5. Le diable s’habille en people : les liens entre la « dédiabolisation » du Front national et la vedettisation de ses dirigeants dans Closer
p. 109-126
Texte intégral
1Le 30 mai 2014, le magazine people français Closer titre : « Marine Le Pen : son couple explose ». S’ensuit alors une controverse, dont les grandes lignes sont résumées par les positions antagonistes des deux adversaires d’un débat télévisé organisé le jour même par la chaîne d’information continue I>Télé : pour Clémentine Autain, femme politique proche du PCF et directrice de la revue Regards, cette publication « participe à la banalisation du parti » et « Closer […] contribue à faire de Marine Le Pen un personnage politique comme un autre ». Mais pour Jean-Sébastien Ferjou, directeur du pureplayer étiqueté à droite Atlantico, « Closer ne se soucie absolument pas de considérations politiques. La démarche du magazine est avant tout commerciale » et il n’est pas certain « que [la] présence ou non [de Marine Le Pen] en Une des magazines aurait changé grand-chose aux résultats des européennes1 ».
2Il serait difficile, voire impossible, de vérifier les effets électoraux d’une telle révélation, immédiatement démentie par la cheffe du Front national. Reste que cette initiative de Closer a incontestablement inauguré une nouvelle séquence dans la médiatisation de ce parti et de ses leaders. Si depuis les années 2000 beaucoup de membres de la classe politique française ont fait, bon gré, mal gré, les choux gras de la presse people, les leaders frontistes, jugés trop « clivants » et anxiogènes par les différents titres2, y étaient jusqu’alors indésirables. Leur évocation pouvait certes avoir lieu en certaines occasions, mais toujours de façon indirecte, comme c’est toujours le cas chez la plupart des concurrents de Closer : on se contente alors de reproduire les réactions de tel ou tel personnage du show-business à l’égard de Jean-Marie ou de Marine Le Pen. Même l’épisode du divorce fracassant du fondateur du FN, à la suite duquel, par vengeance, son ex-épouse avait posé en tenue de soubrette dans le magazine de charme Lui, n’avait pas suscité l’intérêt des journaux à potins. Et à l’exception de ces péripéties, la mise en scène « peopolisante » de la vie privée était paradoxalement restée l’apanage des médias généralistes et de picture magazines tels que VSD, notamment condamné en 2012 pour avoir publié une photo de la présidente du Front national aux côtés de ses trois enfants. En matière d’exposition de la vie privée des Le Pen, beaucoup de Français en étaient restés à une photo officielle datant de 1986 mais abondamment reprise dans l’ensemble des médias, montrant un Jean-Marie Le Pen en patriarche, entouré de ses blondes (son épouse et ses trois filles, toutes vêtues de blanc) devant leur manoir de Saint-Cloud. Reproduit en 2017 en couverture d’un ouvrage de révélations sur le clan Le Pen, ce cliché ne manque pas d’évoquer l’univers des soaps opéras Dallas ou Dynasty (cf. figure 1) (Beaumont, 2017).
3Avec la Une du 30 mai 2014, il y a donc bien rupture, d’autant que Closer n’en reste pas là : le 12 décembre 2014 (no 496), il déclenche une réprobation quasi unanime de la classe politique, toutes tendances confondues, mais aussi des « grands médias », pour avoir « outé » le no 2 du Front national, Florian Philippot, en publiant des photos volées de son week-end en Autriche aux côtés de son compagnon. Et entretemps, l’hebdomadaire couvre le mariage de Marion Maréchal-Le Pen, nièce de Marine et petite-fille de Jean-Marie (no 477, 1er août 2014). C’est un fait, désormais : les leaders du Front national ont rejoint le vivier de célébrités du magazine. Entre le 30 mai 2014 et le 15 février 2017, outre le reportage sur Florian Philippot, ce sont pas moins de cinq papiers qui sont consacrés à Marine Le Pen et sept à sa nièce, auxquels il faut ajouter deux articles les évoquant toutes les deux ; qui plus est, à cinq reprises, une personnalité du FN fait la Une (une fois pour Philippot, deux fois pour Marine Le Pen et Marion Maréchal).
4Notre étude aura donc pour double objectif d’expliquer la levée soudaine de ce tabou par Closer, et de vérifier si le traitement de ces trois personnalités du Front national y est analogue à celui qu’il réserve à d’autres figures politiques, ce qui irait dans le sens d’une banalisation.
5L’enjeu, on l’aura compris, sera de déterminer dans quelle mesure l’image construite par le magazine s’accorde à une stratégie de dédiabolisation du Front national, certes ancienne – puisque remontant au moins au milieu des années 1980 – mais théorisée plus récemment par Florian Philippot et relancée par Marine Le Pen en 2011 depuis qu’elle a succédé à son père à la tête du parti (Dézé, 2015 : 13-14). Pour ce faire, nous procèderons d’abord à une analyse interne du corpus des 15 articles et 5 Unes publiés entre le 30 mai 2014 et le 24 février 2017, en examinant le lexique et les procédés discursifs qui y sont mobilisés, au prisme entre autres des stéréotypes de genre. Il s’agira donc ici du politique à l’œuvre dans les représentations de Closer, en termes de symbolisation des rapports sociaux. Puis, il conviendra de réinscrire ce type de couverture journalistique des personnalités du FN dans la politique proprement dite. En nous concentrant sur les choix de rubricage et l’énonciation du périodique, nous nous efforcerons d’évaluer l’ampleur du déplacement opéré : jusqu’à quel point Closer assume-t-il un geste politique en accueillant des dirigeants frontistes ? Nous confronterons pour finir les images de ces personnalités dans le magazine aux autoreprésentations des leaders du parti d’extrême droite, afin de vérifier leur compatibilité : en quoi cette médiatisation, inédite jusqu’en 2014, pourrait-elle servir la stratégie de communication du Front national ?
Marine, Marion, Florian : des people comme les autres ?
Physique, vacances : une superficialité calculée
6Sur l’intervalle retenu, le discours de Closer sur les dirigeants FN se subdivise en deux catégories distinctes : d’un côté, les articles classiquement consacrés à l’apparence ou à la vie privée de ces personnalités ; de l’autre, des articles explicitement politiques, sous la forme soit d’un petit encadré venant en contrepoint du sujet people principal, soit d’une brève de la rubrique « Le scan peopolitique » spécialement instaurée, dès février 2017, pour couvrir la campagne présidentielle.
7Force est de constater que le traitement people l’emporte largement, en volume, sur les observations ou commentaires explicitement politiques. Mais s’il y est rarement fait allusion à la politique « politicienne », cette dernière n’en est pas totalement absente. Quant à la portée politique des représentations qui y sont déployées, nous vérifierons qu’elle est difficile à nier. Dans l’ensemble des items étudiés, on retrouve les propriétés stylistiques et sémantiques les plus traditionnelles de la presse échotière.
