Introduction

1En France, l’implication des villes sur les questions alimentaires est récente (Perrin et Soulard, 2017). A Montpellier, elles ont fait leur apparition sur l’agenda de l’Agglomération à la suite des élections municipales de 2014. Le débat public autour de cette question n’était jusque-là pas absent. Mais d’une part il était marqué par des approches fragmentaires, sectorielles et cloisonnées du problème alimentaire, en termes de production agricole, de lutte contre la précarité alimentaire ou de restauration collective. D’autre part, ces questions étaient portées par des acteurs autres que l’agglomération - dont notamment les services de l’État à travers la direction régionale de l’agriculture, de l’alimentation et de la forêt (DRAAF), des collectivités territoriales (dont certaines communes de l’agglomération), la communauté scientifique d’Agropolis ou des associations et organisations de la société civile (Michel et al., 2014).

2L’élection d’une nouvelle équipe à la tête de l’agglomération marque un tournant en 2014, offrant une fenêtre d’opportunité à l’inscription de la question agricole et alimentaire à l’agenda dès 2015 (Michel et Soulard, 2017). Cette inscription rapide tient à des effets conjoints de calendriers institutionnels et politiques, qui ont placé la nouvelle vice-présidente (VP) en charge de la délégation initialement intitulée « Agriculture, commerce, artisanat, insertion par l’économique » en situation de porter cet enjeu.

3Sous son impulsion, une mission d’assistance à maîtrise d’ouvrage est confiée à un collectif de chercheurs pour accompagner l’agglomération, devenue métropole en 2015, dans l’élaboration d’une « politique agricole et alimentaire » (Soulard et al., 2015). A l’issue de ce travail mené en quelques mois par les élus et techniciens des communes de Montpellier Méditerranée Métropole (3M) assistés des chercheurs, l’intitulé est transformé : c’est finalement une « Politique agroécologique et alimentaire » qui est votée à l’unanimité en conseil de métropole en juin 2015, le terme « agricole » étant remplacé par celui d’« agroécologie ». Aux actions fragmentaires, plus ou moins liées à l’agriculture, succède ainsi l’affichage volontariste d’une politique Agroécologique et Alimentaire globale (surnommée « P2A »). L’affichage politique de l’alimentation et le cadrage « agroécologique » en lieu et place de « agricole », renvoient à la valorisation de pratiques alternatives à l’agriculture productiviste, mais aussi potentiellement à la montée en puissance d’acteurs autres que les partenaires traditionnels de la cogestion entre la Profession agricole et l’État. Ils interrogent ainsi sur le potentiel effet transformateur de cette politique alimentaire.

4Dans cette contribution, nous nous intéressons à la construction des compromis qui ont permis un vote consensuel de la P2A, puis son maintien malgré les tensions liées à sa mise en œuvre et les changements d’alliances politiques intervenus au sein de la métropole à l’occasion des élections présidentielles et législatives de 2017. Plutôt que de considérer ces évolutions comme dysfonctionnelles, nous les analysons comme des étapes propres à toute mise en œuvre (Pressman and Wildavsky, 1974) avec sa succession d’interactions et de compromis.

5La P2A se présente ainsi comme un espace d’interaction entre des acteurs appartenant à des institutions variées (associations, OPA, collectivités…), porteurs d’intérêts spécifiques et de représentations parfois divergentes de ce que doit être une politique alimentaire et agricole. Comme toute politique publique, son processus d’élaboration et de mise en œuvre est alors porté par des conflits et des compromis entre ces différents acteurs, qui vont construire de manière différente les problèmes alimentaires et agricoles, les objectifs de la P2A, les « modèles » sous-jacents et les instruments de sa mise en œuvre (Palier et Surel, 2005).

6L’adoption en 2015 de la « politique agro-écologique et alimentaire » de 3M s’est faite de manière consensuelle autour d’une définition suffisamment large pour accueillir des interprétations multiples répondants aux différents intérêts en présence. Mais la première phase de mise en œuvre, autour d’une acception resserrée de l’agroécologie - résumée par le slogan de « l’agroécologie nourricière »- a très vite soulevé des difficultés et des tensions, liées à la mise en avant d’un nouveau référentiel agri-alimentaire, légitimant de nouveaux acteurs dits « alternatifs ». Notre hypothèse est que la requalification du projet en « transition agro-écologique » traduit alors la nécessité de ménager des acteurs aux positions multiples et de réintégrer des acteurs dominants qui avaient été d’abord marginalisés.

7Cette contribution s’appuie sur le travail de thèse du premier auteur (Hasnaoui Amri, 2018), et une participation observante de la P2A menée par les trois auteurs depuis 2015. Nous reviendrons dans un premier temps sur l’émergence de la P2A comme espace de construction d’une définition collective de la politique agricole et alimentaire au sein de la métropole, permettant de remettre en question les compromis antérieurs favorables à la viticulture conventionnelle, dominante dans la région. Nous montrerons alors dans un deuxième temps comment les définitions à géométrie variable de l’agroécologie vont d’abord donner lieu à des figures ou modèles d’action portés par différentes coalitions d’acteurs fortement centrées sur l’alimentation et sur le référentiel d’une « agroécologie nourricière ». Face aux tensions et difficultés que suscite cette première phase ambitieuse de la P2A, la mobilisation du registre de la transition agro-écologique ouvre la voie à de nouveaux compromis plus favorables aux acteurs agricoles dominants. Nous montrons au final, que cette nouvelle politique ne semble pas se traduire par un changement radical du système alimentaire métropolitain. La valorisation de pratiques alternatives se réduit en effet à des niches, voire des marges. Elle produit cependant des effets plus globaux sur la place de l’agriculture et de l’alimentation dans les politiques urbaines et leur gouvernance qui méritent d’être soulignés.

