sur la stratégie électorale qui impliquent les comités locaux antinucléaires et des responsables d’associations de protection de la nature. Leur engagement électoral culmine avec la candidature de B. Lalonde aux élections présidentielles de 1981. L’association est très impliquée dans la campagne de son ancien président. C’est également la fin d’une période électorale pour les AT qui se distancie de la politique à l’issue des discussions sur la création d’un parti écologiste. Cette nouvelle orientation, sur laquelle je conclurai, résulte de la séquence électorale de 1977 à 1981 qui a progressivement absorbé les énergies.
Encadré 5. La participation des AT aux élections
Municipales 1977
Législatives 1978
Européennes 1979
Présidentielles 1981
65En l’espace de 6 ans, quatre séries de scrutins occupent l’agenda des réunions. B. Lalonde participe dès 1976 à une élection législative partielle (cf. encadré 5). Quelques mois plus tard, toute l’association est engagée par la charte de Saint-Omer, poussée notamment par B. Lalonde. Des groupes locaux, des militants de Paris et divers sympathisants sont réunis à proximité de cette commune du Nord-Pas-de-Calais afin de parvenir à un compromis sur les priorités à défendre lors des élections municipales. Parallèlement, le mouvement écologique, créé au lendemain de l’élection présidentielle, se prépare au scrutin sous la houlette de deux tenants de la lutte antinucléaire et par ailleurs responsables d’associations adhérentes à la FFSPN : P. Lebreton et S. Fernex, déjà mentionnés dans le chapitre 2. Ils forment avec les AT et un autre groupement écologiste dans la capitale, Paris-Écologie. B. Lalonde participe aux élections de 1977 à Paris avec un certain succès. Ailleurs en France, les coalitions sont plus variées et incluent parfois des alliances avec les autogestionnaires et le PSU.
66Cette élection préfigure la coopération qui se jouera entre les différentes forces en présence. Les débats qui ont lieu au sein de l’association, mais également avec ses partenaires, portent sur les consignes de vote ainsi que sur le caractère permanent des comités électoraux, créés à l’occasion de chaque scrutin. Le premier enjeu renvoie à l’alternative à gauche ou ni droite ni gauche, le second à la finalité attribuée aux élections. Les AT ne parviennent cependant pas à s’entendre avec les autres écologistes désireux de participer aux élections législatives de 1978 (Samuel, 1988 : 26). Ils sont également défavorables à la participation aux élections européennes organisées pour la première fois en 1979. B. Lalonde, avec l’appui de militants parisiens, cherche néanmoins à lancer une liste qui n’est pas appuyée par le RAT.
67Brice Lalonde et le RAT prennent un rôle de premier plan dans la structuration de l’écologie politique, dans la perspective de l’élection présidentielle de 1981. Le RAT choisit, en effet, de participer aux réunions d’un comité de liaison écologiste qui réunit les forces en présence, dont le Mouvement d’écologie politique. Le RAT participe logistiquement à l’organisation d’élections primaires qui doivent désigner une candidature commune aux écologistes. B. Lalonde remporte le scrutin, le RAT et son agence de service devenant la cheville ouvrière de la campagne, puis, à terme, de la réorganisation de l’écologie électorale en France. Outre l’investissement de B. Lalonde, le rôle joué par le RAT s’explique par l’absence d’une structure équivalente à cette période, disposant d’un noyau d’administration (Sainteny, 1991, 2000).
68La participation du RAT à cette ultime séquence électorale entraîne des tensions en interne. La campagne de B. Lalonde a été mal perçue par nombre de groupes locaux qui ont choisi des actions de terrain militantes pour s’engager (AT, adhérent [années 1970-1980], 27 et 29 mai 2014 ; Samuel, 1998 : 34). Les mécontentements sont aussi alimentés par une défiance à l’égard du groupe parisien, soupçonné de se soustraire aux consignes adoptées collectivement par le RAT.
« Quand Brice ou des membres du groupe s’exprimaient, les journalistes ne faisaient pas toujours la distinction entre le groupe de Paris et les AT. On était connu comme tels avant 1977. Cela a créé des malentendus. »
AT, adhérent [années 1970-1980], 27 et 29 mai 2014.
69Après le scrutin présidentiel, les AT participent aux discussions sur l’organisation des forces écologistes, avec le Mouvement d’écologie politique et une troisième composante dite « diversitaire », organisée régionalement. Plusieurs représentants sont mandatés pour prendre part aux débats sur l’unification ou la structure du parti à venir (Samuel, 1998 : 40). Les différentes réunions, entre 1980 et 1982, suscitent l’opposition de plusieurs AT à la fusion de l’association au sein d’un parti. Le « recentrage associatif », ainsi qualifié par P. Samuel, l’un de ses artisans, s’appuie sur les aspirations de plusieurs groupes locaux qui souhaitent revenir à des activités plus concrètes. « On avait passé deux ans à discuter d’élections et les campagnes s’en étaient ressenties » (AT, permanent [années 1970], 5 juin 2014). Une décision du RAT entérine la séparation de l’électoral et de l’associatif. Elle est motivée par la crainte de voir le volet associatif disparaître au sein de ce qui deviendra Les Verts, en 1984.
Les différentes trajectoires suivies par les AT
70Le processus de structuration des AT contribue, paradoxalement, à faire du RAT l’armature organisationnelle, voire idéologique, d’une écologie électorale en cours d’émergence (Sainteny, 1991, 2000). La séparation avec l’écologie électorale est consommée par une réforme de statut en 1984. Tout responsable associatif, au niveau national ou local, doit démissionner s’il s’engage dans une élection et ne doit pas mentionner l’association. Les nouveaux statuts marquent ainsi la fin d’un cycle de réflexion interne sur l’identité des AT et les modalités d’organisation. Le temps de l’action est reconnecté aux enjeux environnementaux du moment, notamment par un investissement renouvelé au sein de FOEI que les AT avaient délaissé depuis deux ans.
71Le recentrage associatif s’inscrit dans le contexte politique d’accès au pouvoir du Parti socialiste (PS) avec ses alliés communistes. Le PS ne respecte pas les engagements qu’il avait pris en signant la pétition lancée par les AT et la CFDT, puis avec le PSU et le GSIEN en 1978. La composante antinucléaire des AT s’en trouve démobilisée, comme une partie du mouvement. De plus, une partie importante des militants rejoint les rangs des structures partisanes. En augmentation quasi continue depuis 1976, le nombre de groupes locaux fluctue autour de 140 groupes entre 1980 et 1983 avant de descendre brutalement à 84 en fin d’année.
