7. Une fermeture accommodante
L’inscription contrariée d’une occupation d’usine dans l’espace du quartier
p. 171-193
Texte intégral
1Ce chapitre analyse une mobilisation mettant en jeu le devenir d’un site industriel du littoral sud marseillais : l’usine Legré Mante, à la Madrague de Montredon (Marseille, 8e arrondissement). En 2009, la dernière usine du secteur met un terme définitif à son activité, au terme d’une longue occupation des locaux par les ouvriers. La friche est vendue à un promoteur, pour y réaliser un important programme immobilier, contesté par les riverains. Le chapitre se penche sur l’occupation de l’usine, tout en élargissant la réflexion à l’espace du quartier : en interrogeant tout d’abord les extensions de la lutte hors les murs l’usine ; en questionnant ensuite, mais plus succinctement, les déplacements de la mobilisation sur la scène du quartier et son recadrage sur des enjeux de politique urbaine : refus d’un projet immobilier dont l’impact sur le quartier n’est pas maîtrisé et contestation du plan de dépollution, au motif qu’il n’offre pas de garanties sanitaires suffisantes aux riverains. C’est donc l’inscription spatiale – entendue dans le double sens d’ancrage dans le proche et d’élargissement à d’autres publics – de ce qui est au départ une lutte sociale pour la sauvegarde de l’emploi qui se trouve ici questionnée.
2L’enquête se situe à la croisée de deux séries de travaux, soucieux d’inscrire les mobilisations dans l’espace1. Un premier ensemble de recherches s’intéresse aux conflits du travail, en élargissant le périmètre de l’enquête hors les murs de l’usine. Deux pistes sont généralement adoptées. L’une, centrée sur la trajectoire sociale et professionnelle des acteurs, interroge la manière dont les pratiques et les sociabilités locales (de quartier, de village) sont importées et reproduites sur la scène du travail ou interfèrent simplement avec elle. Revenant plus de vingt ans après sur la fermeture de l’usine d’un village de l’est de la France, Nicolas Renahy montre par exemple que les sociabilités locales et le capital d’autochtonie des leaders locaux de la CGT ont alimenté un syndicalisme qu’il qualifie de « villageois », jusqu’à ce que l’occupation de l’usine, peu suivie, en signe la fin2. Dans son travail sur la grande distribution, Marlène Benquet soutient l’hypothèse que le mouvement de grève d’un hypermarché des quartiers nord de Marseille doit beaucoup au caractère local du recrutement et à l’ancrage d’une partie des employés dans le quartier3. Des chercheurs ont adopté la perspective inverse – c’est la seconde piste – pour interroger la territorialisation des conflits partis des lieux de travail, puis étendus à des échelles plus larges grâce au soutien d’organisations politiques et syndicales, d’élus et de groupes sociaux étrangers aux mondes de l’industrie. Depuis les travaux pionniers de sociologues du travail tels que Denis Segrestin et Nicole Mercier4, qui tentent de mesurer « l’effet territoire » dans les mobilisations ouvrières, certains chercheurs se sont ainsi intéressés à l’inscription territoriale de conflits du travail et à leur extension sur des scènes élargies. C’est par exemple le cas de Tudi Kerrnalegenn qui, à partir d’une lutte sociale dans une usine bretonne, mobilise la frame analysis pour montrer que l’extension territoriale du conflit ouvrier doit beaucoup à la mise en place d’un cadre d’injustice régionale par les réseaux de solidarité aux grévistes, CFDT et PSU en tête5. Une seconde série de recherches privilégie une approche localisée de la politique, et se penche sur les conflits de proximité, à l’intersection de la science politique, de la géographie sociale et de la sociologie urbaine6. Certains de ces travaux questionnent plus précisément le rôle des relations de voisinage et des sociabilités de quartier dans la dynamique des mobilisations, comme celui de Laurent Clavier sur les faubourgs du nord-est parisien au printemps 18487 ou celui de Daniel Céfaï et Claudette Lafaye sur des mobilisations d’habitants et de parents d’élèves dans un quartier populaire de l’est parisien8. L’ensemble de ces recherches témoigne de l’intérêt qu’il peut y avoir à appréhender l’enchevêtrement des différentes scènes locales (travail, quartier, réseaux associatifs) pour comprendre les mobilisations dans le proche. C’est le fil à partir duquel ce chapitre interroge les mobilisations sur le devenir, de l’usine d’abord, de la friche ensuite.
3Longtemps dominée par les couches populaires, la Madrague de Montredon est depuis quelques années traversée par des dynamiques de renouvellement social et de requalification urbaine. S’agissant d’une industrie insérée de longue date au cœur d’un quartier dont elle partage l’histoire, on se demandera en quoi cette situation influence la lutte des ouvriers et, plus largement, l’inscription dans l’espace urbain de ce qui est devenu une mobilisation d’habitants contre un projet d’aménagement. On s’efforcera de montrer que le combat des ouvriers peine à trouver des relais dans le quartier, investi par des populations éloignées des mondes ouvriers et qui s’emploient à contenir l’activité industrielle au seuil de l’espace urbain. Privés de relais sociaux, les ouvriers sont aussi confrontés au silence de la municipalité, qui voit dans la fermeture de l’usine l’opportunité de requalifier les lieux et de reprendre la main sur le littoral. L’arrivée du projet immobilier, et le déplacement du conflit vers des enjeux de politique urbaine, achève la marginalisation des ouvriers, de l’espace public d’abord, des espaces urbains les plus convoités ensuite.
Encadré 1. Le dispositif d’enquête
L’occupation de l’usine est appréhendée à partir de sources primaires : entretiens avec des anciens ouvriers, cadres, responsables politiques et syndicaux, archives privées (photos, vidéos, courriers, etc.) et secondaires (presse, blog d’une élue, film militant). Les développements sur les transformations du quartier et le rapport des habitants à l’usine et à leur lieu de vie s’appuient sur une vingtaine d’entretiens biographiques et sur une immersion régulière dans les espaces de sociabilités locales sur une période de plus de deux ans (opérations de nettoyage du littoral, repas entre voisins, réunion du Comité d’intérêt de quartier (CIQ), etc.). La mobilisation sur le devenir de la friche – très succinctement abordée en fin de chapitre – exploite quant à elle des matériaux diversifiés : entretiens avec des habitants, des élus de l’opposition et des militants associatifs, consultation de documents pro domo (archives, blog, sites et bulletins du CIQ et des collectifs impliqués), observation participante au sein du Comité Santé pour la Défense des Riverains de Legré Mante.
« Notre malaise à nous on s’en fout »9 Une mobilisation en quête de relais
4La friche de la Madrague participe d’un ensemble industriel qui se met en place au xixe siècle, dès la Restauration, à un moment où les pouvoirs locaux cherchent à repousser hors les murs de la ville les activités les plus polluantes sur la pression des riverains et des services sanitaires de l’État, gagnés par les idées hygiénistes10. Une dizaine d’usines s’installent dans les calanques, formant sous le Second Empire une véritable banlieue industrielle sud. Deux branches principales s’y concentrent : la soude, qui constitue l’un des trois piliers de l’industrie chimique marseillaise11, et le plomb, moulé, laminé ou extrait sur place, comme à la Madrague de Montredon12.
5De cet ensemble industriel, l’usine Legré Mante était la dernière en activité. Le site sur lequel elle est implantée est issu du démembrement de la propriété d’une famille de négociants ayant fait fortune dans le commerce du sucre à Saint-Domingue au xviiie siècle. Vendu à un entrepreneur marseillais, le terrain débute une carrière industrielle avec l’installation en 1875 d’une fabrique de plomb argentifère, l’usine Hilarion Roux, qui ferme ses portes dix ans plus tard, fragilisée par les difficultés d’approvisionnement en minerais et la chute du cours du plomb13. Lui succède une fabrique d’acide tartrique : l’usine Mante & Cie, devenue Legré Mante en 1964, suite à son rachat par les descendants de la famille Legré, implantée à Marseille depuis 1784. En 2009, l’usine est mise en liquidation judiciaire, trente ans après être passée dans les mains des Margnat (associés à la famille Tassy), connus pour leurs activités dans le secteur viticole. Jusqu’aux derniers jours de l’entreprise, la production est pour l’essentiel restée la même : acide tartrique, sel de Seignette (ou de Rochelle) et crème de tartre, tous produits de base de l’industrie agro-alimentaire.