L’agroécologie nourricière, nouvel horizon proclamé de la politique agricole et alimentaire de la métropole

8Historiquement, l’intercommunalité montpelliéraine a construit des relations étroites avec les représentants de son hinterland viticole. Le renouvellement politique de 2014 et le passage en métropole en 2015 ont remis en cause cette alliance traditionnelle.

Un compromis politique qui ouvre la voie à un nouveau référentiel

9Le développement urbain de l’agglomération montpelliéraine s’est appuyé sur une alliance entre le monde viticole et l’intercommunalité. Les viticulteurs sont devenus des interlocuteurs incontournables du District de Montpellier présidé par Georges Frêche à partir de 1977, en tant que propriétaires fonciers, les terres agricoles étant alors envisagées comme des réserves d’urbanisation. En 2001, la transformation du district de Montpellier en Communauté d’agglomération passant de 15 à 38 communes1 s’est réalisée grâce à une nouvelle alliance politique entre le monde viticole et les représentants de l’EPCI, lorsque Georges Frêche a obtenu le ralliement des communes viticoles des 2^e et 3^e couronnes périurbaines en échange d’une politique de soutien à la viticulture. La vice-présidence à l’agriculture est alors confiée à Yvon Pellet, un « élu du vin » (Dedieu, 1998), très proche de l’actuel président de la chambre d’agriculture de l’Hérault, délégué national Viticulture de la FNSEA. Leur soutien a été déterminant dans l’extension du périmètre de l’intercommunalité. S’est alors dupliqué au niveau de l’agglomération un système de représentation politique des intérêts viticoles propre au « Midi Rouge » (Alliès, 1989 ; Roger, 2010) dans lequel les élus socialistes fortement liés à la FDSEA défendent les intérêts de la viticulture locale. Ce lien politique se prolonge au niveau technique, le responsable du service « Foncier » étant lui-même issu d’une famille viticole et d’élus du vin. Sur la base de ces ressources politiques et personnelles, l’élu et le technicien concernés se sont ainsi positionnés en relai du monde viticole (chambre d’agriculture et caves coopératives) au sein de l’agglomération pour défendre, au sein d’une communauté relativement fermée, un modèle de viticulture conventionnelle (ou raisonnée2). Dans le cadre du SCOT 1 (approuvé en 2006) ils ont promu la protection des espaces agricoles et des solutions pour le bâti viticole. Yvon Pellet a aussi relayé dans l’institution les doléances viticoles lors de la crise de 2006, obtenant le soutien local pour la marque régionale Sud de France (créée dans ce contexte par G. Frêche, alors également président de région).

10En 2014, l’élection de Philippe Saurel, dissident PS, à la tête de la ville et de l’agglomération vient déstabiliser le compromis établi autour de la viticulture. Privé du soutien et des ressources du PS contre lequel il s’est présenté, le nouveau président a dû trouver de nouveaux alliés, notamment issus de la société civile pour gouverner et faire voter le passage en métropole suite à la loi MAPTAM3. Il recherche une organisation collégiale transpartisane basée sur le consensus communautaire (Desage et Guéranger, 2011). Le « pacte de confiance » proposé par P. Saurel garantit aux maires l’application du « principe 1 maire = 1 voix, quelle que soit la taille de sa ville4 ». Les maires des petites communes qui ne sont pas liés à un parti politique mais disposent « d’une spécialité et d’une capacité à mettre le projet en œuvre » sont également valorisés et enrôlés via des rétributions positionnelles (attribution de vice-présidences, délégations). La proposition de la délégation « agriculture, commerce, artisanat, insertion par l’économique » à Isabelle Touzard s’inscrit dans ce contexte. Maire d’une commune périurbaine de Montpellier, femme (recherche de parité), experte en agronomie (ingénieure agronome, directrice adjointe de Montpellier SupAgro), issue de la société civile, réputée proche de l’écologie politique et non liée aux réseaux PS/viticulture, son enrôlement participe de la construction d’une coalition de soutien au nouveau président. En échange de son ralliement, Isabelle Touzard obtient au moment de la métropolisation de recentrer sa délégation sur « agroécologie et alimentation ». Sa nomination entérine ainsi un nouveau compromis au sein de la métropole. La requalification de sa délégation propose une problématisation alternative de la question agricole qui la relie directement à l’alimentation, faisant de l’alimentation un levier de transformation de l’agriculture locale vers des pratiques plus respectueuses de l’environnement et des hommes. Elle place au second plan a contrario la viticulture et ses porte-paroles, qui ont bataillé - sans succès - pour que l’élu du vin conserve sa délégation et son périmètre, centré sur la viticulture. Ce changement de délégation n’est cependant qu’une première étape dans l’inscription de la question alimentaire à l’agenda métropolitain.