Greenpeace France (1980-1987) : la mise au ban du bureau français
72À l’instar d’autres ONG à cette période, les modes d’action de Greenpeace évoluent au cours des années 1980. Une formalisation croissante touche le bureau français de Greenpeace et le secrétariat international basé à Amsterdam. Greenpeace et ses composantes nationales sont amenées à développer des stratégies plus complexes d’influence des décideurs, alors que se développent des accords internationaux spécifiquement dédiés à l’environnement. Les changements en interne qui résultent de cette nouvelle donne provoquent des tensions au sein du bureau français, mais également avec Greenpeace International.
73Pour évoquer cette histoire parallèle, j’insisterai d’abord sur les fondamentaux de l’action de Greenpeace, afin d’expliquer le contexte de la relative professionnalisation du bureau français. Celle-ci a été contrariée par l’affaire du Rainbow Warrior, qui se conclut par la disparition de Greenpeace en France en 1987.
Les fondamentaux de l’action Greenpeace : des bateaux aux arènes diplomatiques
74Au cours des années 1980, les arènes diplomatiques deviennent le nouveau terrain d’action de Greenpeace. Le déroulement des campagnes bateaux est repensé, la fonction de coordination de l’entité internationale créée en 1979 en sort confortée.
75Les actions d’interposition, relatées dans le chapitre 2, sont devenues sa marque de fabrique. Photographes et caméramen gardent trace d’un affrontement inégal destiné à alerter l’opinion publique. Ces actions montrent de plus que l’intervention de Greenpeace in situ empêche un comportement dommageable à l’environnement. Sur le front de la pêche industrielle, ses animateurs revendiquent des baleines sauvées, même temporairement. Ils parviennent à un résultat similaire en participant en 1979 à titre d’observateurs à l’une des sessions de la Commission baleinière internationale. Celle-ci doit déterminer le nombre de prises de baleines en Antarctique.
« C’était ma première réunion. J’étais récemment descendu du Rainbow Warrior. J’ai été là au bon moment. J’ai eu l’occasion de marquer la différence grâce à une intervention auprès du responsable de la délégation française. […] On a ainsi sauvé des milliers de cachalots. Ce fut la réalisation que l’action directe, on pouvait la faire dans les instances internationales aussi bien qu’en haute mer. »
Greenpeace membre fondateur, 21 février 2014.
76Cette expérience conduit à une prise de conscience : certains militants « à la peau salée », pour reprendre des propos déjà cités, ne verront plus de contradiction à défendre la cause dans les arènes feutrées des négociations internationales5. Le témoin de cet épisode, R. Parmentier, également l’un des fondateurs de la structure française, devient le directeur de l’unité politique de Greenpeace. Créée en 1988, elle est chargée de suivre les accords multilatéraux. Les campagnes bateaux sont désormais préparées en fonction de l’agenda des conférences internationales. Dès 1981, Greenpeace tente d’obtenir un statut d’observateur dans plusieurs conventions internationales.
77Le début des années 1980 marque un changement de stratégie. Greenpeace fait exister un problème grâce à l’information obtenue dans les arènes internationales. « Loin des yeux, loin de l’esprit. Il était virtuellement impossible de mettre en cause des opérations au sujet desquelles personne n’avait une réelle connaissance » (Parmentier, 1999 : 2).
78Elle concentre ses moyens sur un nombre plus limité de sujets, afin de l’emporter sur les gouvernements et les entreprises et de mettre en avant ses victoires. La fondation à Amsterdam, dotée dès le départ de quelques salariés, est le point nodal où sont décidées les orientations collectives. Les communications entre bureaux nationaux, relativement étroites au niveau européen, deviennent la règle pour l’ensemble du réseau. Le prêt de matériel ou les échanges entre bureaux, qui se déroulaient à l’amiable en fonction des besoins et dans le feu de l’action, sont dorénavant comptabilisés pour que chacun participe équitablement à l’effort collectif.
79Croissante au cours de la décennie, la formalisation à la fois de la structure internationale et de ses règles de décision collective correspond à la déclinaison de stratégies d’influence plus complexes. Elle va également de pair avec une professionnalisation qui touche l’ensemble des composantes de Greenpeace. Ce processus marque également le bureau français, en expansion tant sur le plan des actions que des membres impliqués.
L’expansion du bureau français : membres, thèmes traités et publics
80La formalisation de Greenpeace France dans la première moitié des années 1980 coïncide avec l’augmentation de ses membres actifs, au départ une demi-douzaine de bénévoles. Le bureau, élargi à neuf personnes, compte des personnalités extérieures, venues renforcer l’expertise sur certaines questions comme le nucléaire. La répartition des responsabilités au sein du bureau, encore floue dans les premières années d’existence, est désormais davantage bornée. Les salariés, parfois également membres du bureau, ne peuvent devenir président ou trésorier. Le statut de permanent, accordé aux bénévoles impliqués dans la structure, maintient un entre-soi qui a été un gage de la réactivité pour la petite structure. L’embauche des premiers salariés suit les nécessités de l’action : un photographe dans un premier temps et un comptable par la suite. Un local est loué à B. Lalonde alors aux AT. Situé dans le quartier latin à Paris, le premier siège de l’association favorise le ralliement de nouveaux bénévoles.
81La croissance du nombre d’adhérents est un objectif conçu dès le départ comme un gage de crédibilité et d’indépendance pour Greenpeace. La pression en ce sens sur les structures nationales se fait explicite avec le temps, y compris dans les méthodes employées. Il ne s’agit plus seulement de monter des actions maritimes, mais de prendre part à l’effort collectif au niveau international à moyen terme.
« Même avant que Greenpeace International se crée, on avait des réunions entre Greenpeace. Les autres voulaient nous inciter à faire du mailing, mais cela ne marche pas vraiment en France. […] Sous la pression de Greenpeace International, on a dû en faire, mais pour nous faire de l’argent n’était qu’un moyen et pas une fin. On voulait être actif tout court. »
Greenpeace, permanent [années 1980], Paris, 15 octobre 2002.
82Le mailing permet à d’autres bureaux européens de croître rapidement aux Pays-Bas et en Belgique. En France, la presse reste le principal moyen de mobiliser de nouveaux adhérents. Publié dès 1980, Greenpeace, le journal de l’association, présente les actions du bureau français comme du réseau. Il fournit des articles détaillés de l’état de la législation ou des connaissances sur une espèce. L’association alterne stratégies d’appel à l’opinion et de pression par des boycotts, des campagnes de pétitions ou d’envoi de courriers, à l’adresse des ambassades, du ministre de l’Environnement ou du président de la République, par exemple sur le nucléaire. Enfin, cette publication est un moyen de commercialiser des T-shirts et autocollants estampillés Greenpeace. Ce merchandising n’apporte qu’une contribution modeste aux revenus de l’association qui investit dans un bus aménagé par des bénévoles qui dès 1982 sillonne la France à la rencontre des vacanciers plusieurs étés consécutifs sur le littoral français. Elle se dote également d’équipements audiovisuels afin d’utiliser et de diffuser ses propres contenus médiatiques. En 1985, l’association est d’une taille comparable aux associations nationales avec neuf salariés et plusieurs milliers d’adhérents.
