2. L’émergence dans les années 1960-1970 : fondateurs, publics et expériences critiques
p. 49-87
Texte intégral
1Revenir sur la création des cinq organisations étudiées, c’est évoquer une histoire commune, essentielle afin de saisir, à la fois, leurs convergences et leurs premières différences. À l’instar d’autres pays occidentaux, les années 1960 représentent en France une période clef pour l’émergence d’organisations préoccupées d’environnement. Les organisations françaises de protection de la nature font l’objet d’importantes transformations dans leurs missions et modes d’action, tandis que de nouvelles structures de conservation ou plus résolument « écologistes » sont créées. Toutes renvoient à de nouvelles appréhensions des enjeux reliés à la nature qui se cristallisent à cette période. Elles sont le fait d’initiatives d’individus évoluant dans des sphères différentes, associative, scientifique, ou dans celle de la fonction publique et qui transitent souvent de l’une à l’autre.
2Les circonstances de leur création, en général considérées comme déterminantes dans leur trajectoire ultérieure (Carmin et Balser, 2002), se prêtent à l’examen des trois hypothèses énoncées dans le premier chapitre. Celles-ci portent respectivement sur les échanges entre membres, les choix de publics et le cours de l’action. Trois dimensions sont donc analysées pour chaque organisation : l’identité de ses animateurs, les expériences critiques qui influencent les décisions et actions à venir et, enfin, les finalités prêtées à l’action collective à travers les publics visés.
3Le développement aborde chaque organisation en fonction de sa date de création, en distinguant les structures apparues en France, FNE (d’abord FFSPN : Fédération française des sociétés de protection de la nature) et la LPO, et celles reliées à des initiatives internationales AT, Greenpeace et le WWF. Ce déroulement chronologique rend plus évidentes les interactions entre ces organisations et les réseaux communs d’interconnaissance à leur origine. Une réelle continuité existe entre le mouvement de la conservation tel qu’il s’est développé en France et les mobilisations écologistes.
Les organisations de protection de la nature et l’environnement en France
4Resituer la LPO et FNE dans le mouvement de conservation pose les premiers jalons d’une histoire fondatrice de « l’invention de l’environnement », officialisée par la création d’un ministère en 1971 (Charvolin, 1993). La France ne diffère pas des contextes nationaux, déjà évoqués dans le chapitre 1, où le mouvement de conservation a servi de « structure de mobilisation » (McAdam et al., 1996) aux associations apparues dans les années 1960, tout en étant lui-même l’objet de profondes transformations. La LPO et FNE ont une parenté commune : le Muséum d’histoire naturelle et la Société nationale de protection de la nature (SNPN, auparavant Société zoologique d’acclimatation jusqu’en 1960). Plusieurs de leurs grandes figures, souvent actives à la fois dans l’institution de recherche et l’association qui lui est historiquement associée, apportent les premières formulations à la pensée écologiste en France. Muséum et SNPN ont ainsi participé à l’élaboration des enjeux associés à la protection de la nature, tout en prenant part au renouveau qui touche alors le mouvement de la conservation et fait émerger un mouvement environnemental.
Études et intérêts pour la nature comme préalables à l’action auprès des pouvoirs publics
5L’étude du milieu naturel a servi de tremplin à des revendications en termes de protection ou de conservation. Initialement suscitées par l’intérêt, voire l’étude, des milieux naturels ou des espèces, les organisations existantes adoptent progressivement des visées protectionnistes à la fin du xixe siècle. Témoins des transformations qui ont affecté les milieux naturels, elles sollicitent des pouvoirs publics des mesures législatives destinées à protéger le patrimoine naturel. Cette évolution, lente et confidentielle, est d’abord limitée à des associations nationales, avant de gagner des structures locales dans l’entre-deux-guerres. J’évoquerai cette période fondatrice pour mieux expliquer l’effervescence des années 1960 où se multiplient des structures associatives au niveau local, ouvertes au grand public et aux médias.
Un mouvement précoce et connecté à l’international
6Avant la Seconde Guerre mondiale, le paysage associatif de protection de la nature est occupé par deux associations nationales : la SNPN et la LPO, née dans le sillage de la première. Leurs responsables, souvent en poste au Muséum ou proches de cette institution, participent au mouvement international de conservation de la nature. À cette période, les sociétés de sciences naturelles, créées localement, ne se préoccupent que rarement de protection de la nature (Lapoix, 1976).
7Créée en 1854, la Société impériale zoologique d’acclimatation, devenue SNPN dans les années 1960, est considérée comme la première organisation de conservation de la nature (Dalton, 1994 : 31). L’enjeu de protection des sites naturels apparaît en fait au cours des années 1890, alors qu’elle abandonne le qualificatif d’impérial. Le zoologiste Edmond Perrier, directeur du Muséum de 1900 à 1919, introduit cet enjeu dans le milieu naturaliste français. La société embrasse progressivement d’autres questions, comme l’épuisement des ressources naturelles au tournant du xxe siècle, puis les phénomènes de pollution (Luglia, 2015). Elle prend aussi position contre le Touring Club de France en prédisant les dangers du tourisme de masse (Vadrot, 1980). La LPO est, quant à elle, la section ornithologique de la SNPN, fondée en 1912.
8Par l’entremise de la SNPN et de la LPO, le mouvement français de conservation est avant tout animé par des scientifiques. Il fait pression pour obtenir des décisions politiques concernant les activités de chasse et de pêche ou la création de parcs nationaux. De telles entités voient le jour en Algérie, mais pas sur le territoire métropolitain (Le Duc, 2013 ; Mahrane et al., 2013). Les deux organisations décident par défaut d’administrer elles-mêmes des sites. La SNPN est à l’origine de la réserve de la Camargue en 1927. La LPO gère la réserve des Sept-Îles en Bretagne. Ce sont dans les deux cas des concessions de terrains négociées, sans régime de protection juridique. Parallèlement, l’entre-deux-guerres voit la multiplication de sociétés savantes de défense et d’étude du milieu naturel en province, dans des disciplines telles que l’ornithologie, la botanique ou l’entomologie. Celles-ci s’inscrivent dans le prolongement des sociétés de sciences naturelles qui réunissaient auparavant des scientifiques et des amateurs éclairés (Raffin et Ricou, 1985 : 69). Elles se regroupent au sein d’une Fédération française des sociétés de sciences naturelles en 1919, qui se fait l’écho de préoccupations protectionnistes (Lapoix, 1976).
9La SNPN comme la LPO jouent un rôle important dans la coordination naissante des sociétés nationales de conservation. Le premier congrès international de protection de la nature, faune et flore, sites et monuments naturels est organisé sous leur égide à Paris en 1923 (Raffin et Ricou, 1985 ; Luglia, 2015). La seconde conférence organisée au muséum en 1931 aboutit à des propositions concrètes : protection des forêts primaires tropicales et création d’une organisation internationale de protection de la nature (Le Duc, 2013). En corollaire, la SNPN publie la « première revue d’écologie française » : la Terre et la Vie, revue d’histoire naturelle qui deviendra une revue d’écologie appliquée dans les années 1960 (ibidem).
10La création de la LPO, au sein de la SNPN, illustre la prise de conscience, à la fois nationale et internationale, de l’enjeu de protection de la nature. La LPO voit le jour en 1912 sous l’impulsion de Louis Magaud d’Aubusson, juriste de formation, alors archiviste à la SNPN (Cadi et al., 2012 : 112). Cette initiative vise à inciter la France à appliquer la Convention internationale pour la protection des oiseaux utiles à l’agriculture. Le texte qui a été adopté à Paris par une dizaine de pays européens est ratifié par la France en 19051. Il s’agit, alors, du seul levier d’action juridique vis-à-vis de l’État dont disposent les défenseurs des oiseaux. Toutefois, la défense des macareux moines mobilise aussitôt la nouvelle « sous-section » de la SNPN et deviendra emblématique pour son devenir.
11La création de la réserve ornithologique des Sept-Îles en Bretagne, vise à mettre fin à une chasse apparue à la faveur du développement des chemins de fer de l’Ouest. L’archipel est un lieu stratégique pour la migration des oiseaux marins qui reviennent y nicher en nombre une fois le site protégé. La première action de la LPO, quasi contemporaine de sa création, débouche sur un succès concret, dans un contexte où les pouvoirs publics refusent d’adopter le principe de réserves naturelles. L’oiseau marin noir et blanc au bec coloré, surnommé le perroquet de mer, devient, dans les années 1960, l’emblème de la nouvelle association.
12Les fondateurs de la LPO, tous ornithologues et parfois scientifiques, ont très précocement établi des liens avec leurs homologues internationaux. La LPO s’oppose au cours des années 1910 au commerce de la plumasserie, à l’instar de son homologue britannique, la Royal Society for the Protection of Birds (RSPB) (Chansigaud, 2013). De plus, Jean-Théodore Delacour, l’un des membres fondateurs de la LPO et son président de 1920 à 1976, est à l’origine avec l’ornithologue américain, T. Gilbert Pearson, de l’ICBP. L’International Council for Bird Protection ou Conférence internationale pour la protection des oiseaux (CIPO) est créée en 1922. J.-T. Delacour en occupe la présidence pendant 20 ans, de 1938 à 1958. L’une des conférences de l’organisation se tient même dans sa propriété, le domaine de Clères, où il a établi des collections d’oiseaux.
13Comme la SNPN, la LPO participe aux cercles internationaux de conservation de la nature, en plein essor dans l’après-guerre, mais elle dispose d’une assise relativement faible auprès du grand public. Les deux associations concentrent leur action sur les pouvoirs publics, en cherchant à faire appliquer les quelques dispositions adoptées jusque-là (cf. encadré 2). La capture des passereaux dans le Nord de la France fait l’objet de l’une des rares actions de la LPO où l’argument de la souffrance animale est utilisé pour mobiliser plus largement l’opinion publique (Cadi et al., 2012).
Encadré 2. Les premières mesures publiques en faveur de l’environnement
1810 - Décret impérial relatif aux Manufactures et Ateliers qui répandent une odeur insalubre ou incommode ;
1861 - Décret impérial créant des séries artistiques en forêt de Fontainebleau ;
1905 - Décret de promulgation de la Convention pour la protection des oiseaux utiles à l’agriculture ;
1906 - Loi organisant la protection des sites et monuments naturels de caractère artistique ;
1917 - Loi sur les établissements dangereux, insalubres et incommodes ;
1930 - Loi réorganisant la protection des monuments naturels et des sites de caractère artistique, historique, scientifique, légendaire ou pittoresque ;
1960 - Loi sur les parcs nationaux ;
1961 - Loi relative à la lutte contre les pollutions atmosphériques et les odeurs ;
1964 - Loi sur l’eau ;
1975 – Loi relative à l’élimination des déchets et à la récupération des matériaux ; - Loi créant le conservatoire de l’espace littoral et des rivages lacustres ;
1976 - Loi sur la protection de la nature ; - Loi relative aux installations classées pour la protection de l’environnement.
Une nouvelle prise de conscience reliée à la protection de la nature et à l’écologie
14Contrastant avec la période précédente, les décennies 1960 et 1970 voient l’adoption de plusieurs dispositions législatives. Révisée en 1957, la loi de 1930 sur les sites classés permet la création d’une vingtaine de réserves naturelles par décret, jusqu’à l’adoption de la loi sur la protection de la nature en 1976 (Spanou, 1986 ; Charvolin, 1993, 2003). Le Muséum est une caisse de résonance des transformations qui affectent les préoccupations du mouvement protectionniste. Il participe à une prise de conscience au sein d’une nouvelle génération de scientifiques et/ou de passionnés de la nature, voire dans le grand public.
15Directeur du Muséum d’histoire naturelle de 1945 à 1960, Roger Heim devient le vice-président de l’UICN à sa création en 1948. Figure marquante des milieux naturalistes français de l’époque (Le Duc, 2013), il préface l’ouvrage de R. Carson (Silent Spring), traduit en 1963, un an après sa parution aux États-Unis. Auteur du premier ouvrage en langue française qui décrit les menaces pesant sur les milieux naturels en 1952 (Destruction et protection de la nature), il participe activement au redéploiement des thématiques et moyens qui affecte le Muséum, où une chaire d’écologie générale et de protection de la nature est créée en 1955. Elle est ensuite divisée en une chaire d’écologie et en un service de protection de la nature. En 1962, un service de conservation de la nature est créé avec à sa tête Georges Tendron. Celui-ci participe aux travaux du Conseil de l’Europe afin de préparer, avec ses homologues anglais et allemands, l’Année européenne de conservation de la nature (1970). Le Muséum organise également une exposition intitulée L’homme contre la nature qui inaugure des actions à l’intention du grand public. De telles actions seront également le fait de structures associatives déjà existantes et des médias, désormais attentifs à la question.
16Les associations qui se développent à cette période communiquent dans des termes nouveaux sur la nature en l’associant à l’enjeu de protection. Significative de ce changement de registre d’action, la Société zoologique d’acclimatation devient la Société nationale de protection de la nature (SNPN) en 1960. Elle affirme dès lors une mission de sensibilisation et d’éducation auprès du grand public. Sa nouvelle publication, Le Courrier de la Nature, est riche en photos et reportages sur les milieux naturels (Cans, 2006 : 86). Il s’agit de la première publication de ce type en France. L’association augmente dans le même temps ses effectifs : de 2500 en 1959 à 7000 en 1971 (ibidem).
17En Bretagne, la société pour l’étude et la protection de la nature en Bretagne (SEPNB) préfigure le nouvel activisme qui touche, sur le plan local, les milieux naturalistes dans les années qui suivent. L’association trouve son origine dans une action pédagogique, les « cercles géographiques et naturalistes du Finistère », initiés en 1954 par des professeurs du secondaire. Penn Ar Bed, leur revue, diffuse les activités d’excursion et rencontre un succès immédiat avec plusieurs centaines d’adhérents (Le Démézet et Maresca, 2003). Les cercles ressemblent par leur mode de recrutement et leur public aux sociétés savantes locales, mais leurs deux principaux animateurs, Michel-Hervé Julien et Albert Lucas, font évoluer l’objectif d’étude de la nature vers celui de sa protection, et entendent recruter toujours plus d’adhérents. Ce changement d’orientation débouche sur la création de la SEPNB en 1958. Celle-ci propose rapidement la création de réserves naturelles, tout en interpellant les autorités locales sur des décisions d’aménagement.