Construire des soutiens pour légitimer une nouvelle politique : les axes de la P2A.

11Elue pour la première fois en 2014, Isabelle Touzard disposait de peu de ressources politiques pour mettre en place son projet de « politique agricole et alimentaire ». Elle a de plus fait le choix dès sa prise de fonction de prendre ses distances à l’égard du réseau viticole, en suspendant la convention existante avec la chambre d’agriculture, et de mobiliser ses propres ressources, en particulier la communauté scientifique d’Agropolis à laquelle elle est liée. Une étude de préfiguration de la P2A a été confiée à une équipe pilotée par l’Inra rassemblant des chercheurs en sciences sociales appliquées à l’agriculture appartenant à différentes unités de recherche liées à l’Inra, mobilisés autour d’un programme de recherche (Surfood) porté par la Chaire Unesco « Alimentations du monde », Montpellier Supagro et le CIRAD. Cet appel à l’expertise scientifique répond ainsi à une logique fonctionnelle : produire de la connaissance dans un domaine nouveau pour la collectivité, l’alimentation et l’agroécologie. Mais elle vise aussi à légitimer le processus de construction de cette politique. En effet, la méthodologie retenue - l’organisation d’ateliers avec les élus et les techniciens des communes et de la métropole - a permis à la fois de consulter et d’enrôler un certain nombre d’acteurs qui sont ensuite devenus incontournables pour la mise en œuvre de la P2A, en particulier les communes.

« Ces ateliers ont été un choix que j’ai fait en discutant avec les services et avec mes collègues d’Agropolis. […] Je me suis dit ça va, on a déjà du matériau sur ce qu’on a envie de faire en tant qu’élus. Il faut s’appuyer sur ce que les maires ont envie de faire. Quelles sont leurs priorités ? On sortait des élections municipales, il y avait eu des débats5. »

12Les ateliers ont été organisés autour de la présentation d’un double diagnostic agricole et alimentaire du territoire de la métropole par l’équipe de chercheurs. Les élus et techniciens ont ensuite débattu par petits groupes pour partager des constats puis réfléchir aux axes de la future P2A (Soulard et al., 2015).

13L’organisation de ces ateliers ouverts - sur la base du volontariat - à tous les élus et techniciens des communes et de la métropole a permis de réunir une coalition d’acteurs a priori intéressée par les questions agricoles et alimentaires. En revanche les débats ont rapidement révélé l’hétérogénéité des préoccupations et représentations du problème. Les thèmes mis en discussion reflétaient clairement l’influence de la communauté scientifique avec en particulier un cadrage alimentaire et/ou une forte articulation de la question agricole à la question alimentaire via le thème de « l’agroécologie nourricière ». À l’inverse, les discussions en ateliers ont témoigné du peu de connaissances et d’intérêt spontané pour l’alimentation de la part des participants, si ce n’est pour la restauration collective et d’un surinvestissement de la question agricole (installation agricole, circuits courts et viticulture) reflétant un cadrage agricole dominant dans les préoccupations des communes (Bonnefoy et Brand, 2014).

14La P2A élaborée à l’issue des ateliers peut se lire comme un compromis entre les différentes représentations, institutions et acteurs en présence. L’intitulé - politique agro-écologique et alimentaire - affiche la volonté d’articuler alimentation et agriculture, de valoriser une « agroécologie nourricière » à travers une production diversifiée (maraîchage, élevage) au service de l’alimentation du territoire, appuyée sur des pratiques agro-écologiques si ce n’est biologiques, par opposition à la monoculture de la vigne dominante, conventionnelle, inscrite dans des filières longues. Appréhendé dans un sens fort, le concept d’agroécologie permettait d’intéresser des acteurs alternatifs investis dans le mouvement alimentaire, très critiques à l’égard de l’agriculture conventionnelle, sur lesquels la VP souhaitait s’appuyer. En même temps, l’AE est aussi portée par le ministère de l’agriculture, dans une approche « diluée » (ou faible) du concept (Horlings et Marsden, 2011), qui ne suscite pas l’opposition des agriculteurs locaux, inscrits dans le tournant qualitatif de la viticulture. Ainsi, l’agroécologie fait partie de ces « fétiches rassembleurs d’initiatives variées qui préservent par leur ambiguïté constitutive une pluralité d’options dans lesquelles les bricolages, les routines, mais également les confrontations d’intérêts vont pouvoir prendre place » (Desage et Godard, 2005). Les 6 axes retenus pour la P2A sont ainsi moins une déclinaison logique d’une vision forte de l’agroécologie nourricière, que la juxtaposition d’actions chacune sous-tendue par un modèle et les groupes qui le soutiennent.