8Pour révéler l’homosexualité de Florian Philippot, Closer prend le parti d’un understatement extrêmement usité dans toute la presse people pour limiter les conséquences financières d’une éventuelle condamnation judiciaire. Certes, le titre de l’article « Florian Philippot. Oui à l’amour pour tous ! » (12 février 2014) assorti d’une photo montrant le no 2 du parti aux côtés d’un homme (au visage flouté) laisse peu de doutes sur la nature exacte de la relation entre Philippot et son « ami », compte tenu de l’allusion à la loi sur le « mariage pour tous ». Il n’empêche, l’article proprement dit ne comporte aucune référence explicite à son homosexualité, le parti pris étant plutôt de semer plusieurs indices : le fait que son ami soit « toujours là pour défendre la cause gay à coup d’articles et de vidéos », qu’ils aient pris une seule chambre « 400 € pour une suite, petit déj’ compris » ou encore qu’ils se soient « engouffrés dans un sauna de la capitale autrichienne ». La dimension sexuelle de leur relation est surdéterminée, mais toujours de façon indirecte, en puisant dans le champ lexical de l’excitation : « un petit trip en Europe avec un ami », « les sens constamment titillés » (en fait, « par cette agréable odeur de biscuit chaud »), « infatigables quand il s’agit de s’éclater », « cette sensation de frisson sur commande » (quant à elle liée à l’usage d’un train fantôme).
9De la même manière, sont souvent utilisés deux « angles » éminemment classiques en presse people : l’approche par le physique, d’une part, et le thème de la détente en vacances, loin des contraintes de la vie professionnelle, d’autre part. Comme pour n’importe quelle autre célébrité, le traitement échotier des leaders du FN s’appuie sur le passage en revue de leur allure vestimentaire : « Sur place, Florian Philippot a fait valser le vestiaire rigide de l’homme politique pour une tenue jean-baskets rouge largement plus cool et plus appropriée pour arpenter la ville » (no 486, 12 décembre 2014) ; « la présidente du Front national avait sorti sa petite robe bleu marine au-dessus du genou et enfilé ses talons de douze […] » (no 576, 24 juin 2016). On notera à ce propos que les deux représentantes frontistes font, comme n’importe quelle autre vedette féminine (et parfois, mais moins souvent, masculine), l’objet de commentaires sur leur silhouette et le soin plus ou plus moins grand qu’elles y apportent : « Il n’y a pas que la ligne politique qui diffère entre Marion et Marine Le Pen, il y a aussi leur manière d’entretenir leur silhouette… si la tante fait tout pour s’affiner en portant du noir et blanc, en consommant des graines de lin et en étant vigilante sur ce qu’elle mange, pour la nièce, c’est l’inverse. La plus jeune du clan est accro aux tartines de Nutella, ne refuse jamais une glace Häagen-Dazs et savoure des plats en sauce lors des déjeuners presse. » (Dans l’assiette de Marine Le Pen et de Marion Maréchal-Le Pen, no 574, 10 juin 2016 : 24). « En Corse il y a quelques jours, elle [Marine Le Pen] affiche ses 10 kg de moins » (no 577, 1er juillet 2016 : 12).
10La focalisation sur le physique recoupe logiquement le thème des vacances, car les congés, en été et à la plage notamment, sont propices à une exposition des corps qui n’échappe pas à la vigilance des paparazzis. C’est dès lors l’occasion d’insister sur la plastique de Marion Maréchal Le Pen à grand renfort de photos la montrant en bikini rouge, assise jambe tendue à l’image d’une pin-up (cf. figure 2), ou les mains sur les seins pour réajuster son maillot de bain triangle, ou encore cadrée de dos pour valoriser ses formes callipyges alors qu’elle émerge tout juste de l’eau. Le choix de ces clichés n’a rien d’innocent, étant donné que l’article concerné commence par la phrase « Elle est la personnalité politique avec qui le plus de Français rêveraient de buller. Mi-juillet, un sondage révélait que 15 % des hommes choisiraient Marion Maréchal-Le Pen pour partir en vacances » (no 583, 12 août 2016 : 16).
11Les dirigeantes FN ont donc rejoint la cohorte des célébrités utilisées par le magazine pour illustrer le topos people des « stars en vacances ». La meilleure preuve de cette intégration en est donnée par la maquette de la Une du numéro du 1er juillet 2016 au format « XL » exceptionnel, dont Marine Le Pen, d’une part, et l’ex-championne de natation Laure Manaudou et son fiancé chanteur Jérémy Frérot, d’autre part, sont visuellement mis en parallèle, composant les deux sujets principaux (cf. figure 3).
12La mise en scène des vacances des célébrités répond à une nécessité pragmatique : dans ses finalités comme dans ses usages, la presse people assume une fonction d’évasion (Dakhlia, 2005 : 83-84), ancrée dans une forte saisonnalité, les numéros d’été venant souligner l’homologie entre le délassement des stars et celui que vivent ou auquel aspirent les lecteurs au même moment. Ce spectacle remplit aussi une fonction idéologique, par la réaffirmation de valeurs consensuelles, proches de la « culture du pauvre » décrite par Richard Hoggart (1970) à propos de la classe ouvrière anglaise des années 1950. Entre autres, un droit au loisir et au réconfort après l’effort d’un travail jugé pénible. Dans le traitement des vacances de Marine Le Pen, la reprise de ces codes de la culture populaire est on ne peut plus flagrante. Les situations décrites y contribuent largement : il est indiqué que Marine Le Pen, « À la coule », lit La Fille de Brooklyn, le dernier best-seller de Guillaume Musso, dont l’œuvre, comme celle de Marc Levy, est assimilée à de la littérature de gare ; la présidente du FN est aussi montrée en maillot de bain et paréo en train de découper une pastèque, assise sur sa serviette de plage, ce qui connote simplicité et sens pratique ; on voit aussi Louis Aliot et Marine Le Pen avec des verres (« estampillés Corsica », est-il indiqué) en provenance d’une glacière abritée sous un parasol. Les commentaires, dont le style est souvent familier, soulignent ce caractère populaire : « pour se désaltérer en plein cagnard, rien de tel qu’une pastèque ! », « virée en hors-bord, bronzette en bikini », « Playa, apéro et bains de soleil, une vraie envie de détente ! » De la même manière, pour Marion Maréchal-Le Pen et à l’occasion là encore de vacances en Corse, sont mis en exergue un sens de la camaraderie et une simplicité propres à effacer ses origines : « À bord de la goélette qui emmenait la bande de crique en crique, l’héritière du clan Le Pen était ainsi loin de la politique. En dehors de son garde du corps, rien ne la différenciait même de ses copains » (no 583, 12 août 2016 : 19).