18Pionnière parmi les associations locales de protection de la nature qui émergent à la fin des années 1960, la SEPNB participe également à la réorganisation du milieu de la conservation dans la France d’après-guerre. Le Muséum fait des camps « d’éducation ornithologique » à Ouessant, créés en 1955 par M.-H. Julien qui s’inspire d’expériences du Nord de l’Europe (Le Démézet et Maresca, 2003 : 21), une étape obligatoire à l’obtention du diplôme de bagueur2. S’y succèdent les plus grandes figures de l’ornithologie en France, tel Jean Dorst, ainsi que toute une génération de jeunes parmi lesquels on retrouve bon nombre de militants à l’origine d’associations locales et de la FFSPN (Pierre Davant pour la SEPANSO [Fédération régionale des Sociétés pour l’étude, la protection et l’aménagement de la nature dans le Sud-Ouest] Jean-Pierre Raffin pour la SNPN, Michel Brosselin pour la SNPN et la LPO). Grâce au camp d’Ouessant, lieu de sociabilité, le milieu ornithologique devient le « fer de la lance de la protection de la nature en France » (Le Demézet et Maresca, 2003).
19Pour la SNPN et la SEPNB, l’augmentation du nombre d’adhérents devient un enjeu en soi. Il est à la fois le garant de la crédibilité de l’association, une possibilité d’action accrue grâce à des moyens financiers, mais également une condition de l’expansion de leurs thèses. Il ne s’agit toutefois pas encore de créer un rapport de force par l’argument du nombre. Les démarches des responsables de la SEPNB auprès des décideurs ressemblent au lobbying classique de la SNPN ou de responsables du Muséum : envoi de courriers et rencontres avec des membres du gouvernement ou représentants de la haute administration. Le succès de leurs premières initiatives en ce sens coïncide aussi à une période où les médias commencent à relayer l’information sur l’érosion des milieux naturels et des paysages.
20C’est d’abord la presse animalière (La Vie des bêtes, Nos amies les bêtes, Bêtes et Nature) qui offre ses colonnes aux préoccupations associées à la destruction des milieux et des espèces ou aux phénomènes de pollution (Sainteny, 1994b). La série de télévision La France défigurée3 popularise davantage ces nouvelles thématiques à partir de 1971, en montrant les transformations qui affectent la vie des Français, de l’urbanisation à la pollution sonore. En outre, à la fin des années 1960, de grands quotidiens ou magazines créent des rubriques dédiées à l’environnement et/ou à la nature. Cela correspond à l’investissement de quelques journalistes actifs dans le milieu associatif de l’environnement. Parmi eux se trouvent, par exemple, Marc-Ambroise Rendu au Monde ou Pierre Pellerin à La vie des bêtes. Une presse spécialisée se développe également rapidement : Aménagement et Nature, Nuisances et environnement, Presse-environnement, Combat Nature à partir de 1974 (Cans, 2006). Cette plus grande couverture médiatique constitue une dimension essentielle de la mobilisation du mouvement environnemental sur laquelle je reviendrai.
21Les années 1960 coïncident enfin avec les premières mesures des pouvoirs publics dans le domaine de la protection de la nature. Un autre débat fait son entrée, celui du développement économique et de l’aménagement du territoire. La Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (DATAR), créée en 1963, est un guichet pour de nouvelles idées, tout en devenant un laboratoire d’expérimentation dont les initiatives débouchent sur des mesures législatives ou politiques concrètes. Ainsi, le principe de bassin hydrographique pour gérer la ressource eau donne lieu à la loi sur l’eau en 1964. Autour de la DATAR se retrouvent des ingénieurs ou énarques qui portent des conceptions renouvelées de l’Aménagement du territoire (Cans, 2006). Serge Antoine, son responsable, y joue un rôle prépondérant.
22La DATAR constitue un pôle de réflexion, en contact avec l’univers réduit des acteurs qui s’affirment dans cet espace de nouvelles préoccupations. La SNPN prépare ainsi une publication sur La nature dans ma commune proposée par S. Antoine. Au sein de la DATAR est préparé un programme d’action en faveur de l’environnement à la demande du gouvernement, en parallèle avec une autre équipe emmenée par l’ingénieur Louis Armand. Les 100 mesures pour l’environnement, le programme de recommandations qui en résulte, préfigurent la création d’un ministère de l’Environnement et la réattribution des services existant au sein de l’administration (Charvolin, 1993 ; Sainteny, 1998 ; Cans, 2006 : 123-124). Avant la création de ce ministère en 1971, les associations, toujours plus inquiètes des menaces pesant sur les milieux naturels, étaient déjà en contact avec les services compétents du ministère de l’Agriculture, qui compte une nouvelle direction de la Nature dès 1969 (Spanou, 1986).
23Le début des années 1960 offre à l’évidence un contexte favorable à une nouvelle appréhension des menaces qui pèsent sur les milieux naturels. Les associations locales récemment créées, souvent autour de la figure d’universitaires ou de passionnés éclairés, vont au-delà de la mission d’étude de la nature qui caractérisait les sociétés savantes en province. En Rhône-Alpes, un juriste et un écologue, Jean Untermaier et Philippe Lebreton, sont à l’origine du Comité ornithologique de Rhône-Alpes en 1960. Le second participe à la création de la Fédération régionale de protection de la nature dans la région, la FRAPNA. Les époux Fernex, Michel et Solange, créent une association analogue en Alsace en 1964. S. Fernex joue un rôle actif dans l’animation du comité de sauvegarde de la plaine de Fessenheim, opposé à un projet de centrale nucléaire.
24Le vent de changement qui souffle sur le milieu de la protection de la nature affecte la LPO et contribue à la création de la FFSPN (Fédération des sociétés de protection de la nature, devenue ensuite FNE pour France Nature Environnement). Il est le fait de quelques individus sensibles aux mêmes questions, à travers des lectures communes qui font sens alors qu’ils assistent à la transformation rapide des paysages urbains et ruraux. L’encadré 3 liste les lectures, rapportées en cours d’entretien, qui ont préfiguré cette prise de conscience participant à l’essor des structures associatives de protection de la nature en France.
Encadré 3. Écologie et environnement – les fondateurs en France
R. Heim, Destruction et protection de la nature (1952)
J. Ellul, La Technique ou l’Enjeu du siècle (1954)
B. de Jouvenel, Arcadie (1957) – LesFuturibles (1960)
R. Carson, Printemps silencieux (1963)
L. et M. Milne, L’Équilibre de la nature (1963) G. Schwab, La Danse avec le diable (1963)
M.-H. Julien, L’Homme et la nature (1965)
P. Farine, Une terre pour les hommes (1965)
J. Dorst, Avant que nature meure (1965)
B. Charbonneau, Le Jardin de Babylone (1969)
25Les trois hypothèses du cadre d’analyse, relatives respectivement aux choix des publics, aux membres et au cours de l’action, seront examinées désormais systématiquement pour chaque organisation. Il s’agit de signaler l’influence à la fois des fondateurs et de l’expérience critique qui cristallise le sens de l’action collective et, de fait, bien souvent le choix de leurs publics.
La LPO, un nouvel engagement pour l’avifaune sauvage (1912 et 1966-1967)
26Au début des années 1960, la LPO est une organisation, déjà vieille de 50 ans, qui reflète les transformations en cours dans le mouvement de conservation. Elle est avec la SNPN l’une des rares associations à œuvrer en faveur de la nature au plan national. Au départ destinées à un cercle d’initiés en ornithologie, souvent issus de milieux privilégiés, ses actions s’ouvrent au grand public dans les années 1960 avec la réserve des Sept-Îles et la création d’un réseau de refuges. La LPO connaît alors une seconde naissance, à l’occasion d’un renouvellement de ses responsables associatifs. Ces derniers œuvrent en faveur de l’adoption de statuts marquant dans le même temps un changement d’orientation de l’objet de l’association. Cette initiative se révèle concluante dans un contexte où le potentiel de mobilisation de nouveaux membres est réel.
Le renouvellement relatif des responsables associatifs
27Les membres fondateurs de la LPO ou ceux qui l’ont rejoint peu après sont encore très présents dans la conduite de l’association. J.-T. Delacour en est le président depuis 1921, bien qu’il se soit expatrié aux États-Unis deux décennies plus tôt. L’ornithologue français occupe un poste prestigieux au Muséum américain d’histoire naturelle. Le prince Murat assure la gestion quotidienne au titre de président adjoint. Au décès de celui-ci, J.-T. Delacour propose à deux étudiants normaliens en physique, dont Antoine Reille, de prendre le relais. Attirés par les études ornithologiques, ces derniers ont contribué à ses collections d’oiseaux. Ils prennent de manière conjointe la responsabilité de secrétaire général de la LPO en 1964. Le colonel Milon, militaire retraité passionné d’ornithologie, est alors contacté pour assurer la fonction de président adjoint. Il s’investit avant tout en Bretagne à la réserve des Sept-Îles, laissant une latitude d’action importante aux deux bénévoles en charge du secrétariat général. L’association est alors hébergée dans un local de deux pièces, boulevard Saint-Germain à Paris, prêté gracieusement par l’un des membres du conseil d’administration. Elle compte environ 300 adhérents et emploie deux salariés : une secrétaire et le garde de la réserve des Sept-Îles.
28Dotée de nouveaux responsables, la LPO décline une nouvelle ligne politique. Elle a des liens privilégiés avec la Fédération française d’ornithologie (FFO), créée en 1955, et dont le prince Murat est également président4. La LPO et la fédération ont une publication commune, le Journal des oiseaux, financée par les canariculteurs. Le motto de la LPO est alors « élever le canari et protéger l’oiseau libre » et son logo un merle posé sur un nid. La nouvelle équipe de responsables choisit de se distancer de la FFO. Comme le rapporte A. Reille, « nous, notre objectif était différent, c’était de protéger les oiseaux » (LPO, ancien président, 17 mars 2014). Le colonel Milon prend l’initiative d’un journal propre à la LPO, L’Homme et l’Oiseau, dont le premier numéro sort au premier trimestre 1965. Sur la photo de couverture figure un couple de macareux moines. A. Reille s’en inspire pour signer le nouveau logo de la LPO, désormais symbolisé par l’espèce emblématique de la réserve des Sept-Îles. Son leitmotiv devient « protéger l’oiseau libre ». Il est consacré par le changement de statut de la LPO, enregistrée comme association loi 1901 en préfecture en mars 1966, qui marque également son autonomie vis-à-vis des moyens logistiques et financiers de la SNPN. La LPO se sépare en effet statutairement de la SNPN. Selon A. Reille, alors secrétaire-général, « il s’agissait en réalité d’officialiser une situation de fait » (LPO, ancien président, 17 mars 2014).
29En 1966, la LPO est encore très peu connue du grand public. Elle a développé depuis les années 1950 des actions de sensibilisation en installant des mangeoires pour les oiseaux dans Paris. Elle s’est aussi fait connaître par ses actions contre la chasse aux oiseaux d’eau, notamment pendant les périodes exceptionnelles de grand froid. De même, les refuges LPO sont désormais plus de 13500 sur plus de 21300 ha contre 250 en 1924 (rapport d’activité, 2013). Cette action également emblématique pour l’association a démarré en 1921 dans les zones du Nord de la France, dévastées par la Grande Guerre. D’abord financée par des fonds américains, l’initiative vise à inciter des particuliers à ériger leur propriété en sanctuaire pour la protection des oiseaux, dans un contexte de démembrement agricole.
30À l’instar de la SNPN, la LPO recrute initialement ses membres parmi des aristocrates et la grande bourgeoisie. Certains d’entre eux sont ornithologues, mais aussi collectionneurs d’oiseaux. Au fil des ans, l’association a néanmoins élargi la base de ses adhérents, comme en témoigne A. Reille qui découvre les fichiers d’adhérents à cette période. « On avait des gens modestes qui s’intéressaient aux petits oiseaux. » De fait, les premières actions de la LPO en coordination avec les autorités, contre le commerce illégal d’espèces protégées au marché aux oiseaux sur l’île de la Cité à Paris, rencontrent une audience favorable, tout en consommant la rupture avec la FFO. Deux événements indépendants de l’action de la LPO confortent cette nouvelle ligne d’action : l’adoption de la loi Verdeille et le naufrage du Torrey Canyon.
Deux expériences marquantes confortant le changement d’orientation
31Adoptée en 1964, la loi Verdeille5 réorganise la chasse en France, par l’entremise d’associations communales de chasse agréées. Le dispositif revient à étendre le droit de chasse à des propriétés privées, sans le consentement de leurs propriétaires. La LPO intervient alors auprès du ministère de l’Agriculture, mais sans succès, afin d’obtenir une modification de décret visant les propriétaires ayant établi des refuges dans un objectif de protection des oiseaux. La loi, applicable de manière progressive à partir de 1966, révèle ses effets sur le terrain plus tardivement. La LPO s’engage cependant précocement pour la défense des propriétaires non-chasseurs en développant un volet d’action juridique dans un premier temps, grâce à un juriste bénévole, également membre du conseil d’administration. Cette dimension juridique reste une constante de son action. La catastrophe pétrolière qui touche les côtes françaises et britanniques trois ans plus tard marque encore davantage les protagonistes du changement d’orientation au sein de l’association.