83Dans le même temps, les thèmes déclinés par Greenpeace France sont plus que jamais établis en concertation avec les homologues du réseau, avec l’articulation entre actions en mer et conventions internationales comme principal vecteur. L’immersion des déchets nucléaires et la pêche industrielle occupent encore les structures européennes dans la seconde moitié des années 1980. En 1981, quand Greenpeace intègre comme observateur la convention de Londres qui réglemente l’immersion des déchets à faible et moyenne radioactivité, elle apprend que plusieurs États envisagent l’enfouissement de déchets radioactifs à teneur élevée dans des fonds marins profonds. La flotte de Greenpeace était intervenue dès 1978 pour contrer des opérations d’immersion au large de la Cornouaille et dans le golfe de Gascogne. Greenpeace suspend sa mobilisation en 1983, quand les parties de la convention décident d’un moratoire, et tandis qu’un comité d’experts doit rendre des conclusions sur la dangerosité de ces pratiques6.
Encadré 6. Greenpeace en France et en chiffres
En 1985, 9 permanents, des bénévoles et 7000 adhérents. Tirage de 20000 exemplaires de son journal destiné au plus grand nombre, du citoyen au décideur.
Source : Greenpeace, 25, hiver 1986.
84La flotte de Greenpeace est rapidement réaffectée à la problématique de l’immersion des déchets industriels et produits toxiques en mer du Nord et en Méditerranée. Dans sa ligne de mire se trouvent des entreprises comme Bayer qui ne respectent pas les dispositions de la convention d’Oslo (1972) sur l’immersion des déchets industriels. Une participation, en septembre/octobre 1982, au comité scientifique de la Convention de Londres lui permet en outre de révéler ce qui deviendra « l’affaire Seveso ». Les deux représentants de Greenpeace France qui siègent au sein du comité prennent connaissance d’un projet d’immersion par l’Italie d’équipements divers récupérés sur le site de l’usine Icmesa à Seveso. Celle-ci a été le théâtre d’un accident industriel 6 ans plus tôt à l’origine du rejet d’effluents de toxines dans l’atmosphère et sur le site. Soupçonnant une autre tentative d’écoulement des déchets, Greenpeace France demande au gouvernement de s’opposer à la demande italienne7. Il s’avère que les fûts qui contiennent ces déchets toxiques ont disparu. S’ensuit en France une recherche des fûts Seveso par les autorités et les journalistes. Greenpeace International coordonne des actions à Paris, Bâle et Hanovre pour mettre en cause le groupe Hoffmann-Laroche, propriétaire de la filiale qui administre le site.
85L’affaire Seveso conforte la ligne d’action de Greenpeace, en même temps qu’elle inaugure de nouvelles orientations thématiques et stratégiques (cf. encadré 7). Le recoupement des informations recueillies auprès des autorités gouvernementales ou dans les arènes internationales précède l’action de terrain. L’organisation investit désormais la question des déchets toxiques à travers la pollution fluviale dès 1983 avec une campagne portant sur plusieurs fleuves européens, puis les déchets organochlorés en 1984, parmi lesquels figure le DDT.
86Un dernier axe d’action historique et fondateur pour Greenpeace en Europe et en France se prolonge avec des actions sur terre. Il s’agit des transports de déchets radioactifs vers le site de La Hague en France et de Windscale en Angleterre. Dès 1980, le Rainbow Warrior va au-devant des navires en provenance du Japon, puis de Suède. Les Français retraitent les déchets nucléaires civils dans les années 1970 et étrangers depuis 1978. La montée en activité de l’usine, son extension en 1980, donnent lieu à des mobilisations de la population locale ainsi que des salariés sous l’égide de la CFDT. Outre l’adhésion à des prises de position commune, l’action Greenpeace se concentre sur des actions de blocage (La Hague et le port de Cherbourg).
87L’encadré 7 éclaire l’action déterminante de Greenpeace International sur plusieurs enjeux des années 1980, sans que celle-ci soit nécessairement la seule à pouvoir s’en prévaloir. Greenpeace siège au sein d’instances internationales avec d’autres organisations environnementales, telles que le Sierra Club et FOE. En France, à l’instar de ses homologues européens, le bureau coopère avec les organisations françaises sur le nucléaire ou la protection des baleines. Les échanges sont réguliers avec les AT et la FFSPN à laquelle il a adhéré. Il participe au financement d’une écloserie de tortues luth en Guyane française, avec le WWF France et la LPO. Ces coopérations ancrent encore davantage la jeune association de bénévoles dans le paysage associatif français.
Encadré 7. Les actions marquantes de Greenpeace
Campagnes de Greenpeace
Premières expéditions maritimes en 1978
Opérations d’interpositions en mer dès 1975
Affaire Seveso 1982-1983
Décisions publiques
Moratoire par la convention de Londres
1983- Interdiction définitive adoptée en 1993
Moratoire contre la chasse à la baleine 1982
Directive 82/501/CEE dite Seveso
88L’expansion du bureau français, de même que celle de Greenpeace International, suscitent des tensions sur les thématiques à traiter et les modes d’action à mettre en œuvre, à la fois au sein de Greenpeace France et de Greenpeace. L’affaire du Rainbow Warrior en 1985 leur apporte un dénouement inattendu, impactant considérablement l’évolution des deux structures.
Conflits internes et affaire du Rainbow Warrior
89Dès 1983-1984, il existe des différends sur les actions à entreprendre au sein de l’équipe de salariés et du bureau, difficiles à arbitrer en l’absence d’accord sur leur mode de résolution. Les bénévoles de la première heure sont devenus permanents dans une association où les rôles classiques d’un bureau étaient initialement remplis de manière informelle. Les stratégies d’action radicale valorisées par certains sont considérées par d’autres comme des décisions précipitées visant des coups avant tout spectaculaires. Ces derniers utilisent le statut associatif loi 1901 pour se protéger des militants qui contestent un fonctionnement davantage formalisé.
90Les différentes versions des protagonistes illustrent l’ambiance délétère qui prédomine alors. Licenciement d’une partie des permanents, nouvelle composition du bureau convoquée par une AG, occupation et bataille autour du local, vol des fichiers des cotisants : la conduite de l’association est au cœur du conflit. La question du nucléaire divise également ; une partie des membres est prête à admettre le nucléaire militaire en période de guerre froide. Elle crée de plus une distance entre le bureau français et ses homologues Greenpeace, opposés au nucléaire civil et militaire.