13L’ethos populaire dont Marine Le Pen se voit affublée, qui n’avait rien d’évident étant donné son statut de nantie, élevée dans les beaux quartiers de Saint-Cloud, est renforcé par un prisme familialiste, traditionnellement associé dans la presse people à la promotion de valeurs plébéiennes. Preuve en est, pour le mariage de Marion Maréchal, cette description riche en prénoms, surnoms et expressions argotiques convoquant une proximité voire une familiarité avec les Le Pen : « À la fin de la cérémonie, sur le perron de la mairie de Saint-Cloud, la famille était souriante et au grand complet. Papy Jean-Marie avait sorti son costume blanc crème, son épouse Jany se la jouait star américaine sous son grand chapeau seventies, Mamie Pierrette, quant à elle, exhibait un bronzage caramel. Tout allait bien jusqu’à ce que tata Marine craque », « tête brûlée avec son daron » (no 477, 1er août 2014)
14Autre lieu commun de la presse people, auquel Marine Le Pen et sa nièce sont assignées : l’incapacité pour une femme d’être heureuse à la fois dans sa vie professionnelle et dans sa vie privée. Comme pour n’importe quelle autre célébrité féminine, leurs difficultés à mener de front leur rôle de mère, leurs devoirs conjugaux et leur carrière font l’objet d’une insistance permanente : « Depuis (son divorce et la garde alternée de sa fille), comme toutes les femmes dans ce cas, Marion Maréchal-Le Pen jongle avec son emploi du temps […] « C’est compliqué en ce moment », justifiait son entourage » (no 576, 24 juin 2016 : 25). « Entre Marine Le Pen et son compagnon Louis Aliot, les liens sont en train de se défaire. Si elle a fêté en fanfare le score de son parti aux européennes, côté personnel, Marine Le Pen n’a pas de quoi se réjouir » (no 468, 30 mai 2014).
15Si comme l’ont montré Diane Negra et Su Holmes (2011), ce thème de l’impossible équilibre entre la vie privée et la vie professionnelle des femmes est une constante de la culture de la célébrité, il est, dans ce fameux article sur la prétendue « explosion » du couple Le Pen-Aliot, investi d’une dimension quasi mythologique, ressortissant au fatum d’une tragédie grecque. La séparation annoncée est en effet ici marquée au coin d’une malédiction familiale, mise en corrélation avec l’hybris d’une famille où un seul mâle alpha, Jean-Marie Le Pen, aurait droit de cité : « Dans le clan Le Pen, les couples finissent toujours par se défaire »« Au sein du si soudé clan Le Pen, dominé par la figure paternelle, les conjoints finissent toujours par se faire la belle » ; « À Montretout, propriété de 4800 m2, les femmes vivent seules dans des appartements qu’elles ont réaménagés. Les couples des filles Le Pen, rassemblées autour de leur père, ont explosé et le domaine, souligne Le Point, “a des allures de gynécée” » (no 468, 30 mai 2014).
16Encore inédit dans la presse de célébrités au moment où l’article paraît, ce schéma tragique a pourtant déjà été appliqué à Marine Le Pen par d’autres médias depuis près d’une décennie, comme l’atteste en 2005 cette observation de Julie Boudillon, qui y voit une démarche… typiquement people : « La mise en scène dramatisée de l’adolescence troublée de Marine Le Pen puise dans l’interdiscours les motifs des grandes sagas familiales qui font les beaux jours de la presse people : famille célèbre, enfants maudits, événements dramatiques […] » (Boudillon, 2005 : 83).
Des héritières hermaphrodites
17L’insistance sur l’anomalie supposée du clan Le Pen, entre patriarcat et gynécée, nous met sur une piste indispensable pour comprendre les enjeux de la médiatisation des leaders du FN par Closer : le rapport à des stéréotypes de genre. Du fait d’une assignation traditionnelle des femmes à la sphère privée, qui rend leur « pouvoir impossible » (Bertini, 2011), les femmes politiques doivent composer avec ces stéréotypes soit pour les démentir, soit pour les conforter, tour à tour référées à une féminité classique de filles, épouses et/ou mères, empreinte de douceur et d’un souci des apparences, ou au contraire à une féminité « viriliste », associée à des traits de personnalité supposément masculins tels que l’ambition ou la force (Coulomb-Gully, 2012). De même, attachée à soupeser les avantages et les inconvénients de la personnalisation et de la popularisation de la vie démocratique pour les femmes politiques (Van Zoonen, 1998 ; 2000), Liesbet Van Zoonen conclut, à partir des exemples de Tarja Halonen (présidente de la République de Finlande) et d’Angela Merkel (Chancelière allemande), que la médiatisation de la vie privée représente toujours un danger pour une femme politique au sens où elle rappellerait son choix de se consacrer à une mission publique plutôt qu’à un accomplissement dans la sphère privée (Van Zoonen, 2006 : 299).
18Dans le cas de Marine Le Pen et de Marion Maréchal-Le Pen, la féminité est toujours un enjeu du récit proposé par Closer, et toujours dépeinte comme hybride comme si en tant que femmes politiques, elles devaient nécessairement posséder des qualités réputées masculines sans pour autant renier leur féminité. Il ne semble pas absurde de faire le lien entre cette androgynie et la révélation de l’homosexualité de Florian Philippot, présenté comme « l’homme de l’ombre » et le « protégé » de Marine Le Pen, en une inversion des rôles genrés traditionnels, que confirme un lapsus savoureux : « Il est aujourd’hui l’homme le plus invité des matinales radios et télés après la patronne du FN » (no 496, 12 décembre 2014), qui serait donc… un homme.
19Tout aussi androgynes l’une que l’autre, les identités discursives de Marine Le Pen et de Marion Maréchal-Le Pen renvoient au même statut d’« héritières », ce qui pourrait affaiblir leur légitimité politique. Mais hormis ce point commun, leurs figures semblent être construites à front renversé.
20S’agissant de la cheffe du Front national, l’enjeu narratif de certains articles semble être de casser son image virile et ce faisant, de la normaliser en exhumant sa féminité profonde. L’article sur l’explosion de son couple se conclut ainsi : « Ce 25 mai, derrière son sourire surdimensionné et sa logorrhée victorieuse, Marine Le Pen dissimulait habilement des failles personnelles… » (no 468, 30 mai 2014). Pour le mariage de sa nièce, c’est son hyper-émotivité qui est soulignée, apparemment insoupçonnée : « On avait du mal à cerner ce qui ferait chavirer son cœur de femme, elle, la politique si dure », « l’inflexible ». « On » peut être rassuré car « On le sait maintenant : les mariages font pleurer Marine le Pen », décrite plus loin comme « une émotive qui adore les mariages » (ce qui redouble sa féminité au sens traditionnel), qui « craque » à cause d’un « trop-plein d’émotions » (l’article s’intitule « Trop d’émotions »). De fait, deux photos la montrent en larmes, tête en arrière, consolée par des proches. Fragilité et pathos contribuent donc à rabattre la présidente du Front national sur une féminité conventionnelle. Dans le même registre, sa coquetterie en de telles circonstances est soulignée : « Mardi 29 juillet, la présidente du Front national avait sorti sa petite robe bleu marine et ses talons de douze pour assister à l’union civile de sa nièce […] ». Mieux encore : l’insistance sur ses capacités maternelles. Marine Le Pen aurait de l’amour maternel à revendre : « la femme politique reste inconsolable lorsqu’elle réalise que la jeune Marion (qu’elle considère comme sa fille) a pris son envol »« L’inflexible Marine », également désignée comme « tata Marine », « se laisse submerger par l’émotion. Qu’est-ce que ce sera quand elle mariera ses enfants ! » (no 477, 1er août 2014).