15Les trois premiers axes sont très liés à l’alimentation et directement portés par la VP. L’axe 1 « Consolider le tissu des fermes agro-écologiques en vente directe » résume la vision de la VP. Les cibles sont les « petites fermes nourricières, exploitations d’un nouveau genre, avec une production très diversifiée, fonctionnant avec peu d’intrants, souvent en vente directe » destinées à l’alimentation des habitants de la métropole. L’axe 2 « Favoriser l’approvisionnement local de la ville, en particulier celui de la restauration collective (carreau des producteurs au MIN, commande publique, structuration de filières) »- est consensuel car toutes les communes se préoccupent de leurs cantines, sous la pression des parents. Il s’inscrit dans la suite d’actions déjà entamées par certaines, dont la ville de Montpellier. L’axe 3 « Mobiliser les citoyens autour de l’alimentation et du lien producteur consommateur » vise essentiellement à valoriser les associations engagées dans la promotion de formes d’agriculture alternatives (comme BEDE, Biodiversité échanges et diffusion d’expériences), à travers la co-organisation d’évènements (Fête de la tomate, Mois de l’agroécologie) pour les enrôler dans la politique de la métropole et soutenir une vision exigeante de l’agroécologie.

16Les deux axes suivants sont clairement des concessions faites aux élus liés à l’agriculture conventionnelle et à des actions déjà engagées. L’axe 4 « Soutenir les entreprises innovantes dans le domaine de l’agroalimentaire et des services à l’agriculture » est lié à l’axe 2. Via le levier de la commande publique (restauration collective) et le MIN (marché d’intérêt national) dont 3M est actionnaire majoritaire, il vise à soutenir l’installation de TPE agroalimentaires adossées au MIN (mise à disposition de locaux, d’infrastructures), dans une approche strictement économique, appuyée directement par Philippe Saurel en lien avec le milieu économique, et relativement déconnectée du reste de la P2A. L’axe 5 - « Promouvoir la diversité des produits emblématiques du territoire et développer l’agro/l’oenotourisme »- témoigne de la nécessité d’intégrer la viticulture dans la P2A. La mise en avant de la multifonctionnalité viticole (tourisme et paysage) relève surtout du marketing territorial. Dans les faits il s’agit plus - business as usual - de promouvoir les vins à l’étranger comme le faisait Georges Frêche (mission en Chine du président avec les syndicats de crus6).

17Enfin, l’axe 6 « Construire une démarche cohérente d’intégration de l’agriculture dans les projets d’aménagement », est consensuel au sein de la communauté d’acteurs de la P2A motivée par les questions agricoles et alimentaires puisqu’il entend inscrire durablement la préservation des terres agricoles dans le SCOT 2, en révision. La VP a choisi pour cela de réaliser le diagnostic agricole du SCOT en interne afin d’en garder la maîtrise face à des acteurs portant des visions concurrentes en interne (aménagement résidentiel) et en externe (agriculture conventionnelle via la chambre d’agriculture).

18La P2A propose aussi 3 axes transversaux : « 1- Mobiliser du foncier public et privé, 2- Communiquer, s’informer, partager, 3- se former ». Il s’agit ici essentiellement de s’appuyer sur le levier que constitue le foncier appartenant aux communes et de communiquer (fêtes liées aux produits du terroir) et mois de l’agroécologie. « L’agroécologie nourricière » se construit ainsi comme une bannière permettant d’englober les différentes composantes du système alimentaire local dans un affichage qui se veut intégrateur.

Derrière la transversalité, le bricolage institutionnel des moyens

19Les divergences politiques sur la teneur concrète de la P2A se doublent de tensions organisationnelles qui entourent l’émergence de ce nouvel enjeu sur l’agenda métropolitain. En interne, les moyens institutionnels attribués à la P2A sont révélateurs de ces luttes et de leur résolution dans un bricolage institutionnel peu favorable à l’autonomisation de cette politique. Ainsi, le caractère transversal de la P2A est invoqué pour écarter la création d’une nouvelle entité autonome (service ou direction avec un responsable à sa tête) et justifier la constitution d’une équipe transversale constituée de chargés de mission à temps partiels sur la P2A, relevant de plusieurs directions et sans hiérarchie. Des moyens complémentaires sont apportés de façon temporaire et précaire (deux thèses CIFRE, deux AMO confiées à deux agriculteurs). Par ailleurs deux agents de la « Direction Attractivité Tourisme et Relations internationales » sont dédiés à la viticulture. Dans ce contexte c’est la VP qui joue de fait le rôle de directeur administratif, confortée en ce sens par ses compétences professionnelles.

« La P2A en tant que telle est pas forcément appuyée. Si on sort Isabelle Touzard, la P2A c’est un fantôme […]. Y a pas de pilote. Une élue VP déléguée en charge de la P2A c’est pas une directrice, elle peut pas avoir cette fonction là. De l’autre côté il y a une équipe bancale. Il y a une chargée de mission, un thésard, un directeur de la ville et une cheffe de projet. Il y a pas de pilote7. »

20La VP se heurte de facto aux différentes directions d’appartenance des personnels : la direction du développement économique et de l’emploi (DDEE) et la direction du foncier et de l’aménagement opérationnel (DFAO) au sein de 3M et le responsable de la restauration scolaire de la ville de Montpellier. Ce sont leurs directeurs qui arbitrent les décisions au quotidien sur « l’agroécologie nourricière » au prisme de visions « aménagement » ou « développement économique » pour ce qui est de la métropole.