6L’histoire de la Madrague est liée à celle de l’industrie locale. Le quartier se développe autour de quelques activités : marbre, verre, plomb et acide. Deux établissements ont plus particulièrement laissé leur empreinte sur les lieux : la verrerie Verminck et l’usine Mante & Cie, dont les effectifs dépassaient la centaine de salariés à la fin des années 195014. Nombre d’ouvriers, pour la plupart issus de l’immigration italienne15, vivaient sur place, logés de manière précaire par les industriels qui finançaient aussi les infrastructures nécessaires pour fixer la main-d’œuvre. Certains logements, comme ceux de la cité Verminck, ont été détruits au début des années 1950 pour y construire des HLM. D’autres, transmis d’une génération à l’autre, ont été peu à peu améliorés et forment aujourd’hui, avec les cabanons et les anciennes habitations de pêcheurs transformées en maisons de ville, un paysage urbain original d’habitat individuel modeste et de petits collectifs. À sa fermeture en 2009, Legré Mante est donc insérée dans un quartier qu’elle a contribué à façonner.
Illustration 1. L’usine Legré-Mante, au coeur du quartier de la Madrague

Photo de l’auteur, 2015.
Une lutte confinée dans et aux abords immédiats de l’espace de travail
7Le 23 juillet 2009, le Tribunal de commerce de Marseille prononce la mise en liquidation judiciaire de l’usine Legré Mante, déclarée en faillite trois jours plus tôt. Le lendemain, une douzaine d’ouvriers, sur les 48 salariés que compte l’usine au moment de sa fermeture, occupent les lieux avec l’appui de la CGT afin de sécuriser leur outil de travail. L’occupation dure 162 jours et se solde par l’évacuation définitive des occupants, licenciés sans aucun plan social, à 10 jours des fêtes de Noël. Dès l’amorce du conflit, les ouvriers mobilisés reçoivent le soutien de la CGT et du PCF, qui conserve une certaine assise électorale dans le quartier16 et y dispose d’un noyau militant, réduit mais très actif. La CGT s’empare des locaux, installe ses couleurs et organise en grande partie l’occupation. Elle enrôle des salariés qui, pour la plupart, n’ont aucune expérience militante et sont loin de se reconnaître dans les mots d’ordre syndicaux, mais n’ont guère d’autres ressources que de se ranger sous la bannière cégétiste. Le parcours de F., l’un des occupants, est très symptomatique du profil majoritaire des salariés de l’usine, pour la plupart peu politisés et peu syndiqués. Engagé à l’âge de 17 ans dans la Marine, il entre dans la vie civile en 2000, travaille quelques années en intérim, trouve un emploi plus stable de magasinier dans une grande pharmacie, qu’il quitte un peu plus tard pour ouvrir un commerce. Le projet n’est pas mené à son terme, il retourne en intérim et entre à Legré Mante en 2005, 4 ans avant la fermeture. Rien, dans son parcours professionnel, ne lui permet d’accumuler des dispositions à l’action syndicale ou à la revendication salariale. La manière dont F. raconte les tout premiers moments de l’occupation témoigne autant du déclin des réseaux et des sociabilités syndicales dans l’espace du quartier que de la distance qui sépare le syndicalisme des ouvriers en lutte :
« Personne avait été confronté à une fermeture d’usine. […] On s’est retrouvés là, on s’est dit : “qu’est-ce qu’on fait nous ?” […] C’était houleux, parce qu’on savait pas ce qu’il fallait faire. Chacun donnait des idées, on a essayé de mettre en place quelque chose, et à ce moment-là il y a eu deux gars de l’Union locale de la CGT, qui se trouve à Mazargues (autre quartier de Marseille, 9e arrondissement, NDR), qui sont venus. On se voit arriver deux gars avec le teint mat, on se dit : “qui c’est ceux-là ?” Nous, l’Union locale de la CGT… qu’est-ce que c’est ? Et là : “Combien vous êtes ? Oh, les gars, faut pas se laisser faire, patati patata…” J’ai dit : “attends, on va pas se laisser manipuler, on savait pas nous…” Voilà, c’est parti comme ça17. »
8Ce soutien syndical, extérieur à l’usine, est toutefois de faible portée. Différents éléments, d’importance variable, ont contribué à relativiser le rôle de la CGT dans l’extension de la lutte : faible enjeu en termes de masse salariale, secteur marginal de l’économie locale, site isolé des zones où se concentre l’industrie, mais aussi manque d’expérience des deux représentants de la section chimie de l’Union locale, qui n’avaient jamais connu de fermeture d’usine18.
9Dans l’espace politique, le soutien vient surtout – pour ne pas dire exclusivement – de l’élue communiste du secteur19, qui s’investit pleinement dans un dossier qu’elle va s’employer à politiser, en faisant de la fermeture, et du silence des élus de la majorité, un indice supplémentaire de la « destruction de l’industrie marseillaise ». Conseillère municipale et communautaire depuis 2001, elle accède au rang d’élue régionale quelques mois avant le conflit, suite au désistement d’une colistière. Cette relative notabilisation accroît son pouvoir d’interpellation et renforce sa légitimité à engager différentes démarches pour trouver une issue au conflit. C’est elle qui, avec les élus communistes de la Région et les représentants de la CGT, interpelle les autorités de l’État pour obtenir l’organisation d’une table ronde, assure la médiation avec un repreneur potentiel, organise une visite de l’usine avec la presse et prend l’initiative d’une fête de soutien aux ouvriers. Le conflit lui offre ainsi l’occasion de consolider son ancrage local – elle n’est pas issue du quartier et n’y réside pas –, et ceci d’autant plus que les élus socialistes du secteur ne s’associent que ponctuellement, et de manière symbolique, à un conflit qui n’atteint pas le cœur de leur électorat. Les élus de la majorité sont quant à eux très absents – publiquement – du dossier. Durant les six mois que dure l’occupation, aucun élu, pas même le député-maire UMP du secteur, ne s’est rendu sur place pour s’adresser aux salariés en lutte ou participer à la négociation avec un repreneur potentiel. Cette attitude a renforcé chez les ouvriers le sentiment d’avoir été « lâchés par les élus ». Elle vient surtout étayer le cadrage politique que la mouvance communiste tente d’apposer à la situation.
10Deux lignes argumentatives sont systématiquement reprises dans le blog personnel de l’élue et, plus largement, dans les courriers, tracts et déclarations faites à la presse. La première opère une montée en généralité par la critique radicale de la majorité municipale, à qui la conseillère communiste impute la responsabilité de vouloir démanteler l’outil industriel et favoriser la spéculation immobilière :
« Le futur parc national des Calanques ouvre des appétits de spéculation immobilière, mais nous n’avons pas dit notre dernier mot. […] En déclarant abusivement et délibérément que l’usine n’était plus rentable la Famille MARGNAT fait coup double grâce à ses complices, les élus de la majorité municipale de Marseille et la justice, qui par leur façon d’agir ont rendu cette « casse » possible et ont mis 48 familles en détresse20. »
11La deuxième ligne narrative cherche à inscrire la mobilisation dans l’espace du quartier, en suscitant un sentiment d’injustice : ce n’est pas seulement les ouvriers qui seraient victimes de l’action municipale, mais tous ceux qui, très attachés au lieu qui les a vus naître, en seront bientôt chassés faute d’avoir les ressources nécessaires pour y habiter :
« Les projets de ces quartiers ne varient pas, ils sont tous réservés à une élite, et les familles modestes, enfants d’ouvriers ou d’employés, petits fils et fils de commerçants doivent, la plus part (sic) du temps quitter ces lieux de leur enfance et de plusieurs générations derrière eux car ne trouvant plus de logements accessibles en rapport avec leurs revenus21. »
12Cette spatialisation de la lutte (illustration 3) passe aussi par l’extension des motifs de la colère ; ce n’est pas seulement l’identité sociale du quartier qui est menacée, mais le Marseille populaire :
« Sommes-nous obligés de subir cette politique qui tourne le dos aux Marseillais et Marseillaises, à l’Économie, à la Mémoire, au Patrimoine et à notre Art de Vivre22 ? »
13L’opposition communiste est toutefois trop faible pour peser sur ce dossier, dans un secteur largement dominé par la droite. Privés de relais politiques, confrontés à une municipalité qui voit dans la fermeture de l’usine une opportunité de revalorisation foncière du site, les ouvriers doivent pour l’essentiel se contenter des (maigres) ressources que leur offrent les lieux, où se cantonne la lutte23 : un mur d’enceinte qui longe la rue principale du quartier, qui leur permet de publiciser leur combat (illustration 2), le soutien de quelques commerçants, qui leur offrent des invendus ou leur cèdent des denrées à prix coûtant, quelques apports financiers qui viennent des dons de riverains ou de l’argent collecté lors des fêtes et des lotos organisés dans le quartier, et l’attention bienveillante d’habitants qui leur fournissent des couvertures, leur apportent de quoi atténuer les rigueurs du quotidien (café, viennoiseries, soupes chaudes, etc.). Quelques-uns, souvent militants ou sympathisants communistes, servent de témoins des différents événements qui ponctuent l’occupation, notamment lors des interventions policières, ou en présence de la presse. Ils exercent aussi une vigilance quasi quotidienne, traquent des indices, enregistrent des faits, surveillent les va-et-vient des camions envoyés par la Direction pour récupérer les stocks de matériaux. Les photos et vidéos sont accumulées comme autant de « preuves » potentielles susceptibles d’être livrées à la justice. Leur présence au côté des ouvriers est aussi un moyen de maintenir la pression sur les autorités publiques. Ces solidarités de proximité, venant de publics socialement proches des ouvriers, réconfortent les occupants, exposés à de grandes difficultés familiales et financières, et épuisés par une occupation éprouvante, notamment au seuil de l’hiver : inconfort des locaux, vétustes et mal isolés, insécurité des lieux, régulièrement visités la nuit pour être pillés, dangers liés à la grande instabilité des sols fragilisés par les infiltrations d’acide, solitude, découragement, etc. Mais elles ne suffisent pas pour porter à la cause à d’autres échelles ou vers d’autres espaces sociaux (arène institutionnelle, judiciaire, etc.) susceptibles d’offrir des ressources utiles à leur cause.
