1. Institutionnalisation et compétences distinctes
p. 15-47
Texte intégral
1Dans ce premier chapitre, je présente le cadre d’analyse détaillé que déroulent les chapitres suivants. L’institutionnalisation des mobilisations environnementales, que la littérature considère habituellement comme l’assujettissement de leurs finalités aux logiques d’autres acteurs, n’est pas le processus aux effets homogènes parfois décrit. Malgré une réelle coïncidence chronologique, il coexiste une grande variété de structures sur le plan des règles de fonctionnement et des objectifs. Cette persistance de la diversité des formes et pratiques organisationnelles justifie de considérer l’institutionnalisation comme le processus par lequel une organisation se singularise.
2S’inspirant des travaux de P. Selznick en théorie des organisations, le cadre d’analyse proposé ici considère que les organisations environnementales construisent une compétence distincte au travers de pressions internes et externes, certes comparables mais se présentant dans différentes situations concrètes, à résoudre. Cette conception s’inscrit dans une perspective pragmatiste où le cours de l’action est un élément d’explication des phénomènes sociaux. Ceci la distingue d’autres approches qui puisent également à la théorie des organisations pour étudier les mouvements sociaux. La convergence entre organisations environnementales en raison des publics potentiels visés ainsi que des savoir-faire qu’ils nécessitent est explorée à travers la comparaison de cinq organisations qui ont joué un rôle clef dans les mobilisations environnementales en France, chacune ayant une origine et une histoire distinctes. Ces éléments réunis, je serai alors en mesure d’expliquer le séquençage thématique et chronologique du développement dans le reste de l’ouvrage.
L’institutionnalisation est-elle nécessairement synonyme de convergence ?
3L’institutionnalisation comme convergence est une conclusion plausible à l’examen des facteurs d’émergence des mouvements environnementaux et de leur intégration ultérieure au champ politique. Cette conception s’explique aussi par l’importance prise par le courant de la mobilisation des ressources dans l’analyse du facteur organisationnel dans l’action collective (McCarthy et Zald, 1977). Celui-ci valorise davantage l’observation des formes - bureaucratisation, centralisation, formalisation des relations entre les membres - à celle des pratiques qui animent le collectif, expliquant la normalisation de mouvements sociaux, à l’origine d’une critique radicale des mécanismes sociaux des phénomènes qu’ils dénoncent.
4Les organisations environnementales ont en réalité considérablement diversifié leurs modes d’action, rendant peu opérationnelles les tentatives de typologies basées sur leur origine, leurs revendications ou mode de fonctionnement. L’éclairage par les politiques publiques met davantage encore en évidence la nécessité de considérer leurs choix stratégiques en interaction avec le développement de politiques publiques qu’elles ont contribué à susciter.
La multiplication des organisations environnementales
5Depuis le xixe siècle, l’industrialisation, la révolution chimique, le développement des infrastructures de transport, puis de tourisme, l’émergence d’une société de consommation et d’une économie mondialisée ont eu des effets sur les modes de vie et les espaces naturels dans des proportions inconnues jusque-là, affectant les sociétés occidentales puis le reste du monde. Ces transformations ont conduit à des mobilisations collectives qui se sont exprimées dans des modalités différentes et pourtant souvent comparables, tant dans leurs formes que leurs contenus (Zelko, 2014). L’environnement est en effet devenu une cause à défendre pour des organisations ciblant des décisions politiques, voire des changements sociaux.
6Le mouvement environnemental désigne l’ensemble plus ou moins intégré constitué par les interactions que des individus, des groupes et des organisations entretiennent dans un souci partagé de défendre l’environnement (Rootes, 2007 : 1428). Révélateur d’une prise de conscience des conséquences des activités humaines sur les milieux naturels et la santé humaine, le terme d’environnement lui-même n’apparaît dans son acception contemporaine que dans les années 1960, désignant l’ensemble des conditions naturelles interagissant avec les activités humaines (Charles, 2001). Les alternatives proposées et les raisons d’agir coexistent au sein d’un mouvement par définition composite. Les deux phases d’émergence de nouvelles organisations associées à ce mouvement social, le mouvement de la conservation dans la seconde moitié du xixe siècle, puis les mobilisations écologistes à partir des années 1960, divergent sur le contenu de la critique adressée aux pouvoirs publics. Des travaux comparatifs sur l’Europe et les États-Unis ont documenté les différentes vagues d’organisations correspondantes, questionnant leur convergence ultérieure en termes de fonctionnement, de revendications et de modes d’action.
7Le mouvement de conservation puise ses sources d’inspiration dans le romantisme et le développement des sciences naturelles. La multiplication de sociétés savantes et des clubs naturalistes en Europe et la diffusion d’ouvrages naturalistes aux États-Unis (McCormick, 1989) contribuent à une science pour gentlemen (Worster, 1977) en même temps qu’à de nouvelles perceptions de la nature, variable en fonction des circonstances et contextes sociaux. Artistes et scientifiques en appellent à l’opinion publique ou à l’action de l’État. En Grande-Bretagne, William Wordsworth s’insurge contre la privatisation des chemins communaux (Mathis, 2010), tandis qu’en France les peintres de Barbizon cherchent à protéger la forêt de Fontainebleau de projets d’exploitation. La politique impérialiste des puissances européennes de l’époque entraîne déforestation, introduction d’espèces invasives ou pratiques de chasse incontrôlées. Ces phénomènes prennent de l’ampleur en Australie, en Inde et en Afrique (McCormick, 1989 : 6) motivant la création d’organisations de conservation de la nature (Beinart, 2003).
8Les questions naissantes de protection de la nature émergent dans les milieux aisés à travers leurs loisirs. Des organisations de conservation de la nature naissent dans le sillage de clubs de chasseurs, socialement sélectifs, tels que le Boone Crocket Club aux États-Unis en 1887 ou la Society for Preservation of the Wild Fauna of the Empire en 1903 en Grande-Bretagne. Les nouvelles organisations qui s’insurgent contre les pratiques cruelles à l’égard des animaux y recrutent également leurs animateurs et sympathisants : ainsi en 1824 la Society for the Protection of Animals en Grande-Bretagne et en 1845 la Société protectrice des animaux en France. Elles perçoivent les violences faites aux animaux comme une menace contre l’ordre social.
9La seconde phase de mobilisation en faveur de l’environnement débute dans les années 1960, avec la multiplication de groupes aux États-Unis et en Europe. Ils se distinguent des organisations de conservation sur quatre plans. Ils situent l’origine des problèmes d’environnement dans le fonctionnement même des sociétés. Le terme d’écologie vient à les désigner à une époque où cette discipline scientifique qui souligne l’interdépendance entre écosystèmes est en expansion1. Leurs sympathisants et leurs animateurs n’appartiennent pas aux élites sociales qui côtoient les plus hautes sphères du pouvoir. Leurs modes d’interpellation des autorités sont, au contraire, publics et revisitent les formes d’action collective, telles que des cortèges de manifestants, ou originales, comme des sit-ins. Enfin, ils ont bien davantage vocation à mobiliser par le nombre, condition d’une crédibilité plus grande.
10Deux organisations apparues en Amérique du Nord, et qui essaiment rapidement en Europe sont souvent citées comme emblématiques de cette période : Friends of the Earth (FOE) et Greenpeace. La première est fondée en 1969 par David Brower, directeur exécutif démissionnaire du Sierra Club. Sa rupture avec le Sierra Club porte à la fois sur les idées et les modes d’action. Au-delà de la défense de la nature sauvage, FOE a vocation à embrasser de nouveaux enjeux, tels que l’expansion de l’énergie nucléaire, la surpopulation ou les excès de la société de consommation (Doherty et Doyle, 2013 : 56 sq). Greenpeace est issue d’une expédition maritime organisée en 1970 par des militants pacifistes et écologistes afin de s’opposer, sur site, à des essais nucléaires américains au large de l’Alaska. Leur succès médiatique retentissant les convainc de prolonger l’expérience d’actions spectaculaires. Outre le comité basé à Vancouver, une organisation américaine voit le jour sur la côte Ouest (Zelko, 2013). L’essor international de ces deux organisations ne doit pas occulter le foisonnement remarquable de structures créées au niveau local, y compris en Europe (Dalton, 1994 : 40-1).
11Le développement des produits chimiques, des déchets toxiques, la révolution verte dans le Tiers Monde et le choix du nucléaire civil sont autant de changements qui suscitent, alors, des inquiétudes pour l’environnement entendu dans un sens large, comprenant les écosystèmes à la fois naturels et façonnés par l’homme. La notion de qualité de vie, employée en France à l’époque, désigne l’environnement comme un nouvel enjeu en termes de droits individuels. C’est aussi une période de renouveau sur le plan idéologique, avec la new politics aux États-Unis ou la nouvelle gauche en France. Le primat accordé à la décentralisation ou aux communautés locales afin de garantir l’épanouissement individuel ou la protection de l’environnement rejoint, en France, les idées autogestionnaires des années 19702.
« Le nouveau mouvement impliquait à la fois un rejet de l’attitude de la science vis-à-vis de la nature en vue de son exploitation, aussi bien qu’un idéal alternatif d’organisation - un idéal démocratique et participatif - pour le développement de la connaissance. »
Jamison, 2001 : 68.
12Les mobilisations écologistes entretiennent des affinités avec les mouvements contemporains, pacifistes, étudiants et féministes. Elles s’inscrivent dans une période à la fois de relative prospérité des Occidentaux et de recrudescence de conflits politiques (Jenkins, 1995). Les emprunts mutuels de modes d’action sont fréquents et les réseaux de sympathisants se recoupent. Ces mobilisations partagent la critique de valeurs culturelles dominantes, voire aliénantes pour leurs préoccupations ou leur identité. Elles tiennent responsables les institutions sociales et politiques des problèmes d’environnement, et sont critiques vis-à-vis de leur capacité à y répondre. Leurs attentes diffèrent considérablement de celles portées par les tenants de la conservation à l’attention des autorités.
13Les mouvements de conservation et écologistes partagent néanmoins trois caractéristiques encore marquantes aujourd’hui : une déclinaison internationale des actions, l’interpellation des pouvoirs publics et le recours à la science. Les organisations de protection de la nature apparues dans la seconde moitié du xixe comptent ainsi parmi les premières manifestations de l’internationalisme. Les relations établies de part et d’autre de l’Atlantique et en Europe suscitent plusieurs conférences internationales débouchant sur les premiers traités en faveur de la protection de la faune sauvage. Parmi ces premiers accords internationaux, figurent la convention de Londres visant à garantir la conservation de diverses espèces d’animaux sauvages d’Afrique utiles à l’homme ou inoffensives (1900) ou la convention de Londres relative à la conservation de la faune et de la flore à l’état naturel (1933). La création de l’Union internationale pour la protection de la nature (UICN) en 1948 concrétise une idée discutée dans l’entre-deux-guerres (Dalton, 1994 : 34). Le WWF naît en 1961 afin de lever des fonds pour cette structure intergouvernementale qui intègre aussi des ONG (ibidem : 41). De même, les organisations écologistes cherchent précocement à s’imposer à la table des négociations internationales pour faire prévaloir leurs vues et prolonger leur action par des coalitions internationales. La conférence de Stockholm sur l’environnement humain en 1972 inaugure un nouveau cycle de traités internationaux. Friends of the Earth et Greenpeace accèdent au statut d’observateurs dans la convention baleinière internationale ou la convention sur les déchets dangereux qui s’ouvrent davantage à leurs arguments (Parmentier, 1999). Bien que différents dans leurs modes d’action, ces mouvements ont également interpellé les pouvoirs publics afin d’agir sur des situations perçues comme problématiques. Ils ont eu recours à la science à différentes phases de l’action collective, dans la mobilisation et la prise de conscience, comme dans la construction d’argumentaires vis-à-vis de l’opinion publique, des sympathisants ou des autorités. Elles s’inspirent aussi bien de la figure de John James Audubon, ornithologue américain d’origine française, que des travaux de Rachel Carson3.