« Après reste le problème de l’agroécologie qui restera toujours un problème politique, il y a trop de choses qui posent problème à l’urbaniste et à l’économiste8. »

21Le volet restauration collective est beaucoup plus consensuel politiquement, mais à l’échelle de l’EPCI, c’est le directeur de la politique alimentaire de la ville qui doit le développer, avec deux handicaps organisationnels. D’une part, 25 % seulement de son temps est dédié à l’EPCI. D’autre part, ce sont les communes qui sont dépositaires de la compétence de restauration collective. Enfin, en externe, la P2A s’appuie sur les moyens disponibles, comme le foncier détenu par l’EPCI et des financements ad-hoc limités.

22Soutenue par la communauté scientifique, l’imposition du discours sur « l’agroécologie nourricière » visant à transformer le système alimentaire local (mieux manger, moins polluer, etc.) représente une victoire symbolique, au prix cependant de moyens organisationnels limités. Les personnels déjà en place à qui elle est confiée, l’intègrent dans leur propre culture organisationnelle (développement économique, foncier, viticulture). Dans ces conditions, la phase de mise en œuvre donne lieu à de nouvelles luttes définitionnelles.

La remise en question des compromis « historiques », gouverner sans la chambre d’agriculture ?

23Les premières actions mises en œuvre mobilisent le répertoire de « l’agroécologie nourricière » et témoignent clairement de la volonté d’une prise de distance vis-à-vis de l’agriculture conventionnelle et de ses acteurs via le levier de l’alimentation. Cela se traduit par la mise en attente du renouvellement de la convention récurrente liant la collectivité à la chambre d’agriculture et la volonté de travailler aussi avec des acteurs alternatifs. Différentes « figures » incarnent cette première étape de la mise en œuvre de la P2A.

La figure nourricière : l’installation agricole sur des modèles alternatifs

24L’objectif de constituer un réseau de « fermes nourricières » au sein de la métropole, est celui dont la mise en œuvre rompt le plus clairement avec la période antérieure. Sur la période 2012-2015, du foncier agricole avait été offert aux agriculteurs dans le cadre d’Agriparcs. Cette attribution avait alors été déléguée aux Organisations professionnelles agricoles (OPA). En 2015, le choix est fait d’attribuer à nouveau du foncier agricole appartenant à la métropole (deux domaines à l’abandon) à des agriculteurs, mais sur appel à projet. Celui-ci, organisé directement par la nouvelle vice-présidente, court-circuite les OPA pour s’adresser directement aux agriculteurs. Il impose en outre des critères stricts en matière « agro-écologique », de « production labellisée en agriculture biologique » ou de « démarche de progrès orientée vers l’agriculture écologique », définis via le recrutement en interne d’experts, venus des mieux alternatifs (un ex-salarié des CIVAM de l’Hérault [Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural], et son ex-président). L’appel à projet est ainsi à la fois plus transparent et plus exigeant que l’attribution opérée précédemment par les OPA. Les effets de ce nouvel instrument se distinguent aussi clairement du précédent. Alors que l’allocation de foncier public s’est traduite en 2012-2015 par un agrandissement de fermes conventionnelles existantes, principalement viticoles, et une diversification limitée (culture de céréales et fourrages par exemple), bien loin d’atteindre l’objectif initial d’une agriculture multifonctionnellle (Jarrige et Perrin, 2017), l’appel à projet de la P2A a permis la création de deux fermes nourricières. Il s’agit de productions diversifiées en circuit court (maraichage, petit élevage), et respectant un cahier des charges construit sur la base d’une traduction des finalités de la P2A en critères quantitatifs et qualitatifs (par exemple le tonnage de produits alimentaires issus de l’unité agricole, la part de ces produits destinée aux marchés de proximité, ou les mesures prises en matière protection des sols, de l’eau et de la biodiversité).

25L’analyse des réponses à l’appel à projets montre que les profils des candidats correspondent bien aux critères recherchés de multifonctionnalité, de pratiques écologiques et de visée « alimentaire locale » (Hasnaoui Amri et Perrin, 2018). Seuls deux agriculteurs déjà en activité ont répondu, dont un maraîcher bio livrant une Amap de Montpellier et un maraîcher responsable d’un jardin partagé. Les autres sont des néo-agriculteurs. Le même constat vaut pour les dossiers retenus.

26Toutefois, ces nouvelles installations apparaissent marginales. D’un point de vue quantitatif, elles ne concernent au final que 9.5 hectares appartenant à la métropole : 4,5 ha sur le domaine de Viviers (sur 110 ha dédiés aux agriculteurs) et 5 hectares sur le domaine de la Condamine. D’un point de vue qualitatif, ces installations apparaissent également fragiles, de par leur situation sur des friches, à la frontière de l’agricole et de l’urbain et leurs conditions d’usage, avec des baux très précaires (un « prêt à usage gratuit » d’un an, devant évoluer au bout d’un an « de test » vers un bail rural environnemental) pour ne pas obérer la réalisation de futurs projets potentiels (projet de route traversant le domaine de la Condamine). Aucune garantie de pérennité n’est ainsi apportée aux porteurs de projets, ce qui explique aussi le profil des candidats, plutôt marginaux par rapport au monde agricole conventionnel.