Un sentiment d’injustice et d’abandon
14En vain, les ouvriers tentent d’infléchir une décision que peu d’acteurs contestent, tant l’usine entrave la reconversion définitive du quartier, sur un espace que les pouvoirs publics entendent valoriser autrement, et que la plupart des nouveaux résidents souhaiteraient voir libéré de la friche. Ils se sentent seuls, blessés d’être traités comme des « délinquants », des « voyous » ou des « terroristes », accusés d’avoir saccagé du matériel de l’usine et tagué le mur du domicile privé de la famille Margnat, qui dépose une plainte contre eux – ce qui leur vaudra une convocation au commissariat central, quelques semaines après la fin de l’occupation. Ils sont aussi abasourdis par l’importance des effectifs de CRS déployés, à deux reprises, pour évacuer une usine gardée la nuit par deux ou trois d’entre eux24. Cette convocation, et les assauts policiers, sont d’autant plus mal vécus par les ouvriers que deux d’entre eux sont d’anciens militaires, respectueux d’une autorité dont ils ont été dépositaires, et d’une Justice en laquelle ils veulent croire jusqu’au bout. Ce sentiment d’humiliation constitue le principal moteur de la lutte, loin devant les revendications politiques ou syndicales.
15Entre espoir en la Justice et sentiment d’injustice, les ouvriers expriment sur les murs de l’usine un jugement d’abandon et de mépris, d’autant plus vif qu’ils ont acquis très tôt la conviction que la mise en faillite était de nature frauduleuse25 et à visée spéculative. Couverts d’inscriptions, les murs d’enceinte et la grille d’entrée ont été le point de contact entre l’usine et la rue le temps de la lutte : interpellations depuis le bar d’en face, discussions avec les habitants, sensibilisation des passants, tenue d’un stand de soutien, etc. Ils font office d’espace public à des ouvriers dont le combat est peu médiatisé, en dehors de la presse régionale « amie » – le quotidien La Marseillaise –, et de quelques articles écrits par les correspondants locaux des grands quotidiens nationaux, Le Monde et Libération pour l’essentiel. Les ouvriers s’en servent pour alerter la population de passage, dénoncer ce qu’ils estiment être des pratiques scandaleuses et attirer l’attention sur le sort qui leur est fait. Mais ces murs – c’est toute l’ambivalence – tracent aussi la frontière, sociale et symbolique, qui les tient à distance de l’espace du quartier.
Illustration 2. Entrée de l’usine et mur d’enceinte nettoyé à l’initiative du CIQ. Quelques traces de la lutte subsistent

Photo de l’auteur, 2015.
16La confirmation par la Cour d’Appel d’Aix-en-Provence de la mise en liquidation judiciaire met un terme définitif à l’occupation. L’arrêt de l’usine Legré Mante confirme et précipite la mutation d’un secteur urbain que la Ville cherche à accélérer. Les tensions que suscite le devenir de la friche témoignent de la rupture des liens entre La Madrague et sa fabrique, dont la présence était mise en question dans les dernières années.
La fermeture de l’usine : chant du cygne d’une terre ouvrière26
17« Cette terre est une terre ouvrière. Cette terre restera une terre ouvrière27 ! » Par ces mots, prononcés dans l’enceinte de l’usine le jour de son ouverture au public, la CGT entend réaffirmer la vocation industrielle du lieu, légitimer le combat des ouvriers et susciter l’adhésion du quartier à une lutte présentée comme étant aussi la sienne. C’est tout le sens du « chez nous » inscrit aux couleurs de la CGT à l’entrée de l’usine : celui d’une appartenance revendiquée à un espace auquel les représentants d’un groupe social, celui des ouvriers, tentent d’associer son histoire et son identité. Tout le monde, parmi les habitants, ne se reconnaît pourtant pas dans cette identité populaire, loin s’en faut. L’inscription de la lutte ouvrière dans l’espace du quartier est en effet contrariée par un certain nombre d’éléments, qui ont peu à peu distendu les liens entre l’usine et le quartier – dans le double sens de ce qui éloigne deux choses l’une de l’autre et de ce qui crée de la tension entre elles.
L’usine et son quartier : des fils distendus
18L’extension de la lutte ouvrière hors l’usine est tout d’abord tempérée par la rupture des liens entre l’entreprise et son environnement proche. Cette rupture est elle-même le produit de deux séries d’éléments. Il convient tout d’abord d’évoquer le désengagement de l’usine d’un espace qu’elle a contribué à équiper par le passé. En grande partie pour négocier leur présence, mais aussi pour attirer et stabiliser une main-d’œuvre sur place, les industries à risque et/ou polluantes ont longtemps consenti à investir dans des infrastructures d’équipements collectifs, et ceci d’autant plus qu’elles étaient isolées du reste de la ville28. L’usine Mante n’échappe pas à la règle : jusque dans les années 1950-1960, la famille Mante, qui possède une propriété juste au-dessus de l’usine, offre des terrains à la ville et finance la construction de plusieurs équipements sportifs et éducatifs pour le quartier, encore en usage aujourd’hui : un terrain de foot, un gymnase et une école. Une maison du peuple est aussi construite, destinée aux réunions et au loisir des ouvriers, et la propriété est longtemps restée ouverte aux familles du quartier, qui venaient y chasser, se promener le long du canal de Marseille ou pique-niquer le dimanche. Entre les Mante, les ouvriers et leurs familles s’étaient noués des liens, et les plus anciens salariés, cadres ou ouvriers, manifestent encore une certaine affection pour leur ancien employeur – et tiennent, en entretien, à marquer la différence avec les Margnat, propriétaires de l’usine depuis la fin des années 1970. La fusion avec les Legré, et surtout le rachat par la famille Margnat, mettent un terme à ces pratiques, et marquent le début d’un désengagement des investissements non industriels et de l’organisation des sociabilités locales, suivant un processus semblable à celui observé par Pierre Fournier et Cesare Mattina à propos de trois établissements de la vallée de la Durance29. Davantage intéressés par la cession du terrain que par l’activité sur le site, les Margnat poursuivent l’exploitation jusqu’à ce que s’offre à eux une opportunité de revente. Les quelques investissements consentis dans l’usine, comme la construction d’une station d’épuration, ne le sont que sur injonctions – rares – de l’État, elles-mêmes consécutives aux plaintes insistantes des riverains. La plupart du temps, la direction s’oriente vers des solutions a minima pour remédier aux débordements – au sens propre comme au sens figuré – de l’usine sur les espaces publics, ou laisse la situation en l’état, sans nécessairement chercher à apaiser les relations avec les habitants.
19Une deuxième série d’éléments vient accentuer ce mouvement de repli : la masse salariale et les choix de recrutement. Les dernières décennies enregistrent une baisse significative des effectifs : encore nombreux au début des années 1970 – l’usine compte alors environ 150 employés – les salariés vont nettement chuter dans les décennies suivantes. À la fermeture de l’usine, il n’y a plus qu’une petite cinquantaine de salariés en activité, dont la quasi-totalité est extérieure au quartier30. On touche là à un autre point : la politique d’embauche de la nouvelle direction qui, depuis le rachat par la famille Margnat, privilégie le recrutement d’ouvriers d’origine étrangère, et surtout sans lien avec le quartier. Peu qualifiés, ces derniers sont préférentiellement choisis parmi des non syndiqués, et réputés hostiles au communisme (anciens militaires et légionnaires, boat people ayant fui le Vietnam dans les années 1970, etc.31). À la fermeture de l’usine, rares sont les salariés à y avoir travaillé de longues années, et plus encore à y avoir fait carrière. Cette stratégie de recrutement d’une main-d’œuvre plutôt docile, et surtout sans ancrage local, a progressivement distendu les liens entre l’usine et le quartier et fragilisé la chaîne des interconnaissances. Parmi la douzaine d’occupants, deux seulement sont originaires de la Madrague et vivent à proximité. Les habitants les plus mobilisés au côté des ouvriers n’ont donc aucun lien familial ou de voisinage avec eux. Ils les soutiennent par solidarité, en accord avec leur engagement politique ou leur passé syndical, parce qu’ils les côtoient au quotidien (patron du bar en face, épicier, boulanger), parce qu’eux-mêmes ou leurs proches ont un jour travaillé dans cette usine, ou tout simplement parce qu’ils sont émus de leur situation.