32Le Torrey Canyon s’échoue en mars 1967 au large de la Cornouaille. Cet accident provoque une marée noire qui dérive pendant plusieurs semaines dans la Manche, se soldant par des dizaines de milliers d’oiseaux mazoutés. La réserve des Sept-Îles est durement touchée. Les autorités ne sont pas préparées à gérer une catastrophe qui est une première mondiale par son ampleur. La LPO, par l’entremise de son secrétaire général et de son président, A. Reille et le colonel Milon, organise des centres de soin localement pour parer à l’urgence. A. Reille tient un stand à la Foire de Paris afin de trouver des bénévoles prêts à intervenir sur place. La LPO bénéficie d’un gain de sympathie immédiat. Ses effectifs sont multipliés par 10 pour avoisiner quelque 3000 personnes. En interne, cet afflux d’adhérents n’est pas facile à gérer, puisqu’il faut assurer la mise à jour des fichiers, mais également motiver ces nouveaux membres.
33Ce dernier épisode précipite le changement d’orientation amorcée par la nouvelle équipe. L’augmentation des adhésions lui assure une autonomie financière, au moins provisoirement, vis-à-vis de la SNPN. Elle conforte, également, le choix de centrer son action sur la protection de l’avifaune sauvage et des milieux dont ils dépendent. Le souci de protéger « la nature sauvage » est perçu par ses responsables comme le dénominateur commun des nouveaux adhérents de 1967.
Un élargissement de l’audience au grand public et aux passionnés de nature sauvage
34Alors que l’association élargit le cercle de ses membres en termes d’origine sociale et d’intérêt pour les oiseaux, son conseil d’administration est marqué par un relatif renouvellement. La LPO a été en contact avec des journalistes depuis l’épisode du Torrey Canyon. Parmi eux, P. Pellerin, un ornithologue amateur, devient administrateur. Il est rejoint par des bénévoles passionnés par la protection d’un ensemble d’espèces de rapaces, les deux frères Terrasse, Jean-François et Michel. Pharmaciens de leur état, tous deux s’engagent activement pour la protection d’une espèce considérée alors comme nuisible par la loi. À l’instar de P. Pellerin, actif dans la création de l’Association des journalistes écrivains pour la nature et l’environnement (AJEPN) en 1968, ils sont à l’origine du Fonds d’intervention pour les rapaces (FIR) en 1972. Malgré ces changements, la LPO reste proche du Muséum. Son conseil d’administration continue d’accueillir les représentants de la chaire d’ornithologie, ce qui lui vaut d’être rejointe par Jean Dorst, puis en 1966 par Théodore Monod, naturaliste et personnalité marquante du Muséum.
35De 1964 à 1967, en l’espace de quatre ans, la LPO a modifié à la fois les objectifs qui orientaient ses actions, la base de ses adhérents et celles des bonnes volontés prêtes à s’investir dans l’association. Elle attire des élus associatifs qui joueront également un rôle clef dans la création de plusieurs structures associatives, locales ou ornithologiques, ainsi par exemple M. Brosselin deviendra secrétaire général de la LPO dans les années 1970. L’association est ainsi bien placée aux côtés de la SNPN pour participer à la création de la FFSPN en 1968.
La FFSPN pour rassembler un mouvement en émergence (1968-1971)
36La création de la FFSPN est directement reliée aux associations actives dans la nouvelle prise de conscience de problèmes associés à la protection de la nature. La FFSPN offre un prolongement national aux organisations impliquées par l’étude et la protection de la nature, à la fois anciennes et récentes. Les personnes qui animent les structures historiques du mouvement, la SNPN et la LPO, mais également des associations apparues au cours des années 1960, fournissent à la fois les bonnes volontés et les idées, voire l’infrastructure nécessaire à l’expansion de la fédération. La fédération prend son essor à partir du Muséum d’histoire naturelle qui abrite le siège de la SNPN.
Des animateurs à la fois universitaires et responsables associatifs
37L’idée de fédération fait son chemin parmi les responsables associatifs qui gravitent dans la sphère d’influence du Muséum. Le nouveau journal de la SNPN, Le Courrier de la Nature, publie un éditorial proposant la création d’une fédération. Ce texte est signé par un étudiant venu à la SNPN en 1961, Christian Garnier, qui participe également à la préparation d’un rapport sur l’environnement destiné au Premier ministre, sous l’égide de L. Armand. Urbaniste de formation, C. Garnier anime par ailleurs une association destinée aux élèves des grandes écoles, le Centre d’études interdisciplinaires de socio-écologie, accueillie par la SNPN. Les responsables de celle-ci y voient la possibilité de fonder une branche Jeune. Le Courrier de la Nature, qui offre ses tribunes aux activités des autres associations, donne ainsi un écho significatif à l’idée de fédération.
38Un intense travail de mobilisation et de mise en réseau est entamé à l’initiative de figures du Muséum et des associations qui lui sont proches. Le président de la SNPN, François Hüe, de même que Théodore Monod ou François Bourlière représentants français à l’UICN, soutiennent l’idée, dans une association où tous ne voient pas l’utilité d’une nouvelle structure. « Ils étaient convaincus que la SNPN ne suffisait pas » (FNE, membre fondateur et administrateur, 19 février 2014). Des administrateurs de la LPO, Antoine Reille et Franck Duncombe, mobilisent dans les cercles ornithologiques afin de promouvoir cette option. Le secrétaire-général de la SNPN, François Lapoix, et le directeur du Courrier de la Nature, Christian Jouanin, prennent des contacts et cherchent à rassembler jusqu’en province. Parallèlement à ces échanges dans les réseaux naturalistes et connexes, A. Reille (secrétaire général de la LPO) et M. Brosselin (conseiller scientifique de la SNPN en 1970) (cf. encadré 4), rédigent les statuts de la fédération. Les ressources de réseaux et la logistique de la LPO et de la SNPN contribuent directement à sa gestation. Ces initiatives sont confortées par les liens entre SNPN et Muséum. Les associations d’étude et de protection de la nature sont en effet à l’origine de la production des données scientifiques sur les milieux naturels que le Muséum utilise. L’adjoint du service de Conservation de la nature au Muséum, F. Lapoix, connaît les associations actives sur le terrain, pour travailler régulièrement avec elles. Les liens interpersonnels établis lors des camps ornithologiques d’Ouessant sont réactivés à cette occasion.
39La fédération voit le jour dès octobre 1968 lors d’une réunion avec quelques dizaines de responsables associatifs qui votent les statuts et élisent le premier conseil d’administration. Parmi les 39 associations adhérant officiellement à la FFSPN, les deux tiers ont un rayon exclusivement local d’action. Le rôle clef de la SNPN est conforté par la composition du conseil d’administration. Des cinq membres du bureau, seul le président n’appartient pas au cercle d’influence de la SNPN et de la LPO. C. Jouanin, F. Lapoix et indirectement C. Garnier sont membres de la SNPN, A. Reille de la LPO. Il serait toutefois erroné de voir dans cette fédération une simple excroissance de la SNPN.
40La composition du conseil d’administration est en effet révélatrice à la fois des forces vives de la fédération à ses débuts et du consensus qui les réunit : une nouvelle perception des problèmes associés à la protection de la nature et la nécessité du rassemblement. Les membres du conseil d’administration de 1969 sont relativement jeunes, s’approchant de la trentaine pour la plupart. Ce sont majoritairement des universitaires (15 sur 17) et, en général, en début de carrière. Certains d’entre eux pousseront les thématiques environnementales et la nouvelle perception des problèmes qui leur est associée dans leur champ académique. Cet activisme pour penser des leviers en termes d’action collective se concrétise aussi par leur investissement dans la création de structures associatives au niveau local.
41Ainsi, Pierre Aguesse le nouveau président de la fédération, par ailleurs premier universitaire en France à occuper une chaire d’écologie appliquée, est également membre fondateur d’une association en Touraine. M. Brosselin, secrétaire aux relations extérieures de la fédération, a fondé quant à lui des associations d’étude et de protection de la nature dans le Massif Central et en Vendée, en 1965 et 1968. P. Lebreton, l’un des fondateurs du Comité ornithologique de Rhône-Alpes et de la FRAPNA, siège au conseil d’administration.
« Les porteurs de la FFSPN, c’étaient les modernes de la protection de la nature, ceux qui allaient de l’avant, convaincus que l’union faisait la force. Ces gens-là se retrouvent aussi au niveau local. On les retrouve en face de la DATAR, quand, sur le terrain, Serge Antoine cherchait à rencontrer des acteurs. Son carnet d’adresses en témoignerait. »
FNE, membre fondateur et administrateur, 19 février 2014.
42Les premiers animateurs de la fédération disposent donc souvent d’une formation universitaire, de liens avec le Muséum, d’une appréhension renouvelée vis-à-vis des questions de protection de la nature, ce qui les place parmi les interlocuteurs de la DATAR. La plupart sont, de plus, des communicants. Ils ont exercé ces activités pour ouvrir leurs associations à des publics plus larges, en lançant des publications grand public ou en prêtant leur concours aux premières émissions de télévision portant sur la thématique nature, ainsi A. Reille, membre du bureau de la LPO et de la FFSPN. Le journaliste P. Pellerin combine connaissance naturaliste et compétence en communication. Proche de la SNPN et de la LPO, il participe à la création de l’AJEPN, l’Association des journalistes écrivains pour la nature, qui rejoint la FFSPN lors de sa création en 1968.
43Les caractéristiques des animateurs de la fédération et leur relative cohérence ne sont pas étrangères au premier succès qu’elle connaît dans l’affaire de la Vanoise. Cette expérience critique pour la jeune fédération et ses responsables marque la ligne d’action adoptée par la suite. Ils réussissent en effet là où leurs aînés du Muséum, dont R. Heim, son directeur, ont échoué quelques années plus tôt. Ces derniers ont été impuissants à empêcher un projet d’autoroute qui empiète sur la forêt de Fontainebleau, lieu emblématique pour la protection de la nature et des paysages puisqu’il s’agit du premier site protégé à ce titre en France, par le décret impérial de 1861 (cf. encadré 2).
L’expérience critique : l’affaire de la Vanoise
44Après quelques mois d’existence, la FFSPN devient l’un des protagonistes centraux de ce qui est devenu « l’affaire de la Vanoise », sur un enjeu tout aussi symbolique. Le parc de la Vanoise est le premier des parcs nationaux français, établi par décret en 1963, suite à la loi adoptée en 1960. Moins de 10 ans après sa création, son intégrité est menacée par un projet d’aménagement incluant une station de ski, soit environ 5000 ha de la zone censée être protégée. L’affaire prend une dimension nationale, une première pour un enjeu de protection de la nature. Elle déclenche une mobilisation au-delà des milieux naturalistes, à laquelle contribuent les bénévoles d’une fédération à l’existence alors confidentielle.
45La FFSPN fait en effet partie des associations qui interpellent opinion publique et décideurs pour contester la décision du conseil d’administration du parc, en mai 1969, de déclasser une partie de la zone protégée afin de permettre la réalisation du projet. Elle est à l’origine de plusieurs pétitions contestant la décision. Mis à part son président, la totalité du bureau de la FFSPN qui l’a portée sur les fonts baptismaux s’implique : C. Jouanin, A. Reille, C. Garnier, F. Lapoix. M. Brosselin, administrateur actif, rejoint l’équipe de quatre personnes. Au niveau local, P. Lebreton, également au conseil d’administration, travaille avec l’équipe parisienne. Ils organisent ensemble des concerts, des conférences de presse, font imprimer des affiches Sauvons la Vanoise, et participent aux manifestations de rue organisées dans plusieurs villes de France en coordination avec le camp des opposants au projet. L’initiative de la FFSPN n’est en effet pas isolée, puisque des associations locales, naturalistes ou d’usagers, tels le Touring club de France, le Club alpin français et la Fédération française de ski, lancent également des pétitions après, pour certaines, avoir sonné l’alarme dans la presse (Charvolin, 2012 ; Raffin, 2011). À l’issue d’une affaire désormais nationale, 50000 signatures sont remises, dès juillet 1969, à la présidence de la République.
46Suite à l’annonce d’une phase d’enquête publique, associée à une obligation contenue dans le décret, deux universitaires, J.-P. Raffin et Jean Massoulié (Raffin, 2011) s’investissent à temps-plein, pour la FFSPN, afin de conduire une mobilisation tous azimuts, en direction des citoyens, des milieux scientifiques, des élus et des personnalités médiatiques. La petite équipe sillonne la France, organisant débats et conférences de presse. Leur démonstration emploie des arguments scientifiques, l’importance de protéger un vallon essentiel pour une population de bouquetins. Mais elle déconstruit aussi les discours des autres intérêts en présence, telle la viabilité économique du parc (Charvolin, 2012). T. Monod du Muséum relaie leur cause jusqu’à l’UICN. Cette séquence se conclut le 15 septembre 1970 par le dépôt de plus de 130000 signatures, plusieurs milliers suivent par voie postale (Raffin, 2011). La victoire n’est définitive qu’en juin 1971, quand le président Pompidou exprime publiquement son opposition à ce projet d’aménagement, le conseil d’administration annule alors sa décision.
47Si plusieurs facteurs et autres acteurs ont contribué à ce dénouement, l’épisode est marquant pour la FFSPN : l’investissement intense de quelques élus associatifs s’est concrétisé par un succès. Si la plupart sont affiliés à la SNPN ou à la LPO, c’est la jeune fédération qui en sort grandie. Ainsi, la photo de « l’état-major de la FFSPN » figure le 20 juin 1971 dans un article du Journal du Dimanche titré : « Ce sont les vainqueurs de la Vanoise » (Charvollin, 2012 : 93). Paris Match évoque les « mousquetaires de la Vanoise » au sujet de ces bénévoles.
48L’affaire de la Vanoise est une expérience concluante vis-à-vis de ses publics et membres potentiels. La SNPN ou la LPO avaient précocement utilisé le savoir naturaliste auprès des décideurs pour obtenir la protection d’espaces naturels. L’action de la FFPSN s’en distingue sur deux aspects : la médiatisation de ce que ses promoteurs qualifient de « campagne » et le recours au droit. Le succès de la fédération apporte ainsi une nouvelle perspective à la fois sur les possibilités d’action collective et les problèmes publics en pleine émergence. Elle a mobilisé un réseau associatif local, en cours de transformation, donnant davantage d’ampleur à leurs actions. La mise en réseau entre associations locales, jusqu’ici organisée à partir du Muséum sur la base de collaborations scientifiques, prend un sens nouveau. Comme le rapporte C. Garnier : « Jusqu’à la Vanoise, la FFSPN était une plate-forme d’échanges, un club bien plus qu’une fédération » (FNE, membre fondateur et administrateur, 19 février 2014).
