« La gauche est toujours belle dans l’opposition »
François Hollande, interview à la revue Le Débat, septembre 2016

1Si l’effet des victoires électorales sur les partis politiques est déjà bien documenté1, l’impact des défaites a été notablement négligé par la sociologie politique. Qu’est-ce que fait la défaite au parti ? Que défait-elle ? En quoi le « choc » de la défaite reconfigure-t-il les jeux partisans ? Quelle séquence ouvre-t-elle ? Les défaites comptent à l’évidence dans les cycles qui scandent la vie des partis et dans les temporalités qui façonnent leur carrière organisationnelle, d’autant plus que leur fréquence s’est accélérée pour les partis dominants. Pierre Martin a ainsi récemment montré que le rythme des alternances nationales s’est sensiblement accru en Europe depuis 25 ans2. En France, le phénomène s’est banalisé depuis 1981. Le couplage des élections présidentielles et législatives, consécutif à « l’inversion du calendrier » en 2001, a concentré et dramatisé les défaites (la défaite présidentielle entraînant quasi-mécaniquement celle aux législatives). Au-delà des élections nationales, les partis à vocation gouvernementale sont périodiquement confrontés à des défaites dans les élections dites « intermédiaires », ou de second rang, construites par les médias comme des « tests nationaux », qui déstabilisent leur fonctionnement3. En France, ils subissent ainsi depuis les années 1990 des défaites quasi-systématiques aux élections locales ou européennes.

2Tenu à distance du pouvoir national entre 1958 et 1981, le Parti socialiste, dominant à gauche depuis l’élection présidentielle de François Mitterrand, est régulièrement confronté à des défaites que ce soit au niveau national ou au niveau local. Suite à l’élection de François Hollande, le PS a subi cinq cinglantes défaites électorales aux élections municipales, sénatoriales, européennes, départementales et régionales, avant d’en connaître deux nouvelles, historiques par leur ampleur, aux élections présidentielle et législatives de 2017.

3Les défaites électorales se sont donc banalisées pour le PS, leurs répétitions créant des habitudes et des formes de routines. Elles ont généré des phénomènes d’apprentissage de la « gestion de crise ». Les élites dirigeantes ont incorporé des « savoir-faire » organisationnels de défaite. La phase de défaite marque l’entrée dans l’opposition qui obéit à ses règles, codes et séquences propres. Ces phases constituent néanmoins toujours des conjonctures critiques4 en ce qu’elles mettent en désordre le parti, fluidifient le jeu partisan, appellent des luttes interprétatives concurrentielles et remettent en cause les rapports de forces internes. Les commentaires des médias contribuent à cette mise en crise de l’organisation. Les défaites produisent une inflation de discours qui procèdent de la nécessité d’une allocation et production de sens et participent de la construction de l’imputation de la défaite (quelles en sont les causes et surtout les « responsables » ?), les prises de positions étant souvent indexées sur les intérêts des protagonistes en présence. Les défaites plongent les militants socialistes dans une introspection collective qui stimule la production d’analyses et réflexions sur le parti. Les défaites affectent également « l’agenda » partisan. Congrès, séminaires et autres états généraux sont organisés pour apurer la défaite et initier un nouvel élan. Les défaites génèrent des « entrepreneurs », souvent réformateurs ou « rénovateurs », qui se saisissent de la défaite et de ses « causes » pour subvertir les équilibres existants. À l’opposé, la rationalité stratégique des dirigeants en place tend à leur faire minimiser la défaite ou à en promouvoir des lectures mettant en avant des éléments exogènes. Enfin, les défaites sont génératrices d’injonction au changement et entraînent souvent des transformations des règles organisationnelles. On montrera que si les défaites déstabilisent l’ordre partisan socialiste, elles réactivent aussi une grammaire de l’institution partisane et révèlent, dans une conjoncture critique, des usages, normes, routines ou rôles stabilisés. Le prisme de la défaite est heuristique en ce qu’il permet d’interroger les phénomènes de plasticité, résistance ou résilience de l’institution partisane mais aussi les temporalités et effets de cycle dans lesquels les partis sont pris.

4On s’attachera ici à trois contextes post-électoraux, ceux entraînés par les doubles défaites présidentielles et législatives de 2002, 2007 et 2017 (c’est-à-dire les défaites socialistes nationales depuis l’inversion du calendrier électoral). Il s’agira de mettre en regard des défaites suite à des scrutins « décisifs » consécutifs, même si on verra que les élections « intermédiaires » jouent un rôle dans la définition des temporalités de la défaite et leur séquençage. On montrera que les défaites conduisent à une intensification des luttes partisanes au PS autour de trois dynamiques concomitantes qui seront étudiées successivement : les luttes de sens, les luttes de leadership et enfin les luttes de redéfinition des règles du jeu organisationnel5.

« Défaire la défaite » : retour à « la base » et luttes interprétatives

5Une séquence similaire se reproduit après les défaites de 2002, 2007 et 2017 : « retour à la base », introspection collective « sans complexes ni tabous », ouverture « des portes et des fenêtres » du parti, appel à l’autocritique, ouverture de la parole aux militants, diagnostic des faiblesses du parti6… Des constats très proches portant sur le (dys) fonctionnement organisationnel sont formulés par les militants pendant les trois périodes. Ces phases de « casuistique » collective procèdent de ressorts internes mais obéissent aussi à des logiques de communication externes dans la mesure où il s’agit de donner des gages de capacité d’écoute à l’électorat et à l’opinion publique. Elles mettent en jeu le « sens » de l’élection. Les défaites électorales sont autant faites de données objectives que des multiples interprétations nécessairement partielles et partiales dont elles font l’objet après coup. Si l’issue de l’élection présidentielle ne prête pas à l’ambiguïté (il y a un vainqueur et un vaincu), son interprétation se révèle concurrentielle et propice aux controverses7.

