Préface
p. I-III
Texte intégral
1L’ouvrage de Nathalie Berny vient à point nommé.
2Il propose, tout d’abord, une contribution originale à l’analyse des politiques de l’environnement en France, en comparant sur un plan longitudinal cinq associations majeures que sont la Ligue de protection des oiseaux, France Nature Environnement, le World Wildlife Fund, Greenpeace et les Amis de la Terre. Cette contribution était nécessaire car elle permet de dépasser la vision parfois trop réductrice, homogène ou instrumentale de ces associations que l’on trouve dans la littérature consacrée aux politiques de l’environnement, en insistant au contraire sur leurs singularités - y compris lorsqu’elles sont soumises à des pressions externes ou des tensions internes identiques. Ainsi, loin de converger autour d’un modèle unique d’associations de défense de l’environnement qui, au fil du temps, se seraient professionnalisées, ces cinq structures maintiennent chacune des styles distinctifs dans leur fonctionnement interne et les relations qu’elles entretiennent avec leur environnement.
3L’ouvrage de Nathalie Berny souligne ensuite toute l’importance que revêt pour l’analyse des mouvements sociaux l’entrée par les organisations. Ce faisant, il introduit la communauté des politistes français à une littérature avec laquelle elle n’est guère familière, la sociologie des organisations, afin de souligner l’importance du facteur organisationnel dans l’étude des mobilisations collectives. Là où la sociologie des mouvements sociaux insiste sur la dimension des ressources, les activités de cadrage ou les policy venues, Nathalie Berny met en évidence le fait que ces associations sont aussi des organisations, et qu’à ce titre, il est utile de s’intéresser à la manière dont elles coordonnent leurs activités, conçoivent et mettent en œuvre des actions, recrutent leurs membres ou prennent des décisions. Elle s’inscrit ainsi dans un courant de recherche dynamique aux États-Unis, au croisement des sociologies des organisations et des mouvements sociaux, autour les travaux de Lounsbury, Rao, Soule, Kellog, Clements, Schneiber ou Davis, qui entend rendre compte des processus de changement et de formalisation des mouvements sociaux. L’ouvrage de Nathalie Berny est une contribution importante à ce courant, tant par l’originalité de son objet que par le fait qu’il porte sur un cas français.
4Nathalie Berny vient enfin nous rappeler que la sociologie de l’action publique, si elle privilégie depuis un certain nombre d’années le rôle des idées, des instruments ou encore des discours, a trop souvent négligé la place des organisations, mais aussi l’importance des groupes professionnels ou encore du travail militant, dans l’analyse des politiques publiques. Outre que les associations qu’étudie l’auteur s’inscrivent à chaque fois dans un moment particulier, qu’elles contribuent à structurer la question environnementale en France puis en deviennent des acteurs majeurs aux côtés des pouvoirs publics, autrement dit qu’elles permettent de jeter un regard décalé et original sur le rôle et la place des associations dans la construction de l’action publique ; l’organisation même de ces structures, leurs modalités de fonctionnement, leurs processus de décision, les formes de professionnalisation à l’œuvre en leur sein, sont autant de prismes à travers lesquels il est possible de comprendre les modalités concrètes de production d’une action en faveur de l’environnement et les « ordres locaux », pour reprendre le concept forgé par Erhard Friedberg, dans lesquels cette action se construit.
5Par cette triple contribution, Nathalie Berny démontre ainsi que le pouvoir n’est pas uniquement une dimension des relations que ces associations entretiennent avec leurs financeurs ou les pouvoirs publics, mais qu’il s’inscrit également dans les relations qui se nouent en leur sein ; que les valeurs dont sont porteuses ces associations ne relèvent pas seulement d’un registre symbolique mais sont constitutives des compétences qu’elles développent ; que le projet démocratique qu’elles incarnent vis-à-vis de l’extérieur se conjugue parfois mal avec leurs modes de décision en interne. Bref, que ce sont des organisations comme les autres et, plus important encore, que cette dimension organisationnelle est essentielle pour analyser la production d’une action publique qui réunit autour d’un enjeu comme l’environnement une pluralité d’organisations aux statuts aussi divers que des administrations, des agences, des entreprises et des associations.
6Pour procéder à ce travail original, Nathalie Berny s’appuie sur les travaux de Philip Selznick et notamment l’importance que cet auteur, trop longtemps méconnu et que la sociologie des organisations redécouvre depuis peu, accorde aux valeurs dans les processus d’institutionnalisation. Cela lui permet de prendre ses distances avec une littérature sur l’action collective qui privilégie les stratégies de mobilisation des organisations non gouvernementales et les réponses qu’elles apportent aux structures d’incitation ou aux pressions de leur environnement ; pour s’intéresser au contraire aux projets de leurs fondateurs, aux styles de leadership, aux publics auxquels elles s’adressent et aux valeurs que partagent leurs membres. La référence à Selznick permet également à Nathalie Berny de se démarquer des analyses néo-institutionnalistes des mouvements sociaux sur deux questions centrales : le maintien organisationnel et l’ajustement des fins et des moyens. L’institutionnalisation comme condition de la pérennité de l’organisation ne dépend pas d’une mise en conformité avec les logiques institutionnelles des champs avec lesquels elle interagit. En d’autres termes, le maintien de l’organisation n’a pas une dimension exclusivement matérielle, par l’accumulation des ressources, ou normative, par l’ajustement à des logiques de champs. Il dérive aussi de l’investissement des membres, des conflits autour des valeurs et de leur attachement à la structure. Quant à l’ajustement des fins et des moyens, il ne relève pas exclusivement de la stratégie mais est dicté par des habitudes de faire et des relations de pouvoir. Que ce soit les modes de résolution de crise ou bien les différents styles de leadership, l’analyse montre ainsi une continuité remarquable, d’une période à l’autre, au sein des mêmes structures.
7L’étude de Nathalie Berny repose sur une recherche empirique conséquente. Le travail de reconstitution de l’histoire des cinq organisations est tout à fait impressionnant et unique en son genre. On appréciera la richesse des données, la reconstitution des différents tournants de la vie de ces associations (et notamment les crises régulières qui les secouent), l’analyse des différentes périodes qu’elles traversent et les contraintes qu’elles leur imposent, la description de leurs modes d’organisation et de leur évolution. Toutefois, la force de la démonstration tient surtout à sa dimension temporelle, l’étude couvrant plusieurs décennies, et la méthode comparative. C’est par la comparaison à différentes époques que l’on comprend à la fois ce qui distingue ces associations entre elles, mais aussi les raisons pour lesquelles elles sont parvenues à rester actives aussi longtemps.
8Cet ouvrage vient décidément à point nommé et constituera à n’en pas douter une contribution importante à la sociologie des organisations, la sociologie des mouvements sociaux et la sociologie de l’action publique.
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