91Une partie des membres fondateurs quitte Greenpeace France en 1984-1985 pour créer Robin des Bois, s’inspirant de l’organisation britannique du même nom, tournée vers l’opérationnel et les actions spectaculaires. Deux observateurs, respectivement allemand et anglais, sont ensuite envoyés par Greenpeace International pour siéger au bureau. La défiance vis-à-vis du bureau français s’accroît encore au cours des préparatifs de l’expédition Greenpeace contre les essais nucléaires que la France souhaite reprendre à Mururoa. Leurs discussions font apparaître des divergences fortes sur les messages à communiquer. Mis à part un sympathisant engagé comme cuisinier, aucun Français ne fait partie de l’équipage.
92Greenpeace France communique peu sur le sujet, n’endossant pas complètement les mots d’ordre de la campagne. Selon plusieurs intéressés, les médias français pourront d’autant plus facilement stigmatiser Greenpeace comme antifrançais lors de « l’affaire du Rainbow Warrior » qui survient en juillet 1985. Le bateau que Greenpeace a prévu d’envoyer sur le site des essais nucléaires français à Mururoa est plastiqué, à Auckland, par des agents des services secrets français. L’opération française coûte la vie au photographe de l’équipage resté à bord. Les autorités néo-zélandaises réalisent rapidement que la France est à l’origine de cette violation de territoire. Accusé de diriger exclusivement ses campagnes contre la politique nucléaire française, délaissant les choix soviétiques, chinois ou américains, le bureau français voit son audience s’effondrer.
93Alors que la structure est désertée par ses membres et ses alliés associatifs, Greenpeace International remporte un capital de sympathie immense. La multiplication des adhésions contribue directement à l’essor des nouveaux bureaux créés depuis 1980 et tous basés en Europe : huit nouvelles structures viennent s’ajouter au réseau existant. En quelques années, les règles de coopération changent en même temps que les rapports de force au sein de la jeune organisation internationale. Les relations s’enveniment entre les Français et leurs homologues Greenpeace, sensibles aux accusations d’infiltration qui avaient été portées à l’encontre du bureau. Un imbroglio judiciaire commence sur les conditions de fermeture de l’association française par l’organisation internationale en 1987. L’image de Greenpeace en France reste durablement négative.
Le WWF : financer des projets de conservation
94L’histoire du WWF en France n’est pas sans similitude avec celle de Greenpeace, puisque la première section est désaffiliée par l’organisation internationale, quatre ans après sa fondation. Établie en 1973, la nouvelle section peine encore à progresser dans les années 1970. Elle ne suffit financièrement que difficilement à son propre fonctionnement. À l’instar du premier WWF en France, elle ne parvient pas à mobiliser des fonds conséquents au profit de projets de conservation. Sur ce plan comme celui du nombre de sympathisants, l’écart se creuse avec les sections européennes du WWF. Un renouvellement partiel de l’équipe de salariés et d’élus bénévoles inverse la situation.
95Dans un contexte de faible professionnalisation, le WWF commence à exister en construisant ses relations extérieures sur sa propre spécificité : sa vocation à financer de la conservation. Toutefois, les priorités et modalités prêtées à celle-ci divisent encore ceux qui se sont associés à l’entreprise du WWF en France. Son intégration au paysage français, auprès d’autres protagonistes de la conservation et du grand public, est encore en jeu dans la seconde moitié des années 1980.
Les scientifiques au secours du WWF
96Deux instances de décision cohabitent désormais au sein du WWF de 1973, le conseil d’administration et un comité scientifique. Le pouvoir appartient véritablement à la première, mais la seconde a une réelle importance, car elle permet de s’attacher la collaboration de naturalistes du Muséum. Ainsi, Pierre Pfeffer, zoologiste en poste au Muséum, ancien chasseur et connaisseur de l’Afrique, préside le conseil scientifique, puis l’association de 1976 à 1983 (Pereira et Arpin, 2012). Confié à un naturaliste, également habitué des émissions télévisées - il présente Les Animaux du Monde, l’émission de François de la Grange 1969 à 1976 - le WWF France prend un nouvel essor soutenu par un conseil d’administration partiellement renouvelé.
97Le nombre de membres progresse à la fin des années 1970. Ils sont 300 membres ou donateurs à l’arrivée à la présidence de P. Pfeffer (Pereira et Arpin, 2012), 6000 en 1979 (compte rendu d’assemblée générale, Panda, 1). Les sommes allouées aux projets de conservation augmentent depuis 1976, date à laquelle ces chiffres sont disponibles (Panda, 14, septembre 1983) : de l’ordre de 11100 F la première année, plus de 200000 F en 1977, 84000 F en 1978. Faute de données pour la période précédente, il est difficile de juger ce qui a joué en faveur de cette évolution. Permettant de solliciter des legs et dons, l’agrément public obtenu en 1978 en est probablement l’une des causes. Il existe une volonté réelle d’expansion affichée en 1979, suite à une réorganisation partielle de l’équipe.
98Privée jusque-là de locaux propres, la structure française déménage dans le 16e arrondissement de la capitale. Un nouveau directeur est recruté, Jacques Estine prenant la suite de Jean de Villeneuve. Le WWF International met à disposition un directeur de marketing, déjà familier du WWF pour avoir négocié au nom de la Biscuiterie Nantaise (BN) une opération de mécénat pour la sauvegarde des flamants au lac Nakuru au Kenya. L’équipe de salariés compte six personnes, dont deux à temps partiel. La nouvelle équipe souscrit à un double objectif :
« Une plus large politique d’adhésions et, parallèlement, la recherche du soutien de firmes commerciales et industrielles sans que cela puisse être pour autant assimilé à des compromissions publicitaires. »
Panda, assemblée générale du 21 mai 1980 : 21.
99Le WWF France renoue avec les publics visés au départ, le grand public et le monde de l’entreprise, en multipliant les initiatives. Panda, la revue créée en 1980, se fait l’écho des actions de l’organisation française et du réseau international. Elle est rédigée à la fois par des membres du conseil d’administration et des salariés. Le WWF communique de manière plus systématique dans les médias, préparant dossiers de presse et interventions « dans de très nombreuses émissions radiotélévisées » (Panda, 14, septembre 1983). À l’instar de ses homologues internationaux, sa communication se focalise sur des espèces emblématiques. Les campagnes lancées à l’intention de donateurs potentiels doivent soutenir des opérations concrètes : ainsi Le grand retour visant la réintroduction d’espèces disparues en France, Sauvez les ours en faveur d’une espèce menacée sur le territoire national. Sauvez le rhinocéros illustre les velléités d’action en Afrique.
100Les stratégies orientées vers les entreprises font connaître son logo, un panda. Son utilisation sur des produits de la grande distribution permet de plus le versement de royalties. Le WWF s’associe aux magasins Coop dans les années 1980 et à la marque Danone. Ces initiatives ponctuelles coexistent avec des opérations traditionnelles de mécénat. Danone aide ainsi le financement de voyages scolaires organisés suite à plusieurs concours : Sauvez les animaux de France, Sauvez les animaux d’Afrique. Enfin, le directeur de marketing développe un service de vente par catalogue de produits portant l’effigie de l’association. Des sympathisants viennent au local pour s’occuper bénévolement du courrier et participer à l’envoi d’articles de vente.