Libérer la parole militante

6La défaite réactive au PS une grammaire partisane valorisant fortement le débat et la délibération internes8. Des luttes interprétatives se déploient pour fixer les causes de l’événement et sont dynamisées et exacerbées par l’ouverture de la parole aux militants à travers diverses procédures. Les catégories d’Albert Hirschman apparaissent ici particulièrement heuristiques9. Alors que la norme unitaire impose la loyauté militante (loyalty) lors des mois précédant le scrutin et la campagne ou lors de la pratique du pouvoir, la parole militante est libérée (voice) dans une conjoncture qui apparaît à bien des égards comme cathartique. Cette ouverture du débat est d’autant plus prescrite que l’option de la sortie (exit) s’impose comme une possibilité pour de nombreux militants et que les dirigeants cherchent à limiter les flux de désengagement10. Tout se passe comme si l’introspection collective et le « retour à la base » devaient permettre de « purger » la défaite. Les désaveux électoraux ouvrent ainsi au PS des phases internes marquées par une réactivation du clivage traditionnel militants/élus, base/sommet et une réévaluation des ressources militantes que la pratique du pouvoir a disqualifiées11. Les routines partisanes sont déstabilisées, la conjoncture étant marquée par un impératif de changement prenant l’appellation indigène de « rénovation ».

7Le PS inaugure en 1993 le format des « états généraux », appelés dans la forme à devenir un modèle de délibération collective suivant les défaites électorales. Le principe de ces consultations est lancé par Michel Rocard quelques jours après les élections législatives aux termes desquelles le PS ne conserve que 52 députés. Il s’agit de permettre à la « base » d’analyser les causes de la cuisante défaite et de transmettre directement aux dirigeants leurs revendications mais aussi, plus stratégiquement pour les dirigeants, de « lâcher du lest » et de différer les questions de renouvellement des élites en place. Si les états généraux de 1993 s’adossent à la délégitimation d’une direction « coupée de la base », les délester d’enjeux de pouvoir immédiats permet, comme le montre Carole Bachelot, « de donner libre cours à des critiques radicales du fonctionnement interne et en particulier du mode de sélection des dirigeants12 ». Décentralisés, les débats organisés portent sur quatre « enjeux » (le bilan, le projet et l’identité du PS, les formes d’organisation du parti, la stratégie et les alliances). Le parti est censé aussi s’ouvrir sur l’extérieur comme Laurent Fabius l’avait souhaité au comité directeur du 3 avril 1993 : « Je dis « parole aux militants » mais j’ajoute tout de suite que cela n’est nullement exclusif, au contraire, d’une consultation beaucoup plus large qui est indispensable : militants et sympathisants ; “portes et fenêtres ouvertes”, je choisis cette expression ».

8En 2002, la parole est « redonnée » aux militants et aux électeurs selon un schéma proche des états généraux de 1993. Un questionnaire est adressé aux adhérents et les interroge sur « ce qui s’est passé en 2002 », le bilan de la législature, l’état de la société, l’identité socialiste, le militantisme aujourd’hui, la stratégie politique de la gauche. Le conseil national d’octobre 2002 dresse un bilan d’étape de cette consultation, ainsi que des auditions avec syndicats et associations. Une brochure de soixante pages en formes de « cahiers de doléances » – l’appellation est de François Hollande – restitue en janvier 2003 le débat militant. Les paroles du « tiers état » militant ont été au préalable recueillies dans les fédérations.

9En 2007, la défaite du PS à l’élection présidentielle est d’autant plus déstabilisante qu’elle est la troisième consécutive. Elle stimule à nouveau la réflexion des militants et des dirigeants du parti. Laurent Fabius et Dominique Strauss-Kahn appellent dès le soir du second tour sur les plateaux de télévision à une profonde refonte de la pensée socialiste. Au même moment, depuis le siège du PS rue de Solferino, la candidate Ségolène Royal, si elle reconnaît sa défaite, se prévaut des « 17 millions d’électeurs » qui ont voté pour elle pour réaffirmer son ambition de peser dans les débats post-électoraux :

« Quelque chose s’est levé qui ne s’arrêtera pas […] Ce que nous avons commencé ensemble, nous allons le continuer ensemble […] Vous pouvez compter sur moi pour approfondir la rénovation de la gauche et la recherche de nouvelles convergences au-delà de ses frontières actuelles. C’est la condition de nos victoires futures. Je serai au rendez-vous de ce travail indispensable et j’assumerai la responsabilité qui m’incombe désormais […] D’autres rendez-vous nous attendent. »
Ségolène Royal, 6 mai 2007.

10Rapidement un nouveau cycle de rénovation est enclenché. Un forum de la « rénovation » est mis en place sur internet sur le mode des débats de 1993 et 2002. Un premier « Forum de la rénovation » physique a lieu le 24 novembre 2007. Trois rapports, fondés sur les 12000 contributions individuelles ou collectives des militants, sont produits à l’issue du processus.

11En 2017, la défaite du PS est inédite par son ampleur. Le candidat socialiste n’arrive qu’en cinquième position au premier tour de l’élection présidentielle et, à l’issue des élections législatives, le groupe parlementaire socialiste, rebaptisé Nouvelle Gauche, atteint un étiage historique, passant de 284 à 31 députés. La recomposition du paysage politique, suite à la double victoire d’Emmanuel Macron et aux performances de Jean-Luc Mélenchon et de La France insoumise, remet en cause le leadership du PS sur la gauche. Les conséquences de la défaite sont immédiates et tangibles. Le financement public du parti passe de 27 millions d’euros par an entre 2012 et 2017 à 7 millions. La vente du siège de Solferino et un plan social touchant la moitié des permanents du parti sont annoncés dès l’automne. Des débats et controverses s’engagent sur la « mort » possible du PS13. L’évocation de ses crises historiques précédentes et de sa résilience amène certains dirigeants à « raison garder14 ». Comme dans d’autres périodes de déclin, ses principales ressources demeurent ses élus locaux : 1000 maires de villes de plus de 10000 habitants, quatre présidents de région, 42 présidents de conseils départementaux, 13 députés européens, 69 sénateurs élus en septembre15.