14Pour conclure, le mouvement de conservation a participé aux « structures de mobilisation » des mouvements écologistes, que le courant de la mobilisation des ressources associe aux réseaux de sociabilité et aux organisations existantes à des fins diverses qui contribuent à cristalliser une conscience commune d’identité et d’intérêt nécessaire à l’action collective (McAdam et al., 1996). Leurs animateurs ont souvent pris part à l’émergence des organisations écologistes. En parallèle, les effectifs des structures de conservation s’envolent à la période où émerge la mobilisation écologiste (Dalton, 1994 ; McCormick, 1989).
Une diversité organisationnelle persistante
15Des recherches comparatives ont mis en évidence les similitudes entre les mobilisations environnementales en Europe, au-delà des caractéristiques nationales relatives aux problèmes en jeu ou aux institutions qui les soutiennent. Ainsi en Allemagne, le soutien des Églises explique la proximité entre le mouvement pacifiste et écologiste aussi bien que le succès relatif de leurs thèses auprès du grand public (Jacquiot, 2000). En France, la référence à un héritage paysan est encore un élément structurant des discours d’activistes radicaux (Hayes, 2013). Outre la coïncidence chronologique, leur convergence sur le plan des revendications et des modes d’action a suscité l’intérêt des chercheurs : le processus d’institutionnalisation a été la clef d’entrée privilégiée afin d’analyser les transformations affectant le mouvement.
16Cette institutionnalisation a marqué les mobilisations qui ont fait de l’environnement un élément de critique sociale, mais aussi un moyen de faire la politique autrement au plus près des citoyens engagés. Ainsi, FOE en Grande-Bretagne mobilise des argumentaires basés sur l’expertise et la démonstration de faits scientifiques afin d’intervenir dans les processus de décision publique, renouant avec une stratégie du Sierra Club, désavouée par son fondateur David Brower. Un surcroît de bureaucratie, de centralisation et de professionnalisation a marqué les organisations nationales associées à l’écologie. L’activisme bénévole des débuts a laissé la place à l’extension du salariat. Celle-ci est en général associée à une moindre mobilisation des membres, qui ne participent plus directement aux décisions, mais également à une moindre radicalité des modes d’action et des revendications (Jordan et Malloney, 1997).
17Les études de cas ou les recherches comparées ont relativisé l’importance du clivage entre conservation et écologie, de même que l’importance prêtée aux circonstances de création d’une organisation dans ses stratégies discursives (Carmin et Balser, 2002). Les recherches qui ont documenté l’institutionnalisation des organisations environnementales, en Amérique du Nord ou en Europe, ont montré que la diversité des formes organisationnelles, c’est-à-dire des modes de fonctionnement et moyens d’action, l’emporte encore aujourd’hui. Toutes les organisations écologistes ne sont pas participatives, toutes les organisations de conservation ne sont pas centralisées. Le Sierra Club, souvent à tort opposé à FOE réputé plus démocratique (Bosso, 2005), offre ainsi l’illustration d’une structure décentralisée qui accorde une réelle autonomie à ses entités locales (Andrews et al., 2010).
18De plus, dans plusieurs pays européens, de l’Allemagne à l’Italie, les stratégies des organisations environnementales sont devenues plus complexes, en particulier depuis les années 1990 (Diani et Donati, 1999 : 18). L’utilisation de leur label par des entreprises partenaires est désormais un moyen d’influencer les pratiques, tandis que les actions éducatives à l’intention des jeunes publics ne sont plus l’apanage des organisations de conservation (ibidem). À l’inverse, celles-ci ne dédaignent pas l’utilisation des médias, si importante au départ dans les stratégies des organisations écologistes (Rootes, 2007 : 1430). Ces convergences observables en termes de modes d’action et de discours entre organisations écologistes et de conservation ont paradoxalement favorisé la coexistence de formes organisationnelles variées, parmi les structures nationales ou les mobilisations locales.
19En effet, l’hybridation des modes d’action et des registres de discours ne signifie pas que l’institutionnalisation touche également toutes les composantes du mouvement. Si le processus a renouvelé les mobilisations environnementales, il a souvent conduit à des tensions internes, débouchant sur des ruptures et l’émergence d’organisations alternatives (Seel, 1997 ; Wall, 1999). Earth First et Sea Shepherd, ont été créées dans les années 1980, respectivement aux États-Unis et en Allemagne, en réaction à des organisations qui misaient sur l’expertise ou un fonctionnement centralisé, en l’occurrence le Sierra Club et Greenpeace. Le mouvement Antiroute en Grande-Bretagne s’est quant à lui constitué contre l’establishment des organisations environnementales nationales, jugées incapables de relayer des attentes locales (Wall, 1999).
20Ces travaux qui couvrent les années 1990 jusqu’à la période plus contemporaine révèlent des tendances similaires à l’échelle des mouvements environnementaux, qu’il s’agisse du choix des options stratégiques vis-à-vis du grand public, des autorités politiques, voire des entreprises. Toutefois, les facteurs de divergence entre organisations quant à ces choix résistent mal aux tentatives de typologies, qui opposent organisations de conservation et écologistes ou font des valeurs défendues ou de la période d’émergence de la mobilisation un déterminant du comportement d’un groupe donné.
21L’examen des transformations de l’action publique dans le domaine de l’environnement offre une perspective complémentaire et nécessaire afin de comprendre les transformations des registres d’action et de discours.
Mobilisations environnementales et développement des politiques publiques
22Le mouvement environnemental est parvenu à influencer des politiques publiques, notamment en pesant sur la mise à l’agenda de nouveaux problèmes. L’institutionnalisation qui l’a affecté en contrepartie a conduit à des débats sur l’efficacité des choix stratégiques et à une diversification des modes d’action et des idées. Les organisations environnementales ont vu leurs idées se diffuser à d’autres sphères de la société, mais elles ont été en retour gagnées par les logiques et les attentes de leurs interlocuteurs. Elles ont noué des collaborations avec les autorités gouvernementales, puis de manière progressive, au cours des années 1990, avec des entreprises. Le développement des politiques environnementales a contribué au tournant de la gouvernance, concept qui a permis de repenser l’action publique. Deux séries de travaux, associés respectivement à la modernisation écologique et aux instruments de politiques publiques, ont mis en évidence les étapes qui ont jalonné l’expansion de ces politiques. Les convergences entre pays développés sont significatives à ce sujet.
23Les premières initiatives législatives datent du xixe siècle. Elles portent sur la protection des ressources naturelles, l’accès aux espaces ouverts ou la limitation de la pollution industrielle (Dryzek, 2013 : 5 ; McCormick, 1989). En France, le régime des installations classées date de 1810. De même qu’en Grande-Bretagne, les premières mesures adoptées à l’encontre de la pollution relèvent de la rationalité économique plus que du bien-être des populations : l’administration et la science travaillent conjointement pour assurer l’investissement capitalistique (Le Roux, 2011 ; Fressoz, 2012). Le suivi entre pollution de l’air et taux de mortalité, à l’initiative de médecins ou d’ingénieurs en Grande-Bretagne (la première organisation du genre apparaît à Manchester en 1842) ne parvient pas à contrer le discours en faveur du progrès que représente l’utilisation du charbon (Mosley, 2013).
24Les politiques spécifiquement consacrées à des thématiques environnementales prennent leur essor au cours des années 1970. Pour les tenants de la modernisation écologique (Leroy et Arts, 2006), elles amorcent le tournant de la gouvernance dans l’action publique, car les autorités répondent progressivement aux demandes des mouvements environnementaux en faveur de plus de transparence et de participation dans les dispositifs d’action publique. Considéré ici comme une réaction au processus de modernisation qui affecte les sociétés contemporaines, le mouvement environnemental remet en effet en cause la raison technologique en faveur de la croissance économique et l’idée d’un progrès indéfini (van Tatenhove et Leroy, 2003 : 158, 162). Le rapport Meadows, publié en 1972 (Limits to Growth en anglais) est emblématique de ce qu’est devenue par la suite la modernisation écologique : la conviction que les institutions sociales et politiques peuvent résoudre la crise écologique (Hajer, 1995 : 84).
25Une partie du mouvement environnemental se résout en effet à coopérer avec les pouvoirs publics dans le cadre des processus décisionnels existants. Ultérieurement, la nécessité pour les décideurs d’associer les citoyens, mais aussi les acteurs économiques à l’élaboration des politiques se fait jour. Jan P. M. van Tatenhove et Pieter Leroy évoquent ainsi respectivement une « sociétalisation » (societalisation) et une « marchandisation » (marketisation) des modes de gouvernance. L’État n’est plus considéré comme le seul levier d’action sur des problèmes qui apparaissent plus complexes (van Tatenhove et Leroy, 2003 : 159). L’environnement devient la responsabilité de tous. Ce changement, d’ordre discursif, ne donne pas nécessairement lieu à un changement de rapports de force dans les secteurs d’intervention de l’État (Liefferink, 2006).
26La littérature croissante sur les instruments de politique publique offre un point de vue complémentaire à l’approche discursive de la modernisation écologique. Centrée sur l’étude des dispositifs concrets (Jordan et al., 2003), l’influence des organisations environnementales y est également significative. Trois séquences sont habituellement distinguées pour rendre compte des changements intervenus dans les politiques environnementales depuis la fin des années 1960 : le modèle hiérarchique (années 1970-1980), celui du marché (années 1980-1990), et le modèle de l’autogouvernance volontaire (années 1990-2000) (Rydin, 2010 ; Lowndes et Skelcher, 1998). Chacun combine différemment à la fois des instruments de politiques publiques et les acteurs qu’ils impliquent.
27Le modèle hiérarchique correspond à l’adoption des premières législations environnementales par les États occidentaux, de manière croissante, à partir des années 1970. De contenu très similaire (Dryzek, 2013 : 76), celles-ci visent à limiter les effets des activités humaines sur l’environnement, en imposant aux entreprises, aux autorités locales, des normes fondées sur des éléments d’expertise technique et scientifique. Ces politiques s’accompagnent de la création d’administrations spécialisées. L’Environment Protection Agency est créée aux États-Unis en 1970, un ministère de l’Environnement en France un an plus tard. Le premier service Environnement de la Commission européenne, organe exécutif des communautés européennes, apparaît en 1969 (Berny, 2011). À la fin des années 1980, il existe 140 administrations nationales environnementales dans le reste du monde (McCormick, 1989 : viii).