27L’allocation de ces terres agricoles à des projets alternatifs a en réalité été possible car elle permettait de répondre à divers enjeux autres que ceux de l’agroécologie nourricière. L’installation d’agriculteurs sur ces domaines présentait l’intérêt de limiter des usages illicites (dépôts d’ordures, trafics en tous genres, prostitution) en développement. Cette dimension a d’ailleurs été rajoutée au cahier des charges, à travers un critère de capacité du porteur de projet à s’inscrire dans un nouvel environnement agri-urbain (gestion de pratiques non désirées sur des sites à l’abandon, relations de voisinage, etc.). Surtout, pour les acteurs favorables à la poursuite du modèle de développement fondé sur l’économie résidentielle (présidence, ville de Montpellier, direction de l’aménagement), cette allocation précaire de foncier agricole n’obère pas les perspectives d’une urbanisation future conforme à la vision aménagiste dominante à la métropole.

La figure militante : les mouvements alternatifs investissent le Mois de l’Agroécologie

28Un des enjeux pour la nouvelle VP était de rallier des soutiens à sa politique, et en particulier le mouvement associatif (associations pionnières liées à l’agriculture biologique, à l’agriculture paysanne et à d’autres formes alternatives comme Terre et Humanisme par exemple) partagé entre attentes fortes et méfiance à l’égard de la métropole. Un groupe de travail rassemblant ces associations mais aussi la chambre d’agriculture a alors été constitué par la métropole en vue de fédérer un réseau d’initiatives, d’organiser des événements et une plate-forme web de mutualisation des expériences autour l’agroécologie.

29Les controverses autour de la définition de ce que devait être l’agroécologie ont structuré les débats de ce groupe de travail, qui s’est mis d’accord in fine sur la réalisation d’un évènement annuel phare de la P2A : le Mois de l’agroécologie. La première année, c’est la métropole qui a organisé cet événement, suscitant des tensions avec certaines associations qui ont boycotté l’événement en raison de conflits sur des projets d’aménagement portés par la métropole qu’elles jugeaient aller à l’encontre de l’agriculture et l’environnement. L’année suivante, pour contrer cette menace, la métropole a confié l’animation du Mois de l’Agroécologie aux associations et signé pour cela une convention avec le réseau InPACT (Initiatives pour une agriculture citoyenne et territoriale), qui a assuré la coordination de l’évènement 2017. Une des activités fut la réalisation d’atelier sur « quelle agroécologie voulons-nous pour le territoire ? » qui a révélé les discordances existantes entre les acteurs en termes de définition. Toutefois, la place qui leur a été accordée dans cet événement a permis de maintenir la coopération entre ce réseau hétérogène d’associations et la métropole, les organisations professionnelles traditionnelles conservant une position de retrait. Les associations du réseau InPACT et la chambre d’agriculture sont traitées à égalité dans cet espace.

30Ainsi, d’abord réticentes, les associations se sont engagées comme partenaires de la métropole. Elles restent cependant dans une position prudente, entre volonté de faire avancer la cause de l’agroécologie et crainte d’être instrumentalisées, en particulier après le remerciement en juillet 2017, pour raisons politiques, d’Isabelle Touzard.

La figure citadine, local et bio

31Un autre objectif de la P2A était de favoriser le développement de l’approvisionnement en circuits courts, en s’appuyant en priorité sur le levier des cantines scolaires gérées par les municipalités. Or, les réflexions préparatoires avaient montré que les exigences des marchés publics impliquaient de faire appel à des filières organisées, et donc à des modèles d’exploitation aptes à fonctionner sur des standards exigeant une certaine taille. La métropole s’est investie dans ce domaine en s’appuyant sur l’actuel responsable de la cuisine centrale de Montpellier, également directeur de la politique alimentaire de la ville de Montpellier. Ce dernier exerce désormais une délégation à 3M pour proposer une « coopérative de services » aux communes intéressées, consistant à les accompagner dans la définition et le suivi de leur approvisionnement. Son travail a consisté à identifier des filières susceptibles de développer des approvisionnements locaux et/ou bio. Une première initiative a permis d’introduire dans les cantines scolaires de la ville de Montpellier du pain bio acheté à « Pain et Partage », une boulangerie d’insertion, via un partenariat avec un moulin local s’approvisionnant à l’extérieur de la région, et progressivement sur la base de filières locales (Gard et Hérault). Un plan de prévention du gaspillage alimentaire a également été élaboré.