20La désinscription de l’usine du tissu social de la Madrague est aussi accentuée par le renouvellement des résidents, et le profil sociologique des nouveaux habitants. Depuis quelques années, La Madrague attire en effet une population de couches moyennes et supérieures, loin du profil très populaire des autochtones.
La Madrague, un quartier en mutation
21Enclave ouvrière, la Madrague est longtemps restée, et demeure aujourd’hui en partie, en décalage avec la plupart des quartiers sud de la ville, dominés par une population bourgeoise. Les populations venues y habiter appartiennent aux couches les plus modestes (petits pêcheurs, ouvriers peu qualifiés, etc.) et/ou ont été déplacées : habitants du centre-ville victimes des bombardements pendant la Seconde Guerre mondiale, rapatriés d’Algérie qui y retrouvent l’ambiance du « bled », trafiquants en quête d’une « planque », etc. Cette situation de marginalité sociale se double d’un certain enclavement géographique. Le quartier est en effet très excentré, et si l’extension urbaine a depuis rattrapé le quartier, il demeure mal desservi. C’est précisément cette position de quartier périurbain dans la ville qui attire un public de couches moyennes et supérieures. Ce qui, autrement dit, a longtemps marginalisé le lieu renforce aujourd’hui son attractivité, faisant écho à des mutations plus générales de la structure socio-spatiale de la ville que les politiques publiques encouragent32. Ce processus est renforcé par la création du Parc National des Calanques (PNCal) en 2012, dont elle est à présent la principale porte d’entrée sud. Ce dernier contribue à la revalorisation foncière du quartier et attise l’attention des investisseurs, des promoteurs et des résidents en quête de proximité avec la nature – participant d’un processus de normalisation de ces quartiers autrefois « territoires de confins33 ».
Illustration 3. La Madrague et sa friche, entre mer et collines

Photo de l’auteur, 2015.
22La Madrague attire désormais une population plutôt aisée, parmi laquelle on compte beaucoup de néo marseillais, séduits par les lieux, et souvent passionnés de mer et de navigation. Les entretiens biographiques permettent aussi d’identifier des natifs de la région marseillaise, d’origine sociale plus modeste, qui ont fréquenté la Madrague ou les environs pendant leur enfance ou leur adolescence, et pour qui ces lieux évoquent des souvenirs. Le cas de ce président du CIQ illustre bien ce parcours résidentiel : né de parents marseillais, installés dans le nord-est de la ville, il vient dès l’âge de 15 ans pratiquer la chasse sous-marine aux Goudes (quartier voisin de celui de La Madrague), où il rencontre son ex-femme ; 20 ans plus tard, peu après leur séparation, il achète un appartement à la Madrague, s’y installe et s’y investit en participant au renouveau du CIQ, qu’il préside quatre ans plus tard, jusqu’en 201734. Le quartier se trouve ainsi gagné par une certaine gentrification35, tempérée jusqu’ici par la rareté des opportunités immobilières – une situation que le programme immobilier envisagé sur la friche est susceptible de changer sensiblement (cf. infra).
23La plupart des néo résidents, surtout les plus aisés d’entre eux, sont peu engagés dans des démarches de conquête des espaces publics. Leur intervention sur l’espace se borne le plus souvent au réaménagement de leur habitat, ouvert au cercle des amis ou de voisins dont ils se sentent proches. Quelques-uns, appartenant surtout aux couches moyennes, ont cependant investi le quartier et s’y investissent, encouragés en ce sens par d’anciens habitants, soucieux de « faire évoluer les choses » pour le quartier. C’est un petit groupe de voisins et de « copains », cadres moyens et supérieurs des secteurs publics et privés, plus ou moins fraîchement installés à la Madrague, qui réactivent le CIQ (2008), en veille depuis de nombreuses années. La présence d’anciens habitants à leur côté renforce leur ancrage local, sans pour autant gommer les tensions avec une partie des autochtones. Les efforts entrepris par ces nouveaux entrants pour tenter de « normaliser » les comportements quotidiens dans les espaces publics (dépôts d’encombrants, stationnement anarchique, privatisation des quais par un pêcheur, etc.) rencontrent en effet la résistance, voire l’hostilité de natifs du quartier, très éloignés des mondes sociaux impliqués dans l’animation de la vie locale. Les tensions sont parfois vives, et l’hostilité d’une partie des autochtones s’exprime en dehors des espaces délibératifs, suivant des formats (rumeurs, railleries, projection d’huile de vidange au domicile de l’ancienne présidente, etc.) très éloignés du répertoire d’action des classes moyennes, dont la légitimité à agir sur le quartier et à parler en son nom se construit autour du soin apporté à la mise en valeur des espaces publics et du dévouement pour des lieux qu’ils déclarent aimer et auxquels ils dédient une grande part de leur temps libre :
« C’est des populations très difficiles, parce qu’il y a un individualisme effrayant, et qu’il y a une forte indigence intellectuelle […] pour eux, vous n’appartenez pas au quartier si vous n’êtes pas né dans le quartier. Ça laisse peu de place à l’altérité, à l’altruisme, à l’intégration des autres dans le quartier. Ils considèrent que le morceau de terre devant chez eux leur appartient. Quand vous êtes un CIQ, c’est très difficile à gérer, parce que c’est un état d’esprit. Bon, c’est quand même un quartier agréable, le cadre de vie… ça a attiré des populations nouvelles, c’est des gens qui sont tombés amoureux de ces quartiers, qui aiment beaucoup ces endroits-là, et qui les respectent. Ce n’est pas du tout le cas de cette population ancienne… alors, c’est pas les anciens, c’est les enfants des anciens quoi ont un rapport à la règle qui ne s’est pas construit. C’est : je fais ce que je veux, parfois très violent aussi, parce qu’il y a des éléments liés au vivre ensemble qui n’ont pas été intégrés36. »
24De fait, une part significative des populations originaires du quartier participe peu aux activités festives organisées par le CIQ, où se retrouve un public socialement homogène, celui des classes moyennes impliquées dans l’animation du quartier.
« Ces odeurs, c’était le travail des ouvriers ! »
25Le ralliement des populations à la lutte ouvrière est aussi contrarié par les plaintes de néo résidents, troublés par les nuisances olfactives et le bruit des machines que génère l’usine, proche et vétuste37. Attirés par le caractère pittoresque du quartier et son immersion dans la nature, ces derniers entretiennent un rapport distancié au passé populaire et surtout usinier de la Madrague. Aucun lien, familial, amical ou professionnel ne les rattache à une usine qui ne nourrit plus le quartier et s’en désengage.
26Les bruits et les odeurs provoqués par l’usine ont toujours été ressentis par les riverains, sans pour autant constituer un motif de trouble public. Les anciens habitants, nés à la Madrague ou résidents de longue date, entretiennent un rapport serein, voire intime avec une usine qui fait partie de leur monde familier :
« Vous savez, il faut se représenter ça. J’ai une image de quand j’étais gamin. Le matin, à la chaudière, je le faisais moi, à 5 heures du matin, on tirait le sifflet. Fuiiiit !! À 13 h 30 et à 17 h 00, ça rythmait la vie de tout le monde. Ils ne regardaient pas l’heure les gens, ils vivaient au sifflet38. »
27La fabrique est pour eux indissociable des lieux, et renvoie à des fragments de leur histoire personnelle ou de leur identité sociale. Un enquêté évoque ses souvenirs d’enfance dans l’enceinte de l’usine où il a grandi, et dans laquelle il a lui-même travaillé au seuil de l’âge adulte :
« Ma petite enfance, je l’ai vécue dans l’univers de l’usine. En face de chez moi, on appelait ça le blanc, c’était une surface cimentée, et sur cette surface il y avait une douzaine de cuves pleines d’acide. On vivait à 5 mètres de ces trucs-là, qui puaient l’acide. On n’y faisait plus attention39. »
28Les sons, comme les odeurs qui émanent de l’usine et se répandent dans le quartier les jours de vent, participent d’une expérience des lieux qui revient spontanément dans le récit que livrent les habitants de La Madrague et de son histoire. Leur mention n’est pourtant pas associée à des moments ou à des événements négatifs, bien au contraire ; elle est toujours prétexte à l’évocation enjouée de la vie de quartier et de ses sociabilités.