28Ces nouvelles administrations coopèrent relativement tôt avec des organisations environnementales, qui se révèlent des alliés essentiels pour des administrations censées faire appliquer des régulations occasionnant des coûts pour les secteurs économiques. En leur apportant de l’expertise, mais aussi en contestant des mesures qu’elles jugent peu ambitieuses, les organisations environnementales confortent les prérogatives de ces nouvelles administrations, disputées par des secteurs de l’administration établis (McFarland, 1987). Les rapports de connivence des années 1970-1980 qui prévalent en France entre fonctionnaires et militants (Spanou, 1986) sont également observables au sein de la Direction générale de la Commission européenne consacrée à l’Environnement (Rucht, 1997).
29Outre les mesures législatives consacrées à des enjeux environnementaux ad hoc, le droit de l’environnement inaugure des dispositions innovantes en termes de droit à l’information et à la participation des citoyens (Mol, 2006). Les États-Unis sont pionniers dans la mise en place d’études d’impact destinées, dès les années 1960, à expliciter les conséquences, notamment sur l’environnement, d’un projet d’aménagement. Les mobilisations locales contre les projets d’infrastructures ont abouti à un droit à la consultation aux États-Unis aussi bien qu’en Europe. Le droit à la participation à la décision relève de « concessions d’ordre procédural » (Blatrix, 2002). Ni la marche vers la croissance économique ni l’option du nucléaire civil, amorcée dans les années 1970 dans nombre de pays développés, ne sont réellement remises en cause.
30Au cours de la décennie suivante, un nouveau modèle basé sur des mécanismes de marché vise à réduire les externalités négatives des activités économiques. Il s’agit d’influencer le comportement des acteurs afin de réduire leur impact sur l’environnement. Aux outils traditionnels de subvention ou de fiscalité, désormais présentées comme des green taxes, s’ajoutent des dispositifs réglementant l’accès à la propriété, la mise en place de marché sur des droits d’émission ou encore les systèmes d’étiquetage environnemental, les écolabels. Chaque acteur concerné par ces dispositifs, entreprise ou consommateur, devient davantage conscient de l’impact de ses décisions sur l’environnement puisqu’il doit en supporter le coût.
31L’approche basée sur le marché a été promue pour suppléer aux carences d’application du droit de l’environnement adopté à la période précédente (Dryzek, 2013 : 133). Plusieurs organisations environnementales y voient un moyen de changer les comportements sans forcément contraindre par des lois : ainsi, les systèmes d’écolabels comme « l’Ange bleu » en Allemagne, créé dès 1977 ou l’écolabel de l’Union européenne en 1992. Les approches basées sur le marché ont été par la suite intégrées dans un paradigme plus large, associé au développement durable. La conférence des Nations unies sur le développement et l’environnement en 1992, à Rio, consacre le concept par une déclaration valorisant la participation du public, les initiatives du secteur privé et des populations ou entités locales. L’idée de réconcilier économie et environnement n’est pas inédite, mais le concept, par définition, ambivalent. Il devient un terrain de lutte symbolique pour les solutions à apporter aux problèmes d’environnement (Dryzek, 2013 : 148-9).
32Le développement durable marque un tournant discursif dans les politiques publiques, car il valorise la coopération entre les secteurs de la société. Il peut également être associé au troisième modèle de politique : celui de l’autogouvernance. Le terme renvoie à des dispositifs ad hoc non juridiques, mais négociés entre acteurs. S’inspirant de dispositifs existants aux Pays-Bas ou en Allemagne, la Commission européenne suscite, à la fin des années 1980, des accords volontaires à destination des entreprises portant sur les substances nocives pour la couche d’ozone ou sur la labellisation des détergents. Les organisations environnementales ont investi ou suscité ces dispositifs (van Huijstee et al., 2011).
33La plupart des auteurs s’accordent à dire que ni le marché, ni le mode collaboratif ne se sont complètement substitués aux législations environnementales dispensant des normes techniques (Jordan et al., 2003 ; Halpern, 2011). Les différences nationales sont probantes, même si le mouvement de convergence est frappant. Les choix stratégiques offerts aux organisations environnementales apparaissent ainsi ouverts et la période contemporaine disqualifie, plus que jamais, les typologies qui établissent des relations unilatérales entre types d’enjeu et modes d’action pour analyser leurs initiatives.
34Ces trois modèles de politiques publiques dessinent en creux les critiques adressées à l’institutionnalisation des organisations environnementales de la part des universitaires comme des activistes (Bosso, 2005 ; Rootes, 2009). L’exigence de survie et la recherche de soutiens financiers l’auraient emporté sur les objectifs initiaux de la mobilisation pour les organisations qui ont fait le choix de peser sur les décisions publiques. La contribution des membres, réduite à celle des donateurs, aurait encore affaibli la radicalité des modes d’action et des revendications. Enfin, les nouveaux types d’accords établis entre organisations environnementales et entreprises sont parfois accusés d’être des tentatives de greenwashing de la part des secondes4. Ces trois modèles signalent aussi les possibilités d’action stratégique : faut-il tenter d’influencer les pouvoirs publics, coopérer avec les entreprises, rechercher le soutien du plus grand nombre ? Ces choix induisent des changements aussi bien des modes d’action que de leur justification. Ce constat n’est pas contradictoire avec celui de la diversité qui continue de caractériser ces organisations.
35Le mouvement vers l’institutionnalisation est indiscutable, mais il autorise encore une grande variété de pratiques et formes organisationnelles justifiant d’aller dans la boîte noire des organisations pour en comprendre l’origine. Il s’agit ainsi d’examiner comment les caractéristiques des organisations contribuent à leurs trajectoires, en interaction avec un contexte d’intervention changeant.
Une approche centrée sur les logiques organisationnelles et le cours de l’action
36Cette section fait des logiques relevant des organisations elles-mêmes un élément d’explication de leur devenir et de leurs différences. Elle renoue ainsi avec un postulat de la théorie des organisations (March et Simon, 1957). Elle s’inspire de la conception de l’organisation développée par P. Selznick où l’institutionnalisation est considérée comme le résultat d’un processus singulier. J’adapterai ses terminologies à l’étude des organisations environnementales, qui relève d’une classe de phénomènes qu’il a peu abordée. Le cadre d’analyse détaillera finalement leurs publics potentiels ainsi que les savoir-faire qu’ils nécessitent, ceci afin de considérer les déterminants de leur activité. Il offre une combinatoire de leurs choix d’action et des facteurs qui les contraignent.
Un détour par la théorie des organisations
37Pour P. Selznick, l’organisation accomplit des tâches techniques tandis que l’institution incarne des valeurs qui suscitent l’adhésion de ses membres. Elle est malléable dans le premier cas ; elle a une force d’inertie dans le second. Il n’existe pas dans le monde réel d’organisations correspondant exactement à ces deux idéaux-types (Selznick, 1957 : 5). L’institutionnalisation n’est pas le résultat d’un « processus délibéré » (conscious design), mais un mélange de pratiques qui reposent sur des habitudes acquises et des activités potentiellement contradictoires (Selznick, 1957 : 12). Ce processus largement non intentionnel autorise paradoxalement des possibilités d’adaptation et d’apprentissage.
L’institutionnalisation, un processus incontrôlé
38Une organisation se construit dans le temps au terme d’un processus d’institutionnalisation qui résulte de l’interaction entre pressions externes et besoins internes. Les premières correspondent aux attentes de publics concernés par l’activité de l’organisation, qu’ils en soient les destinataires ou en partagent les buts. Elles renvoient également aux composantes de l’environnement externe dont elle a besoin ou qu’elle doit contrer. Les pressions internes, souvent antagonistes, s’expriment au travers de ses membres. Ils investissent dans la structure leurs besoins de sécurité et d’accomplissement personnel (self-protection and self-fulfillment) (Selznick, 1957 : 8-9). La perspective est ici politique et pluraliste, car le conflit est l’un des traits des comportements organisationnels. Les membres s’affrontent sur des visions divergentes de ce que doit faire l’organisation au sein de groupes en compétition qui cherchent à faire valoir leurs vues et concluent des alliances ou des compromis aux dépens d’autres coalitions.
39Si le jeu croisé entre pressions externes et besoins internes est une constante, l’institutionnalisation qui en résulte aboutit à la formation d’une compétence distincte et d’un caractère spécifiques à chaque organisation. Double facette d’une même réalité organisationnelle, la première notion renvoie à son fonctionnement et aux savoir-faire (skills) mobilisés dans ses activités, la seconde aux valeurs associées à sa mission. Ainsi, au sein du mouvement des libertés civiles, la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) mène des actions devant les tribunaux. Parce qu’elle suscite l’adhésion d’une partie de la classe moyenne blanche et afro-américaine, cette compétence fonde le caractère de la NAACP dont la mission consiste à obtenir une reconnaissance légale des droits politiques des Afro-Américains (Selznick, 1957).
40L’étude de la Tennessee Valley Authority (TVA) (Selznick, 1949), une agence fédérale créée sous la présidence Roosevelt, relate la nature en partie incontrôlée du processus d’institutionnalisation. La TVA a appuyé son action sur des agences décentralisées gagnées aux intérêts des propriétaires fonciers les plus prospères. Ce sont des décisions critiques destinées à surmonter des contraintes auxquelles elle a dû initialement faire face qui ont affecté sa mission et les modalités de mise en œuvre qui lui sont associées. Plus que les représentations en vigueur dans l’organisation, les engagements (commitments) vis-à-vis de valeurs, révélés par ses activités concrètes, éclairent ce qu’elle est. Ces engagements dépendent de décisions, incrémentales et répétitives, aux conséquences non anticipées (Selznick, 1949 : 258-59). L’idée de « grass-roots administration », d’administration décentralisée au service des intérêts locaux, célébrée à sa création, est donc un mythe.
41La TVA est institutionnalisée, car son existence ne se justifie plus seulement par des tâches techniques. Elle est valorisée en externe par des publics clefs qui lui assurent leur fidélité, renforçant l’attachement des membres à l’organisation qui les emploie. Elle devient ainsi une valeur en soi, dotée d’une force d’inertie. Ses membres se mobilisent pour défendre son intégrité institutionnelle, i. e. le caractère spécifique qui s’est forgé au cours du temps. Des mécanismes, le plus souvent inconscients, conduisent à la marginalisation ou à l’exclusion des individus ou groupes portant des vues différentes de l’option dominante.
42L’institutionnalisation est ici un processus d’adaptation, car l’organisation réagit à un environnement extérieur sur la base de ce qu’elle est : son histoire, ses priorités ainsi que ses membres. La trajectoire qui en résulte est-elle imposée par les propriétés du contexte ou celles de l’organisation ? Est-elle nécessairement le résultat de décisions dont les acteurs, eux-mêmes, ne mesurent pas l’importance ?
L’institutionnalisation, synonyme de capacité d’action
43P. Selznick traite ces questions dans Leadership in Administration (1957), à partir d’exemples d’organisations diverses, entreprises, administrations publiques ou partis. « Tâche créative » qui infléchit la trajectoire de l’organisation (Borraz, 2003 : 134), le leadership se manifeste par des décisions critiques délibérées. Il consiste à former son caractère, à faire coïncider ses compétences, c’est-à-dire son mode de fonctionnement et ses activités, avec un sens partagé de sa mission et de son rôle dans la société plus largement (Selznick, 1957 : 55). Il ne s’agit pas seulement de définir les objectifs à mener à bien collectivement, mais de tenir compte des attentes diverses des membres en façonnant sa « structure sociale » (ibidem : 63).