21Marion Maréchal-Le Pen est elle aussi présentée comme une épouse (son mariage est relaté, son divorce aussi) et une mère (« maman à 24 [ans] », no 583, 12 août 2016). Pour Closer, elle réussit la synthèse de ces deux traits essentiels en se mariant « très enceinte », particularité soulignée à trois reprises, à deux ans d’intervalle (« bien enceinte », « très enceinte » dans le no 477, 1er août 2014 ; « Très enceinte » dans le no 576, 24 juin 2016, p. 26). Qui plus est, elle affiche son attachement aux valeurs familiales, ce qui va dans le sens de la doxa promue par tous les titres people : « l’élue de 26 ans qui aime tant prôner les valeurs familiales » (no 576, 24 juin 2016).
22On l’a vu, sa féminité, au sens le plus conformiste du terme, est également signifiée par une exposition sensuelle de son physique. Le reportage consacré à ses vacances en Corse (no 583, 12 août 2016) est particulièrement emblématique à cet égard : sa plastique est valorisée non seulement par des choix photographiques suggestifs (bikini rouge, peau et cheveux mouillés, cadrage de dos, mains sur les seins), mais aussi par un lexique qui ne l’est pas moins au sens où il installe un climat voluptueux, en parfaite adéquation avec les charmes prêtés à l’intéressée ; outre que la jeune députée est présentée comme la personnalité politique que « 15 % des hommes choisiraient pour partir en vacances », il est question de « douceur », d’« amis très prévenants » et la scène se passe dans une Corse désignée par la périphrase « l’Île de Beauté ». Le tout sous le signe du « Sea, Friends and Sun », formulation convoquant forcément le beaucoup plus idiomatique « Sea, Sex and Sun ».
23Mais derrière cette satisfaction à tous les critères classiques de la féminité – Marion Maréchal est tout à la fois épouse, mère et sex-symbol –, percent des caractéristiques traditionnellement référées au masculin.
24De l’image rassurante de la bonne copine sexy, partie en vacances avec sa « bande », que rien ne « différenciait même de ses copains », il n’y a qu’un pas vers le garçon manqué, pressé d’en découdre : « Sans oublier cette réserve militaire qu’elle a annoncé en grande pompe vouloir rejoindre ». Et de garçon manqué, on glisse vers un renversement des rapports de genre : toujours dans le reportage sur ses vacances en Corse, une photo montre la députée du Vaucluse passant de la pommade à son garde du corps. Sur un mode humoristique, la légende confirme l’inversion des rôles : « Prêté pour un rendu : l’élue joue à son tour la haute protection ». Dans l’article sur son divorce (no 576, 24 juin 2016), le renversement des rapports de genres paraît cette fois-ci beaucoup plus conflictuel et inquiétant. Il faut dire qu’il redouble une différence de classes sociales : Marion Maréchal-Le Pen, présentée, on l’a vu, comme « l’héritière du FN », est dépeinte comme une « bourgeoise gâtée » tandis que son ex-mari se serait « construit seul ». Les problèmes du couple sont résumés – et implicitement expliqués – par deux mésaventures :
l’époux de Marion Maréchal, Matthieu Décosse, s’était présenté aux législatives à Paris car, selon un proche, « il voulait savoir ce que sa chérie, en campagne dans le Vaucluse, vivait. »« Le résultat ne sera pas à la hauteur des espérances : au-delà des sept voix récoltées, Marion Maréchal-Le Pen sera furieuse. “Quand elle l’a appris, elle nous a traités de cons.” » (no 576, 24 juin 2016 : 25) ;
lorsqu’une journaliste avait souhaité l’interviewer, « le chef d’entreprise avait répondu d’un “je vais demander à Marion” » (no 576, 24 juin 2016 : 25).
25Ces deux anecdotes suggèrent que le véritable homme du couple – autoritaire, colérique, voire injurieux –, c’est Marion Maréchal. Par contraste, Matthieu Décosse est affecté d’un ethos féminin : il est à la fois dans l’empathie, voulant « savoir ce que sa chérie […] vivait », et la soumission, refusant d’accorder une interview sans avoir l’autorisation préalable de son épouse. Plus récemment, le titre d’un article publié sur le site Internet de Closer accuse le trait de la « virilité » de la députée : « Marion Maréchal-Le Pen : recalée de la réserve militaire, elle s’énerve ! » (4 février 2017).
26En somme, Marine Le Pen, Marion Maréchal et Florian Philippot sont coulés dans des patterns narratifs classiques dans la presse people – dramaturgie familiale, « vacances, j’oublie tout » – dont la portée moralisante ne doit échapper à personne – destinée à conforter des valeurs grand public voire plébéiennes : primat du couple et de la famille, sens de l’amitié, revendication d’un droit au délassement. Néanmoins, on ne manquera pas de s’interroger sur l’ambivalence assignée aux deux représentantes du FN – la première étant présentée comme une femme fragile sous ses dehors de virago, et la seconde comme un tyranneau irascible sous le masque d’une naïade. Si dans la presse people, les avatars d’autres femmes de pouvoir ou liées au pouvoir (épouses ou compagnes d’hommes politiques, par exemple) servent à illustrer le principe d’une difficile conciliation entre vie privée et vie publique, elles sont le plus souvent alignées sur l’archétype de la « femme-mûre-humiliée-mais-toujours-digne », et constituent des figures essentiellement positives, de « battantes » d’âge médian, « mais » toujours séduisantes… et féminines : témoins Ségolène Royal, Cécilia Attias ou Anne Sinclair (Dakhlia, 2013 : 188). Nulle trace, dès lors, de l’androgynie prêtée aux deux représentantes du Front national. En tant que dérogation aux normes de genre, cette androgynie est donc peut-être le signe d’une difficulté pour l’univers consensuel du people à absorber les représentant d’un FN naguère jugé agressif et tabou. C’est pourquoi il convient de remettre en contexte les images des leaders du Front national forgées par Closer afin de prendre l’exacte mesure de la transgression politique opérée.
Une politisation assumée ?
Les facteurs de la prise en charge
27Comment expliquer, en premier lieu, que Closer accepte, en mai 2014, d’intégrer dans son panthéon de célébrités des leaders jusqu’alors mis au ban de toute la presse people ? On l’a dit, les dirigeants d’extrême droite n’y faisaient jusqu’alors pas l’objet de reportages, mais tout au plus de références indirectes. Depuis, le cas Closer a en partie fait jurisprudence : si des titres comme Voici ou Gala conservent la même ligne de conduite à l’égard des leaders frontistes, Ici Paris n’a pas hésité à s’engouffrer dans la brèche, en proposant lui aussi un reportage sur les vacances en Corse de la députée du Vaucluse, en des termes très similaires : « Marion Maréchal-Le Pen. Elle s’éclate en célibataire » (no 3711, 17 août 2016). De même le magazine de Lagardère relate-t-il les « terribles prédictions » de Pierrette Le Pen la mère de la patronne du Front national, qui ne voudrait pas que sa fille soit élue présidente de la République (no 3740, 8 mars 2017).