29Que les odeurs soient rétrospectivement associées à des souvenirs positifs ne signifie pas que les populations y étaient indifférentes. Mais l’ancrage historique de l’activité industrielle sur le site, la proximité sociale entre ouvriers et habitants, l’imbrication des sociabilités partisanes, syndicales et de quartier ne permettaient pas de penser ces troubles comme inacceptables, et encore moins d’exprimer publiquement des griefs. Car la perception des bruits et des odeurs ne renvoie pas seulement à la dimension sensible du rapport à l’espace40 ; elle est aussi un construit social. Jusque dans les années 1970, l’usine Legré Mante fait encore vivre une part de la population : tout le monde ne travaille pas à l’usine mais les habitants sont nombreux à avoir connu, ou à connaître encore, un ami ou un membre de leur famille parmi les ouvriers. Les fils de la mémoire familiale, des amitiés de jeunesse ou des camaraderies de quartier sont encore assez nombreux pour contenir des jugements qui pourraient être interprétés comme une remise en cause du gagne-pain de ses voisins, parents ou amis – ceci d’autant plus que les menaces de fermeture planent depuis le début des années 1970. Faire état des troubles ressentis, c’est manquer à un devoir de solidarité, et s’exposer à des récriminations collectives :
« bien souvent, quand les gens disaient : “putain, l’usine elle sent le pourri”, on disait : “et alors, faut bien qu’on travaille, hein !” Ces odeurs, c’était le travail des ouvriers. Pour la plupart des gens, c’était normal, c’était le prix à payer41 ».
30Ce confinement social des griefs est facilité par des mécanismes psychiques de mise à distance, qui conduisent les habitants et les ouvriers à minorer les pollutions, à les neutraliser en les désignant par des noms de couleur – « le blanc42 » –, quand elles ne sont pas tout simplement naturalisées. Les accommodements avec les pollutions industrielles passent en effet par la domestication des risques, dont les manifestations sont souvent imputées à des phénomènes naturels, et « donc » inoffensifs. Les odeurs, pourtant nauséabondes, sont ainsi attribuées à celle de la lie de vin :
« Moi quand je suis venue habiter ici (milieu des années 1970, NDR), je disais à ma belle-mère : “Mais Maman, c’est infecte cette odeur !” Et elle me répondait : “Mais non, c’est rien, c’est de la lie de vin, y a rien à craindre. C’est fort, c’est désagréable, ça dérange, mais c’est rien”43. »
31Les pollutions du littoral proche, blanchi par les rejets de l’usine, et les odeurs qui s’en dégagent, sont quant à elles couramment imputées à des « sources de souffre, naturelle, qui jaillissent de terre44 ».
32C’est le reflux de l’impact économique de l’usine, mais aussi et surtout l’arrivée de nouveaux résidents, venus chercher un « havre de paix » à proximité du centre45 et, pour la frange la plus militante d’entre eux, davantage sensibilisés aux questions sanitaires et environnementales, qui va permettre à ces pollutions d’être d’abord dénoncées comme troubles de voisinages (années 1990), puis, au moment où s’ouvre la controverse sur le devenir de la friche, d’amorcer une carrière en tant que problème public (à partir de 2012).
33Les désagréments liés à la proximité de l’usine, accentués par la grande vétusté de son appareil productif, constituent l’un des motifs de réactivation du CIQ. Les nouveaux habitants qui s’y investissent vont chercher à identifier les sources de nuisances, effectuer des recherches sur la réglementation, et faire pression sur la Préfecture, peu encline à agir, pour faire respecter les normes en vigueur46. Des démarches du CIQ à la fermeture de l’usine, il n’existe évidemment aucun lien direct. Mais elles ont créé une fracture avec une partie de habitants, qui estiment que les plaintes des riverains ont servi la cause de la direction et que, plus généralement, la population du quartier « n’a pas été à la hauteur de ce qu’il fallait faire pour les ouvriers47 ». La manière dont le président du CIQ d’alors s’emploie (spontanément) à justifier son intervention est très significative des tensions qu’elle a suscitées, et de la gêne éprouvée à avoir été, sinon responsable, du moins un témoin peu actif du licenciement des ouvriers :
« on n’a surtout pas la culpabilité d’avoir fait fermer cette usine, on a simplement demandé à la Préfecture de faire respecter les arrêtés. […] On n’a pas cette culpabilité parce qu’on est restés proches du personnel, on est allés les voir souvent, on les a soutenus, on a fait un don associatif au collectif des ouvriers, on a eu un discours dans les médias dans le respect de leur lutte… La fermeture de l’usine, c’est un drame évident. Ceci dit, on ne s’est pas manifestés en termes de prise de position. On était en soutien pour aider les gens qui étaient en difficulté48 ».
34Ce soutien, somme toute modéré, est avant tout motivé par l’empathie que suscite le sort des ouvriers et de leur famille, loin de toute revendication politique. Ceux qui, parmi les membres (minoritaires) du CIQ, se sont plus activement impliqués dans la lutte ouvrière, l’ont davantage fait au nom de leur engagement politique, sous la bannière du parti. Les mêmes tensions sont également perceptibles après l’occupation de l’usine, lorsque le CIQ demande aux services municipaux de nettoyer les murs d’enceinte, encore couverts des slogans de la lutte :
« Nous, on a demandé la mise en peinture des murs pour enlever les traces de ce qu’y avait, pour que le quartier redevienne un peu accueillant parce que c’était… c’était triste, mais en même temps, il fallait tourner la page49. »
35L’initiative est très mal perçue par la frange la plus militante des habitants, qui y voit une volonté délibérée d’effacer la mémoire ouvrière du quartier. L’annonce du programme immobilier, que tout le monde avait plus ou moins anticipée, va tout à la fois révéler et durcir ces tensions.
De l’usine au quartier : la constitution d’un public mobilisé
36La fermeture de l’usine met un terme à l’histoire ouvrière du quartier, mais n’éteint pas le conflit, qui se rejoue hors les murs de l’usine, sur des enjeux de politique urbaine : refus, par le CIQ, d’une opération immobilière projetée à la place de la friche, essentiellement pour des motifs liés à l’aggravation des troubles urbains ordinaires ; mobilisation à visée plus militante, élargie à divers acteurs associatifs et politiques extérieurs au quartier, contre les opérations à venir de dépollution du site, jugées dangereuses en l’état pour la santé des riverains. Les uns et les autres se heurtent à une municipalité engagée dans la requalification et la valorisation foncière du littoral (voir encadré).
37Au printemps 2011, le CIQ organise une réunion à la demande des élus, au cours de laquelle un projet est présenté à la population, en présence du promoteur d’alors, le groupe Océanis (positionné sur ce dossier jusqu’en 2014). Il comprenait, entre autres, près de 600 appartements en immeubles de quatre étages, et une trentaine de villas réparties entre le bord de mer et les espaces boisés, sur les hauteurs de la friche. Les habitants présents réagissent vivement, craignant surtout une aggravation des conditions de circulation, déjà ressenties comme un trouble majeur par les riverains, enclavés à certains moments de l’année en raison des flux de visiteurs des calanques. Le CIQ est toutefois divisé, et ses principaux animateurs considèrent plutôt l’opération comme une opportunité de débarrasser le quartier de sa friche, à laquelle ils ne prêtent aucune valeur esthétique. Ils ne s’y opposent d’ailleurs pas, engagent une négociation avec le promoteur, obtiennent des aménagements d’ordre esthétique et fonctionnel, des compensations pour le quartier et, surtout, une réduction de la hauteur des immeubles, qui revient à diviser par deux le nombre de logements. Seuls quelques membres du CIQ, militants du Front de gauche pur l’essentiel, refusent le projet. Ce qu’exprime leur protestation, c’est le rejet d’une opération « spéculative » qui, non contente d’avoir sacrifié des salariés et leur famille, porte encore atteinte à l’identité populaire du quartier et accélère le « bétonnage » du littoral, livré à la convoitise des promoteurs et des investisseurs. En ce sens, et pour une partie au moins des habitants, la mobilisation prolonge la lutte des ouvriers. Un accord contre le projet ne se dégage finalement au sein du CIQ qu’au prix d’une certaine dépolitisation des débats, cantonnés aux troubles ordinaires ressentis et partagés par les riverains. C’est la question non résolue des « bouchons », et le sentiment grandissant que la mairie « ne fait rien » pour améliorer le quotidien des habitants, qui finissent par avoir raison des compromis négociés entre le promoteur et le CIQ, et pousse ce dernier à déposer un recours contre le permis de construire50.