32Une véritable réflexion s’est ainsi engagée pour réorganiser l’approvisionnement au profit de la structuration de filières locales, avec des expérimentations courant 2016-2018 pour le riz de Camargue, la viande AOP Taureau de Camargue, les pommes de Mauguio et le pain bio. Sa mise en œuvre donne lieu à certains compromis, entre une communication qui relève de la temporalité politique et une temporalité plus longue de l’organisation de nouvelles filières. Ainsi, la ville a annoncé dès la rentrée 2015 la distribution de « pain bio local » dans les restaurants scolaires, de la ville de Montpellier mais en 2018, moins de 20 % de l’approvisionnement en farine est issu de céréales du Gard ou de l’Hérault. Les agriculteurs qui se sont engagés le plus rapidement dans cette démarche sont ceux qui étaient antérieurement spécialisés sur les circuits longs et l’export. Ils s’inscrivent pour la plupart dans des exigences de standards imposés par la GMS (de type Global Gap ou Nurture). Par contre les agriculteurs déjà orientés sur des marchés rémunérateurs et moins exigeants que la restauration hors domicile publique, comme les agriculteurs biologiques par exemple, sont encore peu intéressés par cette nouvelle demande.

33Cette approche rencontre en outre des difficultés car la restauration scolaire relève des communes et non de la métropole. Le mandat métropolitain donné au directeur de la cuisine centrale de la ville de Montpellier entre ainsi en tension avec cette répartition des compétences. En effet, les communes entendent à la fois bénéficier de « services communs » de la métropole et garder le pouvoir sur leurs compétences - en particulier la restauration des enfants, sujet politiquement sensible - alors que celles-ci sont déjà fortement entamées par le métropolisation. Cela se traduit par un déficit de portage politique par le président qui cherche à ne pas heurter les maires dont le soutien lui est nécessaire pour gouverner. Dans ces conditions, les stratégies d’approvisionnement des cantines relèvent plus de chaque commune ou des syndicats intercommunaux, que d’une politique métropolitaine.

34Le levier de la restauration collective est donc bien activé pour pousser une transformation du système alimentaire local. Il se heurte à certains verrous institutionnels et économiques, mais les questions de gaspillage alimentaire et de territorialisation de l’approvisionnement sont des enjeux partagés qui donnent lieu à des actions dans les différentes communes. Parallèlement, le MIN a créé un carreau des producteurs et soutenu la création de TPE agroalimentaires en lien avec la French Tech. La mise en œuvre de ces premières actions a permis de concrétiser une partie de la P2A mais a également soulevé des tensions et des difficultés.

La transition « agroécologique », un compromis pour faire face aux difficultés de la mise en œuvre

35Alors que le vote de la P2A avait illustré un relatif consensus au sein de la métropole, sa mise en œuvre a mis à jour des tensions, lignes de fractures, mais aussi parfois des indifférences ou des coopérations inattendues. Les appels à projets d’installations agricoles sur le foncier public, clairement orientés vers des pratiques alternatives au modèle productiviste, de même que le mois de l’agroécologie investi par les associations alternatives ont mis les acteurs traditionnels - chambre d’agriculture, FNSEA/JA et viticulture - à distance de la politique métropolitaine. Une certaine incompréhension, voire un agacement a pu en résulter, notamment de la part de la chambre.

« Ce groupe “mois de l’agroécologie” fonctionne “à part”. On a une réunion j’arrive à 14 h 00 je vois V. [chargée de mission]. Ils arrivent tous ensemble à 14 h 05. Je suis le mouton noir là-dedans. Je me suis fait allumer au début. Ça va, ça s’est calmé, j’ai un peu gagné ma place. J’ai pris toutes les remarques sur le productivisme, le libéralisme, la pollution, la faim dans le monde… à chaque fois, tous les regards qui convergent vers moi… ça les fait chier qu’on ait notre logo en bas. J’en rigole un peu9. »

36En 2016, s’amorce une inflexion du discours, en faveur de la « transition » agro-écologique. Explicité par la VP, le recours au terme de transition vise à rassembler tous les acteurs - des plus engagés au plus éloignés - des pratiques de l’agroécologie. Cette évolution se fait aussi dans un contexte où les difficultés de la mise en œuvre apparaissent. D’un point de vue organisationnel, l’équipe transversale P2A se heurte à l’organisation verticale de l’administration métropolitaine, mais aussi au poids de la ville-centre, que la faiblesse des ressources politiques de la VP dans le jeu politique local ne permet pas de compenser. On peut alors faire l’hypothèse que le tournant de la « transition » vise pour la VP à ne pas se marginaliser dans une relation exclusive avec les acteurs les plus alternatifs, de façon à « sécuriser » la P2A. Elle correspond également à la posture des chargés de mission de l’équipe favorable à une vision large, n’excluant pas les acteurs traditionnels de la viticulture en particulier.

« Surtout, la grosse nouveauté c’est que en discutant en interne, en préparant les comités d’orientations, ce qu’on voulait c’était pas promouvoir l’agroécologie absolument sinon on allait se retrouver avec un noyau d’acteurs qui représente pas du tout l’ensemble du système agroalimentaire, c’était promouvoir la démarche vers l’agroécologie, le progrès et finalement la transition10. »

La figure instituée : le retour de la chambre d’agriculture via le SCOT

37La révision du Scot a alimenté un volet stratégique de la P2A. A partir de 2015, Isabelle Touzard a mobilisé toutes les ressources à sa disposition pour élaborer le diagnostic agricole du SCOT en interne. Afin de peser face aux acteurs dominants défendant le développement résidentiel, l’appui de la chambre d’agriculture a alors été nécessaire et une nouvelle convention a été établie avec elle. Cette reprise du dialogue avec la chambre d’agriculture d’abord écartée, s’est accompagnée d’une inflexion du discours, en faveur de la « transition » agroécologique, devant intégrer l’ensemble des acteurs dans un même mouvement. La chambre a alors été pleinement rétablie comme partenaire de la P2A. Mais au moment de la finalisation du SCOT, la VP avait juste été démise de ses fonctions et en l’absence des élus, les services (en particulier le directeur de l’aménagement) ont rendu des arbitrages favorisant le développement résidentiel au détriment de terres agricoles fertiles.