12Après cinq ans d’exercice du pouvoir où les arènes partisanes ont été démonétisées16, le parti fait à nouveau le choix de se recentrer sur son fonctionnement organisationnel et la délibération militante. Comme en 2002 et 2007 un appel à la base et une consultation des militants sont lancés : « La force de la famille socialiste réside dans ses militants. Il leur revient de décider et de dessiner l’avenir17. » Les tribunes de responsables socialistes appelant à une « régénération » militante se multiplient dans la presse. En juin, 33 jeunes premiers secrétaires de fédérations publient un texte où ils expriment « la volonté de ne pas se laisser voler la refondation ». Selon eux, « Le renouveau du PS doit passer par ses militants […] faisons confiance à l’intelligence collective. Nous n’avons plus droit à l’échec, le renouveau doit être total18. » Lors d’un séminaire de rentrée fin août, la direction provisoire adopte une « feuille de route » sur laquelle les adhérents du parti sont appelés à se prononcer le 28 septembre. Comme le note Emmanuel Grégoire, rapporteur de cette question lors du séminaire, « nous vous proposons de renverser la table mais nous vous proposons de le faire ensemble avec méthode ». Les militants sont invités à répondre à treize questions portant sur la procédure de la refondation elle-même et organisées en trois séries d’enjeux : l’organisation des « forums de la refondation », les réformes statutaires du parti et, enfin, ses futures conventions et congrès. Aucune question ne porte à ce stade sur la ligne politique, la question idéologique ou le bilan du gouvernement. La participation est très faible lors du vote : seuls 24390 adhérents y ont pris part (sur 98045 inscrits, soit une participation de 24,88 %). La direction du parti ne communique pas ces chiffres à la presse, le nombre de militants restant au parti étant devenu une question médiatiquement trop sensible.

Défaire la défaite en fixant son sens

13Naming (nommer et identifier), blaming (imputer des responsabilités19), claiming (réclamer ou revendiquer) : les luttes de sens autour des défaites partisanes s’apparentent à des processus qui ont pu être observés dans les travaux sur la construction des problèmes publics20. Elles sont particulièrement vives après la défaite présidentielle de 2002 qui provoque une phase critique d’une intensité inédite dans l’histoire du PS. Avec seulement 16,18 % des suffrages exprimés, le candidat socialiste est éliminé dès le premier tour. L’effet de surprise21, la forte charge symbolique de la non-qualification au second tour de l’élection présidentielle, la présence de Jean-Marie Le Pen face à Jacques Chirac et la décision de Lionel Jospin de se retirer la vie politique ouvrent une conjoncture politique fluide qui déstabilise l’ordre partisan. Les repères cognitifs habituels sont fragilisés d’autant que la situation est inédite et que l’horizon d’attente était la victoire22. Le désaveu électoral, exceptionnel dans ses conséquences, génère une crise d’allocation de sens : il convient de fixer la signification de la défaite et de la situation ainsi créée et inventer de nouvelles perspectives.

14La défaite de 2002 suscite ainsi une inflation d’analyses et de productions éditoriales diverses (chroniques, entretiens, tribunes, articles, brochures) qui visent à produire et administrer un sens de la défaite. L’analyse de la défaite donne lieu à un troisième tour symbolique où il s’agit de faire parler les électeurs, de prêter au verdict électoral un sens politique ou sociologique, cet exercice de ventriloquie électoral mobilisant souvent l’expertise politologique. En septembre 2002, la publication théorique du PS (La Revue socialiste) propose dans un numéro spécial des analyses de la défaite sollicitant à parité responsables du parti d’un côté, intellectuels, politistes ou sociologues de l’autre23. D’intenses luttes interprétatives se déploient autour du « 21 avril » devenu une figure imposée du discours socialiste.

15Deux cadrages polaires de l’événement s’imposent dans les exégèses électorales. Ils s’ordonnent en fonction du caractère contextuel/conjoncturel ou structurel prêté à la défaite et sont largement déductibles des positions et des ressources de pouvoir dans la hiérarchie du parti. L’échec est défini par la majorité dirigeante du parti, même si elle fait acte de contrition, comme relevant principalement d’un « accident ». Sont mises en avant sous ce registre explicatif : la mauvaise campagne malgré un « bon bilan », la montée de l’abstention, les effets d’agenda liés à la médiatisation excessive des questions de sécurité, le poids des sondages qui auraient trompé les électeurs et, surtout, la division de la gauche au premier tour de l’élection présidentielle. Pour les outsiders (la gauche du parti principalement), la défaite procède de phénomènes plus structurels liés à la droitisation du PS au pouvoir et au désaveu de l’électorat populaire. Un relatif consensus se dégage sur le « divorce » entre les catégories populaires et la gauche construit comme une des significations saillantes de l’élection présidentielle de 2002. Les données de la sociologie électorale, largement diffusées accréditent cette thèse. Le score socialiste a atteint son étiage électoral dans ce segment de la société : 12 % des ouvriers ont voté Jospin contre 14 % pour Chirac et 26 % pour Le Pen. La Revue socialiste publie ainsi significativement en mars 2003 un numéro spécial intitulé « Reconquérir les catégories populaires ».

16La défaite de 2007 est interprétée selon d’autres schèmes explicatifs que ceux mobilisés en 2002. La question de la légitimité de la candidate, Ségolène Royal est mise en avant : profil personnel, maladresses de la campagne, procès en incompétence24… La question du rapport au parti de la candidate est aussi saillante : pour les uns, elle l’aurait négligé, pour les autres, le parti ne l’aurait pas assez soutenue. D’autres enjeux sont discutés : « la droitisation » de la société française ou des personnes âgées, l’habileté de Nicolas Sarkozy, l’épuisement du modèle social-démocrate… Claude Bartolone cible dans un ouvrage les « erreurs » de la candidate Ségolène Royal dans une campagne présentée comme « imperdable »25. Dans son livre L’Impasse, publié en septembre 2007 chez Flammarion, Lionel Jospin met en cause quant à lui une candidate qui ne possédait pas « les qualités humaines et les capacités politiques » nécessaires pour gagner et dont les propositions selon lui « n’étaient pas dans la culture de la gauche et du socialisme ». D’autres livres prolongent ce réquisitoire26. Au fil des défaites présidentielles du PS, un genre éditorial (« le livre de défaite ») semble s’institutionnaliser, dans lequel se spécialisent certains dirigeants27. C’est par exemple le cas de Marie-Noëlle Lienemann. Après avoir publié en 2002 un ouvrage critique envers Lionel Jospin qui avait rencontré un grand succès de librairie, l’ancienne secrétaire d’État renouvelle l’exercice en 2007 contre Ségolène Royal28.