44Trois dimensions, essentielles dans la formation du caractère, représentent autant de leviers d’action à cet égard. La sélection des membres et leur formation renforcent le caractère de l’organisation ou le font évoluer, grâce aux nouveaux savoirs qu’ils apportent. L’objectif de l’homogénéité sociale doit néanmoins être relativisé. Aménager les relations entre les différents groupes rivaux constitue un deuxième moyen d’action pour les leaders. Les divergences sur les valeurs et les pratiques organisationnelles posent des problèmes de coordination entre les composantes de l’organisation (Selznick, 1957 : 58). Elles offrent cependant une clef de compréhension des attentes contradictoires qui s’expriment dans l’environnement externe. Enfin, la coopération avec d’autres organisations engage l’intégrité institutionnelle. Utile pour prolonger l’action, elle a souvent des conséquences difficiles à anticiper. La politique de la délégation aux agences locales de la TVA en est une illustration.
45Le leadership répond à une nécessité, celle du changement contraint par l’évolution du contexte qui met en défaut une compétence cristallisée par le temps : ainsi l’action devant les tribunaux de la NAACP deviendra progressivement moins efficace. Le choix des compétences en interne est synonyme d’innovation, quand il initie une course d’action inédite : une adaptation dynamique. L’adaptation statique, par opposition, n’est qu’un simple ajustement des manières de faire existantes (habits)5. Même intentionnel, le changement impulsé par le leadership procède par tâtonnement, sans certitude de succès.
46La forme et les pratiques organisationnelles dépendent aussi bien de logiques endogènes à l’organisation, qui se sont cristallisées avec le temps, que du cours de leur action. Une telle lecture de l’institutionnalisation permet d’envisager différemment un processus devenu une clef de lecture des transformations du mouvement environnemental. Il est important de dissocier le phénomène d’institutionnalisation de ces causes et manifestations pour comprendre l’originalité de ce propos.
47L’institutionnalisation se manifeste par la pérennité d’une organisation. Dans le courant de la mobilisation des ressources, le phénomène est induit par l’accumulation de ressources nécessaires à la poursuite de l’action collective6. Il conduit à une uniformisation des formes organisationnelles et des modes d’action (Clemens, 2005). Dans les lectures néo-institutionnalistes, ce processus dépend de logiques de champs dont la mise en conformité est une condition de la survie de l’organisation. Pour P. Selznick, c’est l’attachement des membres à l’organisation qui explique son maintien dans le temps. Il s’agit d’une perspective stimulante pour envisager la capacité entendue comme une adaptation qui ménage des logiques internes. Le terme renvoie au contraire dans les deux approches mentionnées respectivement à la détention de ressources pertinentes pour agir dans l’environnement (Carmin, 2010 : 189) ou à l’adéquation entre une forme organisationnelle et un modèle dominant d’action collective (Rao et al., 2000 : 241).
Une analyse comparée des compétences des organisations environnementales
48Institutionnalisation et logiques organisationnelles, ces deux éléments sont à clarifier pour étudier des organisations environnementales. Pour P. Selznick, l’institutionnalisation correspond à l’acquisition d’un caractère et d’une compétence distincts repérables par un mode répétitif d’action et de réponse à l’environnement. La compétence est subordonnée au caractère, quand les valeurs attachées à l’action de l’organisation et le sens de sa mission sont partagés par tous. Leur intégration lui assure sa cohérence et sa stabilité. Le caractère résulte du processus d’institutionnalisation, mais il n’en est pas une précondition. En effet, rares sont les organisations qui présentent le caractère cohérent qui correspond à l’idéal type d’institution au sens de P. Selznick (Ansell et al., 2015). C’est d’autant plus le cas des composantes des mouvements sociaux, lesquelles doivent en général leurs débuts à la bonne volonté de quelques-uns.
49Je retiendrai deux axes d’analyse de cette perspective. L’organisation est à la fois répétition et innovation, en raison de la nature ouverte (open-endedness) qui lui est prêtée, i. e. une plasticité et une capacité à réagir de manière inédite. De plus, l’importance accordée au cours de l’action explique pourquoi il n’est pas possible de déterminer a priori ce que font et ce que sont les organisations. Conformément à une perspective pragmatiste, il convient de retracer la logique situationnelle des choix organisationnels pour en déterminer la portée ou non stratégique (Withford et Zirpoli, 2014).
50L’approche développée ici est idiosyncratique et processuelle - centrée sur les caractéristiques des organisations et le cours de l’action - autorisant l’étude comparée des formes et pratiques organisationnelles. Les compétences spécifiques d’organisations dotées de buts comparables reflètent à la fois des choix organisationnels et une histoire singulière, mais également les contraintes de l’environnement extérieur et les transformations qui l’affectent. « Analyser ce(s) problème(s) commun(s) (ceux auxquels l’organisation doit faire face) peut offrir un meilleur moyen de classer les organisations que la seule prise en compte des similitudes de structure ou de finalité » (Selznick, 1957 : 50).
51L’analyse comparée sera centrée sur le concept de compétence plutôt que sur celui de caractère. Celui-ci est empiriquement observable dans des organisations fortement institutionnalisées. Le concept de compétence offre une clef d’entrée plus pertinente pour étudier des organisations au processus d’institutionnalisation à la fois contrasté et contesté, comme l’illustrent les débats au sujet des mobilisations environnementales. En effet, la compétence d’une organisation matérialise ses engagements vis-à-vis de sa mission : elle induit l’analyse des tensions et conflits entre les différentes valeurs et significations qui y sont attachées. Afin de construire la comparaison sur ce plan, je considère une organisation environnementale comme un « acteur d’environnement » : c’est-à-dire qu’elle s’adresse explicitement à ce qu’elle identifie comme un problème d’environnement (Mermet, 1992). Autre élément de définition, elle est pourvue de membres, qui ont des liens plus ou moins directs avec le niveau décisionnaire. Visant des changements politiques, voire sociaux, les organisations environnementales sont un type particulier d’organisations orientées vers une cause. Elles diffèrent, par exemple, des organisations de défense des droits de l’homme ou d’action humanitaire, en raison des activités sur lesquelles elles déploient leur crédibilité et leur capacité de mobilisation.
52L’objectif de l’analyse est de rendre compte des transformations des organisations environnementales étudiées, en faisant de leurs compétences distinctes et de leurs trajectoires une part de l’explication. Il s’agit notamment d’apprécier le changement induit à la fois par l’institutionnalisation du mouvement et par le tournant de la gouvernance dans les politiques publiques. Ainsi, les trois hypothèses énoncées ci-dessous sont respectivement relatives : aux relations et savoir-faire entre les membres ; aux choix de publics comme soutien ou cible de l’action collective (i. e. grand public, autorités, entreprises, autres organisations de cause) ; et enfin au cours de l’action à travers l’examen de décisions critiques pour leur devenir.
Hypothèses : quelles compétences pour quels publics ?
53Conformément à une perspective pragmatique, ces hypothèses visent à organiser l’observation empirique. Elles sont heuristiques au sens où elles visent à construire un « raisonnement de découverte » plutôt qu’à valider une explication considérée a priori comme plausible (Crozier et Friedberg, 1977 : 199). Ces hypothèses fournissent la grille de l’analyse comparée à partir de laquelle j’explorerai le phénomène de convergence des formes et pratiques organisationnelles.
Hypothèse 1 – Les pressions externes – La compétence distincte d’une organisation est façonnée par les attentes de ses publics externes, perçues ou explicites
54Les pressions externes sont envisagées ici au travers des publics auxquels une organisation environnementale est susceptible de s’adresser. Considérés de deux points de vue différents, ces publics peuvent à la fois contribuer à la survie de l’organisation et prendre part à la résolution d’un problème d’environnement bien identifié. Dans le premier cas, ils apportent des ressources matérielles et morales, nécessaires à la continuité de son action. Dans le second cas, ils sont perçus comme un levier d’action sur une situation donnée. Ces deux dimensions (cf. tableau 1) sont présentes pour chacune des audiences que les organisations environnementales sollicitent habituellement : le grand public, les pouvoirs publics, les entreprises, et les autres ONG. Les contributions qu’ils sont susceptibles d’apporter représentent autant d’opportunités d’action.
55Le terme de grand public signale la nécessité d’élargir le cercle initial de la mobilisation. Les individus sont prêts à s’engager en donnant de leur temps ou de leur argent, deux dimensions identifiées par l’école de la mobilisation des ressources. Ils sont également en mesure d’influencer une situation donnée auprès des pouvoirs publics et des entreprises. Vis-à-vis des premiers, la mobilisation du nombre est un argument favorable à la création d’un rapport de force. Les manifestations ou les pétitions s’inscrivent dans ce registre (Offerlé, 1998). Vis-à-vis des entreprises, la responsabilité des individus en tant que consommateurs peut être mise en avant, par des appels aux boycotts ou à des comportements mieux informés. Les actions de sensibilisation à l’intention du grand public destinées à agir directement sur les problèmes d’environnement ne sont pas inédites7. Elles ont fait l’objet de davantage d’attention avec la progression du thème de la gouvernance. Le changement des comportements individuels est en effet habituellement plus souvent du ressort des pouvoirs publics (Dubuisson-Quellier, 2016).
56Les pouvoirs publics sont des interlocuteurs réguliers pour les organisations environnementales. L’État et des institutions internationales ont progressivement régulé des comportements des entreprises ou des citoyens. Ultérieurement, en France comme aux États-Unis, les autorités locales ont joué un rôle dans ces politiques (van Tatenhove et Leroy, 2003). Les administrations créées pour gérer l’environnement ont eu tendance à rechercher auprès des organisations environnementales un appui technique et politique, celles-ci devenant des alliés objectifs vis-à-vis d’autres administrations sectorielles ou les publics qu’elles étaient censées réguler (Spanou, 1991 ; Rucht, 1997). Cette relation privilégiée serait aujourd’hui compromise par les arrangements transversaux entre acteurs de différents statuts, à l’heure de la gouvernance de l’environnement.
57Les entreprises sont également susceptibles de faire partie des cibles visées par les organisations environnementales. Greenpeace comme le WWF ont été des précurseurs à cet égard, la première en mettant en cause des comportements dommageables à l’environnement, la seconde en cherchant leur soutien pour financer des actions de conservation dans l’Afrique des années 1960. La période contemporaine est caractérisée par le nombre plus important de coopérations entre entreprises et ONG. Elles se matérialisent notamment par des partenariats : les premières s’engagent à modifier des pratiques dommageables pour l’environnement à l’appui des conseils des secondes. À l’instar des formes de gouvernance privée, comme la certification environnementale, par exemple, le recours au mécénat par les organisations environnementales est désormais concurrencé par d’autres collaborations avec des entreprises qui cherchent à améliorer leur image.
Tableau 1. Les publics des organisations environnementales : soutiens et cibles

58Enfin, les organisations environnementales elles-mêmes ou d’autres ONG jouent bien souvent un rôle clef dans l’animation de collectifs, voire la poursuite d’actions communes à un niveau transnational. Ainsi, les réseaux internationaux d’ONG dont sont membres les organisations nationales étudiées sont considérés comme des publics externes : ils sont susceptibles de soutenir financièrement l’action de leur partenaire national, voire d’orienter ses priorités en l’associant à des instances de décision collective destinées à définir des politiques communes. La coopération entre organisations environnementales au plan national figure aussi dans ces relations.