101La composition du conseil d’administration reflète la double cible, le grand public et les entreprises, du WWF. À côté de personnalités du monde de l’entreprise siègent des naturalistes, des journalistes et des réalisateurs. Le directeur du magazine National Geographic Europe-Afrique-Moyen-Orient en est membre. Certains cumulent ces profils : ainsi A. Reille, alors président de la LPO, et C. Zuber dont l’émission animalière, Caméra au poing, reste très suivie en France. C’est probablement à cette période qu’émerge l’une de ses règles implicites : l’équilibre entre des personnalités des mondes économique, naturaliste et des médias.
Financer et conserver : construire une double compétence
102La stratégie d’expansion du WWF se révèle payante au début des années 1980. Une étude du WWF International fait ressortir le dynamisme du bureau français. Sa croissance est saluée par le réseau international (Panda, 14 : 4). L’acquisition d’une double compétence reste l’enjeu de son évolution : trouver des financements et arbitrer des projets de conservation. Salariés, élus et bénévoles participent à la réalisation de ces deux objectifs.
103L’association compte en effet sur le bénévolat. Des administrateurs participent à la réalisation de son journal et communiquent sur le WWF dans leurs cercles de sociabilité respectifs, monde de l’entreprise ou des médias. Les travaux du comité scientifique sont réalisés bénévolement. Avec une capacité de financement désormais accrue, son agenda est conséquent. Il doit également « étudier et définir les priorités des projets de protection auxquels le WWF pourra contribuer » (Panda, assemblée générale du 21 mai 1980 : 20). Présidée par L. Hoffmann au début des années 1980, l’instance a permis au WWF France de se concilier la coopération de naturalistes, au-delà de celle du Muséum. Ils sont en effet incités à proposer des projets au comité, le conseil d’administration statuant au final sur les financements accordés.
104Les projets de protection « de la faune et de son milieu » soutenus par le WWF doivent participer à son rayonnement en France, car l’association ne mène pas ses propres actions dans le domaine (Panda, 14, 1983 : 26). Autre élément significatif de l’intégration du WWF en France, Michel d’Ornano, ancien ministre de l’Environnement et du Cadre de vie, rejoint le conseil d’administration. Cette nomination coïnciderait avec le lancement en France d’une campagne pour la protection des zones humides, élaborée conjointement par le Programme des Nations unies pour l’environnement, l’UICN et le WWF International. L’initiative est appuyée par le ministère de l’Environnement. Sur le plan international, le WWF contribue désormais aux actions du WWF International à hauteur des deux tiers de ses revenus nets, conformément à l’accord conclu entre les deux structures. Le tiers restant est affecté à des opérations de conservation en France.
105L’équilibre trouvé entre capacité de financement et priorités en termes de conservation est rompu par un conflit ouvert entre le président de l’association et le WWF International. Le président ne suit pas la politique de l’organisation internationale en Afrique, qui lui reproche sa gestion et ses prises de positions à l’égard de l’industrie de la fourrure. P. Pfeffer quitte ses fonctions fin 1983. En novembre de l’année suivante, l’ensemble du comité scientifique démissionne. La situation de l’association devient calamiteuse en quelques mois. Le WWF n’aurait financé aucune action de conservation en 1983-1984 et le nombre « d’adhérents » a chuté à un millier de personnes environ8. Son nouveau président Philippe Poiret, de la société Expand, est un publicitaire rentré au conseil d’administration en 1979. La nouvelle directrice qu’il avait recrutée est licenciée. Les caisses sont alors vides justifiant, d’après Le Canard Enchaîné, des soupçons de détournement de fonds.
Bis repetita, l’intégration problématique de l’organisation au paysage français
106Affaibli, le WWF France est mis en cause dans sa raison d’être, le financement de la conservation. Sa crédibilité auprès des différents publics qu’il vise semble encore une fois compromise. Le WWF International lui vient en aide avec un prêt de 150000 $9. L. Hoffman, qui a inspiré la structure en France, s’investit personnellement. Il apporte, sur ses deniers personnels, des moyens financiers à la structure. Il suscite une convergence d’agenda avec le réseau international, ce qui permet à l’organisation française de renouer avec les naturalistes et des actions de conservation en France.
107Le WWF et l’UICN viennent de lancer, en 1985, une campagne internationale pour la protection des zones humides qui trouve l’appui de l’Unesco, du FAO (Food and Agriculture Organisation of the United Nations) et, du côté des associations ornithologistes, du CIPO et du BIROE (« SOS-zones humides en danger », L’Oiseau magazine : 14-19). La convention Ramsar a fait l’objet de nouveaux protocoles dont la France est signataire en 198610. Il s’agit enfin du thème de prédilection de L. Hoffmann, un temps responsable, entre autres, du BIROE (cf. encadré 4). Il n’aura, par conséquent, aucune difficulté à mobiliser ses réseaux de connaissances interpersonnelles pour amorcer cette action en France. Un nouveau comité scientifique ad hoc est constitué pour arbitrer les 139 candidatures reçues à l’appel du WWF à l’intention des associations de protection de l’environnement et des gestionnaires d’espaces naturels. L’initiative est l’occasion d’un nouveau départ pour le WWF France. La sélection de projets et la délégation de leur réalisation deviennent, pendant plusieurs années, l’élément clef de ses actions de conservation et de communication.
108L. Hoffmann parvient à convaincre J.-F. Terrasse, membre du comité ad hoc de l’opération, de rejoindre le WWF France afin d’en superviser la réalisation. Il s’agit cette fois de devenir un salarié. Créateur du FIR avec son frère, également administrateur à la LPO, J.-F. Terrasse dispose d’une aura certaine dans les milieux associatifs et naturalistes. Il initie le service de la conservation au sein du WWF France. L’équipe de salariés est alors constituée de quatre personnes et l’effectif des donateurs avoisine les 4000 personnes. Un nouveau directeur général est recruté, Jean-Baptiste Dumond. Il est chargé à la fois de la gestion de la structure et du développement de la collecte de fonds.
109Ensemble, les deux nouveaux responsables souscrivent à l’objectif premier du WWF : financer la conservation. Il s’agit pour le premier de rendre financièrement viable la structure, puis de soutenir les actions de conservation. Pour le second, « la stratégie était d’être partout en France, même avec de petits projets » (WWF, [années 1980], 22 août 2014). Les opérations de conservation menées en France doivent servir à sensibiliser le plus grand nombre et à collecter des fonds. Toutefois, l’importance accordée aux zones humides dans les activités du WWF France déconnecte à terme la structure de l’agenda de la fondation internationale, devenant une source de tensions par la suite.