28Les raisons sont multiples, en 2014, pour qu’une telle étape soit franchie. En termes de valeur informative, les critères spécifiques de la presse de célébrités peuvent ainsi se résumer : le « bon » people est celui qui réunit notoriété, popularité, glamour et potentiel narratif, de l’avis même des journalistes spécialisés (Dakhlia, 2010 : 117). Marine Le Pen et plus récemment sa nièce satisfont au premier critère, celui de la notoriété, et il n’est pas anodin à cet égard que leur consécration dans Closer suive d’assez près leurs victoires électorales respectives, qui augmentent leur surface médiatique : le score de 25 % du Front national aux Européennes de mai 2014 – mis en balance avec l’échec personnel supposé de Marine Le Pen, qui aurait vu son couple s’effondrer (Closer, no 468 du 30 mai 2014) – et les 41,5 % de voix au 1er tour de Marion Maréchal-Le Pen dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur en décembre 2015, qui justifient sans doute qu’elle devienne six mois plus tard le personnage principal d’un article sur son divorce (no 576, 24 juin 2016), ce qui, au passage, n’avait pas été le cas pour son mariage (no 477, 1er août 2014). On notera aussi que l’un des angles privilégiés pour le traitement de Marion Maréchal-Le Pen est celui de son sex-appeal – elle émarge donc dans la catégorie « glamour » – ce qui peut expliquer que sa médiatisation plus tardive finisse par devenir plus abondante que celle de sa tante, à laquelle elle vole littéralement la vedette.
29En tant que membres d’un « clan » riche en conflits, toutes deux offrent le potentiel narratif nécessaire. Quant à leur popularité, il est possible qu’elle ait été inférée du lien souvent établi entre classes défavorisées et vote populiste, bien que cette association ait été nuancée, voire contestée par plusieurs chercheurs (par exemple, Collovald, 2005) : le parti le plus plébiscité par les classes populaires françaises serait en effet, avant tout, celui de l’abstention (Mayer, 2005). D’autres insistent sur cette relation privilégiée, tel Marian (2011 : 98) qui affirme que « les ouvriers, employés, les faiblement diplômés et les ruraux le [le FN] soutiennent plus que la moyenne ». Quoi qu’il en soit, il n’est pas exclu que cette adéquation supposée à l’électorat populaire, une fois devenue un topos du débat public, ait justifié de s’intéresser de plus près aux dirigeants du FN, de la part d’un titre dont le lectorat est l’un des plus populaires de la presse de célébrités : en 2016, la pénétration de Closer dans les foyers dont la personne de référence appartient à la catégorie socio-professionnelle « ouvriers » est de 7 %, et de 3,6 % pour la catégorie « agriculteurs » et 6,6 % pour celle des employés, contre, à titre indicatif, respectivement 3,1, 3 et 3,8 % pour un autre magazine people comme Gala3.
30Quant à Florian Philippot, bien que celui-ci ne puisse au moment de son outing prétendre à une célébrité « superlative » – au sens où octroyée par des médias généralistes, celle-ci aurait une dimension universelle (Chenu, 2008 : 3 et 10) –, son statut d’« homme le plus invité des matinales radios et télés après la patronne du FN » (no 496, 12 décembre 2014) suffirait à motiver une telle intrusion dans sa vie privée. Sous ce rapport, le fait même que l’article qui lui est consacré mentionne un tel record de publicisation n’a rien d’innocent : comme souvent en cas de scoop transgressif, le magazine anticipe les attaques dont il pourrait faire l’objet en insérant dans son article même des arguments d’autojustification.
31Le franchissement de la ligne jaune s’expliquerait donc par un contexte politique de nets progrès (pour les régionales de 2015), voire de succès éclatants (pour les européennes de 2014), du Front national, augmentant par ricochet la valeur informative d’une mise en scène de la sphère personnelle des personnalités frontistes.
32Pour autant, un facteur économique ne doit pas être négligé : le recul depuis plus de cinq ans des ventes de la presse people dans son ensemble, et du magazine Closer en particulier. En 2008, le titre phare du groupe Mondadori affiche près de 500000 exemplaires de diffusion France payée en moyenne, mais en 2013, il n’en est plus qu’à 3213694, soit un recul de 35 %. C’est à n’en pas douter pour enrayer cette érosion apparemment inexorable, liée à la concurrence de l’information people disponible en ligne – et notamment sur les réseaux sociaux –, que le magazine s’est lancé dans une politique éditoriale beaucoup plus agressive, dont le coup d’envoi a été donné par le célèbre scoop du 10 janvier 2014 sur la liaison entre le président Hollande et la comédienne Julie Gayet. Stratégie payante puisque Closer a vu doubler ses ventes pour le numéro concerné et a enregistré une croissance de 60 % de sa diffusion sur les quatre premiers numéros consacrés à cette affaire. Ce sont en tout onze Unes qui ont porté, directement ou indirectement (par la médiatisation des réactions de Valérie Trierweiler ou de Ségolène Royal) sur cette affaire durant la même année. Rien d’étonnant, du coup, à ce que les premiers reportages centrés sur des personnalités frontistes s’inscrivent tous dans la même séquence offensive, caractéristique de l’année 2014 : Marine Le Pen le 30 mai, Marion Maréchal-Le Pen le 1er août et Florian Philippot le 12 décembre.
33La prise en charge des leaders du FN en 2014 répond donc pour le magazine de Mondadori à des effets d’opportunité, tout à la fois électoraux et commerciaux. Reste à savoir dans quelle mesure l’hebdomadaire assume dans son discours même la transgression ainsi réalisée, et quelle évaluation il donne lui-même de son éventuelle portée politique.
Un dédoublement du discours
34Comme nous l’avions noté plus haut, le discours de Closer sur les dirigeants frontistes relève de deux registres bien distincts : outre un traitement central, celui des reportages et des Unes qui en font des people comme les autres, retenant l’attention par leur apparence ou leur vie privée et exploités tels des personnages de fables servant à réaffirmer des valeurs communes, plusieurs formes courtes – incises, encadrés ou brèves – semblent avoir pour objectif de réintroduire de la distance en réancrant ces personnages dans la réalité des jeux et des enjeux démocratiques, ou pour le dire autrement, dans la politique proprement dite. D’un côté, un récit, donc, à vocation mythologique, de l’autre un discours situé, où chacun – énonciateur, énonciataire, personnage – est remis à sa place.
35Avec sa rubrique « Le scan peopolitique » lancée en 2017 en vue de l’élection présidentielle, Closer adopte la même posture métadiscursive que celle de médias plus légitimes comme Le Monde avec ses « Décodeurs », Libération avec sa « Désintox » ou Canal Plus avec le « Petit Journal », suivant une logique de fact checking : face à une sophistication croissante de la communication politique, l’objectif est de débusquer tout travestissement de la réalité ou toute contradiction du discours politique. Ainsi, Marine Le Pen est-elle pointée du doigt pour avoir prétendu au cours de L’Émission politique de France 2 que ses enfants avaient effectué leur scolarité dans l’enseignement public alors qu’elle avait en fait choisi un établissement catholique privé réputé pour l’une de ses filles5.