17En 2017, ce que les commentateurs appellent le « désastre » électoral du PS suscite à nouveau des analyses sur le sens de la défaite renvoyé concurremment à des aspects structurels (épuisement du projet social-démocrate, défaite idéologique de la gauche qui aurait perdu la « bataille culturelle » au sens de Gramsci…), aux erreurs de communication ou de « pédagogie » de François Hollande, au bilan et à la ligne du gouvernement, à la division du parti, aux primaires, à la campagne de Benoît Hamon ou encore à des facteurs externes, notamment les efficacités des campagnes de Jean-Luc Mélenchon et d’Emmanuel Macron. Le débat oppose principalement la gauche du parti aux partisans de François Hollande comme Stéphane Le Foll. Celui-ci déclare au Monde, le 12 juillet 2017 : « Au PS, on se pose toujours la question de savoir pourquoi on a perdu, en jugeant que c’est parce qu’on n’était pas assez à gauche, mais jamais personne ne se pose la question de savoir pourquoi les autres ont gagné. » Des livres, émargeant au genre « livre de défaites » précédemment évoqué, fleurissent à nouveau en librairie29. Ces luttes portant sur la signification de la défaite apparaissent néanmoins relativement euphémisées par rapport aux défaites de 2002 et 2007. Tout se passe comme s’il fallait différer « l’explication » pour gagner du temps et éviter l’explosion du parti.

18Cet attentisme se manifeste dans l’ambiguïté de l’entrée en opposition. La ligne politique du parti par rapport à la nouvelle majorité présidentielle apparaît ambiguë comme le montre la diversité des positions lors du vote de confiance du gouvernement d’Édouard Philippe. Le bureau national du 20 juin 2017 se prononce contre la confiance avec possibilité de voter l’abstention. Le vote des députés socialistes ne suit que partiellement cette consigne. 23 députés s’abstiennent tandis que cinq votent contre et trois pour. Le président du groupe, Olivier Faure, revendique une opposition de « gauche de gouvernement » tandis que son homologue au Sénat, Didier Guillaume, adopte une position nettement plus favorable au gouvernement d’Édouard Philippe. Le conseil national adopte finalement la « ligne » ambiguë d’une « opposition constructive et vigilante », que Jean-Christophe Cambadélis résume par la formule « Ni Macron, Ni Mélenchon » (Le Monde, 8 juillet 2017).

L’enjeu du leadership : les congrès de défaites

19Luttes de sens et luttes de pouvoir sont intriquées. La défaite contribue à exacerber les luttes internes, à densifier les échanges de coups et à mettre au cœur de l’agenda partisan les questions de leadership. Elle est construite par les outsiders comme un désaveu des responsables en place qui justifie les luttes pour redéfinir la ligne du parti et s’approprier le capital collectif qu’il constitue. La redistribution des positions de pouvoir se pose en des termes très différents en 2002, en 2007 et 2017. À la différence de Lionel Jospin, la candidate défaite en 2007 reste dans le jeu et cherche à peser sur les équilibres partisans en convertissant son capital électoral (« ses » 17 millions d’électeurs) en capital partisan. Ségolène Royal cherche à réarticuler leadership présidentiel et leadership partisan. Si, en 2002, François Hollande, à la tête du PS depuis novembre 1997, est candidat à sa succession, il annonce dès l’échec de mai 2007 qu’il quittera la direction du PS à l’issue du prochain congrès. Dans la première configuration, avec le « retrait » de Lionel Jospin, le leadership présidentiel est vacant, dans la deuxième le leadership partisan est à reconstruire, mais dans les deux périodes, la maîtrise de l’appareil partisan est toujours considérée comme une ressource politique centrale dans la perspective d’une candidature à l’élection présidentielle. 2017 offre une troisième configuration marquée par une vacance quasi immédiate du leadership partisan (et a fortiori présidentiel). Jean-Christophe Cambadélis, battu dès le premier tour aux élections législatives, annonce son départ de la direction du parti et la mise en place d’une direction collégiale provisoire.

20Le congrès, rite d’institution à la dramaturgie codifiée, est la procédure censée « solder » la séquence de défaite en stabilisant un sens de la défaite et en réglant la question du leadership. Au congrès de relatif apaisement et de routine des périodes de pouvoir s’oppose la forte conflictualité des congrès de défaite qui se doivent d’être « de refondation ». La maîtrise du calendrier et de l’ordre du jour partisan et son articulation avec les élections en cours (locales notamment) constituent pour les dirigeants en place une ressource essentielle dans les phases post-défaite. Les forums de « rénovation » constituent une manière d’occuper l’agenda partisan avant le congrès. Le rapport au temps des outsiders est quant à lui ambivalent : d’un côté ils ont un intérêt objectif à dilater le temps du débat pour mettre en désordre le parti, de l’autre ils doivent composer avec les stratégies des dirigeants en place qui cherchent à le diluer sans le « purger ».

La « clarification » du congrès de Dijon (2003)

21L’introspection collective qui suit la défaite de 2002 est censée s’achever en mai 2003 lors du congrès de Dijon, soit plus d’un an après la défaite présidentielle. Le premier secrétaire a habilement différé le congrès pour permettre la libre expression de la « base » militante à travers cinq forums de discussion au cours desquels 1500 militants viennent livrer leurs témoignages. L’appel à la base expose certes les dirigeants en place à la vindicte militante (« sortez les sortants ») mais permet de mettre à distance les courants, lesquels s’alarment de ce contournement tout en investissant par pragmatisme les espaces de débat ouverts. François Hollande, candidat à sa succession, cherche très tôt à maintenir sa majorité et à fédérer autour de lui. Au cours de l’été 2002, le premier secrétaire intègre ainsi Laurent Fabius et ses partisans au sein de la direction. Confrontés à une menaçante réorganisation de la gauche du parti, le premier secrétaire et son associé-rival ont décidé de différer leur confrontation en vue de l’élection présidentielle de 2007.

22La défaite entraîne néanmoins une exacerbation de la concurrence et une redistribution des rapports de forces entre courants. Par son ampleur, elle crée les conditions d’une redéfinition de l’identité de l’organisation et constitue une fenêtre d’opportunité pour des entrepreneurs de changement. Un ensemble d’acteurs dominés dans le jeu partisan, plutôt situés à la gauche du parti, mesurent bien les potentialités inscrites dans la conjoncture du « 21 avril », érigé en un emblème générationnel de mobilisation, pour subvertir les hiérarchies politiques en place. La « rénovation » sert après la défaite de 2002 de label marqueur, de slogan identitaire d’un ensemble disparate d’acteurs.