Tableau 7. L’évolution du WWF France

110Une réelle fragilité marque le WWF France à l’instar des associations reliées à un réseau international, Greenpeace Paix Verte ou les Amis de la Terre. Elles sont en effet dépourvues du soutien financier public dont disposent la FFSPN et la LPO. Toutes trois explorent des moyens alternatifs pour assurer leur autonomie, sans recourir au concours financier que leur réseau international est susceptible de leur apporter.
111Le développement d’une organisation apparaît comme la condition du maintien de l’action collective, y compris pour les AT et la FFSPN où des membres, groupes locaux et individus, rejettent toute tentative de centralisation. La formalisation, qui s’accompagne de règles de fonctionnement et de répartition des ressources désormais davantage balisées, entraîne des conflits qui portent moins sur les finalités premières de l’action collective, (cf. tableau 4) que sur les modalités pour y parvenir. La formalisation, i. e. le rôle dévolu aux différentes composantes de l’organisation et aux instances de décision, engage ainsi la définition d’une compétence spécifique, i. e. un mode opératoire validé dans le temps.
Processus de différenciation et compétences distinctes
112Le moment fondateur, qui a fait l’objet du chapitre 2, a balisé le champ des possibles quant au devenir des cinq organisations. Les logiques endogènes à chacune d’elles, c’est-à-dire ce qu’elles font et qui elles réunissent, ont accentué leurs différences et leur singularité, devenant une clef de l’explication de leurs trajectoires ultérieures. L’analyse du processus de leur formalisation autorise un retour, dans une perspective comparée, sur les trois hypothèses du cadre d’analyse : le choix des publics, les interactions entre les membres et la mobilisation de savoir-faire dans le cours de l’action. Comment expliquer la fragilité du mouvement français vis-à-vis de ses homologues européens, tant sur le plan des ressources financières et des membres (Dalton, 1994) ? À l’issue de l’examen des deux premières hypothèses, je reviendrai sur cette question en signalant le rôle des bénévoles dans la trajectoire de ces structures.
Des logiques internes face aux défis du local et de l’international
113La comparaison met en évidence trois phénomènes, en partie reliés, qui ont pesé sur le processus de formalisation. Il s’agit de l’augmentation et du renouvellement de leurs membres, de l’expansion des associations actives en France sur la thématique environnement et, enfin, du rôle croissant joué par des ONG internationales dans des arènes intergouvernementales.
114Le ralliement croissant à la cause environnementale est observable au sein de chaque organisation, avec des effectifs de membres en augmentation. Le bénévolat est une ressource cruciale à cette période, dans les exécutifs élus comme dans les équipes de permanents. Les nouvelles adhésions favorisent le changement au sein de ces structures. Mis à part le WWF, l’utilisation accrue des statuts d’association loi 1901, voire leur réforme, est de mise pour toutes. L’enjeu est de réguler les relations et les rapports de force en interne. La formalisation qui en résulte dépend fortement de logiques passées.
115Les AT et Greenpeace connaissent un fonctionnement où la priorité est accordée à l’action. La réforme des statuts en 1983 inscrit finalement le fonctionnement des AT dans celui d’une association classique loi 1901. Ce modèle suscite des tensions à Greenpeace, alors que les limites de la logique d’entre-soi deviennent évidentes pour trancher les divergences sur les modes et priorités d’action. La FFSPN rencontre des difficultés à mobiliser des bénévoles issus des organisations locales membres. Pourtant, une élite associative, active à la création de la fédération, a favorisé sa prise d’autonomie vis-à-vis de la SNPN. Ce constat est également valable pour la LPO dont l’exécutif élu est relativement stable. Enfin, les administrateurs restent maîtres des orientations du WWF France.
116L’augmentation des effectifs de membres individuels, voire des groupes locaux pour les organisations qui en sont pourvues, s’inscrit dans une période propice à la mobilisation avec la multiplication de structures associatives au niveau local et la structuration de réseaux internationaux d’ONG.
117Le noyau dur des associations qui constitue l’armature du mouvement environnemental au niveau local est alors en cours d’émergence. Il est évalué à 6000 dans les années 1990 (Agostini et al., 1995). Malgré leurs différences d’objet et de valeurs, toutes les organisations étudiées suscitent la défiance des associations locales, y compris parmi leurs membres. La FFSPN et les AT doivent concilier l’action collective avec les vues de leurs composantes locales. La première est submergée par la variété des thèmes à traiter, la seconde par des visions différentes de l’action associative et écologiste. Des situations d’incompréhension mutuelle en résultent au gré de leur histoire. La défense farouche, par les groupes locaux des AT, de leur autonomie n’est pas sans évoquer celles des associations fédérées de FNE. Dans les deux cas, le choix d’un fonctionnement démocratique est dans les faits compensé par l’investissement de quelques bénévoles, essentiel à la continuité de la structure. La LPO et le WWF ne sont pas confrontés aux demandes de composantes locales. Les associations avec lesquelles elles sont censées collaborer, dans leur domaine respectif, expriment des réserves sur leur crédibilité scientifique. Moins marquée par cette tension Paris-Province, Greenpeace se coordonne avec des comités antinucléaires locaux. Comme sur d’autres dossiers, sa capacité à utiliser les médias au détriment du rôle joué par d’autres suscitera des critiques.
118Il existe une réelle difficulté, commune à l’ensemble de ces organisations, à rassembler les forces au niveau local. Cette contrainte transcende le clivage ONG anglo-saxonnes et associations françaises type loi 1901, habituellement utilisé pour souligner la singularité des organisations nationales reliées à des réseaux internationaux (Chartier, 2002). La distinction par la filiation, internationale ou française, ne rend pas davantage compte du degré d’investissement des associations françaises au sein des réseaux internationaux. Certains sont apparus dans les années 1970 (FOE, Greenpeace) et tous se formalisent davantage dans la décennie suivante avec des statuts propres et des équipes de permanents conséquentes (Doherty et Doyle, 2013 ; Schwarzenbach, 2011 ; Berny, 2008). Les organisations françaises développent parfois une attitude proactive à leur égard, sans que des liens formels soient toujours établis.