36Une prise de recul s’affiche aussi, par le jeu des encadrés, à la périphérie immédiate des articles consacrés à la vie privée des dirigeants du Front. L’un de ces encadrés tempère la bonhommie générale du sujet sur les vacances en Corse de Marine Le Pen, qui tendrait à la faire passer pour une femme on ne peut plus « ordinaire » (devant surveiller sa ligne, coupant une pastèque assise sur sa serviette de plage, prenant un « apéro ») : il rapporte comment la leader FN et ses accompagnateurs se sont vu refuser l’entrée d’un restaurant de l’Île de Beauté6. Le sens de ce contrepoint reste toutefois ambigu : s’agit-il d’une mise en abîme du rejet initialement pratiqué par la presse people, ici reconduit par procuration (l’attitude du restaurateur jouant le rôle d’une piqûre de rappel quant à la dimension sulfureuse de Marine Le Pen) ? Ou de la dénonciation d’une injustice envers la patronne du Front national, qui passerait pour une paria (elle ne peut pas aller au restaurant comme n’importe quelle citoyenne) ?
37La politisation du propos est plus explicite lorsque le magazine, en marge de ses révélations de mai 2014 sur les avanies supposées du couple de Marine Le Pen, reprend des révélations du site Mediapart sur l’utilisation par cette dernière de son enveloppe d’eurodéputée pour son compagnon en tant qu’assistant parlementaire, alors que le règlement du parlement interdit la mise à la disposition de tels subsides pour les conjoints ou les partenaires7.
38De même le reportage consacré au week-end à Vienne de Florian Philippot avec son compagnon fournit-il tous les éléments nécessaires à un cadrage politique, voire politicien, de ce fait privé. Cet article multiplie en effet les références au débat public – et notamment aux polémiques autour de la loi sur le « mariage pour tous ». Ainsi les premières phrases de l’article servent-elles à rappeler les positions des uns et des autres, ce qui remet en perspective la situation dévoilée, en lui donnant un sens politique :
« Fin novembre, lors du Congrès du Front national à Lyon, Marion Maréchal-Le Pen, 25 ans, députée du Vaucluse et nouvelle tête d’affiche de sa famille politique, est arrivée première lors du vote des militants du Front national pour le comité central du parti, laissant loin derrière elle – à la quatrième place – Florian Philippot, pourtant vice-président du FN. Un homme influent, aujourd’hui présenté comme le numéro 2 du Front national, le bras droit de Marine Le Pen, son “protégé” peut-on même lire dans les nombreux articles qui lui sont consacrés. C’est lui notamment qui, il y a deux ans, alors que les militants opposés au mariage pour tous descendaient dans la rue, avait convaincu Marine Le Pen de ne pas se joindre à eux. […] D’aucuns avaient perçu, dans cette “non-opposition” de Marine Le Pen, une volonté d’ouverture du Front national à la cause homosexuelle, à l’occasion de l’adoption de la loi relative au mariage de personnes de même sexe. »
39Focalisé sur des débats partisans et des jeux d’appareil, ce long préambule ne déparerait en rien la rubrique politique d’un journal « de référence ». Faut-il donc y voir une simple précaution oratoire, dont l’intérêt pour Closer serait de se prémunir de toute accusation de voyeurisme, purement mercantile ? Toujours est-il que ces références aux divisions internes du FN sur la question du mariage homosexuel rabattent de facto l’information rapportée sur des considérations d’intérêt général. On notera au passage que Closer avait de la même façon veillé à articuler son propos à un enjeu public pour son fameux scoop sur la liaison entre François Hollande et l’actrice Julie Gayet du 10 janvier 2014 : le périodique avait alors soulevé la question de la sécurité du chef de l’État qui, lors de ses escapades, se déplaçait en scooter sous la surveillance d’un seul garde du corps.
40Dans le cas de Florian Philippot, on pourrait légitimement se demander si la démarche de Closer s’accorde avec la portée militante d’un outing. Au sens strict, ce geste politique consiste, de la part d’une organisation LGBT, à révéler l’homosexualité d’une personnalité politique pour peu que celle-ci affiche des positions homophobes. Il s’agit en ce sens de dénoncer une hypocrisie pouvant porter atteinte à la reconnaissance de droits égaux. Or, dans le cas qui nous intéresse, non seulement l’initiative ne vient pas d’une institution ou d’une personnalité LGBT, mais l’article sous-entend que Philippot était plutôt favorable à l’ouverture du mariage aux personnes de même sexe. Comme cela est rappelé dans le corps même de l’article, le no 2 du FN a intercédé auprès de Marine Le Pen pour qu’elle ne s’oppose pas ouvertement à la loi sur le « mariage pour tous ». Il ne serait pas aberrant, au reste, d’imaginer que l’angle adopté par Closer puisse avoir un effet contre-productif du point de vue d’une défense des droits LGBT, en ce qu’il réduirait la position officielle du Parti aux intérêts particuliers d’un de ses dirigeants – dus à sa propre homosexualité – qui le conduiraient à pratiquer un lobbying interne. Toutefois, annoncée par son titre même « Oui à l’amour pour tous », la teneur générale de l’article laisse à penser que le but serait plutôt de banaliser l’homosexualité, voire d’encourager la reconnaissance des unions entre personnes de même sexe. En s’immisçant de la sorte dans le débat interne au FN entre les tenants d’une ligne ultra-conservatrice, figurés par Marion Maréchal-Le Pen, et une bienveillance tacite envers le mariage pour tous, incarnée par Florian Philippot, l’enjeu serait de faire pencher la balance du côté de ce dernier, quand bien même cela se ferait-il à son corps défendant. En l’occurrence, l’hypocrisie mise à mal serait non point celle d’un individu soupçonnable d’être hostile à la cause homosexuelle, mais celle d’un parti aux positions jugées trop ambiguës.
41Dernier élément manifestant sinon une conscience politique de la part du magazine, du moins une certaine lucidité quant à la portée politique potentielle d’un accueil des leaders FN : le 3 février 2017 (no 608), après s’être intéressé coup sur coup à Marine Le Pen (« Le jour où… Marine Le Pen s’est fait humilier par son ex… », p. 28) et à sa nièce (« Qui a dit “Je suis un accident qui se vit bien” », p. 28) à travers deux brèves de son « scan peopolitique », Closer consacre une pleine page à un citoyen français qui s’est illustré dans l’aide aux réfugiés : « Pierre-Alain Mannoni “J’ai été arrêté parce que je voulais aider de jeunes migrants” » (p. 39). Difficile alors d’imaginer que cette hétéroglossie n’ait pas été calculée. De même que les reportages sur tel ou tel événement de la vie privée d’un dirigeant FN (difficultés de couple, week-end en amoureux, vacances en Corse) sont assortis de commentaires ou d’encadrés sur des points noirs de la politique du FN, l’enjeu ici semble être de donner des gages à une certaine orthodoxie journalistique, dont on sait à quel point elle peut être déniée à la presse people par le reste de la profession : ce qui se donne à voir serait donc une objectivité en tant que « rituel stratégique », pour reprendre la célèbre formule de Gaye Tuchman (1972). Cette objectivité est signifiée par l’un de ses marqueurs discursifs les plus courants : une présentation duelle des faits, à travers des « possibilités conflictuelles » (Tuchman, 1972 : 667).