23C’est dans ce contexte qu’il faut analyser la naissance du Nouveau parti socialiste (NPS) lancé le 9 octobre 2002 par un appel dans le journal Libération de Julien Dray, Arnaud Montebourg et Vincent Peillon. Avec le « 21 avril » comme talisman, ce courant affirme son ancrage à la gauche du PS contre « le social-libéralisme » et la dérive « libérale » de l’Union européenne. Sur la base d’un discours rénovateur sur le plan institutionnel (la « Sixième République »), d’une critique de la professionnalisation politique (mise en cause du cumul des mandats) et de la mise en avant de thèmes « sociétaux », le NPS fédère des militants jeunes et fortement dotés en capital culturel. La démarche du NPS apparaît implicitement, au-delà de ses revendications refondatrices et constitutionnelles, comme « une entreprise de contestation de la faible mobilité interne partisane ». Proposant une réactivation de l’« ascenseur militant », elle s’appuie notamment sur « l’afflux de nouveaux militants, plus jeunes, arrivés au parti depuis le choc traumatique de la présidentielle30 ». D’autres initiatives voient le jour. Le 9 octobre 2002, six secrétaires de fédération, représentant 19000 adhérents, lancent autour de Marc Dolez, qui dirige la fédération du Nord, « un appel pour la refondation du PS ». Celui-ci exprime « l’exaspération » des militants devant la manière dont le congrès se prépare et se prévaut de « la parole des militants » qui, seule, peut être « régénératrice » après l’échec du 21 avril. Henri Emmanuelli et Jean-Luc Mélenchon fondent quant à eux le 27 septembre 2002 le courant Nouveau monde afin de substituer au « socialisme d’accompagnement », qui a été selon eux lourdement sanctionné le 21 avril, « une contestation sans équivoque de la mondialisation libérale ». La même injonction à la « rénovation » se traduit ainsi par trois entreprises concurrentes qui reposent sur des légitimations différentes : renouveau générationnel, valorisation des fédérations et de la base militante et retour aux fondamentaux de la première gauche.

24Au congrès de Dijon, les motions déposées par une « gauche » du PS divisée font face à une large coalition emmenée par le premier secrétaire sortant qui l’emporte (61,37 % des suffrages militants). Le leadership de François Hollande est réassuré. Le cycle de la défaite se referme : le premier secrétaire annonce dans son discours de clôture du congrès qu’il est temps d’« en finir avec le 21 avril », met fin à une période d’« introspection » désormais considérée comme « mortifère » et annonce que les « socialistes sont de retour ».

La confusion du congrès de Reims (2008)

25Le congrès de Reims de novembre 2008 ne conduit pas à la même clarification des enjeux de leadership. Son issue apparaît très confuse, la majorité issue de la synthèse générale du congrès du Mans de 2005 ayant rapidement explosé après la double défaite présidentielle et législative. Dans ces conditions, François Hollande décide dès l’été 2007 de reporter le congrès après les élections municipales de mars 2008 pour « décanter » les divergences socialistes, « donner du temps au temps » et surtout préserver l’unité du parti à l’approche d’une échéance électorale décisive. Les divers dirigeants conviennent alors que les luttes de leadership ne peuvent porter atteinte à l’implantation locale du parti qui met en jeu des intérêts électoraux désormais considérables.

26Le congrès est beaucoup moins dominé par la défaite à l’élection présidentielle que celui de Dijon pour deux raisons principales. D’abord, car il se tient plus d’un an et demi après les élections de 2007. Ensuite car les élections municipales de mars 2008 ont entre-temps porté l’implantation locale du parti à son apogée. La place centrale jouée par Ségolène Royal dans le congrès et son ambition de prendre le contrôle du parti prolongent cependant, en les retraduisant, les débats qui ont marqué la période post-présidentielle. La candidate tente alors d’incarner le changement en appelant de ses vœux une réforme profonde du parti. Face à la défaite, elle incarne une forme de persévérance dans la volonté de changement31. Les divergences idéologiques se cristallisent ainsi lors du congrès essentiellement sur deux questions : l’alliance avec le Modem et surtout la « nature » du parti. Aux tenants du « vieux parti » (défavorables à un élargissement de la base militante, à des primaires ou à un parti « à l’américaine ») s’opposent les partisans de son « dépassement » autour de Ségolène Royal (au motif de son faible ancrage social et de l’obsolescence de la forme partisane). La candidate de 2007 appelle de ses vœux un assouplissement des modalités d’adhésion et un « parti de masses », ouvert sur la société et tout entier tourné vers l’élection présidentielle. Cet objectif d’ouverture est perçu par ses adversaires comme une menace qui conduirait à diluer le « vieux parti » dans un mouvement post-idéologique perméable aux logiques d’opinion. Aussi, en menaçant de « casser » les règles du jeu, Ségolène Royal suscite un réflexe identitaire contre elle. Six motions sont en lice lors du vote des militants. La motion de Gérard Collomb, soutenue par Ségolène Royal, arrive en tête avec 29 % des voix, suivie de celles de Bertrand Delanoë (25,24 %), de Martine Aubry (24,32 %) et de Benoît Hamon (18,52 %). Faute de synthèse, c’est le vote des militants après le congrès qui est décisif. Le 21 novembre 2008, selon les résultats officiels (et contestés de part et d’autre), Martine Aubry arrive en tête du second tour du vote des militants pour le poste de premier secrétaire, en l’emportant face à Ségolène Royal de 42 voix, soit 50,02 % contre 49,98 %.