59Le tableau 1 ci-dessus montre les modes d’action que ces différents publics offrent aux organisations environnementales, de même que les ressources matérielles qu’ils peuvent leur apporter. La réversibilité des publics des organisations environnementales est ainsi mise en évidence. Grand public/pouvoirs publics/ entreprises/autres ONG, tous ces acteurs sont potentiellement des cibles de communication, des alliés pour atteindre des objectifs concrets en matière d’environnement, ou des sources de financement.
60Le choix des publics contraint fortement l’organisation dans le temps, car il engage des attentes vis-à-vis des actions et priorités qu’elle défend. Afin de mieux apprécier la marge d’action que les organisations environnementales parviennent à établir vis-à-vis de ses publics externes, il est également nécessaire d’analyser la part prise par les différents membres de l’organisation à son action et à son maintien.
Hypothèse 2. Les pressions internes – Ce qu’est une organisation et ce qui fonde sa compétence dépend de son histoire ainsi que de l’identité et des savoir-faire de ses membres
61L’importance accordée par P. Selznick à l’identité des membres d’une organisation ainsi qu’à son histoire est utile pour considérer ensemble et sous un jour nouveau les participants intégrés à l’analyse de l’action collective. Les membres fondateurs et les premiers temps de l’organisation influencent durablement sa trajectoire à cet égard (Carmin et Balser, 2002). Les dynamiques de circulation des membres qui interviennent ultérieurement, i. e. les mouvements entre les membres entrants et sortants, sont également déterminants. Les relations établies entre les membres sont abordées sur deux plans différents : la part qu’ils prennent dans la définition de ses objectifs ainsi que les savoir-faire qu’ils lui apportent dans leur réalisation.
62Les distinctions relatives aux catégories de membres sont essentielles pour aborder le premier aspect. Il s’agit également d’éviter les risques de confusion liés aux utilisations de ces terminologies dans différentes littératures. Vis-à-vis des processus de décisions internes, les sympathisants et les donateurs jouent le rôle le plus périphérique. Leur contribution est ponctuelle, par exemple la participation à un événement ou l’abonnement à la revue de l’organisation. Les adhérents sont au contraire formellement membres de l’organisation, que ce soit au sens des statuts ou des pratiques établies : i. e. par le paiement d’une cotisation ou une participation aux discussions collectives.
63Les organisations étudiées ont toutes été des associations relevant du régime de la loi 1901 en droit français. Elles s’y sont adaptées dans des voies différentes. Dans ce modèle, l’assemblée générale est en principe l’instance où se trouve l’autorité démocratique. Elle discute les grandes orientations à adopter. Les élus associatifs sont les bénévoles les plus susceptibles d’influencer l’organisation. C’est en effet au niveau du conseil d’administration que les adhérents, en général élus par l’assemblée générale, peuvent influencer les décisions les plus importantes. Le conseil d’administration désigne en son sein un cercle plus restreint de responsables : un bureau composé au minimum d’un président, d’un secrétaire général et d’un trésorier.
64Dépourvus de mandats, les permanents bénévoles assistent quant à eux l’organisation dans son fonctionnement routinier et de manière régulière. Leur part dans le choix des orientations dépend de la formalisation de leur rôle et de l’importance des salariés. L’équilibre entre bénévoles et salariés varie au cours du temps et des organisations, avec des conséquences pour le fonctionnement de l’association. Ainsi, la création d’un poste de directeur questionne la fonction de président. L’évolution de la répartition des salariés et de leurs prérogatives respectives est significative des activités de l’organisation, qu’elles soient orientées vers les publics ou les membres.
65Enfin, les groupes locaux apportent des énergies bénévoles, des idées ou parfois simplement une contribution financière. Si leur finalité et leur fonctionnement diffèrent d’une organisation à l’autre, la plupart des organisations environnementales nationales se sont dotées d’implantations locales.
66À ces différentes catégories de membres correspondent des ressources. Daniel M. Cress et David A. Snow (1996) ont souligné l’importance de considérer « l’utilisation spécifique » de ressources dans la compréhension des dynamiques d’action collective. Le concept de savoir-faire (skill) est pertinent pour approfondir l’analyse dans cette direction. Il s’agit de montrer comment les différentes catégories de membres concourent à ce que l’organisation fait au quotidien. Le concept est différent de l’acception donnée par la sociologie des champs, qui en fait un élément d’articulation essentielle des logiques de champ sur les dynamiques organisationnelles (Fligstein et McAdam, 2011). Les savoir-faire des membres sont ici significatifs d’une compétence distincte. Celle-ci ne se réduit pas à la simple énumération des ressources auxquelles l’approche de mobilisation des ressources réduit souvent les logiques organisationnelles (Clemens, 2005). Les savoir-faire8 renvoient aux ressources informationnelles ou en termes de connaissance dont disposent les membres de l’organisation. Ils portent sur l’organisation elle-même ou sur la réalisation de ses objectifs et de ses activités (Cress et Snow, 1996 : 1095-6). Le courant de la mobilisation des ressources a surtout traité le second aspect, alors que le premier touche directement à la dynamique d’action collective, car elle détermine le degré et le type d’implication des membres. Les savoir-faire mobilisés par une organisation environnementale vis-à-vis de ses publics sont relatifs aux problèmes d’environnement, aux processus politiques et, au-delà de la seule sphère politique, à tous les publics qu’elle interpelle, comme le tableau 2 le précise.
Tableau 2. Membres de l’organisation, savoir-faire et ressources

67Les savoir-faire présents au sein d’une organisation sont essentiels dans l’analyse des relations qu’elle entretient avec son environnement extérieur. Le concept se substitue aux ressources morales, matérielles, informationnelles et humaines, habituellement identifiées pour montrer ce qui concourt concrètement à l’action collective. Les distinctions que j’ai établies entre différents savoir-faire sont utiles afin de mener à bien la comparaison entre organisations. Si les savoir-faire sont génériques, la compétence d’une organisation est, elle, spécifique. Elle est construite dans le temps, par ses membres et ses relations avec les publics externes.
68Les distinctions que le tableau 2 établit sur les savoir-faire servent l’analyse des relations entre les différents membres de l’organisation. La répartition des responsabilités entre salariés et bénévoles touche aux savoir-faire mobilisés dans la réalisation de ses objectifs. Une attention particulière sera prêtée aux réformes des statuts et à la réorganisation interne des services ainsi qu’aux politiques à destination des membres, bénévoles ou groupes locaux qui peuvent directement participer au fonctionnement, voire aux activités. Ce sont des moments favorables à la confrontation de visions sur ce que l’organisation doit faire et être, qui sont souvent révélateurs de tensions internes sur la place de chacun.
Hypothèse 3 – Décisions critiques, compétence et caractère spécifiques – Les décisions critiques portent sur les publics externes, les actions à mener et les relations entre les membres
69Cette dernière hypothèse valorise l’étude du cours de l’action. Ce qui relève des décisions critiques touche toute décision susceptible de contrarier la compétence de l’organisation. Une décision critique induit une rupture de trajectoire se concrétisant par de nouveaux fonctionnements et activités. Les trois dimensions isolées ici ont été soulignées par P. Selznick comme des leviers significatifs de l’évolution des organisations. Elles le sont tout autant pour des organisations environnementales qui doivent déterminer quels publics solliciter pour soutenir leurs actions et parvenir à leurs fins. Ces choix peuvent influencer les logiques de mobilisation en interne et contrevenir aux routines auxquelles adhèrent les membres. Le dilemme entre mobilisation des membres et soutien des publics externes est résolu de différentes manières et varie au cours du temps. L’analyse identifie les convergences et contradictions possibles entre les pressions externes et les logiques internes pour chacune des organisations étudiées.
70Cette hypothèse prolonge les deux précédentes, respectivement sur les pressions internes et externes, afin d’analyser sur quelles allégeances une organisation se construit, vis-à-vis de ses publics et de ses membres. Les distinctions associées aux hypothèses 1 et 2 ne visent pas à établir une typologie d’organisations environnementales sur la base de leurs différents publics, à l’instar, par exemple, de Hanspieter Kriesi (1996). Elles montrent une combinatoire de choix afin de servir l’analyse conjointe des décisions critiques et des pressions sur les organisations.
71Cet objectif correspond à l’approche organisationnelle défendue dans cet ouvrage. Cette section a montré que l’institutionnalisation n’est pas simplement le résultat de pressions externes, mais est médiatisée par des logiques internes. Les caractéristiques de ce processus sont riches d’enseignements pour comprendre la capacité d’adaptation d’une organisation à son environnement. Le cadre d’analyse renoue avec les dimensions interne et externe associées à l’action collective dans des voies originales. Se substituant à une analyse des motifs individuels (Fillieule, 2001), la dynamique d’action collective spécifique à chaque organisation est abordée ici à travers des éléments sur l’identité des membres et les politiques à destination des adhérents et bénévoles. Le contexte n’est délibérément pas formalisé, mais envisagé à partir des attentes auxquelles chacune tente de répondre.
72En procédant à une comparaison entre organisations, l’enjeu est de tester une éventuelle convergence des modes d’action, qui s’expliquerait par les transformations observables dans l’action publique et associées au terme de gouvernance. Opérationnaliser une méthodologie adaptée à ce cadre d’analyse implique de revenir sur l’arrière-plan épistémologique de cette recherche. Ce dernier détermine en effet les dimensions empiriques à observer et la logique de démonstration qui sera présentée ensuite.
La valeur ajoutée d’une approche organisationnelle et pragmatiste
73Dans cette section, je détaille davantage les fondamentaux de l’approche organisationnelle et pragmatiste développée dans cet ouvrage. Rappeler les postulats de ce courant de philosophie américaine qui a émergé au tournant du xxe siècle permet de resituer les terminologies utilisées et la logique de démonstration qui va suivre. Cet éclairage par des aspects épistémologiques est également utile pour justifier le cadre d’analyse multidimensionnelle présenté dans la section 2, explicitant ainsi mes choix théoriques vis-à-vis d’autres courants d’études organisationnelles qui ont inspiré des travaux portant sur les mouvements sociaux.
Ce que révèle le cours de l’action
74Le pragmatisme a essaimé en philosophie avec Charles Sanders Pierce et William James, en sciences de l’éducation et psychologie avec John Dewey et, enfin, en sociologie avec George Herbert Mead. Ce courant de pensée repose sur quelques propositions centrales qui traduisent un parti pris en faveur de l’étude des processus et du cours de l’action en train de se faire. Cette approche a été introduite en sciences sociales afin de revisiter ou reformuler plusieurs hypothèses classiques qui y ont été développées (Joas, 1993 ; Ansell, 2011).
75Le pragmatisme réunit trois caractéristiques complémentaires : antidualisme, antidéterminisme et anti-essentialisme. L’antidualisme est un élément central de redécouverte des ressorts à l’œuvre dans l’action humaine et sociale (Joas, 1993 : 72 ; Ansell, 2011 : 10). Le pragmatisme rejette en effet les raisonnements qui procèdent par opposition pour appréhender comportements humains et réalité sociale. Il apporte, selon H. Joas, une alternative aux deux principales approches, « rationnelle » ou utilitariste et « normative » (Joas et Beckert, 2002 : 20), qui continuent d’organiser les débats en sociologie, dans le prolongement de la distinction établie par Max Weber entre une rationalité en finalité et une rationalité en valeur. Les théories du choix rationnel s’inscrivent dans la première approche qui fait du calcul en fonction de préférences préétablies le moteur de l’action humaine. Le constructivisme de Peter L. Berger et Thomas Luckmann (1991 [1966]) ou le structuro-fonctionnalisme de Talcott Parsons (1937) s’apparentent à la seconde approche : les valeurs sont construites socialement, intériorisées, reproduites et actualisées par les individus. Le pragmatisme bouleverse ce clivage en rejetant trois oppositions structurant les débats en sociologie : fins/moyens, valeurs/intérêts, agence/structure.