119Membre fondateur du CIPO en 1922, la LPO est attentive à la dimension européenne qui affecte ses thèmes d’action. Les AT assistent régulièrement aux réunions de FOEI dès ses débuts. Plusieurs d’entre eux participent en 1974 à la réunion de constitution du Bureau européen de l’environnement (BEE), destiné à fédérer les organisations d’environnement en Europe. Les associatifs belges à l’origine de l’initiative ont utilisé les carnets d’adresses de D. Brower en Europe (BEE premier secrétaire général, Bruxelles 25 novembre 2002). À l’issue de leur recentrement associatif, les AT participent également à la création du bureau européen des AT. La coordination européenne des Amis de la Terre (CEAT), aujourd’hui connue sous le sigle anglais FOEE (Friends of the Earth Europe), est dotée de statuts propres sous la loi belge en 1985. La FFSPN, quant à elle, s’investit peu dans les activités du BEE auquel elle adhère dans un premier temps par l’intermédiaire de son association de jeunes. Les responsables associatifs sont alors absorbés par la mise en place de la fédération (FNE, secrétaire général [années 1980], 9 septembre 2014). Enfin, l’histoire de Greenpeace comme celle du WWF dépend d’un projet élaboré par une autre entité. Leur participation au développement de la structure internationale est modeste dans les années 1980, quand les relations ne deviennent pas conflictuelles.
120Disposant du temps et de la compétence, ce sont avant tout des individus qui s’impliquent dans les réunions de leurs réseaux européens (Berny, 2013b). L’appartenance à un réseau international ne détermine donc pas nécessairement la proximité plus grande d’une organisation environnementale avec des thèmes internationaux. Les décisions critiques relatives aux choix des publics sont davantage un critère clef de différenciation de leurs compétences.
Le choix des publics dans le maintien de l’organisation : dialogue, contestation et communication
121Les cinq organisations continuent majoritairement à s’inscrire dans leurs choix initiaux quant aux publics visés (cf. tableau 4). Les attentes à leurs égards se stabilisent à cette période au travers d’une compétence éprouvée, et au-delà du seul cercle des membres de l’organisation. Le tableau ci-dessous indique les changements intervenus depuis la période de la fondation. Les publics peuvent être considérés alternativement comme soutien à l’organisation ou cible pour changer une situation problématique.
122La FFSPN a les relations les plus étroites avec les pouvoirs publics, misant sur le dialogue avec des arguments scientifiques et techniques. La LPO a une attitude similaire, mais elle participe directement à la mise en œuvre de dispositifs prévus par la loi. Gage de crédibilité auprès du ministère de l’Environnement, cette relation de coopération/contestation crée parfois des tensions avec des élus locaux et les représentants de l’État. La vocation de fédération de la FFSPN se conforte avec le temps. Dans les années 1980, les AT et Greenpeace la rejoignent à titre d’associations correspondantes, i. e. avec un droit de vote moindre. Perçues comme contestataires, toutes deux suscitent parfois la réserve des élus et fonctionnaires, de l’Intérieur notamment : elles ne sont pas considérées comme françaises en raison de leur affiliation internationale (AT, secrétaire général [années 1980], Paris, 12 juillet 2002 ; Greenpeace, ancien salarié, Paris, 17 janvier 2014). Elles cherchent en priorité à mobiliser le grand public, sur des sujets variés pour les AT, moins nombreux pour Greenpeace. Au cours des années 1980, toutes deux multiplient pourtant les échanges avec le ministère de l’Environnement sur, par exemple, respectivement le plomb dans l’essence ou le dossier Seveso. Enfin, influencer les autorités politiques n’est pas l’objectif du WWF. L’agrément et la reconnaissance de l’utilité publique obtenus relativement tôt lui assurent une respectabilité, y compris dans les cercles d’élus. Au-delà de leurs différences, le ministère de l’Environnement apparaît comme leur interlocuteur clef. Ces échanges leur permettent de préparer les dispositifs de loi, voire de peser davantage en interministériel, notamment sur des dossiers européens, confirmant l’importance des clientèles associatives pour une administration dotée de faibles moyens (Spanou, 1986 ; Lascoumes, 1994).
Tableau 8. La formalisation : la compétence consacrée dans le temps

123Ces associations recherchent le soutien de nouveaux adhérents, sans pour autant déployer des stratégies très élaborées. Les cotisations génèrent peu de revenus dans des structures dotées de quelques milliers d’adhérents. La LPO suit plus tardivement les AT, Greenpeace France et le WWF dans le domaine de la commercialisation avec la vente d’autocollants et de T-shirts. Les différentes voies de financement deviennent davantage exclusives avec le temps. La FFSPN est majoritairement financée par les pouvoirs publics, faute d’un soutien financier substantiel des associations membres. La LPO dispose également de leur soutien, mais développe des contrats financés par une plus grande variété d’interlocuteurs publics. Les AT bénéficient de très peu d’aides publiques, elles sont absentes pour Greenpeace France et le WWF. Enfin, le WWF est la seule organisation sollicitant les entreprises.
124Dans un contexte de déclin de la presse spécialisée et militante qui a été au cœur des mobilisations des années 1960 et 1970 (Sainteny, 1994b), Greenpeace, Panda magazine (WWF), L’Oiseau magazine (LPO) ou Le Courrier de la baleine (AT) drainent parmi leurs lecteurs des sympathisants avec des sensibilités variées. « Il existait très peu de choses à l’époque pour un jeune qui s’intéressait à l’environnement. Je m’étais donc abonné à Greenpeace magazine, en plus du journal de La Hulotte11. » Des responsables de la décennie suivante, aussi bien de FNE que du WWF, ont été abonnés à Greenpeace magazine, voire adhérents à l’association, alors qu’ils étaient adolescents. La sensibilité environnementale se décline ainsi à travers plusieurs affiliations associatives (FNE, administrateur [années 2000], Paris, 14 janvier 2014 et WWF, conservation [années 1990], Paris, 11 novembre 2013).
125Les dominantes d’action qui caractérisent les cinq organisations ne sont pas réductibles au choix binaire entre opposition et dialogue, ou contestation et réforme, évoqués dans le chapitre 1 pour classer les répertoires d’action des organisations environnementales (Diani et Donati, 1999). L’argument scientifique ou la connaissance des espèces sauvages ne sont le seul fait que des associations naturalistes. Des AT au WWF, les bénévoles jouent également un rôle essentiel dans la mobilisation des connaissances, pour arrêter des priorités, toucher et convaincre de nouveaux publics, favorisant ainsi l’exploration des modes d’action. Le choix des publics est néanmoins étroitement relié aux savoir-faire qui se déploient dans ces structures. La routine succède progressivement à une séquence d’expérimentation de l’agir ensemble, les décisions passées réduisant progressivement le choix des possibles. Cette phase exploratoire où chaque organisation est confrontée à des défis différents dans le temps, a également influencé le mouvement dans son ensemble.