Encadré 2. Un projet immobilier au service d’une stratégie municipale
Après avoir longtemps délaissé le littoral au profit des industriels et des services de l’État, et toléré des usages et des modes d’occupation souvent en marge de la légalité, la Ville tente de réinvestir ces espaces, et mobilise les leviers de l’action publique pour accélérer leur transformation. Depuis le début des années 2000, elle entreprend en effet la « reconquête » des espaces littoraux avec l’appui de l’État, qui participe à l’effort financier, lui cède des terrains et lui concède une partie du domaine public maritime, notamment les plages, en vue d’en déléguer une partie au privé. Principalement tournée vers la promotion du tourisme, cette politique bénéficie d’une relance de l’investissement privé depuis les années 1990, en particulier dans les secteurs de l’hôtellerie et de l’immobilier. Le silence de la majorité pendant le conflit Legré Mante, et le soutien public qu’elle apporte au programme résidentiel qui remplace la friche confirment l’intérêt pour la Ville de voir se réaliser une opération dans un secteur délibérément exclu du périmètre du PNCal, dont elle entend accroître la valeur foncière. Le projet est présenté comme une opportunité de dépolluer les sols – dont le coût serait partagé entre le promoteur et le vendeur, dernier exploitant du site – et de libérer le quartier de sa « verrue », suivant l’expression en usage parmi les élus de la majorité.
Illustration 4. Opposition au permis de construire

Photo de l’auteur, 2015.
38Occulté dans un premier temps par une mobilisation centrée sur le projet immobilier et ses désordres urbains, le passé industriel de la Madrague est réactualisé par un collectif à visée militante : le Comité de Liaison des Riverains de Legré-Mante (2013), devenu Comité Santé Littoral Sud en 2015, puis Association Santé Littoral Sud l’année suivante, lorsqu’il associe à ses activités des acteurs mobilisés sur des questions d’urbanisme, d’environnement et de santé publique dans des espaces proches. Ce collectif va s’employer à (re)qualifier partiellement le conflit en un problème sanitaire et environnemental : pollution du littoral par infiltration et ruissellement, mais surtout risques d’inhalation des poussières toxiques soulevées par le chantier. Le plan de gestion du site validé par la Préfecture prévoit en effet l’excavation de plusieurs centaines de mètres cubes de terre, lavés et criblés sur place, puis transportés pour être traités dans les filières appropriées. Le collectif s’y oppose51, conteste l’expertise du bureau d’études mandaté pour évaluer la pollution, et tente surtout d’alerter les pouvoirs publics et les riverains du danger que représente la manipulation des sols, en raison de l’inévitable dispersion dans l’air des poussières toxiques. Il s’efforce de mobiliser les services de l’État, et demande que soient lancées des études indépendantes sur les sols, que soit mieux évalué l’impact du projet et que soient discutés différents scénarios de dépollution.
39Le déplacement du conflit, sur des questions d’aménagement d’abord, puis sur des enjeux sanitaires et environnementaux ensuite, se traduit par un effacement des ouvriers, et plus largement de la mouvance communiste au profit de groupes sociaux, d’élus et de militants, sensibilisés aux questions liées au cadre de vie, et plus en phase avec une thématique qui requiert des compétences socialement sélectives. Absents de l’occupation de l’usine, les écologistes et les socialistes, peu ancrés à la Madrague, prennent une part active au sein du Comité52. L’opposition au plan de dépollution réunit ainsi des habitants installés pour beaucoup dans le quartier et ses environs, mais surtout rompus à l’action militante. La plupart d’entre eux s’impliquent dans le champ de la santé et des risques publics, et beaucoup ont été, sinon formés, du moins sensibilisés à ces questions durant leur parcours professionnel, leur expérience familiale ou leur trajectoire résidentielle. Très peu sont des spécialistes, mais ils sont plus nombreux à s’engager dans un « devenir expert53 », entre réflexivité et connaissance sensible des lieux. C’est notamment le cas des initiateurs du Comité, qui se sont connus lors d’une mobilisation de parents d’élèves pour le désamiantage du collège où étaient scolarisés leurs enfants. Engagés dans un travail d’enquête, de questionnement et de partage, ses membres sont toutefois parvenus à rapprocher des acteurs peu accoutumés à s’engager dans des actions collectives tels que les CIQ, focalisés sur leur périmètre et souvent proches des élus municipaux. Ils sensibilisent un (faible) public aux questions sanitaires, en prenant soin de maintenir les échanges dans un régime de familiarité pour ne pas décourager ou heurter tous ceux qui ne se reconnaissent pas dans des démarches techniques ou dans des mots d’ordre à visée très générale54. Combinée à des savoirs experts, accumulés de longue date ou fraîchement acquis, la connaissance du quartier, arpenté, surveillé, mais aussi redécouvert au fil de l’action collective devient une « ressource critique55 » pour l’agir militant. La politisation en douceur de l’expérience quotidienne des désordres urbains (défaillances des transports publics, pollution de l’air, débordement des égouts, etc.) crée une communauté de préoccupations et met à l’épreuve des faits la sincérité de la parole municipale. À petits pas, se configure un espace de mobilisation, certes dominé par un « public56 » issu des couches moyennes et supérieures, mais qui agrège à sa marge des acteurs impliqués dans la lutte contre la fermeture de l’usine, qui se retrouvent – dans le double sens d’y contribuer et de s’y reconnaître – dans une critique raisonnée de l’action publique, nourrie par un jugement localisé d’injustice et de mépris.
Conclusion
40De l’usine au quartier, les chemins sont ténus. Le désengagement de la Direction, la délocalisation du recrutement, mais aussi et surtout l’arrivée de nouveaux résidents, éloignés des mondes ouvriers, ont enrayé l’extension de la lutte ouvrière au-delà des murs de l’usine. Les nouveaux habitants, qui se sont appropriés le quartier, ne sont pas insensibles au sort des ouvriers mais cherchent à assigner une vocation résidentielle à la Madrague, tenant l’activité industrielle à distance de l’espace urbain. Accommodante pour le quartier, la fermeture de l’usine l’est aussi pour la Ville, à qui elle offre de nouvelles opportunités pour contrôler le devenir d’un secteur qu’elle cherche à orienter vers l’économie touristique. L’arrêt de la production et le départ des ouvriers traduisent et accélèrent leur double sortie de l’espace public : sortie, en tant qu’acteur collectif, de l’espace de contestation qui s’est ouvert dans le quartier, au sein duquel les revendications centrées sur le maintien de l’emploi ont laissé place à d’autres, portées par des acteurs préoccupés par la qualité de vie, la santé des populations et la protection de l’environnement ; sortie, en tant que groupe social, des espaces socio-résidentiels hérités de l’ère industrielle, particulièrement des anciens noyaux villageois, en prise avec des processus croissants de gentrification.
41Ce déplacement de la lutte témoigne à la fois d’une lourde tendance structurelle – l’éviction de la classe ouvrière des espaces politiques – et des mutations des formes d’engagement collectif, qui se réinventent en dehors des organisations politiques et syndicales, et se déploient sur des modes plus exploratoires d’agir politique. Ces formes renouvelées de collectifs, constitués à partir d’expériences ordinaires de l’espace du proche, mais aussi des connaissances expertes, des réseaux et des savoir-faire militants acquis ailleurs, à la faveur des mobilités professionnelles et résidentielles, laissent en général peu de place aux milieux populaires. S’y expriment pourtant des revendications qui s’adossent à des principes communs à des mondes socialement éloignés. D’une mobilisation à l’autre se trame, ici, un même motif : celui de la justice et de la démocratie entendus comme « principe57 ». Non pas le rejet des politiques publiques mais, tout au contraire, la dénonciation d’une défaillance de l’acteur public, à qui les ouvriers d’abord, les riverains ensuite, demandent d’assumer ce qu’ils estiment être leur rôle : rendre justice, faire appliquer la loi, aménager l’espace, protéger la santé des populations, veiller au respect de l’environnement, associer les habitants à une réflexion sur le devenir du site. Aussi éloignées d’une visée de contestation radicale d’un ordre politique que d’un repli sur un entre soi, les mobilisations observées expriment moins l’opposition aux transformations urbaines que le refus d’être victime d’un mode de développement imposé, faisant violence au monde familier.
Notes de bas de page
1 Pour une réflexion transversale et/ou comparative sur cette posture de recherche, nous renvoyons à Combes Hélène, Garibay David et Goirand Camille (dir.), Les lieux de la colère. Occuper l’espace pour contester, de Madrid à Sanaa, Paris, Karthala, 2015 ; Ripoll Fabrice, « Espaces et stratégies de résistance : répertoires d’action collective dans la France contemporaine », Espaces et sociétés, no 134, 2008/3, p. 83-97 ; Auyero Javier, « L’espace des luttes : topographie des mobilisations collectives », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, no 160, 2005, p. 122-132.