76Le concept de « fins-en-vue » (ends-in view) de J. Dewey traduit l’idée d’un aller-retour entre fins et moyens. Il conteste l’opposition fins-moyens (ends-means), offrant un levier d’analyse critique vis-à-vis de l’approche en termes de choix rationnels (Joas et Beckert, 2002 ; Whithford, 2002). Les fins ne sont pas nécessairement préétablies et constantes, elles sont également (re)découvertes dans l’action. Aussi les moyens, de nouvelles possibilités d’action, peuvent à leur tour devenir finalités. L’acteur ne peut avoir la vue d’ensemble des possibilités d’action et à mesure qu’il progresse, il explore et teste de nouvelles options. « Les objectifs ne sont pas fixés extérieurement mais émergent dans le “processus lui-même” de l’action, dans une interaction réciproque entre fins et moyens » (Joas et Beckert, 2002 : 279).
77La distinction entre valeurs et intérêts n’a pas davantage de portée pour le pragmatisme. L’action est nécessairement signifiante, sans que le sens investi soit pour autant figé une fois pour toutes. Les valeurs, les idées sont par définition temporaires, car actualisées, révisées dans le cours de l’action (Ansell, 2011 : 199). L’action se justifie par des représentations de nature différente et susceptibles de changer.
78Enfin, en reconnaissant une capacité d’innovation à l’acteur, le pragmatisme rejette le clivage agence-structure, la structure faisant ici référence aux déterminismes sociaux ou naturels. H. Joas (1997 ; Joas et Beckert, 2002) considère « la créativité de l’action » comme un postulat central d’un agir fondamentalement ancré dans le présent. L’action prend sens par rapport à des situations concrètes et problématiques quand elles remettent en cause les manières de faire et de voir de l’acteur. Les conséquences non anticipées qui déjouent ses prévisions ou l’incertitude et l’ambiguïté des situations offrent des possibilités inédites d’expérimentation et d’apprentissage. Les pragmatistes américains relient en effet la connaissance à des problèmes concrets et présents (H. Joas, 1993 : 19). Le présent offre des possibilités d’action et de découvertes. D’où le postulat suivant : « Non seulement l’action est subordonnée à la structure de la situation, mais la situation est constitutive de l’action (souligné par les auteurs) » (Joas et Beckert, 2002 : 274)9.
79Les postulats développés par le pragmatisme à l’instar de ces trois oppositions classiques en sociologie éclairent les postures anti-essentialiste et antidéterministe de cette approche. Les pragmatistes renoncent à rechercher l’essence des problèmes. Partant d’une critique du doute cartésien, ils valorisent la connaissance valide pour résoudre des situations concrètes. Le concept de vérité n’est pas une représentation correcte de la réalité. Il traduit une capacité accrue, et temporaire, d’agir en relation avec un environnement donné (Joas, 1993 : 19). D’où une réserve vis-à-vis des réifications conceptuelles ou des typologies qui extraient l’acteur de l’expérience et de l’expérimentation du présent. Le pragmatisme se définit en effet par une : « Ontologie relationnelle […] dans laquelle les entités sociales doivent être comprises au travers de leurs relations plutôt qu’au travers de leurs caractéristiques inhérentes (essentialistes) » (Ansell, 2011 : 200).
80Il rejette, par conséquent, les relations linéaires de causalité pour appréhender des processus complexes. La pensée pragmatiste procède ainsi par des « principes paradoxaux ». Ainsi du « processualisme structurel », l’action humaine est balisée par des habitudes qui résultent d’un processus d’adaptation, mais elle est également capable d’évoluer. « Non seulement les structures émergent des processus, mais en retour ces mêmes structures servent de charpente aux processus » (Ansell, 2011 : 14). L’image de l’échafaudage illustre bien un ressort logique plus subtil qu’un rapport de causalité linéaire. La compréhension des phénomènes sociaux et psychologiques repose sur la restitution d’une logique situationnelle (Whithford, 2002 ; Joas et Beckert, 2002). Dans une telle perspective, le cours de l’action justifie d’étudier l’acteur en situation, sans identifier a priori quels facteurs déterminent son comportement.
81Appliqués à l’étude du phénomène organisationnel, ces postulats orientent à la fois la logique de démonstration et les dimensions à considérer dans l’observation des phénomènes organisationnels.
82Conformément à une posture anti-dualiste, les organisations ne sont pas des moyens au service de fins délimitées. Elles acquièrent avec le temps une vie propre et des modes opératoires singuliers. Le tableau 1 illustre la réversibilité des fins et des moyens en considérant les publics des organisations environnementales comme des leviers d’action sur une situation problématique ou un soutien à la continuité de l’organisation. Il n’est pas possible de dissocier valeurs et intérêts dans l’analyse, c’est l’action qui les révèle. Ainsi, le concept d’engagement matérialise à la fois ce qu’est et ce que fait l’organisation. Les discours qui circulent en interne ou sont adressés à des acteurs extérieurs ne suffisent pas à décrire son véritable fonctionnement ou les valeurs qu’elle poursuit (Selznick, 1996 : 275). Enfin, reliée à la distinction agence et structure, la transformation d’une organisation ne résulte jamais complètement et nécessairement, ni d’une stratégie bien arrêtée, ni des seules contraintes de son environnement externe. L’expérimentation est un moyen de tester les limites et les capacités en interne, mais également les contraintes réelles de l’environnement. L’adaptation requiert de la part des leaders, mais également par des procédures internes, une capacité de réflexivité sur les propriétés de l’organisation dans ses interactions avec les attentes des publics extérieurs (Boin, 2001 ; Ansell, 2011).
83L’observation du cours de l’action est l’élément le plus structurant du volet empirique d’une approche pragmatiste. Il s’agit de retracer les problèmes concrets et les décisions critiques qui ont marqué la trajectoire de l’organisation afin de remettre en situation des modes opératoires susceptibles d’évoluer dans le temps. Les critères habituellement retenus pour décrire le fonctionnement des organisations environnementales, comme les activités d’influence (Rucht, 1990) ou les finalités affichées dans les statuts (Alcock, 2008), n’ont que peu de portée s’ils sont pris isolément les uns des autres et à un moment donné seulement. L’observation des aspects formels des organisations est en effet loin d’épuiser l’analyse de leur fonctionnement (Selznick, 1957 : 239).
84Sur le plan théorique, mon approche est donc conforme à une perspective institutionnelle dans le prolongement des travaux de P. Selznick, c’est-à-dire à la fois holistique et de long terme, optant pour l’étude du cours de l’action comme levier d’explication au détriment d’une démarche typologique (Boin, 2001 : 16). Elle justifie le cadre d’analyse multidimensionnel, présenté dans la section 2, et la combinatoire de choix offerts aux organisations environnementales qu’il intègre. L’organisation est considérée dans l’ensemble de ses activités et composantes, et dans une perspective longitudinale qui seule autorise l’observation de la répétition et du changement.
Valeur ajoutée vis-à-vis d’autres lectures du phénomène organisationnel
85Cette approche, centrée sur le cours de l’action, se distingue d’autres lectures du phénomène organisationnel appliquées aux mouvements sociaux. Elle diffère également d’approches qui négligent le contexte organisationnel comme niveau intermédiaire d’analyse et que je commenterai dans un premier temps.
86Il est possible de départager les analyses en fonction du niveau micro, méso et macro qu’elles privilégient, c’est-à-dire respectivement l’environnement dans lequel agit l’organisation, l’organisation elle-même et, enfin, les individus qui la composent. Les perspectives micro abordent des problématiques différentes des approches centrées sur les organisations. Elles s’intéressent en priorité aux individus qui s’y impliquent plutôt qu’à leurs leaders (Ganz, 2000) pour étudier les ressorts de l’engagement et de l’action collective. Ainsi, le travail que Sylvie Ollitrault (2008) consacre aux militants écologistes actifs dans des associations fait l’économie de l’analyse des contextes organisationnels et sociaux du collectif auquel ils appartiennent. Au contraire, Maurice Le Démézet et Bruno Maresca resituent les logiques d’engagement dans un espace géographique et un temps social délimité par les opportunités et les logiques d’action qui s’offrent à une organisation particulière, Bretagne Vivante (2003). Cette perspective, doublement située, éclaire l’évolution de la division du travail en interne des structures associatives de même que celle de leurs finalités.
87La pragmatique de l’action collective de Lilian Matthieu, qui ancre l’étude des mouvements sociaux dans l’observation des modalités concrètes de l’action collective, s’inscrit au contraire dans une lecture macrosociologique. L. Mathieu s’intéresse aux mobilisations émergentes, animées, par exemple, par des prostituées et des malades du sida, qui pour exister doivent s’imposer dans un « espace des mouvements sociaux ». La maîtrise des compétences et savoir-faire établis par les acteurs dans cet espace est essentielle au succès d’une mobilisation. Mathieu le définit comme contestataire afin d’insister sur les stratégies de distinction vis-à-vis des arènes politiques, des partis ou encore des organisations syndicales. L’accent mis sur l’action contestataire évacue la multiplicité des stratégies et donc l’inventivité dont les organisations font souvent la preuve, pour peu qu’on leur reconnaisse une latitude d’action (Andrews et al., 2010 : 1201).
88Ces deux séries de travaux illustrent l’importance de la focale d’analyse, déterminante pour embrasser, dans leur diversité, les activités entreprises par une organisation. Ce constat vaut également pour la sociologie des mouvements sociaux qui a intégré des développements de la théorie des organisations pour étendre l’analyse de l’environnement externe au-delà du seul contexte politique. L’impératif organisationnel, ou le principal ressort du comportement des organisations, diffère d’une approche à l’autre.
89Pour P. Selznick, il s’agit de l’intégrité institutionnelle : les organisations défendent un caractère et une compétence distincts auxquels sont attachés ses membres. Le concept d’institutionnalisation signale la dimension supplémentaire, signifiante, parce que valorisées pour elles-mêmes, que les activités d’une organisation prennent progressivement pour ses membres et les publics qu’elle vise. Ultérieurement, le concept de résilience exprime, dans les études institutionnelles, le fait que ces logiques endogènes constituent une force d’inertie vis-à-vis des pressions externes et limitent le risque de fragmentation que représentent des attentes différentes (Boin, 2001 ; Ansell et al., 2017).
90L’écologie des populations, les théories de la dépendance et le néo-institutionnalisme ont souligné que les pratiques organisationnelles, en usage dans une communauté, un environnement ou un champ, obéissaient respectivement à un impératif de survie, d’autonomie et de légitimité.