Agir auprès des pouvoirs publics et des jeunes
49Lors de la première assemblée générale de la FFSPN, les représentants des associations qui ont rejoint la fédération discutent à Chaumont, en Haute-Marne, des priorités et lignes d’action à endosser au niveau national. C’est un moment privilégié, en pleine affaire Vanoise, où les choix relatifs aux compétences et aux publics sont débattus collectivement. Le ministre de l’Agriculture y fait un discours confirmant le rôle d’interlocuteur clef conquis par la FFSPN en quelques mois. Les résolutions adoptées à Chaumont, qualifiées de « vœux », sont issues des travaux de trois commissions : 1) information, enseignement, jeunesse ; 2) protection des oiseaux ; 3) monde rural et nature6. Elles confortent la ligne d’action adoptée pendant l’affaire de la Vanoise, tout en reflétant les nouvelles orientations des milieux associatifs naturalistes de cette période.
50Ainsi, dans le premier volet, l’ouverture au « grand public » est déjà manifeste dans les associations naturalistes à l’origine de nouvelles publications, par exemple la SNPN et Le Courrier de la Nature, ou par les actions à destination des publics scolarisés à l’instar de la SEPNB. La priorité accordée à la sensibilisation, à travers des actions de formations, vise de manière privilégiée ces derniers. La fédération souhaite ainsi favoriser l’intégration des « enjeux de protection de la nature et d’écologie » dans les programmes d’enseignement, par la création de clubs nature au sein des lycées, ou de sections « Jeunes et Nature » par les associations locales. L’information du grand public, les relations avec la presse sont valorisées, ainsi que des propositions suggérant une formation en « relations publiques » pour les animateurs associatifs. Également conforté par l’expérience de la Vanoise, l’axe de la communication paraît central parmi les préoccupations de la jeune fédération.
51Sur les volets thématiques, les conclusions des commissions concernent les pouvoirs publics. La « commission oiseaux » reprend des mesures concrètes, telles que la signature de la convention de 1950 sur les oiseaux migrateurs ou l’interdiction d’un pesticide déjà prohibé dans certains pays européens. La « commission monde rural et nature » s’inquiète des dommages aux paysages et de la valorisation de l’espace agricole sous la seule forme de la production de biens, témoignant des préoccupations contemporaines des associations locales. Les résolutions en appellent à des mesures participatives, avec l’idée d’une consultation préalable par des « connaisseurs de la nature des projets d’aménagement », en optant pour une régionalisation avec la création de commissions de la nature pour s’exprimer sur ces projets.
52Les résolutions de la première assemblée générale confortent une orientation clef, en gestation dans la formation de la fédération : valoriser différemment auprès du grand public et des pouvoirs publics, les connaissances scientifiques que détiennent les associations. La mobilisation du savoir scientifique « en interne » favorise l’échange d’expertise entre structures associatives (Le Courrier de la Nature, 1970, 15 : 107). « En externe », leur vulgarisation doit assurer une bonne visibilité des problèmes défendus par la fédération. Comme le rapporte l’un des administrateurs :
« La stratégie de la fédération, c’était d’avoir des responsables capables de parler avec des ingénieurs, des spécialistes de l’aménagement du territoire. Il fallait une formation qui leur permettrait de discuter pied à pied, pas sur le domaine subjectif ou affectif. Toutes les demandes étaient associées à un argumentaire scientifique. On ne voulait pas être simplement contre. La fédération comptait des écologues, des spécialistes des milieux aquatiques, du nucléaire aussi. Avec l’AJEPN, on fournissait des données concrètes aux journalistes. »
FNE, administrateur années 1970, président [1982-1986], Paris, 15 janvier 2015.
53Les perceptions associées au succès de la campagne de la Vanoise ont validé le parti pris en faveur de l’argumentaire scientifique. Il est le fait d’une communauté d’individus de formation universitaire et dont la plupart, par leur position académique ou associative, sont directement en contact avec les hauts fonctionnaires qui inventent l’environnement en France.
« L’esprit de la co-construction avec les pouvoirs publics a toujours emporté la majorité au conseil d’administration. Il y a eu des contestataires, mais ils ont progressivement et d’eux-mêmes pris la porte de sortie. »
FNE, membre fondateur et administrateur, 19 février 2014.
54Le positionnement non politique de l’association posé à Chaumont est l’une des conséquences de la recherche de dialogue de la fédération auprès des pouvoirs publics : « Les informations doivent être scientifiquement objectives et non politiquement orientées7. » Le choix de combiner argumentaire scientifique et dialogue avec les pouvoirs publics borne aussi le champ des alliances et des affiliations. Si la fédération entretient des relations de coopération avec les associations de protection des animaux, celles-ci restent très ponctuelles. Les statuts de la fédération, finalement votés en assemblée extraordinaire en 1973, précisent qu’elle regroupe « des associations de protection de la nature ». Après débat, le terme d’environnement n’a pas été retenu. Le clivage entre les naturalistes et les écologues, convertis à la science des systèmes et des interactions, connaîtra ultérieurement des résurgences.
55Malgré cet affichage de protection de la nature, la fédération sera amenée à s’exprimer sur un nombre toujours plus important de sujets, en raison à la fois de l’éventail des compétences qu’elle déploie et de ses revendications en termes de participation à la décision. Les orientations de la FFPSN reflètent le profond renouveau qui a affecté les milieux associatifs naturalistes dès les années 1960. L’intérêt et l’étude pour la nature ont désormais acquis un volet revendicatif. La double priorité que la LPO et la FFSPN affichent - influencer la loi et convaincre l’opinion publique - signale la précocité d’un répertoire d’action que S. Ollitrault situe dans les années 1980 à travers l’apparition de la figure d’un « expert-militant » (2008 : 93). Pourtant, dès leur origine, la connaissance et l’argumentaire scientifique servent leur action, ses finalités et ses modalités.
56Les organisations reliées à un réseau international sont-elles différentes de ce point de vue ? Le WWF aurait a priori une proximité plus grande avec la LPO et la FFSPN, puisqu’il s’agit d’une organisation de conservation de la nature. Toutes deux sont, de plus, restées relativement à l’écart des mobilisations de mai 1968 qui ont influencé les revendications portées par les AT et Greenpeace en France.
Les organisations reliées à un réseau international
57Le WWF France, les AT et Greenpeace Paix Verte doivent leur existence à une initiative internationale et puisent à d’autres sources d’inspiration que la FFSPN et la LPO. Pourtant, dès leur origine, elles partagent la même préoccupation vis-à-vis de la communication auprès du grand public sur leur action et les problèmes à traiter. Friends of the Earth et Greenpeace cités dans le chapitre 1, participent plus largement d’une critique des phénomènes sociaux en cause dans les problèmes constatés. Ces structures coïncident avec l’essor de luttes politiques contemporaines, les mouvements antinucléaires et pacifistes, en France et dans les démocraties occidentales. Leurs intérêts convergent de plus avec le mouvement de la conservation, à travers la problématique de protection des espèces, par exemple des grands mammifères marins au sein de Friends of the Earth comme de Greenpeace. Avec le WWF, elles ont en commun un mode opératoire inspiré d’un cadre international d’action alors plus ou moins contraignant. En effet à l’époque, seul le WWF existe comme organisation internationale, exerçant même un droit de regard sur l’utilisation de la marque WWF par les bureaux nationaux. Il est important de souligner, encore une fois, la précocité des organisations françaises, qui comptent parmi les premières créées au sein de ces trois réseaux.
58À l’instar des organisations présentées précédemment, les fondateurs et premières expériences marquantes influencent grandement la définition de leurs priorités et moyens d’action. Ces trois organisations ont eu dès le départ une vocation nationale, doublée d’une ambition internationale pour le WWF France et Greenpeace Paix Verte.
Le WWF France, la cause de la conservation internationale (1967 et 1973)
59Le rappel du projet original du WWF est nécessaire afin de resituer les conditions de création du WWF en France, à deux reprises, en 1967, puis en 19738. La chronologie officielle du WWF France n’a retenu que la seconde date9. Le premier WWF en France a été désaffilié par l’organisation internationale en 1971. Cet épisode est révélateur du double défi que le second WWF doit surmonter dans l’Hexagone : trouver un public et arbitrer entre des priorités nationales et internationales.
Des chasseurs, des scientifiques et des businessmen
60Le WWF est créé en 1961 afin de soutenir financièrement l’UICN dans la réalisation d’actions de conservation, alors que celle-ci connaît des difficultés financières. L’initiative est promue par deux Britanniques, Max Nicholson et Julian Huxley. Le premier est directeur d’une agence gouvernementale, Nature Conservancy, le second de l’Unesco, laquelle a participé à la création de l’UICN en 1948. Tous deux souhaitent que le WWF se distingue des organisations internationales de conservation de la nature avec lesquelles il est en compétition pour lever des fonds.
61Cet objectif est mis en œuvre sur trois plans différents (Schwarzenbach, 2011). Le WWF doit tout d’abord recruter au-delà des soutiens habituels des autres organisations de conservation, tels que le Boone and Crocket Club et la Society for Preservation of the Wild Fauna of the Empire. Second aspect, les animaux sont au centre du discours de l’organisation, avec une communication vers le grand public qui fait explicitement appel au pathos. Les premières photographies des publications du WWF signalent l’urgence des menaces pesant sur la vie sauvage. Enfin, le WWF doit être une « business-like organisation », une structure de type entrepreneurial. Il s’agit de mobiliser le milieu des affaires, ici opposé aux sportsmen traditionnellement férus de chasse.
62Ces trois caractéristiques sont à l’origine de tensions dans l’histoire du WWF et de ses implantations nationales. Dans les faits, la base sociale du WWF est bien celle des sportsmen sensibles aux menaces qui pèsent sur la grande faune africaine. Le prince Bernhard de Lippe-Biesterfeld, consort de la reine Juliana des Pays-Bas, le prince Philip, consort de la reine Élisabeth ii, sont respectivement président et membre du bureau du WWF. Ils assurent rapidement des soutiens prestigieux aux appels nationaux dont sont chargées les structures nationales du réseau dans les années 1960. Tous deux modèrent dans le même temps leur image de grands chasseurs.
63Le panda devient le support de communication du WWF. Il s’agissait de trouver un animal facile à reproduire dans des publications et capable d’attirer la sympathie : « mignon, noir et blanc, et en danger », selon M. Nicholson (cité par Schwarzenbach, 2001 : 29). Certains naturalistes voient dans cette communication un détournement de leurs actions sur le terrain à des fins de fund-raising (Schwarzenbach, 2011 : 50)10. L’esprit entrepreneurial creuse, de plus, l’écart avec les animateurs de l’UICN qui ont pourtant soutenu la création du WWF à ses débuts. Selon le prince Philip : « Les gens de l’IUCN étaient des universitaires ou bien venaient de laboratoires de recherche technique. Ceux du WWF avaient une culture issue du monde des affaires » (Schwarzenbach, 2011 : 83). Le WWF existera donc indépendamment de l’UICN avec laquelle il continuera à collaborer.
64La naissance difficile du WWF en France est révélatrice des tensions originales de ce projet international. Les règles de fonctionnement et la composition des deux structures sont marquées par une grande similitude. C’est pourquoi les dimensions correspondantes aux trois hypothèses relatives aux fondateurs, à l’expérience critique et aux choix des publics sont envisagées de manière parallèle entre le WWF basé en Suisse et le bureau français.
Le désaveu par la fondation basée en Suisse
65Le mode de recrutement des animateurs du premier WWF en France ainsi que ses règles de fonctionnement sont ceux du WWF. Cette situation n’empêche pas la rupture de se consommer en 1971.
66Les réseaux de sociabilité du président du WWF sont mobilisés pour trouver un président à la future structure française. La SNPN, contactée au début des années 1960, renonce rapidement à l’entreprise. Officiellement, l’interlocuteur privilégié est le prince Bernhard. André Malraux, alors ministre aux Affaires culturelles, a déjà accepté d’occuper le siège de président d’honneur en 1964. Les personnalités approchées pour cette fonction sont à la fois grands chasseurs et compagnons de la Libération, tels Claude Hétier de Boislambert et François Sommer. Capitaine d’industrie, ce dernier est le fondateur de l’Association des chasseurs de grands gibiers (1950) et d’une fondation déclinant les pratiques de chasse associées à une préoccupation de protection des espèces, la Maison de la chasse et de la nature (1964). F. Sommer et Alain de Rothschild mettent en contact le WWF avec Jean Sainteny, haut fonctionnaire, compagnon de la Libération et administrateur de cette dernière (courrier du 4 octobre 1966 du prince Bernhart à J. Sainteny).
67J. Sainteny, en acceptant la responsabilité de président, sollicite un militaire à la retraite qui devient le directeur de l’association. Les statuts de l’association sont déposés le 11 septembre 1967. Son comité de parrainage existait déjà à l’état de projet. On y trouve les personnalités précédemment citées, des universitaires comme R. Heim du Muséum et le biologiste Jean Rostand ou l’écrivain Romain Gary, résistant et auteur d’un roman en 1954 qui porte sur la protection des éléphants en Afrique après la Seconde Guerre mondiale, Les Racines du ciel. Il n’y a pas eu de Français présent sur les fonts baptismaux de l’organisation WWF basée en Suisse. Le groupe de Londres, qui prépare le projet WWF en 1961, est exclusivement composé de Britanniques. Certains d’entre eux rejoindront le premier bureau du WWF qui s’élargit à des naturalistes originaires des États-Unis, de Suède, de Belgique et de Suisse, évoluant dans les cercles de l’UICN. Cependant, le bureau de l’UICN et F. Bourlière, son nouveau vice-président, soutiennent l’initiative de création du WWF.