Le sens itératif de la défaite

27Le « sens » des défaites de 2002 et 2007 n’est pas fixé une fois pour toutes et sa définition redevient un enjeu au gré des échéances électorales ultérieures et des congrès qui le recomposent. La victoire très nette du PS aux élections régionales et cantonales de 2004, consacré comme « un 21 avril inversé », ouvre un nouveau cycle politique après le « traumatisme » de 2002. Les commentateurs politiques, qui donnent alors sens et forme au verdict électoral, sont aussi prompts à diagnostiquer le retour des catégories populaires qu’ils avaient établi la sanction ouvrière du candidat socialiste en 200232. Alain Duhamel écrit ainsi (Libération, le 27 mars 2004) : « Le fameux “peuple de gauche” que tant d’articles et de livres, hier encore, présentaient comme un fuyard s’éloignant à toutes jambes du PS, a de nouveau massivement voté pour la gauche réformiste ». Libération titre, le 25 mars 2004, quatre jours après le premier tour des régionales : « Ceux qui ne boudent plus la gauche » et donnent la parole aux électeurs de gauche revenus au « bercail ». Ce « retournement » électoral conforte un certain nombre de thèses politologiques largement partagées par les responsables socialistes : celles du « 21 avril » comme « accident » de l’histoire électorale ou celle de la labilité croissante des comportements électoraux. Le politiste Gérard Le Gall, membre du PS, relit ainsi la défaite de 2002 à l’aune de la victoire des élections régionales comme « le télescopage entre une métamorphose, la montée de l’individualisme sur fond de crise, une période préelectorale prédisposant à l’accident (faible croissance, gauche dispersée et désunie) et une conjoncture immédiate marquée par la nette prévalence d’un enjeu : la sécurité ». Il conclut : « si le 21 avril n’avait pas été un accident, on vérifierait sa reproduction. Ni juin 2002 ni mars 2004 ne l’ont confirmé » (Le Monde, le 14 avril 2004). Dans le même journal, Henri Weber revient sur le 21 avril qui selon lui a été « surinterprété ». En 2008, la victoire historique du PS aux municipales conduit de la même manière à reconsidérer le message des électeurs de 2007. Le bon score de la motion de Ségolène Royal lors du vote des militants préparatoire au congrès de Reims redonne crédit à la thèse du piètre soutien de la part des « éléphants » dont elle aurait pâti un an plus tôt.

Incertitudes autour du congrès de « refondation » de 2018

28Après la défaite de 2017, le congrès s’inscrit dans un contexte de vacance de leadership. Les deux finalistes de la primaire quittent le parti. Benoît Hamon annonce dès le début de l’été 2017 qu’il démissionne du PS pour lancer son propre mouvement. Il appelle de ses vœux la tenue « d’états généraux de toute la gauche pour fabriquer une maison commune en vue des élections municipales de 2020 ». De son côté, Manuel Valls annonce fin juin 2017 son départ du PS et son apparentement au groupe La République en marche (LREM) de l’Assemblée nationale. C’est la spécificité de la situation de 2017 : la défaite remet en cause la domination du parti à gauche. La position du parti est triplement affaiblie par une série de départs et de défections de cadres et de militants vers LREM, le mouvement de Benoît Hamon et plus marginalement La France insoumise. L’espace politique occupé par le PS se rétrécit fortement et un profond renouvellement élitaire s’amorce. Les commentateurs prêtent des ambitions à des personnalités jusque-là de second rang comme Luc Carvounas, Mathias Fekl, Nadjat Vallaud-Belkacem, Boris Vallaud… Après l’annonce de son départ, le premier secrétaire Jean-Christophe Cambadélis appelle à la mise en place d’une direction collégiale provisoire qui est instituée par le conseil national du 8 juillet33. Cette direction (non prévue par les statuts) fait place à la fois aux sensibilités hamoniste (en dépit du départ du candidat à l’élection présidentielle) et hollandaise. L’équipe se compose de 16 membres. Elle est assistée de trois collectifs : coordination des élus (les trois présidents des groupes parlementaires et le président de la fédération des élus), coordination des territoires, porte-parolat du PS. Un proche de Jean-Christophe Cambadélis, Rachid Temal, pilote les travaux de ce groupe de 29 personnes en sa qualité de secrétaire national de l’organisation.

29La direction, pléthorique, permet d’accueillir toutes les sensibilités du parti mais conduit ce faisant à ne pas dégager et affirmer une ligne politique claire. La presse est unanime à présenter cette initiative comme un « replâtrage » et à brocarder une nouvelle « synthèse » socialiste. Le conseil national du 30 septembre prolonge le mandat de la direction collégiale dans une situation confuse. Un certain flottement s’installe dans les processus décisionnels du parti : la direction provisoire ne se substitue pas en effet aux autres instances (secrétariat national et bureau national) qui continuent à coexister. Les sensibilités internes se recomposent et se réorganisent en vue d’un prochain congrès même si les rapports de forces internes apparaissent encore peu lisibles.

30Au début de l’été, Jean-Christophe Cambadélis avait préconisé que le congrès se tienne en février 2018, « ni trop tôt ni trop tard » (Le Monde, 10 juillet 2017). Cette option fait rapidement consensus. La perspective de deux congrès est néanmoins envisagée : un congrès politique et statutaire, en février ou mars, pour désigner une nouvelle direction et une orientation politique, un congrès de « refondation » qui pourrait s’organiser après les élections européennes de 2019, voire les élections municipales de 2020. L’incertitude porte principalement sur les règles de ces congrès. Premier secrétaire de la fédération de Paris, et membre de la direction provisoire, Emmanuel Grégoire annonce ainsi en août, au nom de la direction collégiale, un changement des règles : « Nous avons décidé de proposer aux militants de changer les statuts du parti socialiste et de ne plus jamais donner le spectacle de congrès qui ne sont plus ni des débats de fond, ni des moments d’arbitrage d’orientation politique, mais des moments d’écuries, de conciliabules dans des arrière-cuisines, etc. Il faut vraiment tourner la page des vieux congrès » (Les Échos, le 27 août 2017). Il rappelle l’épisode malheureux de Reims (2008), le « congrès de la triche », et de Toulouse (2012) et Poitiers (2015), des « congrès de synthèse jusqu’à l’absurde ». La forme traditionnelle du congrès est démonétisée et discréditée mais les contours de la réforme organisationnelle et de sa réinvention apparaissent flous. Les sensibilités situées à la gauche du parti craignent une remise en cause du vote des motions à la proportionnelle, règle centrale depuis le congrès d’Épinay, et menacent de quitter le parti si cette décision est prise. Une commission statutaire est mise en place le 7 novembre 2017 pour faire un certain nombre de propositions qui seront tranchées par un vote des militants. Les nouvelles règles d’organisation sont censées produire un parti « plus moderne, plus agile, plus mobile, parfois plus discipliné, pour pouvoir préparer l’avenir ».

L’impératif de la « rénovation » et l’usure d’un référent

31Les congrès de défaite mettent au centre de l’agenda partisan l’enjeu de l’organisation et sa nécessaire « rénovation ». La « crise » née de l’échec se traduit par une injonction au changement que les dirigeants en place cherchent tout autant à satisfaire qu’à maîtriser. La « rénovation » constitue un mot d’ordre relativement partagé qui suit de manière systématique les défaites. Mobilisé à la fois par les dirigeants en place et ceux qui les contestent, il s’impose comme une figure imposée même s’il ne débouche que marginalement sur une réforme substantielle des règles et pratiques partisanes. Autour de la « rénovation » s’institutionnalise au fil des années une routine de domestication de la défaite.