2 Renahy Nicolas, « Une occupation d’usine, chant du cygne d’un syndicalisme villageois », Ethnologie française, vol. 35, 4, 2005, p. 691-702.
3 Benquet Marlène, « Les raisons de l’action collective : retour sur la mobilisation improbable de salariés d’hypermarché », Sociologie du travail, no 52, 2010, p. 305-322. Dans une perspective proche, Christelle Avril montre que l’ancrage résidentiel d’employées de petites structures de service à la personne leur permet d’aller chercher des appuis auprès d’acteurs sociaux qu’elles côtoient sur leur poste de travail et/ou sur d’autres scènes liées à la vie locale (Avril Christelle, « Une mobilisation collective dans l’aide à domicile à la lumière des pratiques et des relations de travail », Politix, vol. 2, no 86, 2009, p. 97-118).
4 Segrestin Denis et Mercier Nicole, « “L’effet territoire” dans la mobilisation ouvrière. Essai d’analyse de situation complexe », Revue française de sociologie, vol. 24, 1, 1983, p. 61-79.
5 Kernalegenn Tudi, « L’inscription spatiale d’une grève ouvrière en Bretagne. Le Joint français, Saint-Brieuc, 1972 », in Combes Hélène, Garibay David et Goirand Camille (dir.), Les lieux de la colère… op. cit., p. 95-118.
6 Parmi les principales contributions collectives, citons Bonny Yves, Ollitrault Sylvie, Keerle Régis et Le Caro Yvon (dir.), Espaces de vie, espaces enjeux. Entre investissements ordinaires et mobilisations politiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011 ; Melé Patrice (dir.), Conflits de proximité et dynamiques urbaines, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.
7 Clavier Laurent, « “Quartier” et expériences politiques dans les faubourgs du nord-est parisien de 1848 », Revue d’histoire du xixe siècle, no 33, 2006, p. 121-141.
8 Céfaï Daniel et Lafaye Claudette, « Lieux et moments d’une mobilisation collective. Le cas d’une association de quartier », in Céfaï Daniel et Trom Danny (dir.), Les formes de l’action collective. Mobilisations dans les arènes publiques, Paris, Éditions de l’EHESS, 2001, p. 195-228.
9 Inscription peinte par les ouvriers en lutte sur le mur d’enceinte de l’usine, visible depuis l’extérieur.
10 Sur la localisation de ces industries, et les problèmes qu’elle soulève, voir Daumalin Xavier, « Industrie et environnement en Provence sous l’Empire et la Restauration », Rives méditerranéennes, no 23, 2006, p. 27-46 et Raveux Olivier, Marseille, ville des métaux et de la vapeur au xixe siècle, Paris, Éditions du CNRS, 1998, particulièrement p. 236. Sur la pollution des calanques, en lien avec leur passé industriel, nous renvoyons à Daumalin Xavier et Laffont-Schwob Isabelle (dir.), Les calanques industrielles de Marseille et leurs pollutions. Une histoire au présent, Aix-en-Provence, Ref2C, 2016.
11 Daumalin Xavier, Du sel au pétrole. L’industrie chimique de Marseille-Berre, Marseille, Tacussel, 2003 ; du même auteur : « Désindustrialisation et ré-industrialisation à Marseille fin xixe-début xxe siècle : l’exemple des activités chimiques traditionnelles », Rives méditerranéennes, no 46, 2013, p. 47-62.
12 Sur l’industrie du plomb à Marseille, cf. Raveux Olivier, Marseille, ville des métaux…, op. cit.
13 Sur l’usine, voir Raveux Olivier, Marseille, ville des métaux…, op. cit., p. 301-302.
14 Entretien avec Y., ancien directeur commercial de Legré Mante, responsable des achats, 23.03.2015.
15 À la Madrague, en 1915, l’usine Mante & Cie emploie 120 Italiens sur un effectif de 150 ouvriers, et la verrerie Verminck 28 sur 45 (source : Kronenberger Stéphane, Des temps de paix aux temps de guerre : les parcours des travailleurs étrangers dans l’Est et le Sud-est de la France (1871-1918), thèse de doctorat d’Histoire, 20 mars 2014, université de Nice Sophia-Antipolis, p. 675 et 691).
16 L’examen des résultats électoraux à l’échelle du bureau (871) depuis la Libération montre que le vote communiste décline moins vite à la Madrague que sur l’ensemble de la ville, et qu’il est encore sensiblement au-dessus de la moyenne marseillaise. Pour s’en tenir aux élections municipales, les moins liées aux enjeux partisans et nationaux, le Front de Gauche y réalise 18 % des suffrages en 2014 (8,1 % dans le bureau voisin de la Verrerie (870), dominé par les ensembles HLM), contre 7 % dans le secteur, et 7,5 % à l’échelle de la ville. La Madrague reste donc l’exception politique des quartiers sud (ces chiffres ne donnent toutefois qu’une idée imparfaite du vote à la Madrague puisque le bureau 871 inclut, entre autres, les quartiers voisins des Goudes et de Samena, moins ancrés à gauche ; le poids du vote communiste à la Madrague est donc probablement minoré).
17 Entretien avec L., salarié de Legré Mante depuis 2005, entretien du 04/03/2014.
18 Entretien avec un délégué syndical CGT, entretien, 18/03/2014. On est loin, ici, du conflit décrit par Tudi Kernalegenn dans son enquête sur la grève du Joint français, à Saint-Brieuc, en 1972, où le poids des réseaux syndicaux, particulièrement celui de la CFDT, avait permis une extension de la lutte ouvrière à l’échelle régionale (« L’inscription spatiale d’une grève ouvrière… », op. cit.).
19 À Marseille, les arrondissements sont regroupés deux à deux par secteur. Il s’agit ici du 4e secteur, regroupant les 6 et 8es arrondissements.
20 [https://corvasce.wordpress.com/2009/07/08/legre-mante/] (blog de Marie-Françoise Palloix).
21 Marie-Françoise Palloix, Lettre aux habitants-tes du quartier, 22 février 2010.
22 Ibid. Souligné en gras dans le texte.
23 Quelques-uns distribuent des tracts et font signer une pétition à l’extérieur du quartier, dans un centre commercial voisin, les jours d’affluence. Ces opérations, difficiles pour des ouvriers peu socialisés à l’action militante, restent toutefois très ponctuelles. Elles ont surtout un effet démobilisateur, étant vécues comme une (é) preuve supplémentaire de l’indifférence du public à leur sort.
24 L’usine a été évacuée à deux reprises. Lors de la première intervention, en août 2009, deux compagnies de CRS sont dépêchées sur place, ainsi que les marins pompiers et un camion de déminage (des ouvriers avaient, pour attirer l’attention, dessiné une bombe sur le mur, et déposé une bouteille de gaz vide à l’entrée de l’usine). Lorsque les CRS donnent l’assaut au petit matin, l’usine est occupée par trois ouvriers d’une cinquantaine d’années. L’un d’eux, choqué, est victime d’un accident cérébral qui lui fait perdre un œil ; un autre est pris d’un malaise cardiaque, qui le conduit à l’hôpital le jour même. La seconde intervention, celle de décembre, est plus spectaculaire encore : 12 camions de CRS pénètrent dans une usine… vide – les ouvriers ayant été alertés de leur arrivée.
25 Plusieurs indices, auxquels ont accès les ouvriers par leur présence continue sur le site, ou qui leur sont fournis de manière anonyme par des personnels d’encadrement en rupture avec la direction, accréditent cette thèse : carnet de commandes rempli, stock important de matières premières, récupérées pendant le conflit, et surtout un courrier glissé sous la porte du local de la CGT qui témoigne des négociations passées entre le propriétaire du terrain et un organisme bancaire, intéressé par un investissement dans un secteur où la rente foncière est très élevée. La même année, la famille Margnat crée une nouvelle société dans le Vaucluse (Maubec), Tartric Med, dont les activités sont strictement identiques à celles de Legré Mante.
26 Ce titre s’inspire de l’article de Nicolas Renahy, « Une occupation d’usine… », op. cit.
27 Patrice Kantarjian, cadre de l’UD-CGT, 25 août 2009, cité dans Libération, 26 août 2009.
28 Comme le note Xavier Daumalin à propos des soudiers, l’isolement forcé de leurs usines sous la Restauration les conduit à développer un minimum d’infrastructures pour couvrir les besoins quotidiens en logements, moyens de consommation, de soin ou d’éducation des ouvriers, les plaçant « à la pointe des pratiques paternalistes provençales » (« Industries et environnement… », art. cité).
29 Fournier Pierre et Mattina Cesare, « Secours ou entrave à l’action publique ? Les élus locaux face à l’État dans les territoires mono-industriels à risque », Sciences de la société, no 90, 2013, p. 129-148.