68Mais c’est Luc Hoffmann qui joue le rôle le plus actif au ralliement de naturalistes au conseil d’administration du WWF France. À la différence du comité de parrainage, le conseil d’administration du WWF France est en effet majoritairement composé de naturalistes actifs dans les autres associations ou ayant soutenu leurs initiatives : ainsi J.-T. Delacour de la LPO et de la CIPO, R. de Vilmorin et F. Hüe de la SNPN, F. Bourlière de l’UICN, et plusieurs membres du Muséum, comme R. D. Etchecopar, J. Nouvel, G. Tendron ou J. Dorst. Outre F. Sommer déjà cité, il compte deux autres personnalités du monde de la chasse, du Comité français des grandes chasses et du Conseil supérieur de la chasse. Luc Hoffman est l’héritier d’une famille d’industriels suisses, propriétaire du groupe Hoffmann-La Roche. De formation biologiste et ornithologue, il a fondé en 1954 un organisme privé de recherche sur l’écosystème fragile et menacé de la Camargue : la Tour du Valat. Il collabore ainsi régulièrement avec les membres du Muséum et de l’UICN lors de leurs séjours d’études en Camargue. Membre du premier bureau du WWF, il appartient à la fois au monde naturaliste et à celui de la grande industrie (Schwarzenbach, 2011 : 126) que sollicite le WWF. L. Hoffman siège finalement au conseil d’administration du WWF France à titre de vice-président.
69Semblables à ceux des autres bureaux nationaux, les statuts du WWF France entretiennent un entre-soi au niveau du conseil d’administration, ce qui restera un trait du fonctionnement de la structure française. Les membres donateurs et sympathisants ne peuvent participer à l’assemblée générale que s’ils en font la demande écrite par courrier recommandé. Pour être membre statutaire et donc avoir accès à l’assemblée générale de droit, il faut disposer du soutien d’un membre statutaire bienfaiteur (art. 6 ; art. 25)11. Si les règles de fonctionnement et de recrutement diffèrent peu, les relations entre bureau français et WWF deviennent plus difficiles en raison des résultats affichés par le bureau français.
70Le WWF vise la levée de fonds à travers des « appels nationaux », par le biais des bureaux nationaux. L’initiative est étroitement encadrée, dans ses finalités et ses modalités. Les premiers appels sont lancés en Suisse, au Royaume-Uni et aux États-Unis dès 1961, puis aux Pays-Bas, en Allemagne et en Autriche en 1962- 1963, en Belgique et Italie trois ans plus tard. La France devait faire partie de la quatrième vague d’appel. Les premiers développements du bureau français ne répondent pas aux espoirs de l’équipe de Morges en Suisse. L’association peine à souscrire aux objectifs de collecte de fonds et de conduite de projets, assurés par les administrateurs à titre bénévole.
71La réalisation de ce double objectif alimente les divergences de vue entre J. Sainteny avec le prince Bernhard mais également L. Hoffmann. Celui-ci souhaite doter la structure d’un directeur responsable de son développement dès 1969 afin d’amorcer une professionnalisation qu’il perçoit comme nécessaire au succès de l’entreprise (courrier du 15 décembre 1969 de L. Hoffmann à J. Sainteny). De son côté, J. Sainteny fait état des difficultés rencontrées à un moment où le parti gaulliste au pouvoir doit affronter les mobilisations de mai 1968. L’obtention d’un statut d’utilité publique prend du temps, tandis que les efforts mis en œuvre en 1969 et 1970 afin de remporter le soutien d’entreprises adhérentes n’aboutissent pas immédiatement.
72La première action de levée de fonds est cependant annoncée pour 1971, car l’association doit obtenir l’utilité publique au début de la même année. Un courrier envoyé en janvier 1971 informe J. Sainteny de la décision du comité exécutif du WWF de désaffilier le bureau français, et un communiqué de presse du WWF est publié courant février par l’agence Reuters. Il s’agit d’une première pour l’un des quinze bureaux alors existants du WWF.
La continuité de la nouvelle structure dans la composition des membres et les modes d’action
73La création d’une seconde structure du WWF en France s’inscrit dans le prolongement de la première. Les objectifs qui lui sont assignés sont en effet similaires. De plus, le second WWF commence à exercer son activité probablement à l’issue d’un règlement du contentieux entre les deux structures.
74Après la notification de cette décision, J. Sainteny continue à animer l’association rebaptisée Fonds national pour la nature et l’environnement. Il voit dans la création en 1971 du ministère de l’Environnement par le gouvernement de Jacques Chaban-Delmas une opportunité pour lui donner davantage d’écho. Les premiers fonds récoltés sont utilisés afin de mener à bien des actions de conservation exclusivement sur le territoire national. Le conseil d’administration de la nouvelle association est légèrement remanié, avec des représentants de la banque ou des médias. Contact est aussi pris avec des entreprises partenaires diverses, des cimentiers tels que Lafarge, l’industrie chimique avec Péchiney, le secteur de la banque avec la BNP et Coca-Cola dans celui des boissons. Cette mobilisation du monde de l’entreprise a peut-être servi la fondation du nouveau bureau WWF créé en 1973. Le président de Coca-Cola en France, Claude Foussier, accepte en effet d’en prendre la présidence.
75Le ministre de l’Environnement sert de médiateur entre le Fonds national pour la nature et l’environnement et C. Foussier, mandaté par le WWF International. Déjà en relation avec le Fonds national, C. Foussier renoue le dialogue entre le prince Bernhart et J. Sainteny. Il rencontre le ministre de l’Environnement Robert Poujade pour mener à bien la conciliation afin d’éventuellement fusionner, à terme, les deux associations, les conseils d’administration et les projets. L’enjeu pour le nouveau WWF France est de pouvoir relancer son action dans l’hexagone sans endommager son image. Le projet de fusion n’a probablement pas vu le jour malgré un protocole négocié. Il devait être appliqué dès octobre 1973, mais les archives consultées ne vont pas au-delà et les témoignages ultérieurs laissent plutôt penser que le conflit n’a pas été résolu. Ces démarches ont probablement permis au nouveau WWF de reconquérir une partie des universitaires du Muséum et des chefs d’entreprise déjà contactés, par exemple la compagnie Pernod.
76Les difficultés rencontrées par le WWF en France ne relèvent pas seulement d’un problème d’arbitrage entre priorités nationales ou internationales de conservation. Les sections nationales du WWF créées à cette période affichent en effet des résultats très différents et certaines parviennent à marquer leur indépendance dans l’utilisation des fonds, comme aux États-Unis ou en Allemagne (Schwarzenbach, 2011 : 93-4). Le nouveau WWF en France semble bien plus ouvert au monde de l’entreprise que ne l’était la section de 1966. Cette orientation correspond à une politique du WWF qui choisit en priorité les administrateurs des bureaux nationaux parmi des chefs d’entreprise en cas de résultats jugés décevants (Schwarzenbach, 2011 : 81).
77Recrutant au départ parmi les naturalistes et dans les milieux de la chasse, le WWF France se distingue des autres organisations françaises par la présence d’administrateurs issus de l’entreprise. Deux mondes différents y coexistent, illustrant le double défi imposé à l’organisation à ses débuts : lever des fonds et mener des projets de conservation. Le poids important du conseil d’administration dans la conduite de l’association est également un élément de continuité de la trajectoire du WWF, comme l’acception réduite des « membres », recherchés pour leur soutien financier et sans accès à l’assemblée générale.
78Ce fonctionnement du WWF, au final peu démocratique, est souvent rapproché de celui de Greenpeace où l’entre-soi est aussi la règle, mais pour des raisons différentes développées ci-après. La participation des membres individuels et groupes locaux est au contraire encouragée au sein de Friends of the Earth.
Les AT, la diversité pour expérimenter l’action collective (1970-1974)
79Le projet de Friends of the Earth est différent du WWF, car il représente un berceau de l’écologie conçue comme une critique de la société à l’origine des problèmes d’environnement. C’est aussi au départ « l’idée d’un seul homme », D. Brower (Doherty et Doyle, 2013 : 56) qui, en croisant différents réseaux d’interconnaissance, fait essaimer un mouvement de dimension internationale. Convaincu de l’interdépendance des phénomènes en cause dans la crise écologique, il souhaite étendre rapidement le réseau. C’est tout d’abord l’Europe dans les années 1970. Les AT voient le jour en France en juillet 1970, peu de temps après l’organisation américaine installée à San Francisco. La similitude entre les deux structures est évidente au départ, par les thèmes abordés ainsi que les moyens d’action mis en œuvre destinés à sensibiliser le grand public aux thèmes écologistes. La « diversité politique » (Doherty et Doyle, 2013 : 74) de mise au sein de Friends of the Earth International (FOEI) - la structure internationale créée en 1971 par les organisations américaine, française, britannique et suédoise - laisse une grande latitude d’action aux organisations du réseau, respectant les différences culturelles et idéologiques.
80Cette diversité explique la trajectoire du bureau français tant sur le plan organisationnel, car les règles de fonctionnement sont peu formalisées, qu’idéologique, puisque l’association est marquée par les courants politiques qui ont participé au mouvement de contestation de mai 1968. La diversité est un élément clef de la dynamique de mobilisation des premières années d’existence des AT. L’association devient un laboratoire de sensibilités différentes à la fois aux problèmes d’écologie et à la manière d’agir ensemble.
Les premiers AT : journalistes, juristes, étudiants
81L’histoire des AT, fondés par Alain Hervé, est marquée par la présence de journalistes dès l’origine. Journaliste et écrivain, A. Hervé rencontre lors d’un déplacement professionnel aux États-Unis un membre de Friends of the Earth qui lui parle du projet américain. Il est déjà sensibilisé aux thèses de Barry Commoner, biologiste engagé contre les essais nucléaires et auteur d’un ouvrage consacré à la surpopulation. Il est aussi alors marqué par la nature sauvage encore présente dans les paysages américains. Le titre du journal de FOE-US, No Man Apart, rappelle que l’homme en est partie prenante. Recontacté par un avocat américain basé à Paris, Edwin Matthews, A. Hervé accepte de créer les AT. Les premiers membres de l’association évoluent dans leurs réseaux d’interconnaissance respectifs.
82Journaliste et navigateur, A. Hervé trouve rapidement les premiers soutiens à son entreprise dans ces deux cercles de sociabilité. Il s’appuie sur les réseaux de Philippe Vianay, et en particulier l’école de voile des Glénans en Bretagne et le Centre de formation des journalistes de Paris (CFPJ) que l’ancien membre du Conseil national de la résistance a contribué à fonder juste après la Libération. Il obtient ainsi des locaux, un deux-pièces quai Voltaire à Paris, prêté par une entreprise de travaux publics. E. Matthews, de son côté, mobilise des collègues juristes qui adhèrent en nombre à l’association. L’un d’entre eux siège au conseil d’administration. Le comité de soutien, prestigieux, compte des personnalités : J. Dorst, professeur au Muséum, l’anthropologue Claude Levi-Strauss, le navigateur Bernard Moitessier, l’écrivain Pierre Gascar, le biologiste Jean Rostand. Le naturaliste autrichien Konrad Lorenz et David Brower y figurent également.
83L’essentiel de l’activité des AT se concentre, dans un premier temps, sur la diffusion de questions écologiques. L’élément central de ce dispositif est Le Courrier de la baleine, dont le premier numéro date de juillet 1971. Il s’agit alors de rendre les problématiques écologiques contemporaines accessibles au plus grand nombre, notamment grâce à l’humour. Le journal « célèbre la Terre et affirme la joie de vivre » (Samuel, 1998 : 69). Une collection d’ouvrages est lancée chez Fayard avec la traduction de La Bombe P de Paul Ehrlich ou un ouvrage sur le projet du Concorde (La Fin du ciel bleu). Cette activité de sensibilisation est comparable à celle entreprise par FOE aux États-Unis dont l’organisation française relaie largement les thèses et travaux. The Ecologist créé par Teddy Goldsmith s’impose comme une référence pour A. Hervé et les membres de l’association. Il s’agit de la première publication généraliste sur les questions écologistes, son fondateur s’étant fait connaître comme coauteur du rapport Blueprint for Survival, contemporain du rapport Meadows (Doherty et Doyle, 2013 : 58).
84L’association vit au départ grâce à une poignée de militants actifs. La modeste cotisation mensuelle de 200 F de FOE sert avant tout aux frais de production du journal. Une secrétaire bénévole s’occupe des courriers, tandis que des journalistes s’investissent dans Le Courrier de la baleine et que les juristes animent une commission juridique destinée à épauler les citoyens ou les associations dans les procédures ou conflits portant sur des projets d’aménagement. La défense du cadre de vie, l’expression consacrée des attentes en termes de qualité de vie, est un élément central de cette action. D’autres bénévoles animent des débats dans des lieux publics, par exemple en 1971 près de la fontaine Saint-Michel à Paris sur la qualité de l’eau de consommation (Courrier de la baleine, 1971, 1).
« C’était un ensemble hétéroclite qui a attiré immédiatement la suspicion des mouvements gauchistes et notamment du groupe Survivre et Être autour du mathématicien Grothendieck. En même temps, les leaders de mai 1968 n’avaient pas idée de ce qu’était l’écologie. »
AT, président fondateur, 25 mai 2014.
85Les actions de sensibilisation de l’association ainsi que la solidarité qu’elle témoigne aux comités de défense constitués à Paris contre les aménagements urbains élargissent progressivement le cercle de ses adhérents. C’est ainsi une affiche signalant, avec humour, les conséquences de l’aménagement des voies sur berge à Paris qui amène aux AT Brice Lalonde, ancien leader du mouvement de mai 1968 à l’UNEF (Union nationale des étudiants de France) et adhérent au PSU (Parti socialiste unifié) (Samuel, 1998 : 2). Son arrivée, en février 1972, est qualifiée de « grand virage » par A. Hervé. B. Lalonde donne en effet une orientation plus militante aux activités de l’association. Il est à l’origine d’une manifestation à vélo dès mai 1972 qui motive de nouveaux membres, bien plus jeunes, et souvent étudiants, à vouloir s’investir. Le profil des adhérents et bénévoles se renouvelle, suscitant, dans le courant des années 1970, une « mue » des AT (Vrignon, 2012 : 181) exposés à des idées politiques plus radicales, gauchistes, libertaires ou anarchistes.