La rénovation comme répertoire de défaite et mythe organisationnel

32Renouveler le parti, le réinventer, le refonder : depuis 1993, les périodes post-électorales sont dominées invariablement par les mêmes diagnostics et les mêmes mots d’ordre. Les défaites sont attribuées aux faiblesses d’une organisation jugée de manière relativement unanime comme insuffisamment militante, peu en prise avec les milieux populaires et l’électorat de référence, refermée sur elle-même, peu démocratique et ouverte au débat d’idée, notabilisée… Au terme des états généraux de 1993, Jean-Paul Huchon, qui les coordonne, alors appelait déjà de ses vœux un parti plus militant et ouvert, et « en réseaux ». En 2002, François Hollande renoue avec l’inspiration des états généraux pour lancer un nouveau cycle de rénovation. En décembre 2002, il affirme l’ambition « d’un parti ouvert à plus de 30 % des suffrages » et comptant 300000 militants. Son analyse est sévère : « Prenons la mesure des choses : le nombre d’adhérents du Parti socialiste est l’équivalent du nombre d’électeurs d’une grosse circonscription législative. Il faut doubler les effectifs. Fixer un tel objectif suppose des changements de nos pratiques et de nos structures politiques » (L’Hebdo des socialistes, janvier 2003).

33Le contexte critique consécutif à la défaite de 2007 ouvre de nouveau le champ des « possibles » sur le plan des réformes organisationnelles. La « rénovation » est relancée. Une résolution présentée par François Hollande et adoptée par le Conseil national lui assigne trois objectifs :

« 1) Réaffirmer les valeurs fondatrices de l’engagement socialiste 2) Rénover les procédures et revoir l’organisation afin de nous doter d’un instrument politique moderne et offensif en phase avec notre temps, ce qui suppose de simplifier notre fonctionnement, de redéfinir nos règles de délibération, nos processus de décision, les modalités de notre vie collective, 3) Engager le dialogue et la confrontation avec les associations, les syndicats, les autres formations progressistes, les citoyens pour tracer les nouvelles frontières de la gauche et construire un rassemblement majoritaire et cohérent. »
Extrait de la résolution du Conseil national du PS du 23 juin 2007.

34On peut analyser la rénovation comme un mythe organisationnel entendu comme une fiction nécessaire qui permet de réassurer la croyance dans l’adhésion au parti et sa résilience. Sa « fonctionnalité » stratégique renvoie à la légitimation d’élites dans un parti professionnalisé mais qui se vit encore comme « parti de militants ». La rénovation découle du décalage entre le parti tel qu’il est perçu (un parti d’élus tendanciellement désencastré de la société) et tel qu’il voudrait être (au regard de la prégnance d’un idéal partisan issu du « parti de masses » ouvrier34), ce décalage étant révélé et réactivé par les désaveux électoraux. Le succès du credo rénovateur tient à sa plasticité et aux usages multiples dont il fait l’objet. Sa fortune sémantique tient aux ambiguïtés de son contenu, à son caractère fourre-tout : si la rénovation est surtout organisationnelle et renvoie aux pratiques partisanes et militantes, elle est aussi idéologique ou « politique » selon certains de ses promoteurs. L’analyse de la défaite en termes de « nécessité de la rénovation » s’impose comme un des cadres interprétatifs de la défaite mais les acteurs en présence ne l’investissent pas de la même manière. Pour les outsiders, il constitue une injonction permettant de mettre en cause les équilibres de pouvoir établis et doit conduire à un réalignement sur une ligne « plus à gauche ». Les élites en place leur contestent le monopole du discours du changement en se l’appropriant. La rénovation concerne surtout pour eux les pratiques militantes et doit conduire à l’acceptation du réformisme. La « rénovation » constitue alors une des manières éprouvées de se relégitimer et de donner le change sans changer la donne. On peut parler, en s’inspirant des travaux de Fabien Desage et de David Guéranger sur la réforme intercommunale, d’un illusio réformateur au PS, entendu comme la propension à investir un ensemble d’attentes dans la transformation du parti nonobstant les échecs des tentatives précédentes35.

L’échec de la rénovation et les primaires

35Le volontarisme réformateur constitue un répertoire avant tout sémantique et discursif de défaite qui ne donne lieu qu’à très peu de réformes concrètes et de changements dans les règles et le fonctionnement du parti. Aucune politique volontariste de recrutement militant n’est véritablement engagée ni après 2002 ni après 2007. La volonté de renouer des liens avec le monde intellectuel se manifeste par la création en avril 2009 d’un « laboratoire des idées » qui dispose néanmoins de peu de moyens. La volonté de limiter le cumul des mandats par des règles internes se heurte à la résistance des élus.

36Les victoires locales en 2004 comme en 2008 ont valeur d’absolution et mettent au second plan les questions d’organisation. La « rénovation » demeure dans une large mesure une incantation. Les dirigeants socialistes savent désormais négocier les phases de défaite et domestiquer le potentiel de bouleversement qu’elles recèlent. La « rénovation » s’apparente à un rituel post-défaite maîtrisé aux effets savamment canalisés qui permet aux élites socialistes de donner des gages de changement36. On peut néanmoins émettre l’hypothèse du rendement décroissant de ce registre d’amortissement de la défaite. Les socialistes croient-ils encore à leur mythe de la rénovation ?37 Martine Aubry, première secrétaire du PS, exprime une certaine lucidité critique sur la rénovation lors du Conseil national du 12 septembre 2009 à la maison de la Mutualité : « Cette rénovation, vous savez, comment le dire… Il n’y a rien de plus archaïque que les discours sur la rénovation parce qu’on en a beaucoup entendus. Mais il n’y a rien de plus moderne, il n’y a rien de plus ambitieux et finalement de plus enthousiasmant pour nous que de porter cette rénovation dans les faits, et c’est ce que nous commençons à faire tous ensemble ce matin. » Le mot magique de « rénovation » semble s’être démonétisé au fil de ses instrumentalisations successives comme le montre le processus qui conduit à l’adoption des primaires ouvertes.