Savoir-faire et expériences : apprentissage collectif dans l’organisation et entre organisations
126L’apprentissage renvoie dans l’approche pragmatique à l’acquisition de nouvelles informations ou compétences (Ansell, 2011). Le temps des bénévoles a favorisé ce processus dans et entre organisations, leurs différences facilitant leur coopération. Il s’agit d’un aspect à souligner vis-à-vis des analyses qui voient dans l’importance des bénévoles le signe d’une faible institutionnalisation, reflétant la difficulté des organisations françaises à recruter des adhérents et à employer des salariés (Dalton, 1994). Ce constat est à reconsidérer en ce qui concerne leur rapport à la sphère de décision publique. Les organisations environnementales, ont contribué à l’émergence d’un droit à la participation, dans le domaine de l’environnement et de l’aménagement urbain en France (Prieur, 2001) à l’image des développements observés dans d’autres pays européens à cette période. Un retour sur le reflux d’intérêt qui marque les questions environnementales au cours des années 1980 (Sainteny, 2000) offre une autre perspective sur la résilience de ces nouvelles structures.
127Les bénévoles se sont formés aux différentes catégories de savoir-faire utiles à l’action collective (cf. tableau 2). Ainsi, la présence d’une élite associative rompue à la rédaction journalistique (Vrignon, 2012) ou à la connaissance naturaliste, respectivement au sein des AT et de la FFSPN, a marqué leur trajectoire, facilitant parfois des reconversions professionnelles. Rédacteurs au Courrier de la baleine, Dominique Simonet ou Dominique Martin-Ferrari deviendront journalistes. Les membres de départ acquièrent aussi de nouvelles compétences comme, par exemple, l’utilisation du droit. Enfin, sur le plan organisationnel, l’animation d’une association et de ses débats internes sont des expériences concluantes pour de futurs leaders associatifs. Le terme de « nurserie » évoqué au sujet des AT par un ancien bénévole se vérifie ailleurs. D’autres associations naîtront de l’expérience d’engagement des jeunes adultes de 18 à 30 ans (excepté le WWF) actifs dans ces associations.
128Les alliances ponctuelles permettent de combiner collectivement des savoir-faire différents, mais également d’en évaluer la pertinence en interne. L’ambivalence entre spécialisation et diversification qui les caractérise encore favorise des coopérations entre des organisations marginales au-delà de leurs cercles respectifs d’influence. L’union est ainsi perçue comme un moyen d’avancer des causes collectives. La défense de la Terre Adélie menacée par l’aménagement d’une piste d’aviation réunit la FFSPN, la LPO et Greenpeace à partir de 1984. Cette action commune, qui se poursuit pendant cinq ans, combine des arguments et répertoires d’action aussi différents que les organisations qu’elle implique (cf. illustration 1).
129Au milieu des années 1980, le mouvement environnemental en France apparaît plus faible que ses homologues européens, car les sections françaises des réseaux FOE, WWF et Greenpeace et la LPO ont des effectifs modestes (Dalton, 1994). La priorité donnée à l’action grâce et par des bénévoles explique en partie cette situation. Résistant aux injonctions de l’international, les animateurs du WWF et de Greenpeace en France se divisent ainsi sur l’utilité du plus de membres et les moyens d’y parvenir. Le chapitre suivant analyse les conditions dans lesquelles l’emploi salarié a été perçu ultérieurement comme nécessaire au développement des cinq organisations. Sur le plan financier, le primat donné au bénévolat leur fait courir le risque de devenir dépendantes des pouvoirs publics ou de la bonne volonté de quelques militants très investis. Le secrétariat des AT ou de la FFSPN est assuré par des bénévoles, parfois de plus soupçonnés d’exercer le pouvoir. L’explication par les bénévoles montre finalement que ces organisations n’ont pas la même vulnérabilité vis-à-vis des développements politiques des années 1980, souvent associés à un déclin de la mobilisation en France et d’un moindre intérêt du public pour l’environnement (Sainteny, 2000).
130Le mouvement environnemental est privé d’une composante anti-nucléaire qui a été capable de réunir des dizaines de milliers de manifestants. L’arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 met un terme définitif à un cycle de mobilisation qui stagne depuis la manifestation de Creys-Malville en 1977. Celle-ci se solde par plusieurs blessés graves et un mort. L’intransigeance des pouvoirs publics divise le mouvement sur les actions à mener. Excepté à Plogoff, le parti socialiste maintient la programmation de nouvelles centrales nucléaires décidée par le gouvernement Messner en 1974. Pour des militants découragés, l’écologie électorale apparaît alors comme l’option réaliste afin de peser sur les choix politiques. La fin des mobilisations antinucléaires et le développement de l’écologie électorale affectent davantage la dynamique de mobilisation des AT et de la FFSPN, y compris parmi leurs associations affiliées. La création des Verts et les premiers succès électoraux de la fin des années 1980 se soldent par une hémorragie des cadres associatifs, désormais mieux rompus aux mécanismes de la décision publique. Greenpeace, créé en 1977 alors que le mouvement s’affaiblit, affiche des chiffres dans la moyenne du réseau avant le drame du Rainbow Warrior. Orientés vers l’opérationnel, la LPO et le WWF France, sont moins concernés par le reflux des années 1980. La continuité des équipes dirigeantes explique le fait que les deux structures soient restées en retrait des débats qui ont animé les AT et les membres de la FFSPN, à l’inverse de leurs homologues allemands (Bargheer, 2018).
131Les situations spécifiques que chaque organisation a dû affronter ont façonné une compétence qui a permis des complémentarités et des coopérations. Donnes locale et internationale, participation aux processus de décision publique, circulation des savoir-faire via les bénévoles, sont autant de défis communs. Leur résolution engage directement le processus d’institutionnalisation de chacune, c’est-à-dire la stabilisation d’une compétence et d’un caractère distincts essentiels au partage d’un sens collectif de l’action.
Illustration 1. Appel à pétition dans la campagne commune en Terre Adélie

Notes de bas de page
1 [http://archives.picardie-nature.org/?action=lecteur&document=559].
2 Le secrétariat de la FFSPN regagne Paris en 1984.
3 Observation participante d’avril à juillet 1978 (Samuel, 1998 : 18).
4 « Vivisection : comment disséquer un RAT par Paul Hussion », Bulletin de liaison, 28 juin 1979 ; ibid. : 66.
5 [http://www.patriciaklichen.com/2012/03/mariana-trench-and-nasty-little.html] consulté le 30 mai 2014.
6 Les États-Unis et le Japon prospectent également dans la zone de la fosse des Mariannes dans l’océan Pacifique, mobilisant les homologues nord-américains et d’autres ONG en 1979.
7 Katia Kanas, « Seveso, mais où sont passés les déchets ? », Greenpeace, 13, hiver 1983 : 2.
8 « Les vaches à lait », Le Canard Enchaîné, 24 avril 1985.
9 Le Canard Enchaîné, ibidem, supra.
10 Convention dite Ramsar (Iran), relative aux zones humides d’importance internationale, particulièrement comme habitats des oiseaux d’eau, 2 février 1971.
11 La Hulotte, le journal le plus lu des terriers. Il s’agit d’un petit illustré créé par un instituteur et encore disponible [http://lahulotte.fr/contact.php], consulté le 12 juin 2014.
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