86Une réelle continuité existe néanmoins avec la communauté de convictions des premiers AT. Il s’agit tout d’abord d’un positionnement contre le développement de l’énergie nucléaire. Dès 1971, réunies à Fontainebleau, les associations du réseau FOE se rangent à l’option d’un moratoire contre l’énergie nucléaire (Courrier de la baleine, 1971, 1). L’importance que le réseau international accorde à la décentralisation, aux initiatives individuelles (Doherty et Doyle, 2013 : 61), mais également à la diffusion d’informations scientifiques se retrouve aux AT, de même que des préoccupations en termes de justice sociale au-delà de la seule protection de l’environnement. Cette convergence a contribué à faire des AT une association animée par des militants de sensibilité politique différente.
Une association d’idées différentes à diffuser largement
87Rejointe progressivement par des juristes, des journalistes et des scientifiques, ainsi que des groupes locaux sans liens statutaires, l’association devient un carrefour, en France, d’idées et d’initiatives non exclusivement écologistes.
88Une redistribution des rôles dans l’association a lieu courant 1973. A. Hervé laisse la présidence à B. Lalonde pour fonder de son côté le journal Le Sauvage. Cette nouvelle publication décline les thèmes écologistes et anti-productivistes. Elle contribue, indirectement, aussi bien aux débats internes qu’à l’organisation de l’association. Le journal emploie en effet des militants des AT : l’association dispose ainsi de permanents bénévoles, dont parmi eux B. Lalonde. Ces derniers assurent le suivi des adhérents, l’organisation des réunions et la communication des AT si bien qu’au milieu des années 1970, « la moitié des rédacteurs sont aux AT » (permanent AT [années 1970], 5 juin 2014). Le journal met aussi les AT en contact avec des intellectuels qui influenceront ultérieurement leurs débats, tels le philosophe André Gorz ou le sociologue Serge Moscovici (Vrignon, 2012 : 181) qui écrivent à leur tour dans Le Sauvage. Le journal appartient au groupe de presse de Jean Daniel, également propriétaire de l’hebdomadaire Le Nouvel Observateur et dont A. Gorz est le codirecteur.
89Le Sauvage assure donc une diffusion aux idées écologiques à laquelle participe, dans une autre veine, une presse de gauche radicale ou de contre-culture, active à cette période : Hara-Kiri, Charlie Hebdo, Actuel. L’un des journalistes de Charlie Hebdo, Pierre Fournier, est également le principal animateur de la Gueule Ouverte qu’il crée en 1971 en réaction à la construction de la centrale du Bugey en Rhône-Alpes. Ce journal devient particulièrement influent au sein du mouvement antinucléaire, alors naissant en France. Cette presse de gauche reproche aux AT leur écologie souriante.
« Hara-Kiri et la Gueule Ouverte, mais aussi Actuel nous accusaient d’être des officieux du Nouvel Obs. Le journal était d’une grande aide. Il nous fournissait alors des moyens de tirage. »
AT, président fondateur, 25 mai 2014.
90L’esprit du Courrier de la baleine reste en effet celui des origines. Le ton, « positif », vise à souligner la possibilité de changement, notamment par l’activisme de chacun. Pour les AT, cette presse, plus radicale, n’accorde pas aux thèmes écologiques une place centrale dans la réflexion sur les transformations nécessaires (permanent AT [années 1970], 5 juin 2014 ; AT, président fondateur, 25 mai 2014). De même que les juristes actifs dans la défense du cadre de vie, les journalistes jouent eux un rôle important au sein des AT.
91Un savoir-faire supplémentaire entre dans l’association avec des scientifiques, nouveaux venus au sein du groupe. En 1973, une partie de Survivre et Être se rapproche des AT sans y adhérer. Ils assistent dans un premier temps à leurs discussions. Survivre et Être est un groupe de scientifiques fondé par le mathématicien Alexandre Grothendieck de la faculté d’Orsay (Plessis, 2014). Ce dernier a fait de la critique de la science un élément central de la pensée écologique. Il est également pessimiste sur les perspectives apportées par les actions associatives dans ce domaine. Pierre Samuel et son fils Laurent quittent le groupe, inquiets de ses dérives « gaucho-libertaires » qui condamnent toute action concrète (AT, adhérent [années 1970], 27 mai 2013). D’autres membres de formation scientifique, comme Yves Cochet ou Yves Lenoir, rejoignent les AT. Ils contribuent de manière active à les doter d’un volet d’actions concrètes dans le domaine de la lutte antinucléaire, avec la diffusion d’informations et l’animation de débats au niveau local. Se nouent ainsi des liens concrets avec les multiples comités antinucléaires qui apparaissent alors en France.
92Enfin, à cette période clef, les AT assistent à l’émergence d’un réseau de groupes locaux. Cette troisième composante, qui s’ajoute aux premiers militants juristes et journalistes, puis également marquée par une grande diversité d’action et de convictions. Si les AT encouragent la création de groupements locaux, à l’instar de leurs homologues de FOE, ils n’interviennent pas dans leurs orientations. L’association nationale et ces groupes, parfois dotés de leurs propres statuts, restent donc indépendants. Une demi-douzaine de groupes se crée dans l’agglomération parisienne, puis en province après décembre 1972 avec le groupe du Val-d’Oise. Ces groupes tiennent grâce à l’activisme d’une poignée de personnes, voire parfois d’un seul militant. Certains sont davantage centrés sur la défense du cadre de vie ou de sites naturels, tels que le groupe du Morvan mobilisé pour la défense de la forêt de Vézelay, d’autres s’investissent sur la question du nucléaire, ainsi le groupe de Caen actif dans l’opposition à l’usine de retraitement de déchets nucléaires de La Hague (Samuel, 1998 : 61). La filière nucléaire civile se développe à partir de 1966.
93Les différentes composantes des AT évoluent dans une association où chacun dispose donc d’une grande autonomie. Des « commissions » sont créées sur des sujets thématiques afin de faciliter la coordination des bonnes volontés et la conduite d’actions. Les AT sont, de fait, actifs sur la question des transports, de l’agriculture ou de la protection des baleines. L’activité de sensibilisation reste une priorité avec la publication de fascicules intitulés Introduction aux débats expliquant à la fois les problèmes en cause et leur position. Rapidement s’est en effet mise en place une réunion hebdomadaire qui doit mener à des décisions sur les actions en cours. Chacun est libre d’y participer et les discussions se concluent par un vote à main levée. B. Lalonde, président de l’association, s’y affirme comme le leader par son ascendant dans la conduite des débats. Ses qualités d’orateur font l’unanimité. Le public présent à ces réunions, leur style même, montrent bien le changement opéré en quelques mois. Régulièrement entre 10 et 15, les présents font partie des nouveaux militants arrivés depuis la première manifestation à vélo de 1972.
« Avant c’étaient des gens qui soutenaient résolument l’association, mais principalement en cotisant. Ils étaient “installés”, ils avaient déjà une profession. Alors que nous, nous étions jeunes, dans la vingtaine, et souvent étudiants, avec du temps à donner. »
AT permanent [années 1970], 5 juin 2014.
94Une initiative adoptée lors de l’une de ces réunions sort l’association des cercles confidentiels au sein desquels elle évolue encore en 1973. Une élection présidentielle anticipée est programmée en mai 1974 suite au décès du président Pompidou. Les AT décident par un vote à l’unanimité qu’une candidature écologiste doit y être présentée.
L’expérience critique de la campagne Dumont
95Plusieurs versions existent sur l’antériorité de l’idée d’une candidature, voire même sur le choix de René Dumont (Cans, 2006 : 150-2). Indiscutable néanmoins, le rôle joué par les AT dans la première candidature d’un candidat écologiste aux élections, fait gagner à l’association une aura nationale qui accélère un mouvement de ralliement de nouveaux adhérents et groupes locaux.
96Les AT contactent les journalistes de l’AJEPN, avec laquelle ils coopèrent déjà pour relayer leurs actions. Celle-ci porte également l’idée, et ensemble ils recherchent un candidat. Les comités antinucléaires locaux sont également favorables à cette initiative (Samuel, 1998 : 21). Le plan Messmer, qui oriente la production électrique vers le tout nucléaire avec un programme de construction de centrales lancé en 1974 (Topçu, 2013), est l’occasion de coaliser les énergies. Le choix se porte sur R. Dumont (Cans, 2006 : 150-2), un ingénieur agronome et tiers-mondiste. Il vient de publier L’Utopie ou la mort pour dénoncer les effets d’une société capitaliste polluant et gaspillant les ressources au détriment des sociétés les plus pauvres. Majoritaires dans son comité de campagne, les AT sont essentiels à son dispositif de campagne. Ils participent activement au recueil des 100 signatures nécessaires au dépôt d’une candidature aux élections, tandis qu’A. Hervé s’occupe de la communication de la campagne. Le quartier général de l’équipe est une péniche en bord de Seine, prêtée par un armateur parisien. Une foule de curieux et sympathisants s’y presse.
97Avec 1,32 % des suffrages exprimés, le score remporté par le candidat R. Dumont est décevant au regard des espoirs suscités dans le camp des écologistes. Cependant, l’investissement des AT dans la campagne est récompensé par un afflux de nouveaux membres. Ainsi, l’association en compte environ 800 après la campagne, contre 200 personnes en 1972 (AT permanent [années 1970], 5 juin 2014). Un regain d’enthousiasme gagne alors les militants qui ont le sentiment de participer à une entreprise nouvelle. Convaincu que l’écologie peut reconfigurer le paysage politique français, B. Lalonde souhaite œuvrer dans ce sens au sein de l’association. Durant quelques mois, l’association a fourni des ressources à la fois logistiques et de réflexion à la campagne du candidat écologiste. Ce double rôle, organisationnel et programmatique, a construit également de nouvelles attentes à son égard.
98Le lancement de la candidature de R. Dumont est donc une action critique pour le devenir des AT. Les attentes nouvelles et contradictoires qui y convergent sont plus difficiles à concilier. « Différentes strates de militants se sont ajoutées. Elles correspondent à des militants qui ne sont pas venus pour les mêmes raisons (AT permanent [années 1970], 5 juin 2014). » En 1974, la diversité continue de caractériser, bien davantage qu’un mode opératoire établi, le choix des publics et les moyens d’action des AT. De fait, les modalités de l’action collective feront l’objet de débats intenses, dans la seconde moitié des années 1970, en partie focalisés sur la participation aux élections.
99Ces débats conduisent, indirectement, à la création de Greenpeace International. Plusieurs militants, lassés par ces discussions et désireux de passer à l’action, s’investissent dans le lancement d’un bureau Greenpeace en France.
Greenpeace Paix Verte, pierre d’édifice de Greenpeace International (1977-1979)
100Créé en 1977, Greenpeace France, à l’époque Greenpeace Paix Verte, est l’un des premiers bureaux européens, avec Greenpeace UK et Greenpeace Pays-Bas. La notoriété du petit groupe qui s’est opposé aux essais nucléaires américains au large de l’Alaska en 1971 grandit rapidement. Il essaime en structures distinctes au Canada (1971), en Nouvelle-Zélande (1974) et aux États-Unis (1976). L’expédition de 1971 dans un bateau, rebaptisé Greenpeace, s’est en effet révélée, avec le temps, un réel succès. Alors que le navire n’arrive pas à temps sur le site des essais américains, l’écho médiatique de l’opération démontre aux organisateurs le potentiel d’action d’une poignée d’individus. Un an plus tard, les États-Unis abandonnent les essais nucléaires dans l’atmosphère.
101De manière significative, le bateau est le principal vecteur d’action des militants de Greenpeace en Europe. C’est le lien entre les individus et les structures qui rejoignent la cause Greenpeace. Il est en effet déterminant dans les thèmes et les modes d’action choisis, et dans les relations, en interne, entre les militants. L’action en mer donne lieu à des coopérations suffisamment concluantes entre les composantes européennes pour constituer un argument fort en faveur de la création d’une structure internationale en 1979. Greenpeace France est ainsi l’une des pierres d’édifice de Greenpeace International.
L’origine des ambitions européennes de Greenpeace
102La déclinaison maritime des actions de Greenpeace se prolonge dans les années 1970. Deux expéditions sont organisées en 1972 et 1973 contre les essais nucléaires français en Polynésie. Comme les États-Unis auparavant, la France suspendra l’année suivante ses essais dans l’atmosphère. Les militants de Greenpeace s’inspireront ultérieurement de la marine française dans l’utilisation de zodiacs (Lequenne, 1998 : 28 ; Erwood, 2011 : 28). Ces embarcations légères serviront les stratégies d’interposition de la nouvelle thématique structurant les actions de Greenpeace dès 1976 : la protection des grands mammifères marins. En 1975, l’organisation s’oppose à un navire de chasse soviétique in situ au large des côtes californiennes pour protester contre les méfaits de la pêche industrielle sur les baleines. Le succès est immédiat aux États-Unis, où les récits éloquents de l’événement par la presse locale éclipsent les efforts de groupes déjà actifs sur le sujet (Lequenne, 1998 : 29). Greenpeace appelle aussi à des manifestations et à boycotter les produits dérivés de cette pêche. Elle intervient en 1976 pour la première fois à Terre-Neuve pour mettre fin à la chasse aux phoques, dont la fourrure des nouveaux-nés est très prisée. Ces nouvelles orientations créent des tensions entre les militants de la première heure et ceux qui se rallient aux groupes américains et canadiens.