91L’écologie des populations met l’accent sur la dynamique des populations comme facteur explicatif du changement organisationnel. Les organisations individuelles ont peu de marge d’action, leurs propriétés ou la taille du secteur limitant leur capacité d’innovation. Elles peuvent néanmoins se maintenir dans une niche les protégeant de la compétition (Bosso, 2005). Si la nature qualitative de cette recherche ne permet pas d’entrer dans un tel débat, cette hypothèse stimulante mérite d’être examinée pour attester d’une éventuelle convergence des modes d’action et discours des organisations environnementales.
92Les théories de la dépendance aux ressources (Pfeffer et Salancik, 1978) considèrent les relations de pouvoir en interne ainsi que les phénomènes de cooptation entre organisations. S’ils partagent la vision politique des organisations de P. Selznick, c’est la recherche d’autonomie qui les définit. Cet impératif résume difficilement les comportements des entreprises (Donaldson, 1995) et a fortiori celui des organisations de cause. Les financements extérieurs, qu’ils soient publics ou privés, ont largement facilité leur émergence et leur croissance, certaines d’entre elles devenant de simples prestataires de services. Les devenirs d’une organisation environnementale sont en effet multiples.
93Le néo-institutionnalisme a plus largement inspiré la sociologie des mouvements sociaux. À l’origine des prémisses de ce courant, W. W. Powell et P. J. DiMaggio (1991 : 12-3), ont pris le contre-pied des thèses de P. Selznick, associées au old-institutionnalism, avec à l’appui une série de travaux contemporains tels que ceux de John W. Meyer, Lynne G. Zucker, Neil Fligstein, W. Richard Scott. Des autorités légitimes (État ou professions) prescrivent aux organisations les conduites à tenir dans les champs dans lesquels elles opèrent. Le concept d’isomorphisme explicite les mécanismes de diffusion en jeu (mimétisme, coercition, normatif). Il repose sur des logiques opérant au-delà des organisations, l’adoption de modèles organisationnels devenant quasi obligatoire. Les normes et valeurs d’une organisation ne reposent pas sur un processus de socialisation ou l’attachement des individus, car elles vont de soi (taken-for-granted). La rationalité des individus est en effet fondamentalement non réflexive. Dans cette vision qui favorise la « persistence » plutôt que le changement (Powell et DiMaggio, 1991 : 13), la légitimité est vue comme l’impératif organisationnel (Selznick, 1996 : 273).
94Il est difficile de rendre justice à l’ensemble considérable de travaux en sociologie des mouvements sociaux qui s’inscrit dans cette perspective. Cette vision mécaniste, suggérant la mise en conformité des formes et pratiques à des logiques de champs, a été révisée par des amendements plus ou moins radicaux des hypothèses de départ. Lounsbury et ses collègues développent, par exemple, l’idée d’effet institutionnel (Lounsbury et al., 2003). Malgré leur effort conséquent de transformation, l’ambition de généralisation de la théorie que représente l’ouvrage de Fligstein et McAdam (2011) prête lieu à des critiques. Jack A. Goldstone et Bert Useem (2012) montrent à l’appui de contre-exemples tirés de l’étude des firmes et des mouvements sociaux que les conditions du changement ou les motivations du comportement des acteurs sont plus variées que N. Fligstein et D. McAdam ne le suggèrent.
95Centrer l’analyse sur l’action éloigne le propos de cet ouvrage d’une théorie générale du phénomène organisationnel dans les mouvements sociaux. Par les postulats pragmatistes sur lesquels elle repose, l’approche défendue ici constitue néanmoins une véritable alternative au néo-institutionnalisme. Elle considère l’homogénéité des formes organisationnelles comme une question ouverte plutôt qu’un point de départ.
Des organisations nationales françaises de la période de fondation à 2015
96Cette étude vise à démêler le poids respectif des logiques organisationnelles et de celles relevant de leur environnement. Elle mobilise à cette fin une double comparaison, entre organisations et entre séquences de temps. Le processus d’institutionnalisation est abordé à travers la compétence distincte que des organisations nationales, basées en France, ont construite parallèlement au développement des politiques d’environnement depuis les années 1970. Il s’agit de montrer des caractéristiques spécifiques et des évolutions convergentes, sur plus de quatre décennies.
97Le contexte français se révèle pertinent pour aborder l’articulation entre changement organisationnel et action publique. Je signalerai ensuite comment les dimensions organisationnelles associées aux hypothèses m’ont conduite à isoler cinq organisations : les Amis de la Terre, France Nature Environnement, la Ligue de protection des oiseaux, Greenpeace France et le WWF France. Enfin, je terminerai en détaillant l’enquête empirique qui éclaire la logique de démonstration adoptée dans les chapitres suivants.
Sélection des cas
98Plusieurs aspects politiques et sociaux rendent l’examen du cas français particulièrement intéressant. Les trois modèles de politique environnementale s’y retrouvent aisément. Les premières régulations adoptées dans les années 1970 et 1980 se sont accompagnées d’un droit à la consultation. Les mécanismes inspirés du marché et les procédures de décision sans médiation de l’État sont apparus à la décennie suivante, sans se substituer au corpus juridique existant (Halpern, 2011). La France est, par ailleurs, un membre fondateur de l’UE actif dans le droit de l’environnement depuis les années 1970 (Berny, 2011 ; Delreux et Happaerts, 2016). D’application directe dans les États membres, ce droit a été également marqué par le tournant de la gouvernance. La France a souvent été mise en cause pour non-respect du droit européen en matière d’environnement. Cette situation s’explique par plusieurs caractéristiques françaises. Le pays comporte la biodiversité la plus importante à l’échelle de l’Europe, et ceci même en excluant les territoires ultra-marins. Par ailleurs, il est devenu depuis les années 1970 l’un des plus nucléarisés au monde. Son modèle d’agriculture productiviste l’a placé au premier rang des agricultures mondiales. Les professions agricoles et les chasseurs, ces derniers comptant parmi les contingents nationaux les plus importants en Europe, ont régulièrement essayé de neutraliser certains dispositifs européens (Busca et Salles, 2005).
99Les organisations mobilisées pour défendre des causes associées à la protection de la nature ou de l’environnement ont été précoces en France. Pourtant, le mouvement environnemental y a été notoirement peu institutionnalisé, car il disposait de très faibles effectifs de membres individuels et de salariés à la fin des années 1980 (Dalton, 1994). Cette situation s’est prolongée dans la décennie suivante (Dziedzicki et al., 1995). Dans le cadre d’une comparaison européenne, Hein-Anton van der Heijden (1997) souligne le caractère contestataire et la forme centralisée des organisations environnementales françaises de dimension nationale, en raison de l’attitude hostile des élites politiques et de l’existence d’un État centralisé10. L’examen des relations étroites de collaboration établies entre le ministère de l’Environnement et ses alliés associatifs invalide cette analyse (Spanou, 1991 ; Lascoumes, 1994). La nature des interactions entre autorités politiques, administrations et groupes environnementaux varie en réalité en fonction des enjeux (Hayes, 2002). La forme centralisée prêtée aux organisations nationales ne tient pas davantage à l’analyse de leur trajectoire, comme je le développerai.
100L’homogénéité supposée des formes et pratiques organisationnelles fait l’impasse sur la dimension locale des mobilisations en faveur de l’environnement en France (Maresca, 1996 ; Fillieule, 2003). Les principales organisations nationales qui ont relayé ces revendications, voire épaulé ces contestations, n’en ont que rarement tiré davantage de membres ou de notoriété. En cela, le mouvement hexagonal ne diffère pas de ce qui est observé dans les années 1990 dans d’autres pays européens. L’environnement y apparaît comme une « grande cause locale » (Maresca, 1996) dont il est difficile de cerner les actions (cf. encadré 1 infra). Les études les plus complètes sur les associations d’environnement - le statut juridique dans lequel se classent souvent les organisations environnementales - datent des années 1980-1990. Les enquêtes les plus récentes sur le secteur associatif en France ne donnent que rarement d’estimations chiffrées à leur sujet étant donné le poids relativement faible du nombre de structures et d’adhérents.
101Les cinq organisations retenues pour cette enquête appartiennent à la frange la plus stable du mouvement environnemental. Leur création coïncide avec les premiers temps des politiques d’environnement en France, au niveau européen et international, de manière précoce pour la LPO, sensiblement plus tardive pour Greenpeace. Elles partagent également des caractéristiques bien distinctes vis-à-vis d’autres structures de dimension nationale. Toutes ces organisations en sont venues à traiter une très grande variété d’enjeux d’environnement, tout en suivant leur actualité au niveau international. Elles sont, ou ont été, des interlocuteurs des pouvoirs publics et d’autres organisations politiques. Elles ont pris part à des luttes emblématiques pour le mouvement environnemental dans son ensemble, que ce soit la défense du plateau du Larzac menacé par l’extension d’un terrain militaire, les contestations contre les projets d’infrastructures nucléaires et de transport, la sauvegarde de l’ours dans les Pyrénées, les marées noires en Bretagne. Enfin, ces cinq structures appartiennent à des tendances différentes du mouvement environnemental. Le WWF et la LPO sont affiliés au courant de la conservation, Greenpeace et les Amis de la terre aux mobilisations écologistes. FNE représente un cas intermédiaire étant donné la diversité des vues en son sein.
102Vis-à-vis des hypothèses présentées, ces organisations déploient des modes d’action suffisamment variés pour autoriser un examen des différentes modalités de réponse à des pressions externes (cf. tableau 1). Leur public prioritaire varie parmi les catégories identifiées par l’hypothèse 1. Il s’agit du grand public pour les AT, des pouvoirs publics pour la LPO, des entreprises dans des modalités différentes pour Greenpeace et le WWF et, enfin, d’autres associations pour FNE. Leurs logiques organisationnelles sont a priori spécifiques, avec des règles et des instances de décision particulières. Elles appartiennent enfin à des réseaux internationaux et/ou européens qui diffèrent grandement à cet égard. Toutes les cinq présentent pourtant des traits morphologiques communs, suggérant des savoir-faire équivalents, ou du moins comparables. Elles sont enfin toutes dotées d’implantations locales, aux statuts et à l’autonomie variables, et ont des donateurs, si ce n’est des adhérents.
Encadré 1. Associations d’environnement en France, état des lieux
Nombre d’associations
2 millions sont enregistrées en préfecture, selon le Registre national des associations (RNA).
1,3 million ont une existence effective. Le RNA ne tient pas compte des associations inactives et qui n’ont pas été dissoutes (Édith Archambault et Viviane Tchernonog, Repères sur les associations en France aujourd’hui, mars 2012). La part relative tenue par l’environnement reste modeste, variant selon les enquêtes de 3,5 à 3,8 % dans le Registre national des associations (Cécile Bazin et Jacques Malet, « France associative en mouvement », Recherches et solidarités, 2014) au cours des 5 dernières années.
20 000 associations ont pour objet principal l’environnement (Rapport d’information de l’Assemblée nationale, Commission du développement durable et de l’aménagement du territoire, 2 février 2011).
Dynamiques de population
Les données les plus détaillées ont été fournies par des enquêtes régionales menées au milieu des années 1990. Les chercheurs ont établi quelles associations étaient actives parmi l’ensemble de celles déclarées loi 1901, en Auvergne, Île-de-France et Basse-Normandie (Agostini et al., 1995).
1 500 à 2 000 nouvelles créations, chaque année, avaient pour thématique l’environnement.