30 La fusion, en 1964, entre les familles Mante et Legré avait constitué une première rupture entre l’usine et le quartier, la plupart des salariés ayant été rapatriés du centre-nord de Marseille (quartier de la Belle-de-Mai).
31 Ces éléments nous ont été communiqués par les anciens cadres et salariés de l’usine auprès de qui nous avons pu mener des entretiens. La famille Margnat possède aussi une agence d’intérim, par laquelle transitent parfois les salariés.
32 Bresson Thomas, « Les mutations des structures socio-résidentielles marseillaises entre 1990 et 1999 », Faire Savoirs, no 5, 2005, p. 21-32.
33 Hérat Arlette, « Une politique de nature à l’épreuve du territoire : le quartier de la Cayolle et la calanque de Sormiou », in Deldrève Valérie et Deboudt Philippe (dir.), Le Parc national des Calanques. Construction territoriale, concertation et usages, Versailles, Éditions Quae, 2012, p. 53-72.
34 Entretien, 04/03/2014.
35 Les données Insee agrégées à l’échelle de l’IRIS ne permettent pas de prendre la mesure exacte de ces évolutions, dans la mesure où le tissu ancien de la Madrague, où la part de petites maisons de ville est très élevée, est associé à l’ensemble HLM de la Verrerie, dominé par les couches populaires.
36 Entretien avec une ancienne présidente du CIQ, 27/03/2015. Ces tensions ont failli provoquer la démission de son successeur (octobre 2016), victime d’un tag injurieux inscrit sur un panneau d’interdiction de baignade dans le port installé par la Communauté urbaine (initiative à laquelle il était étranger). Outre les insultes, nominatives, à l’adresse de membres du CIQ et de son président, on pouvait y lire : « On est chez nous, on fait ce qu’on veut ». Soutenu par les membres du CIQ, il renonce à démissionner mais ne renouvellera pas son mandat.
37 Les archives de la Surveillance Régionale des Odeurs PACA (2005-2009) témoignent de nombreux rapports de plaintes de riverains, faisant état d’« émanations irritantes et irrespirables qui provoquent des nausées et des maux de tête », de « vibrations et (de)ronronnements permanents », ou encore « d’émissions gênantes de poussières ».
38 Entretien avec P., ancien habitant, ancien ouvrier de Legré Mante, 28 février 2014.
39 Entretien avec F., 06/03/2014. Sur les rapports intimes avec les lieux de l’industrie, voir aussi Neveu Catherine, Inacceptable dépollution. Un terril du Nord/Pas-de-Calais, Paris, Textuel, 2001.
40 Pour une approche sensible des relations aux lieux de vie, voir Grésillon Lucile, Sentir Paris. Bien-être et matérialité des lieux, Versailles, Éditions Quae, 2010, 192 p. ; Feildel Benoît, Espaces et projets à l’épreuve des affects. Pour une reconnaissance du rapport affectif à l’espace dans les pratiques d’aménagement et d’urbanisme, Thèse de doctorat en Aménagement de l’espace et Urbanisme, université François Rabelais, Tours, 2011, 651 p.
41 Entretien avec F., 06/03/2014.
42 « Quand il y avait des produits qui se déversaient en bas de la turbine, ça faisait une énorme tache blanche, jamais personne… Les ouvriers disaient : “non, mais c’est neutralisé, on y met de la chaux, ça fait blanc, puis c’est tout”. » (Entretien avec D., 22/02/2014.)
43 Entretien avec J., installée depuis l’âge de 20 ans, lors de sa rencontre avec un habitant de la Madrague, 15/02/2014.
44 Rapporté par le président du CIQ de la Madrague, engagé dans des démarches d’enquêtes peu après son installation dans le quartier, entretien, 04/03/2014. Les mêmes mécanismes de déni ont été observés par Claudia Cirelli, dans son enquête sur un conflit contre une décharge d’ordures ménagères en Isère (Cirelli Claudia, « Du déni à la mobilisation. Vivre à côté d’une décharge (le cas de Vienne, Isère) », Ethnologie française, vol. 3, no 153, 2015, p. 467-476).
45 Les récits que livrent les enquêtés ne sont pas très loin du discours que tiennent les résidents de certains espaces périurbains, soucieux de se protéger des désordres urbains tout en bénéficiant des équipements et services associés à la centralité (sur ce point, voir Dodier Rodolphe, « Quelle articulation entre identité campagnarde et identité urbaine dans les ménages périurbains ? », Norois, no 202, 2007/1).
46 En 2008, la DRIRE exige des travaux pour réduire les nuisances sonores, et l’année suivante, un arrêté préfectoral interdit l’activité nocturne. Cette restriction, les plaintes de riverains, mais aussi l’obligation, à partir du 1er août 2009, de transporter les déchets hors de Marseille ont été mises en avant pour justifier la fermeture d’une entreprise qui « n’a plus de réalité économique, là où elle est » (Margnat Gilles, La Provence, 8 juillet 2009).
47 M., habitante, membre du CIQ et du Comité Santé Littoral Sud, entretien, 31/03/2015.
48 Entretien avec le président du CIQ de la Madrague de Montredon, 04/03/2014.
49 Ibid.
50 Plusieurs permis ont été déposés, et contestés. L’un d’eux (novembre 2011), portant sur l’essentiel du programme, est annulé par le Tribunal administratif (2013) sur recours du CIQ, au motif que les réseaux d’assainissement ne répondent pas aux besoins futurs du quartier. Ce jugement est confirmé en octobre 2016 par la Cour administrative d’appel. Entre-temps, alors que l’appel est en cours, la mairie délivre un second permis (juin 2014), lui aussi contesté, mais retiré par le promoteur (septembre 2014), qui renonce à l’opération. En 2017, un fonds d’investissement suisse, spécialisé dans la valorisation des friches industrielles, se positionne sur le site pour y porter un projet plus modeste et mieux intégré. Une rencontre a eu lieu avec les associations de quartier, toujours mobilisées, à qui des garanties ont été données quant aux opérations de dépollution.
51 L’arrêté préfectoral autorisant la dépollution (février 2012) a été attaqué devant le Tribunal administratif par le responsable local de la Confédération syndicale des familles (CSF), riverain du site et membre actif du Comité.
52 C’est notamment le cas de l’élue socialiste du secteur, spécialiste de médecine fœtale, sensibilisée à l’impact génétique des pollutions. C’est elle qui relaie les revendications du Comité dans l’espace politique local et auprès des autorités d’État, auxquels son double positionnement, d’élue et de praticienne, facilite l’accès. L’implication de ces élus au sein du collectif est toutefois sous contrôle : prises de paroles encadrées, refus d’organiser des rencontres avec les militants, bannissement des signes d’identification partisane, etc.
53 Weisbein Julien, « Défendre le littoral en croisant les expertises. Le cas des Gardiens de la côte », Norois, no 238-239, 2016, p. 97-108.
54 Dominique Boullier observe des processus de ce type lors d’une enquête sur une mobilisation de riverains pour la sauvegarde d’un espace boisé (Boullier Dominique, Derrière chez moi… l’intérêt général. Le bois de Sœuvres à Rennes, Paris, Textuel, 2001).
55 Nous empruntons cette expression à Overney Laetitia, « Par-delà la “participation des habitants”. Pour une ethnographie de la petite politique », in Carrel Marion et Neveu Catherine (dir.), Citoyennetés ordinaires. Pour une approche renouvelée des pratiques citoyennes, Paris, Karthala, 2014, p. 131-166.
56 Entendu au sens de Dewey John, Le public et ses problèmes, Paris, Gallimard, 2010.
57 Ogien Albert et Laugier Sandra, Le principe démocratie. Enquête sur les nouvelles formes du politique, Paris, La Découverte, 2014.
Auteur
Maître de conférences en science politique à l’université d’Aix-Marseille et chercheur au CHERPA (Sciences Po Aix). Ses travaux portent actuellement sur les mobilisations locales et les conflits suscités par les projets d’aménagement urbain. Dernières publications en lien avec la thématique : « Du trouble privé au problème public ou… l’inverse ? Mobilisation locale autour d’un site industriel pollué », Geocarrefour, 92/2, 2018 ; « Du passé industriel faisons table rase. Mobilisations(s) sur le devenir d’une friche », in Backouche I. et al. (dir.), La ville est à nous ! Aménagement urbain et mobilisations sociales depuis le Moyen Âge, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2018 ; « Les mouvements d’occupation : agir, protester, critiquer », Politix, no 117, 2017/2, p. 9-34 (avec Dechézelles S.) ; « Lieux familiers, lieux disputés. Dynamiques des mobilisations localisées », Norois, no 238-239, 2016/1-2, p. 7-21 (avec Dechézelles S.).
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