42Le magazine ne se contente donc pas, comme il le fait couramment pour d’autres personnalités politiques, de livrer des anecdotes insouciantes sur le look et la vie privée des dirigeants frontistes : il veille à les mettre en perspective avec des informations politiques ou à tout le moins à mettre en scène un équilibre des points de vue. Néanmoins, comme on l’a dit précédemment, ce sont toujours ces reportages sur la sphère personnelle des leaders FN, et non leurs contrepoints plus critiques, qui alimentent le débat public. Il importe donc pour finir de vérifier dans quelle mesure les révélations de Closer sur les Le Pen et Florian Philippot s’accordent aux stratégies de communication du Front national.
Une aide objective à la propagande FN
43À dire vrai, la réaction de Marine Le Pen au premier article de Closer à lui être dédié en a surpris plus d’un le 30 mai 2014 : alors qu’elle avait jusque-là affiché une franche hostilité à toute intrusion médiatique dans sa sphère personnelle, et systématiquement porté plainte pour la moindre atteinte présumée à sa vie privée, elle riposte à l’annonce de l’explosion de son couple en twittant une photo où elle embrasse à pleine bouche son compagnon Louis Aliot. Comme si, soudainement, elle répondait au people par du people. Interrogée sur cette réaction surprenante, la cheffe du FN se justifie ainsi sur les ondes de la station radio France Info : « Il faut savoir. Quand je fais des procès, on dit que je suis procédurière et quand je réponds par l’humour, on me dit que c’est mal adapté. […] [J’ai] voulu répondre pour ridiculiser cette presse que je considère comme éminemment méprisable. Et je crois avoir réussi8. » Pourtant, derrière ce « coup » en forme de boutade, il est permis de lire un revirement plus profond et durable de la stratégie d’image de Marine Le Pen.
44Cette réponse semble en effet traduire une tactique nouvelle de réappropriation des codes de la peopolitique : témoin les photos qu’elle poste sur son blog Carnets d’espérance, ouvert en février 2016, où on la voit en compagnie de ses chats. Le 23 avril 2015 déjà, elle s’était décrite en « mère à chats » dans une interview accordée à la chaîne I>Télé. Grand classique de la communication politique, tant à la Maison Blanche que pour les présidents français sous la Ve République ou encore dans l’hebdomadaire Paris Match, l’utilisation des animaux de compagnie pour humaniser (par contraste ?) un dirigeant s’hybride ici avec la vogue des Lolcats, garantie de succès sur la Toile.
45Depuis, l’auto-vedettisation de Marine Le Pen est clairement montée en puissance, du fait notamment de sa participation au programme « Une ambition intime », animé par Karine Le Marchand sur M6 et diffusé le 9 octobre 2016. Durant ce talk-show de confessions, la leader du FN expose ses blessures, en rappelant comment elle a échappé à 8 ans à l’attentat qui a détruit l’appartement familial ou en évoquant l’absence de sa mère pendant 15 ans, entre autres.
46Autre marqueur de cette autopromotion sur le mode people : le tract de 4 pages que Marine Le Pen publie en février 2017, « calqué sur un magazine féminin, destiné à la montrer “telle qu’elle est” » : « tout sourire en tee-shirt rouge devant la mer, qui monte à cheval, qui pose en tailleur sur le perron de l’Élysée, qui tient la barre d’un bateau et qui prend un verre avec Karine Le Marchand », commente L’Express dans un article au titre parfaitement éloquent : « Marine Le Pen se convertit au people pour séduire les femmes9. » Là réside en effet tout l’enjeu de cette nouvelle présentation de soi : la priorité n’est pas seulement de rendre Marine Le Pen plus humaine, elle est de la rendre plus « femme », au sens le plus traditionnel du terme. À cela, deux explications : d’une part, il peut s’agir d’une stratégie de « retournement du stigmate » visant à faire de l’affichage de la féminité non plus un handicap – du fait de son illégitimité dans un monde politique essentiellement masculin – mais un atout, en tant que promesse d’une autre politique, plus douce, plus proche et plus concrète (Boudillon, 2005 : 80), en un mot sous le signe du « care ». Au demeurant, en ne faisant qu’abonder dans le sens du sentiment selon lequel le FN serait moins inquiétant depuis qu’il est dirigé par une femme, l’insistance sur ce stéréotype du féminin s’inscrit parfaitement dans la stratégie de dédiabolisation du Front national. La deuxième visée de cette mise en scène peopolisante est tout simplement, comme L’Express le suggère, de rendre le parti populiste plus attractif pour l’électorat féminin. Pour des raisons à la fois démographiques (une espérance de vie plus longue) et culturelles, le vote féminin en France est en effet, traditionnellement, moins porté vers les extrêmes.
47En conséquence, on mesure mieux l’enjeu des représentations de la cheffe du FN dans Closer : l’hebdomadaire contribue en effet à réhabiliter sa part « féminine », en la dépeignant sous les traits d’une « tata Marine », coquette et si maternelle et émotive à la fois (no 477, 1er août 2014), ayant comme toute femme active des difficultés à concilier vie professionnelle et vie familiale. La stratégie énonciative du magazine qui consiste à séduire son lectorat essentiellement féminin en lui offrant des personnages propres à susciter son empathie s’accorde donc à merveille avec la volonté du FN d’augmenter le nombre de ses électrices. Sans préjuger de leurs effets, force est de constater la convergence de ces deux stratégies.
48De même, les évocations de Marion Maréchal-Le Pen – dont on a noté que désormais, elles dépassaient en nombre celles de sa tante – s’accordent à la volonté du FN de compenser son déficit auprès des jeunes (Marian, 2011 : 98) : dans Closer (comme dans la communication politique frontiste), la députée du Vaucluse incarne le visage « jeune et joli » d’un parti qui vise à recruter des têtes d’affiche juvéniles, là où l’hebdomadaire cherche simplement à attirer les 12-25 ans par un langage « djeun’s » : « Marion Maréchal. Trop fun sa vie de célib ! » (no 583, 2 août 2016).
49Il y a plus : la révélation de l’homosexualité de Florian Philippot peut, elle aussi, entrer en résonance avec les nouvelles orientations de la propagande FN. D’abord, parce qu’elle a permis de fait à ce dernier d’entonner une partition bien connue du parti populiste : celle de la victimisation, avec son corollaire habituel, l’incrimination du rôle des médias. Ensuite, parce qu’elle pourrait accréditer, somme toute, l’idée d’une modernisation du Front national, qui ne serait plus exactement le parti réactionnaire et homophobe qu’il était sous la présidence de Jean-Marie Le Pen.