103Les expéditions contre les essais nucléaires français dans le Pacifique sont déterminantes pour le devenir de Greenpeace. L’épisode correspond à l’arrivée de David F. McTaggart. Le Canadien, alors basé en Nouvelle-Zélande, prête son concours et son bateau aux deux opérations d’interposition. Lors de la seconde expédition contre les essais nucléaires français, il a été molesté par la marine française et son bateau est endommagé. L’entrepreneur canadien séjourne en France où il cherche à poursuivre l’État français. Il est par la même occasion décidé à pousser l’émergence de groupes Greenpeace en Europe. D. F. McTaggart incite les comités de militants basés dans plusieurs parties du globe à rallier l’idée d’une entité internationale. Le site Internet de Greenpeace International fait le portrait d’un personnage volontariste et controversé, à l’origine d’un changement radical de Greenpeace.
« C’était un pragmatique, déterminé et sans scrupules. David McTaggart a pris l’ethos fondateur de Greenpeace et l’a métamorphosé en une organisation internationale. Le pragmatisme de McTaggart, son approche entrepreneuriale sans complexe, ont construit l’organisation Greenpeace12. »
104Les bureaux français et britanniques sont créés de concert en 1977. De manière significative, pour évoquer cette période, l’un des animateurs du bureau français mentionne l’entité « Greenpeace Europe ». Elle n’existe pas de manière formelle, mais il atteste de l’étroite imbrication des actions menées entre les bureaux français et britanniques.
« McTaggart nous a amenés à casser les frontières. Greenpeace Europe, c’était un modèle créé pour montrer qu’on pouvait travailler ensemble, bien que nous ne parlions pas la même langue, ni partagions les mêmes cultures. »
Greenpeace, membre fondateur, 21 février 2014.
105L’objectif est de prolonger l’action de Greenpeace sur la pêche industrielle et le nucléaire afin d’apaiser les tensions internes entre États-Uniens et Canadiens qui se disputent alors le nom de l’organisation.
En France, un nombre limité, mais réactif, d’activistes
106Ces objectifs, traduisibles en actions concrètes, sont repris par le petit groupe qui dépose les statuts de l’association Greenpeace Paix Verte à la préfecture de police en 1977 et dont trois personnes sont militantes aux AT. L’association est un carrefour où se rencontrent des bonnes volontés, le contact étant établi d’autant plus facilement que D. F. McTaggart est un ami de B. Lalonde, alors secrétaire général des AT.
107Plusieurs points communs réunissent le petit noyau dur qui reprend le flambeau de Greenpeace en France et plafonne à une demi-douzaine de bénévoles en 1979. Ils sont pour la plupart étudiants, autour de la vingtaine, la benjamine a 15 ans. Certains ont en commun une proximité avec le monde anglo-saxon. Katia Kanas est Franco-américaine13. Bénévole aux AT, Rémi Parmentier est déjà en contact avec un homologue canadien, basé en Angleterre dans le cadre d’un projet de Friends of the Earth (le projet Jonah) sur la protection des baleines. Ils animent ensemble des conférences de presse et échangent des informations. Ces caractéristiques expliquent la réactivité de la petite structure qui se met en place, capable d’agir avec des correspondants anglophones, sans que ni la langue ni la disponibilité de temps soient un problème.
108De fait, deux thématiques majeures sont rapidement traitées : la pêche industrielle par l’Espagne et l’Islande ainsi que l’immersion de déchets nucléaires au large de la pointe de Cornouaille. L’action en mer en est le dénominateur commun. Elle s’appuie sur un travail intense visant à observer des flux de trafic maritime, la nature des cargaisons et l’identité des affréteurs, que ce soit pour traquer les bateaux de pêche à la baleine ou encore ceux transportant des déchets nucléaires. Les échanges entre Français et Britanniques sont quotidiens notamment sur l’immersion des déchets nucléaires par l’Angleterre. Ils mobilisent également des informateurs contactés dans les ports et prêts à transmettre ce type d’information. Les fonds levés par l’organisation néerlandaise permettent d’acheter un navire dès 197814. Baptisé Rainbow Warrior, il sert aux premières actions d’interposition de Greenpeace en Europe, dans la seconde moitié des années 1970.
109Le Rainbow Warrior intervient sur l’éventail des thèmes qui mobilise les équipes européennes jusqu’au milieu des années 1980. Il est dépêché dans le pacifique Nord en avril 1978 pour contrer la pêche à la baleine pratiquée par les Islandais, puis en pointe de Cornouaille en juillet (Parmentier, 1999), avant de naviguer au large de l’Espagne afin de signaler des prises illégales de mammifères marins. Il intervient quelques semaines plus tard dans les îles des Orcades contre l’abattage des phoques gris (Greenpeace magazine, 9, 1982 ; Erwood, 2011). En décembre, le bateau s’oppose au passage du Pacific Fisher dans la Manche. Ce dernier transporte des déchets irradiés à destination des deux usines de retraitement en Europe : Windscale en Angleterre et La Hague en France.
110Cette action européenne en mer cristallise la nature internationale de l’organisation et la motivation de ses membres. Le bateau embarque un équipage international, venant de plusieurs pays européens, Pays-Bas, France, Grande-Bretagne, Suisse ; mais également d’Amérique du Nord, d’Australie et de Nouvelle-Zélande. Priorité pour les militants de Greenpeace, l’action en mer est aussi un mode de vie compatible avec ce qu’est la structure française à l’époque, animée par des bénévoles.
« On a démarré de manière informelle avec deux bureaux, un à Paris et un à Londres. On passait du temps sur les bateaux, cela limitait les frais. On avait la peau salée. »
Greenpeace, membre fondateur, 21 février 2014.
111Pendant ses premières années d’existence, la structure française vit donc grâce à l’activisme d’un petit groupe de bénévoles. Son siège est situé dans un appartement que plusieurs d’entre eux partagent. Son fonctionnement est alors très informel. L’attribution des fonctions classiques d’une association loi 1901 est officielle, sans refléter le rôle de chacun. Les responsabilités de président, secrétaire général et de trésorier sont occupées de manière alternée. Les règles de la décision collective ne sont pas davantage formalisées : ni droit de veto ni règle au consensus ne sont prévus pour décider ensemble. Les débats sont parfois houleux au sein de ce que l’une des membres de l’époque désigne comme un « groupe d’amis » où n’existent pas de relations hiérarchiques formalisées. Les témoignages recueillis pour cette période concordent pour décrire Greenpeace France, toute orientée vers l’action de terrain. « On est peu nombreux, très souples et on décide vite. C’est notre force, y compris à l’international » (Greenpeace, membre fondateur, 21 février 2014). Le cercle restreint des membres qui s’y investissent est donc vécu comme un gage de réactivité, d’autant plus que les actions sont menées en coopération étroite avec le bureau britannique.
112De manière précoce, les adhérents à jour de cotisation sont perçus comme un moyen essentiel à la crédibilité et à l’autonomie de Greenpeace. Ils ne sont pas pour autant associés à la conduite de ses actions. « L’AG est convoquée essentiellement parce que c’est une obligation légale. Dans ce sens-là, ce n’est pas une association participative (membre fondateur de Greenpeace, 21 février 2014) ». Le fait que les salariés jouent un rôle essentiel dans la structure, comme les analyses de Greenpeace le mentionnent souvent, remonte à des principes de fonctionnement qui sont eux-mêmes antérieurs à la professionnalisation que connaîtront ultérieurement les composantes de Greenpeace. Cette caractéristique explique pourquoi la mobilisation de membres potentiels pour soutenir l’action de l’organisation est envisagée dans le volet des publics ciblés.
Convaincre l’opinion publique et des sympathisants
113Les méthodes pour rallier des sympathisants à la cause de Greenpeace ne sont pas plus élaborées que celles des autres associations en France à la même période. Contrairement aux AT ou à la FFSPN il n’existe pas de support de publication fourni par un allié. Un journal est cependant édité dès les débuts, précédant la formule plus élaborée de Greenpeace Magazine qui démarre en 1980. L’association communique par voie de presse, en appelant à l’adhésion en fin d’article ou par encarts publicitaires. L’information fournie doit alerter l’opinion sur les dangers qui menacent les grands mammifères marins ou ceux associés au transport de déchets nucléaires. La mise en scène des actions d’interposition de Greenpeace est loin d’être le seul argument mis en avant. Les pouvoirs publics ou les entreprises mises en cause sont considérés comme des interlocuteurs potentiels, même si le grand public reste la cible immédiate des actions. Alors que le ralliement de membres est considéré comme un enjeu essentiel pour sa crédibilité, le petit groupe mobilisé autour de l’étendard de l’association en France ne recherche pas l’appui de bénévoles. Certains rejoignent pourtant le bureau français à cette période, et ils sont encore bien davantage à le faire au cours des années 1980.
114La poignée de bénévoles actifs jusqu’en 1979 échange des informations avec les associations françaises actives à la même période, les AT et la FFSPN, sur les deux thématiques qu’ils déclinent : l’immersion de déchets radioactifs et la pêche industrielle. Les jeunes militants de Greenpeace disposent ainsi d’informations de nature scientifique, tout en se familiarisant avec les arènes internationales où ces problèmes sont abordés. Plusieurs membres du Muséum siègent en effet au niveau international dans les comités techniques de plusieurs accords internationaux, tels que la CITES (Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction). Ces relations sont plutôt de nature interpersonnelle, plusieurs animateurs de la FFSPN regardant avec bienveillance les actions de Greenpeace. « Pour eux, on était des jeunes agitateurs sympathiques. Ils aimaient bien notre style » (Greenpeace, membre fondateur, 21 février 2014).
L’action européenne en mer comme expérience critique
115Les deux premières années d’existence des structures de Greenpeace en Europe sont cruciales pour le devenir de l’organisation dans son ensemble. La capacité d’action rapide en mer mise en place par un petit groupe d’individus est une expérience concluante pour les membres de l’organisation, en France, et dans ses cercles à l’étranger. « Pendant deux ans, ce qu’on a fait avec le Rainbow Warrior nous a imposés. » Dès 1979, une délégation européenne composée de Français et de Britanniques, conduite par D.F. McTaggart, se rend au siège de Greenpeace Canada à Vancouver, puis de Greenpeace USA à San Francisco afin de résoudre le conflit qui oppose les deux bureaux sur la paternité du nom de Greenpeace. D. F. McTaggart propose de rétrocéder ce nom à une entité internationale au sein de laquelle chaque bureau aura un droit de veto sur des décisions prises à l’unanimité. Greenpeace appartiendra à la fois à tous les bureaux et à aucun en particulier. Les Canadiens se rallient à cette option, à la suite des Américains.
116L’entité internationale Stichting Greenpeace Council qui est établie quelques mois plus tard, en novembre 1979, siège dans les locaux de la structure néerlandaise. Les motifs invoqués sur ce choix renvoient aux facilités fiscales et juridiques spécifiques au contexte néerlandais. Le pays est aussi considéré comme favorable aux thèses de Greenpeace qui y a connu un succès rapide, en termes d’adhérents et de soutien financier. D. F. McTaggart qui en devient le président jusqu’en 1991 pousse encore davantage à l’action internationale telle qu’expérimentée en Europe pendant deux ans.
117Le groupe français porte bien l’empreinte de ce qu’est Greenpeace au cours des années 1977-1979. « À l’époque on n’était pas une organisation, mais plutôt une tribu. On peut prendre des décisions rapidement et on n’a rien à perdre. Mais en contrepartie, nos moyens sont très limités et les guerres tribales peuvent être très dures (membre fondateur de Greenpeace, 21 février 2014) ». Ce point de vue est valable pour les composantes de Greenpeace, animées par quelques individus très mobilisés et qui font souvent de la réactivité un motif d’investissement personnel en même temps qu’un objectif stratégique d’action collective. Élément clef de la décision collective, le nombre limité de personnes impliquées entraîne des confrontations et des conflits en interne, qui ne sont pas si éloignés de l’ambiance délétère qui a marqué la première expédition Greenpeace contre les essais nucléaires américains. Confinés pendant plusieurs semaines, les participants se déchirent sur la trajectoire du bateau et l’attitude à avoir face aux autorités.
118Organisation environnementale la plus récente parmi celles qui ont été présentées, Greenpeace France est également de dimensions plus réduites. Elle décline un nombre limité de sujets, tout en visant une audience nationale. Le réseau auquel elle est affiliée est moins formalisé que celui du WWF France ou des AT. L’appartenance à un réseau international n’affecte pas ces organisations de la même manière et au même moment. À la différence du WWF, les AT comme Greenpeace bénéficient d’une réelle autonomie. Les personnalités à l’origine de la structure ont posé les premiers jalons de leurs trajectoires, que ce soit les activistes journalistes des AT ou les marins prêts à l’action directe à Greenpeace. Les savoir-faire mis en œuvre sont-ils différents des organisations de protection de la nature ? Cette question permet d’envisager si une même période fondatrice est commune à toutes ces organisations.
Une même période fondatrice, des compétences projetées différentes
119Allant au-delà des circonstances de création de chaque organisation, l’analyse a décliné les trois hypothèses présentées dans le premier chapitre. Elle a adapté leurs trois dimensions - interne d’échanges avec les membres, externe avec les publics visés et le cours de l’action - au moment particulier de leur fondation. Les fondateurs et leurs motivations initiales occupent une place importante dans les premières orientations de chacune. Le cours de l’action s’est révélé déterminant lors d’expériences qui sont critiques, parce qu’elles favorisent des perceptions partagées sur les stratégies à mettre en œuvre pour défendre une cause commune. L’examen de la dimension externe concluant le développement consacré à chaque organisation a montré que l’action collective, quand elle se solde par le soutien de nouveaux membres ou publics, cristallise un sens collectif. Elle correspond à un test des finalités de la structure, car elle pose immanquablement la question de la poursuite de l’action et de ses modalités.
120Composition de l’organisation et expériences critiques contribuent donc à des projections différentes concernant les publics à solliciter et, par conséquent, les compétences à mobiliser. Le moment fondateur est ainsi à l’origine de trajectoires distinctes. Pourtant, il est aussi commun à chacune d’elles, parce que leur création repose sur des réseaux d’interconnaissance qui se recoupent. Leur analyse permet de saisir les processus d’émergence de ces structures ainsi que leurs relations à l’échelle d’un mouvement environnemental en plein essor.