5000 à 6000 existent de manière pérenne. Souvent créées dans les années 1980, elles constituent le noyau dur du mouvement associatif en France (ibidem).
112 sont agréées protection de l’environnement au niveau national en 2011, pour un total de 1600 associations agréées. Elles incluent des associations de chasseurs. La réforme de l’agrément, en 2012, a considérablement réduit le nombre d’associations agréées.
Il n’existe pas de données combinées des associations agréées au niveau régional. L’agrément protection de l’environnement obtenu au titre des articles L 141-1 et R 141-1 à R 141-20 du Code de l’environnement leur permet d’ester en justice et d’accéder à diverses instances de consultation prévues par la loi.
Adhérents
3 à 4 % des Français étaient adhérents à une association d’environnement au cours des années 2000, tandis qu’environ 50 % des Français sont membres d’une association au cours de la même période.
Depuis 1979, ce taux d’adhésion oscille entre 2 % et 4 % (données obtenues directement auprès du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie des Français [CREDOC], le taux est calculé sur un échantillon de 2000 personnes de 18 ans et plus).
Reconstitution de trajectoires : éléments méthodologiques
103La restitution des trajectoires organisationnelles a consisté à explorer, conformément aux hypothèses présentées, trois grandes thématiques : les activités entreprises, les instances et modes de décision, l’identité des membres de l’organisation. Combinée à une analyse documentaire, l’enquête par entretien visait à isoler les décisions critiques à l’origine d’inflexions de trajectoires, et donc à valider les premières observations déduites de la consultation de documents et archives diverses. Détailler ces deux étapes permet de montrer comment a été surmonté le manque d’homogénéité des sources sur une période de quatre décennies.
104L’analyse documentaire a d’abord procédé par la recherche de tous les documents susceptibles de renseigner les activités de ces organisations de même que l’identité de leurs animateurs. Elle a porté sur les rapports d’activité, les statuts, les documents de positionnements ainsi que, quand ils existaient, les comptes rendus d’assemblées générales et les données budgétaires. Au moment de l’enquête, ces éléments étaient disponibles, de manière plus ou moins continue et depuis leur date de création, pour FNE, la LPO, les AT, respectivement à leurs sièges pour les deux premières et aux Archives nationales pour la dernière. Les publications à destination des adhérents ont été particulièrement précieuses pour combler les lacunes sur la période antérieure aux années 1990, pour Greenpeace France et le WWF France. Les années 1980 ont été couvertes à partir des originaux de Greenpeace magazine et de Panda magazine. Les circonstances de création du WWF en France ont donné lieu à l’exploitation inédite d’un fonds d’archives11. À partir du milieu des années 1990, les données financières et relatives aux activités sont davantage disponibles sous forme de rapports d’activité, à l’exception du WWF France où ces documents ont disparu du siège. Les obligations légales récentes12 expliquent les informations encore plus détaillées qu’il est possible d’obtenir désormais sur le montant des budgets et leur utilisation. Enfin, des sources secondaires ont été intégrées dans l’analyse, rapports de recherche mais également d’institutions telles que l’Assemblée nationale ou la Cour des comptes.
105La deuxième étape de la recherche a consisté à mener des entretiens (n = 47) en 2013 et 2014. Ils complètent des entretiens réalisés antérieurement auprès de responsables, de permanents bénévoles et salariés actifs dans la structure à différentes périodes et cités dans le texte autant que de besoin. La grille d’entretien semi-ouverte a été adaptée aux éléments de contexte plus spécifiques à chaque organisation. Il s’agissait en effet de confirmer les logiques de fonctionnement identifiées, mais également d’établir les moments les plus critiques, qu’ils s’expriment sur le plan financier, par des tensions entre les membres ou par les conséquences induites par des actions entreprises. Ces entretiens avaient un double objectif : obtenir des informations objectives sur le fonctionnement de l’organisation, mais également des points de vue différents sur ses stratégies. Enfin, une demi-douzaine d’entretiens ont été réalisés auprès de fonctionnaires du ministère de l’Environnement entre 2013 et 2016.
106La dimension comparative de cette recherche, à la fois entre organisations et périodes dans le temps, a été valorisée avec succès pour accéder aux acteurs. Il s’agit d’une démarche conforme à l’un des postulats du principe du pragmatisme : la capacité de réflexivité et d’expérimentation prêtée à chacun. La possibilité d’envisager une séquence passée de l’organisation a été un élément motivant nombre de réponses positives à la démarche d’entretien. Le conflit faisant partie de la vie des organisations, le recoupement de l’information a été un élément constant dans le choix des interlocuteurs.
107Les témoignages recueillis, portant sur les débuts des structures jusqu’en 2014, offrent de ce point de vue un panorama passionnant des décisions et logiques organisationnelles, dans l’immédiateté des situations présentes, mais également dans leur similitude, entre organisations et entre périodes.
L’analyse dans le temps de compétences distinctes
108Le déroulement qui suit opérationnalise les concepts et hypothèses d’une approche organisationnelle et pragmatiste appliquée aux organisations environnementales. Elle postule l’inventivité des acteurs sociaux, essentielle afin de saisir les changements internes qui accompagnent les transformations de l’action publique ou y répondent. Le découpage chronologique de l’analyse obéit à une double logique, à la fois déductive et inductive, dans les politiques et au sein des organisations.
109Il correspond tout d’abord aux séquences habituellement identifiées dans le développement des politiques environnementales, isolées dans la section 1. La nature inductive de ce découpage repose sur l’observation de logiques internes spécifiques à chaque organisation. L’analyse comparée conduit ainsi à séquencer des processus similaires au regard des décisions critiques, qu’elles portent sur les publics ou les leviers de changement en interne.
110Le concept de compétence distincte en est le fil conducteur. Il présente l’avantage de pouvoir approfondir en cours d’analyse leurs caractéristiques en termes d’institutionnalisation et de leadership. L’institutionnalisation renvoie à la répétition d’un modèle de comportement dans le temps, qui devient une valeur en soi et à laquelle les membres sont attachés. Ce processus ne conduit néanmoins pas nécessairement à un caractère cohérent, conformément à la perspective de P. Selznick, c’est-à-dire où les buts et les activités concrètes sont alignés sur le sens partagé d’une mission. La tâche des leaders consiste précisément à infuser un sens commun de l’action collective dans la structure.
111Le chapitre suivant considère le moment fondateur comme le premier jalon dans la trajectoire à venir de l’organisation. Le troisième chapitre aborde la problématique de la formalisation des relations au sein de l’organisation et avec ses publics. Le processus contribue à stabiliser des compétences distinctes. Le quatrième chapitre analyse une lutte pour l’existence qui est résolue par une recomposition partielle des allégeances parallèles à un processus de professionnalisation. Si ces développements renforcent les compétences existantes, ils ne contribuent pas à rendre plus cohérent le caractère de ces organisations. Le cinquième chapitre examine les causes et conséquences d’une diversification plus grande des publics et activités menées au sein de chaque structure. L’institutionnalisation partielle y devient problématique pour accompagner l’adaptation que ce changement d’échelle requiert. Enfin, le dernier chapitre, qui débute en 2006, aborde la résilience que ces organisations ont développée face aux changements affectant les contextes politique et économique, ces deux dimensions recouvrant les publics qu’elles ciblent, c’est-à-dire les autorités, les citoyens et les entreprises. C’est une séquence propice à l’analyse du leadership et des réformes entreprises dans ces organisations en réponse à une « crise institutionnelle », révélée parce que les anciens modes de faire ne sont plus tenables (Boin, 2001 : 42).
Tableau 3. Séquences étudiées : des logiques organisationnelles distinctes et comparables

112Comme l’illustre le tableau 3, les observations de la trajectoire de chaque organisation ont construit la démonstration qui va suivre. La compétence distincte de chacune constitue le cœur du propos de cet ouvrage. Il s’agit en effet de la dimension empiriquement observable, construite par la grille d’analyse, qui a été présentée ici. Mobilisé dans une perspective longitudinale du changement organisationnel, c’est également un facteur explicatif des trajectoires organisationnelles dans les choix qu’elle traduit en termes de publics, ou de savoir-faire et de modes de relations en interne. Les compétences se construisent dans le temps et dans des voies différentes, tout en manifestant les défis contemporains de la gouvernance de l’environnement.
Notes de bas de page
1 En France, la distinction entre écologues et écologistes, destinée à différencier les scientifiques des groupes politiques, n’est pas encore tranchée dans les années 1970 (Lefeuvre, 1995 : 39).
2 Les besoins fondamentaux, et donc matériels, d’accès aux ressources naturelles telles que l’eau et la terre sont au contraire centraux dans les mobilisations environnementales des pays en voie de développement (Doyle et al., 2016 ; Martinez-Alier, 2003).
3 La création de l’Aubudon Society en 1886 rend hommage à l’ornithologue américain. L’ouvrage de Rachel Carson en 1962, Silent Spring, sur les effets nocifs des DDT (Dichlorodiphényltrichloroéthanes) employés dans l’agriculture, est emblématique de recherches publiées par des scientifiques et des penseurs aux États-Unis et en Europe.
4 D’autres auteurs ont, au contraire, souligné l’importance de ces organisations face à des intérêts habituellement mieux organisés. Aux États-Unis, leur survie a permis de protéger des pans entiers de législations environnementales menacés par les gouvernements conservateurs élus dans les années 1980 et 1990 (Bosso, 2005 ; Mcgregory Klyza et Souza, 2008).
5 Chris Argyris et Donald A. Schön (2001) ont repris cette distinction dans leur ouvrage iconoclaste en opposant l’apprentissage à simple boucle et l’apprentissage à double boucle.
6 La théorie de la mobilisation des ressources s’est inspirée de l’étude de la TVA de Selznick (Zald et Ash, 1966 ; Mcadam et Scott, 2005 : 6), en considérant que l’institutionnalisation résulte de pressions internes et externes. L’accent mis sur les ressources et leur disponibilité dans l’environnement des mouvements sociaux conduit à négliger les logiques internes aux organisations (Morris, 2000).
7 Au début du xxe siècle, pour s’opposer à l’industrie de la plumasserie, la Royal Society for the Protection of Birds (RSPB) tourne en dérision les femmes qui se parent de chapeaux exotiques et colorés (Chansigaud, 2013).
8 Le terme de savoir-faire est préféré à celui de compétence. L’équivalent en anglais « the know-how », renvoie à la même idée (Oliver et Marwell, 1992).
9 Le rapport entre agence et structure n’est pas tenu constant, contrairement à la théorie de la structuration de Giddens (Emirbayer et Mische, 1988 : 1004).
10 Guillaume Sainteny (1994a) utilise le concept de structure des opportunités politiques de manière plus dynamique pour montrer les stratégies de marginalisation ou, au contraire, d’intégration des principaux partis vis-à-vis des prémisses de structures partisanes écologistes apparues dans les années 1970, avant de fusionner au sein des Verts.
11 « Histoire du fonds mondial en France ». Fonds Jean Sainteny : 3SA 6-7. Bibliothèque d’histoire de Sciences Po.
12 Ainsi la réforme de l’agrément « association de protection de l’environnement » qui avait été établi par la loi sur la protection de la nature (1976). Deux textes en précisent les conditions d’attribution, pour une durée désormais limitée à 5 ans et renouvelable (Décret no 2011-832 du 12 juillet 2011 et arrêté du 12 juillet 2011).
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