50Si l’on ajoute à cela que la présidente du FN est dépeinte dans Closer comme une « femme du peuple », lisant du Guillaume Musso, prenant des « apéros » et dégustant une pastèque sur sa serviette de plage (no 577, 1er juillet 2016), les mises en récit du magazine corroborent tous les éléments du repositionnement postulé par le parti frontiste depuis qu’il est dirigé par Marine Le Pen : depuis 2011, sous l’égide, notamment, de son no 2 Florian Philippot, le FN s’emploie en effet à minorer son nationalisme au profit de revendications sociales. D’où l’intérêt pour sa présidente de faire oublier son milieu d’origine et sa fortune. Qui plus est, au titre de la défense des plus faibles, le Front revendique deux luttes en particulier, outre celle des classes défavorisées : la cause des femmes et, quand bien même il n’afficherait pas d’unité à ce propos, la défense des homosexuels. Les coups de projecteur successifs de Closer sur les Le Pen et Florian Philippot tombent donc à point nommé : ils contribuent à l‘aligner sur la stratégie politique des partis populistes d’Europe du Nord qui, dans le sillage de Pim Fortuyn, Jörg Haider ou plus récemment Geert Wilders, prétextent une défense des femmes et des homosexuels pour mieux attaquer l’islam.
51De l’étude des articles de Closer sur les leaders du Front national entre 2014 et 2017, il ressort que le magazine a pleinement conscience de commettre une transgression en soumettant ces derniers au même traitement empathique et doxique que n’importe quelle célébrité. Ce sentiment de transgression s’exprime en creux par un discours d’accompagnement, censé réinscrire dans des jeux et des enjeux politiques des articles qui tendraient sinon à « normaliser » les leaders frontistes. Cependant, ce type de discours moins consensuel reste périphérique : en termes de surface rédactionnelle ou d’illustrations photographiques, il est largement éclipsé par la mise en proximité des leaders du FN. En tout état de cause, seuls les reportages « intimistes », qui ont pour la plupart été mis à la Une, ont suscité le débat public le plus vif.
52C’est donc bien un nouveau palier dans la dédiabolisation du Front national qui a ainsi été franchi. Certes, comme le rappelle Alexandre Dézé, l’aspiration du FN à une plus grande respectabilité ne date pas d’hier, l’un des répertoires stratégiques du Front national étant d’entretenir l’illusion d’un aggiornamento permanent depuis le milieu des années 1980 (Birenbaum, 1992 ; Dézé, 2012). Reste que l’intérêt nouveau de Closer et de quelques autres médias à sa suite, people ou non10, pour le look, les vacances et les avatars conjugaux ou familiaux du trio de tête du FN va dans le sens d’une banalisation de ce parti dans l’espace public français. Qui plus est, en façonnant une Marine Le Pen à l’image de son lectorat cible, à la fois féminin et populaire, la stratégie énonciative du magazine de Mondadori s’harmonise remarquablement aux nouveaux impératifs stratégiques de la communication politique du FN, et notamment à deux objectifs pour sa présidente : d’un côté, faire oublier ses origines privilégiées et de l’autre, réinvestir une identité féminine qui lui permettrait d’élargir sa base électorale, comme en témoigne son tract de février 2017 où elle affirme « avoir une vraie légitimité pour parler des femmes », en ajoutant que « La sensibilité féminine permet parfois de mieux comprendre ». Mieux qu’un tract électoral : un article dans Closer ?
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Chronologie des Une de Closer sur des représentants du FN
30 mai 2014 – no 468 – « Marine Le Pen. Son couple explose ».
12 décembre 2014 – no 496 : « Florian Philippot. Oui à l’amour pour tous ! »
24 juin 2016 – no 576 – « Marion Maréchal-Le Pen. Elle divorce après deux ans de mariage ».
1er juillet 2016 – no 577 (Format XL) – « Tous à la plage »« Photos exclusives. Marine Le Pen – Son escapade en Corse. Laure Manaudou. Accro à son Fréro ».
12 août 2016 – no 583 – « Marion Maréchal. Trop fun sa vie de célib ! »
Notes de bas de page
1 « Le FN en “Une” des magazines people : Jean-Sébastien Ferjou et Clémentine Autain débattent », Atlantico.fr, 31 mai 2014.
2 Ce tabou est notamment ressorti de l’enquête par entretiens réalisée en 2007-2008 auprès de 15 professionnels de la presse people française (Dakhlia, 2009).
3 Étude One Global 2015-2016, chiffres de la 4e vague de 2016, Alliance pour les Chiffres de la Presse et des Médias (ACPM).
4 Très exactement, 493776 exemplaires en 2008. Sources : Office de justification de la diffusion (OJD) et ACPM.
5 « Politico CHAUD ! »« Marine Le Pen : un mensonge qu’elle espérait garder privé », rubrique « Le scan peopolitique », no 610, 17 février 2017, p. 24.
6 « Si Marine Le Pen et son compagnon semblent aimer la Corse, certains Corses ne le leur rendent pas. Ainsi, peu après leur arrivée sur l’île, le couple et ses gardes du corps se sont fait refouler d’un restaurant de Saint-Florent. Le patron de l’établissement leur a demandé de quitter les lieux. Il leur a dit qu’ils n’étaient pas les bienvenus ici, qu’on ne les servirait pas. »« Refoulés d’un restaurant », no 577, 1er juillet 2016, p. 13.
7 « Le Pen/Aliot : un couple qui fait polémique », no 468, 30 mai 2014.
8 Quinault-Maupoil Tristan, « Le Pen sur son baiser : “Quoi que je fasse, c’est considéré comme mal adapté” », LeFigaro.fr, 2 juin 2014.
9 Sulzer Alexandre, « Marine Le Pen se convertit au people pour séduire les femmes », L’Express, 4 février 2017.
10 Alexandre Dézé (2015 : 13) fait par exemple les observations suivantes pour l’année 2015 : « […] il semble que la plupart des médias soient devenus plus prompts à rendre compte des querelles de la famille Le Pen, de la couleur de la robe de la présidente frontiste lors de la soirée de gala du Time à New York en avril 2015 ou du chagrin suscité par la perte de sa chatte bengalaise ».
Auteur
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La proximité en politique
Usages, rhétoriques, pratiques
Christian Le Bart et Rémi Lefebvre (dir.)
2005
Aux frontières de l'expertise
Dialogues entre savoirs et pouvoirs
Yann Bérard et Renaud Crespin (dir.)
2010
Réinventer la ville
Artistes, minorités ethniques et militants au service des politiques de développement urbain. Une comparaison franco-britannique
Lionel Arnaud
2012
La figure de «l'habitant»
Sociologie politique de la «demande sociale»
Virginie Anquetin et Audrey Freyermuth (dir.)
2009
La fabrique interdisciplinaire
Histoire et science politique
Michel Offerlé et Henry Rousso (dir.)
2008
Le choix rationnel en science politique
Débats critiques
Mathias Delori, Delphine Deschaux-Beaume et Sabine Saurugger (dir.)
2009