Expériences critiques et choix des publics
121Parce qu’elles apportent des soutiens supplémentaires à une initiative à l’audience au départ réduite, les expériences critiques se traduisent par des pressions externes, ou vécues comme telles, par les membres de l’organisation. S’inspirant des catégories de publics mentionnées dans l’hypothèse 1 du cadre d’analyse, le tableau 4 indique quelle est la « compétence projetée », car encore en gestation, de chacune. La place accordée aux différents publics dans la réalisation de ses objectifs y varie, bien que toutes concourent à faire de la protection de la nature ou de l’environnement un problème social à résoudre collectivement, par les pouvoirs publics ou au sein de la société tout entière.
122La FFSPN et la LPO cherchent à influencer des décisions publiques par le recours au grand public, respectivement via la conduite de campagnes d’opinion ou le soutien d’adhérents individuels. Pour la FFSPN, le soutien d’associations membres a été un élément clef de l’ampleur et du succès de la campagne pour la Vanoise. Le grand public est la priorité des AT et de Greenpeace Paix Verte. Il représente un levier d’action sur les comportements individuels, notamment vis-à-vis des entreprises pour Greenpeace. Les AT ont animé des débats sur des enjeux variés d’environnement, ce qui leur a valu des échanges avec nombre d’associations en province alors que, dans le même temps, des groupes locaux AT se multipliaient. Le public constitué par des associations marque la vocation nationale des AT, à l’inverse de Greenpeace qui décline un nombre limité de sujets en les reliant explicitement à leur dimension internationale. Cette dimension internationale doit fonder la solidarité du bureau français du WWF avec le reste de la structure. Le WWF sollicite les entreprises afin de financer ses actions de conservation, le soutien du grand public étant une condition donnant plus de crédibilité à cette démarche.
Tableau 4. Le moment fondateur : la compétence projetée

123Les filiations respectives de ces organisations, le Muséum et la SNPN pour la LPO puis la FFPSN, ou des réseaux internationaux d’ONG pour les autres associations, expliquent en grande partie leurs choix respectifs de stratégies vis-à-vis des publics à convaincre. L’enjeu est le même : il s’agit de promouvoir leur cause et de maintenir l’action collective. Pourtant, parce que leurs créations sont quasi contemporaines, ces organisations ont entretenu des relations parfois étroites via des individus jouant un rôle clef dans leur émergence.
Circulation des idées et savoir-faire convergents des fondateurs
124Envisager ensemble l’émergence des organisations de conservation et écologistes, c’est immanquablement montrer des continuités. La littérature sur le sujet a signalé que les premières ont souvent fourni une infrastructure aux secondes, leur apportant leurs futurs leaders et, parfois, des soutiens moraux (McCormick, 1989). Elles bénéficient ensemble d’un surcroît d’intérêt pour les questions reliées à l’environnement qui se traduit par un afflux de nouveaux membres. Les effectifs de leurs homologues françaises, bien que plus modestes, le confirment. L’analyse des fondateurs et des expériences marquantes met en évidence les savoir-faire comparables qu’elles déploient, au-delà des relations interpersonnelles essentielles à la genèse du mouvement.
125Des responsables associatifs de la LPO et de la SNPN se trouvent parmi les promoteurs d’une fédération concrétisée par la suite avec la FFSPN. Des personnalités du Muséum d’histoire naturelle et des responsables associatifs, tel M. Fernex de l’AFRPN (Association fédérative régionale pour la protection de la nature en Alsace), siègent en grande majorité dans le premier conseil d’administration du WWF France créé en 1967. Le compte rendu d’une réunion des administrateurs de FNE en mars 1969 fait état d’une possible collaboration entre les deux associations. Le WWF France souhaitait, en effet, mobiliser la section Jeune et Nature de la fédération pour collecter des fonds. Les partisans et les opposants à une telle coopération se sont affrontés au sein de la fédération. La disparition du WWF présidé par J. Sainteny met un terme au débat. Une figure du Muséum, J. Dorst, apporte son soutien à la toute jeune association Les AT en 1970. Aux AT comme au WWF, les cercles de sociabilité de résistants ont servi dans un premier temps l’action environnementale, reflétant leur importance à cette période. Le syndicalisme associatif ou de confession religieuse est également transversal à ces organisations. Plusieurs figures du mouvement de conservation de la nature ou de l’écologie partisane, de J. Dorst à R. Dumont, sont de confession protestante ou catholique (Stoll, 2013). Les échanges, voire les convergences de vues, sont donc réels entre ces structures contemporaines.
126Ils sont d’autant plus facilités que ces organisations constituent, par leur ambition nationale, la partie émergente d’un plus vaste mouvement associatif qui gagne en ampleur sur les enjeux d’environnement. Elles sont alors si peu nombreuses qu’elles attirent ainsi de manière indistincte tous ceux qui souhaitent prendre part à une nouvelle cause, avec des motivations et des convictions différentes. Une anecdote rapportée en entretien a ainsi relaté la visite de B. Lalonde à l’Association Jeune et nature de la FFSPN (FNE - secrétaire général [années 1980], 9 septembre 2014). Pour les jeunes gens qui se retrouvent dans ces structures, l’éventail des choix à l’engagement est en effet limité. Chacune offre néanmoins des pistes différentes à l’expression des bonnes volontés. C’est le cas des actions de Greenpeace Paix Verte, avec lesquelles des membres des AT, dont B. Lalonde, ont une réelle affinité si ce n’est des liens d’amitié.
127Nouvelle prise de conscience et nouvelles causes, objectifs et modalités d’action différents, la seconde moitié des années 1960 est une période fondatrice, commune à l’ensemble de ces organisations. La similitude apparaît sur le plan à la fois des arguments utilisés, la connaissance scientifique appuyant les positions de l’association, et des modalités dans lesquelles ils s’expriment, avec une ambition médiatique. Les scientifiques jouent un rôle important dans toutes, mise à part Greenpeace, de dimensions plus réduites. Les AT gagnent en audience en organisant des débats au niveau local et en publiant sur des questions très variées.
128Toutes souhaitent communiquer les actions et les thèmes qui les mobilisent à un large public. Elles comptent dans leurs rangs et parmi leurs premiers animateurs des communicants, de presse spécialisée pour la FFSPN ou la LPO, ou généraliste pour les AT. Le second WWF s’appuie également sur des personnalités médiatiques, ainsi Christian Zuber, réalisateur de Caméra au poing, programme de télévision des années 1970 consacré à la défense des animaux. Les AT et Greenpeace Paix Verte s’emploient au départ à mettre en place leurs propres publications. Enfin, la presse naturaliste et écologiste est, à cette période, en cours de fondation. La création de l’AJEPN en 1969 est significative de ce souci de communiquer en même temps que des liens existants entre ces associations, puisqu’elle compte des membres de la LPO, des AT et de la FFSPN. Elle participe à la fondation de la FFSPN, comme à la campagne Dumont aux côtés des AT.
129Connaître et convaincre, ce double impératif est décliné différemment par les organisations présentées ici. Le recours à des manifestations, l’expertise, ou l’utilisation des médias, sont déjà perçus comme importants et sont en expansion. Il est difficile d’y voir le simple résultat du travail de mise en réseau que D. Brower a initié en Europe en 1971 et le registre d’organisations anglo-saxonnes (Ollitrault, 2008 : 155 ; 136 sq). La comparaison montre au contraire que des entrepreneurs de cause, actifs dans les interactions entre plusieurs organisations, jouent en faveur d’une circulation des idées et des modes d’action entre structures. L’encadré 4 éclaire le parcours de trois d’entre eux, M. Brosselin, L. Hoffmann et B. Lalonde que j’évoquerai encore dans les chapitres suivants.
130Ils ont été actifs respectivement à la FFSPN et à la LPO, au WWF France, et aux AT. Leurs ressources personnelles, c’est-à-dire une vision des modalités d’action à déployer, les liens multiples qu’ils entretiennent avec d’autres structures et acteurs, le temps qu’ils consacrent à l’organisation, offrent un angle d’analyse complémentaire à la fois des interactions entre associations et de leur singularité. Tous trois cumulent en effet plusieurs des savoir-faire utiles dans la conduite des activités (cf. tableau 2), remplissant de fait un leadership au sein des associations étudiées. Ils ont en effet contribué à définir la mission de chaque organisation, parvenant à des compromis et mobilisant leur connaissance de leur environnement externe. Les idées seules ne peuvent expliquer la cristallisation des logiques d’action collective, celle-ci se prolonge grâce aux ressources concrètes, telles que le prêt d’un local ou des moyens de diffusion. Elle engage des savoir-faire comparables d’une organisation à l’autre, sans pour autant induire un modèle d’organisation unique.
Encadré 4. Le rôle clef d’entrepreneurs politiques – ressources et réalisations
Michel Brosselin, aux côtés des fonctionnaires
Une proximité avec l’administration…
Ingénieur agronome et conseiller technique aux questions agricoles dans une ville aveyronnaise. Il est à l’origine de la création des conseillers biologistes départementaux mis en place par le ministère de l’Agriculture en 1964 et en coordonne le réseau au sein du ministère.
… ainsi qu’avec le Muséum et la SNPN
Il travaille ensuite au projet MAR* sur les zones humides, projet commun à l’IUCN et à la CIPO, puis devient conseiller scientifique de la SNPN en 1970. Il s’investit également au Centre de recherches sur les migrations des mammifères et des oiseaux qui est basé au Muséum.
De multiples responsabilités associatives
Il a contribué à fonder la Société d’étude et de protection de la nature du Massif Central (SEPNMC) en 1965, l’Association pour l’étude et la conservation des ressources naturelles en Vendée (ADEV) en 1968 et la FFSPN où il occupe différentes fonctions au sein du bureau jusqu’en 1980.
Il devient secrétaire général de la LPO au milieu des années 1970.
Luc Hoffmann, le philanthrope
Une formation et des projets scientifiques
Docteur en biologie, il crée en 1954 un centre de recherche en Camargue : la Tour du Valat qui accueille des chercheurs spécialistes des zones humides.
C’est l’un des initiateurs du projet MAR qui est lancé notamment par l’IUCN, première initiative internationale sur l’étude des zones humides, pour laquelle a travaillé M. Brosselin en France.
Des responsabilités au niveau international…
Membre du board du WWF en 1961 et vice-président jusqu’en 1988.
Vice-président de l’UICN (1966-1969).
Directeur du Bureau international de recherches sur les oiseaux d’eau et les zones humides (BIROE) (1962-1969).
et au WWF France
Président du WWF (1995-2000).
Président du conseil scientifique dans les années 1980 jusqu’en 1995.
Brice Lalonde, le militant
Responsable étudiant puis associatif
Comme Luc Hoffman, il dispose d’une aisance matérielle qui lui permet de s’investir dans des activités associatives.
Ancien élu à l’Union nationale des étudiants de France et adhérent au Parti socialiste unifié.
Il rejoint les AT alors qu’il est étudiant à la Sorbonne, puis travaille au journal fondé par Alain Hervé, Le Sauvage.
Président des AT avant la création du réseau des Amis de la terre en 1977.
Différentes responsabilités au sein de l’association et du groupe de Paris créé en 1977.
Responsable politique
Fondateur de Génération Écologie en 1990.
Secrétaire d’État, puis ministre de l’Environnement (1988-1992)
Conseiller spécial sur le développement durable auprès du Pacte mondial des Nations unies depuis 2013.
Sources : Sournia, 2014 ; Raffin, 2012 ; Samuel, 1998
*. Abréviation pour MARécages, MARshes, MARismas, MARemma, respectivement en français, en anglais, en espagnol et en italien.
Notes de bas de page
1 Convention du 19 mars 1902 pour la protection des oiseaux utiles à l’agriculture.
2 Le bagage est une technique qui permet d’identifier et de suivre des oiseaux à des fins d’étude ou de protection, et ce grâce à une bague.
3 Encore disponible auprès de l’Institut national de l’audiovisuel : cf. [http://www.ina.fr/emissions/la-francedefiguree/], consulté le 15 juillet 2015.
4 [http://www.ffo.asso.fr/ffo-097.htm], consulté le 5 mai 2014.
5 Loi no 64-696 du 10 juillet 1964 relative à l’organisation des associations communales et intercommunales de chasse agréées.
6 « Fédération française des sociétés de protection de la nature, assemblée générale et congrès », Chaumont 5-6 juin 1970, Le Courrier de la Nature, 15 : 105-109.
7 Ibidem : 107.
8 « Histoire du fonds mondial en France », Fonds Jean Sainteny : 3SA 6-7. Centre d’histoire de Sciences Po.
9 1973 est l’année retenue par les publications du WWF France et la presse. Par exemple : « Les 25 ans du WWF », Panda magazine, 74, septembre 1998 : 19-21. Le WWF a fêté au Muséum d’histoire naturelle ses 40 ans, en novembre 2013.
10 Ainsi Bernhard Grzimek, figure du mouvement de la conservation d’après-guerre en Allemagne et directeur du zoo de Francfort.
11 Statuts de l’Association française du Fonds mondial pour la nature (World Wildlife Fund) 10 juillet (et 29 juin) 1967. Déclaration de l’association parue au Journal officiel, le 16 septembre 1967.
12 [http://www.greenpeace.org/international/en/about/history/founders/], rubrique The Founders of Greenpeace, consulté le 8 mars 2014.
13 Katia Kanas sera permanente ultérieurement dans les années 1990 de la nouvelle structure, Greenpeace France, et sa présidente de 2004 à 2008.
14 Il existe plusieurs versions sur l’origine des fonds. Ainsi Greenpeace Magazine, no 9, en 1982, mentionne « en janvier 1978, Greenpeace en Europe achète le Rainbow Warrior, un vieux chalutier avec des fonds provenant des World Wildlife Fund néerlandais et suisse ».
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