37Dans un contexte de présidentialisation accrue du parti38, lié à l’inversion du calendrier électoral et au quinquennat, l’enjeu de la rénovation se cristallise essentiellement à l’approche des élections de 2007 et 2012 sur les modalités de la désignation du candidat à l’élection présidentielle. L’incapacité à élargir la base militante conduit à la mise en œuvre de procédures d’adhésion à bas coût (« les adhérents à 20 euros ») via Internet en vue de la primaire fermée de 2006. L’adoption du principe des primaires ouvertes en 2009 peut être interprétée comme une « solution » procédurale à l’accumulation des défaites présidentielles successives (les trois échecs depuis 1995 créant un contexte favorable à l’innovation), à l’incapacité croissante du parti à réguler les questions de leadership, patente lors du congrès de Reims, et aux impasses de la « rénovation ». Nommé secrétaire national à la rénovation à l’issue du congrès, en novembre 2008, Arnaud Montebourg produit un rapport sur cette question et, confronté aux résistances d’un parti jugé « conservateur » concentre son action sur le combat des primaires ouvertes qui est, selon lui, « la mère de toutes les batailles ». Les échecs de la rénovation ont ainsi été un des facteurs qui ont conduit à reformuler l’idéal d’ouverture du parti sur la société vers une nouvelle procédure de désignation du candidat39. Arnaud Montebourg l’exprime avec éloquence : « plutôt que de rénover le parti de l’intérieur, on a choisi l’extérieur40 ».

38Comme l’atteste l’adoption par l’UMP des primaires ouvertes en 201341, les défaites électorales, dans un contexte d’affaiblissement de la légitimité des partis, conduisent au dépassement de la forme partisane existante. Les primaires constituent une voie possible de ce dépassement42.

La refondation de 2017

39L’injonction au changement prend une forme lexicale légèrement amendée en 2017. Le terme de « rénovation » disparaît de la communication interne et externe du parti43 pour faire place à celui de « refondation » qui apparaît plus conforme au modèle auquel de nombreux acteurs se réfèrent (celui de la fin des années 1960 qui a conduit au congrès d’Épinay de 197144). Un agenda de la refondation, très proche des formes antérieures, se met en place : un processus ouvert de débat et de consultation à travers des forums doit déboucher sur un congrès comme en 2002 et 2007. La refondation s’engage sur la base du vote des militants et autour de forums organisés selon cinq questions : les valeurs et l’identité des socialistes, la conquête et l’exercice du pouvoir, les grands défis pour la France, les grands défis pour le parti socialiste, la France dans vingt ans. Sections et fédérations sont invitées à débattre en s’ouvrant aux associations, intellectuels, sympathisants… Une plateforme en ligne est créée qui permet de partager, commenter et amender des contributions autour de ces entrées thématiques et d’une entrée expression libre. On lit sur la présentation de la plateforme : « C’est une triple reconstruction, politique, stratégique et organisationnelle que nous avons à mettre en œuvre. Nous avons à écrire une nouvelle page de l’histoire du socialisme démocratique et c’est avec vous, militants, citoyens engagés, sympathisants que nous le ferons. » Le processus, qui présente de grandes similitudes avec celui mis en œuvre après les défaites de 2002 et 2007, doit contribuer « à analyser sans tabou les causes des défaites successives ».

Conclusion

40On a cherché ici à comprendre la « logique du désordre » partisan provoqué au PS par les défaites électorales45. Dans les phases de défaite se déploient de l’instituant (des dynamiques de changement) et de l’institué (des usages stabilisés, des répertoires). Conjoncture fluidifiée (plus que fluide en toute rigueur) et chaude, marquée par une intensification et une redistribution des luttes, les séquences de défaite déstabilisent le jeu partisan et le mettent en désordre. Elles constituent une fenêtre d’opportunité qui permet à des entrepreneurs d’en tirer parti. Elles sont constitutives d’une injonction à la réflexion et au changement auquel les dirigeants socialistes ne peuvent se soustraire même s’ils en proposent des traductions ajustées à leurs intérêts. Elles réactivent néanmoins des routines, des codes discursifs et culturels qui contribuent à amortir le choc de l’échec électoral et apparaissent d’autant plus centraux qu’ils s’institutionnalisent avec le temps et la répétition des défaites. Il y a bien au PS sur la période étudiée une routinisation des moments critiques et l’émergence de répertoires de défaites.

41L’ordre partisan reprend ses droits autour d’un nouvel équilibre des forces après ses rites d’institution que sont les congrès ou les victoires aux élections intermédiaires qui ouvrent un nouveau cycle (on ne peut encore statuer pour 2017). Les répertoires de régulation des défaites procèdent bien de propriétés institutionnelles des partis et de leur grammaire46. Dans les défaites se rejouent toujours au PS, au moins formellement, les relations dirigeants-militants qui sont une des tensions structurantes de l’organisation. La « base » militante y est produite ou reproduite47. L’ethos critique, prégnant dans la culture militante, et la réflexivité sur l’institution sont fortement stimulés et sollicités48. Dans ce parti, où l’idéal du « parti de militants » reste prégnant, le répertoire de la « rénovation » s’impose comme un registre de régulation des défaites électorales et de sortie de l’entropie post-défaite49. Il combine appel à la parole « régénératrice » des militants, congrès de « refondation », impératif de réforme organisationnelle et rhétorique invariante du « nécessaire changement des pratiques ». Une boîte à outils de la défaite s’est ainsi constituée et, depuis 2007, confrontés à d’autres défaites, les dirigeants y ont largement puisé.

42Le surinvestissement dans le registre (essentiellement discursif) de la rénovation et le désaveu des faits ont néanmoins peu à peu produit un phénomène de décroyance et désenchantement qui devient patent en 2017. Un sentiment de déjà-vu nourrit alors les perceptions des acteurs. Les élections municipales à venir constituent un enjeu essentiel pour la survie du parti. Par un effet de croyance enraciné dans les séquences précédentes, Jean-Christophe Cambadélis se risque dès octobre 2017 à une prévision : « Je vous file un pronostic comme cela : nous gagnerons les élections municipales, j’en suis persuadé50. » Si l’histoire du parti offre des précédents de « renaissance » de la « vieille maison » et donc des ressources pour crédibiliser un possible « retour de balancier » (le renouveau du parti d’Épinay en 1971 deux ans seulement après la débâcle de 1969, la victoire de 1997 seulement quatre ans après les 52 députés de 1993…), les charmes régénérants de la rénovation, rebaptisée refondation, semblent s’être quelque peu évaporés et l’entrée dans l’opposition est beaucoup moins confortable que par le passé…