38Lors de la consultation précédant le vote, la chambre d’agriculture en tant que PPA (Partie publique associée) a exprimé une opposition ferme à la mise à l’urbanisation de deux secteurs de terres cultivées hautement productifs, soulignant le décalage entre la valorisation symbolique de l’agriculture - par la forte médiatisation de l’octroi de quelques hectares de foncier public - et sa prise en compte réelle dans les documents de planification, comme le souligne le président des JA :

« Quand on a vu le SCoT de 3M qui sortait, on a demandé un rdv, en amont […] On avait discuté sur : “qu’est-ce que l’agriculture urbaine ?” C’est la question qu’on leur a posée. Ils affichent énormément ça. On leur a demandé de définir l’agriculture urbaine. Aujourd’hui, ils n’ont pas de définition. […] Honnêtement, quand on a travaillé sur le SCoT de la métropole : on leur a fait valoir que 1000 ha et plus allaient être impactés, dont 700 irrigables. Quelles sont les orientations aujourd’hui de la métropole ? C’est très gentil de nous vendre de l’agriculture urbaine, de petites tâches de ci de là, mais qu’est-ce qu’on attend derrière11 ? »

39Le président de la métropole a alors préféré ajourner le vote du SCoT. Cette controverse a permis une remise dans la discussion du travail préparatoire effectué par l’équipe de la P2A. Et sans que le lien soit aussi direct, le succès du Mois de l’Agroécologie auprès de la population, et ses suites avec l’opération « Bon et Local, Bocal12 », tout le travail de marketing politique effectué - Philippe Saurel signant le Pacte de Milan, valorisant l’amphithéâtre vert de Montpellier13, se rendant en Chine avec les viticulteurs - a obligé la collectivité à ne pas se dédouaner en votant un projet de Scot en contradiction avec sa propre politique. Bien que fragile, la P2A a ainsi enclenché une dynamique en faveur de l’agriculture dont la remise en cause présente désormais un coût politique.

40Finalement, face aux difficultés, aux besoins de l’expertise détenue par la chambre ou la Safer et aux risques de marginalisation, la mobilisation de la « transition » vers l’agroécologie a permis de réintégrer les acteurs traditionnels de l’agriculture. « L’agroécologie » se maintient ainsi à l’agenda, mais se confond avec l’idée de préserver les terres les plus productives dans le compromis politique finalement obtenu avec Philippe Saurel14. Surtout, cette revalorisation se fait au prix d’une dissociation de la politique alimentaire et d’un nouvel élargissement du cadrage de « l’agroécologie ».

La figure environnementale : nouvel élargissement de la vision de l’« agroécologie nourricière »

41Le discours sur la « transition » agro-écologique accompagne également la mise en place d’actions aux objectifs très larges comme le redéploiement du pastoralisme dans les zones de garrigue. Celui-ci se fait par le biais d’instruments particuliers, les Associations foncières agricoles (AFA), qui permettent à des éleveurs extensifs - entre autres bénéficiaires - de disposer de parcours pour leurs troupeaux ovins dans les garrigues. Grâce à une gestion commune des différentes parcelles, publiques ou privées, d’un même espace de parcours, l’éleveur signe un bail avec le gestionnaire de l’AFA plutôt qu’un contrat avec chacun des nombreux propriétaires. Cette action vise certes à relocaliser une partie de la production ovine à destination de l’alimentation des habitants de la métropole. Mais le retour du pastoralisme dans les garrigues est surtout la résultante indirecte de la construction de nouvelles infrastructures dans la plaine littorale15, obligeant les aménageurs à compenser les surfaces impactées par l’acquisition et la gestion de surfaces « équivalentes » à des fins de protection de l’environnement16. Le choix spécifique de l’élevage comme projet agricole est aussi valorisé comme permettant le débroussaillage (via le pâturage) et donc l’entretien de ces espaces contre le risque incendie. L’activité fait ici consensus car elle répond à des objectifs de développement rural qui dépassent largement la dimension alimentaire et se déploie en marge des terres productives et des zones à urbaniser. Elle fédère un large éventail d’acteurs impliquant les différentes sphères du monde agricole, de l’environnement (Conservatoire des espaces Naturels) et des collectivités locales. Bien que couvrant de vastes espaces de garrigue autour de Montpellier, elle suscite peu de controverses et se traduit par des interactions entre éleveurs et agriculteurs plus sédentaires via le passage du troupeau (par exemple, la pratique de faire paître les brebis dans les vignes a le vent en poupe) et surtout les besoins fourragers qui vont s’accentuer avec le changement climatique, et qui amène les éleveurs à s’intéresser à la production de fourrages sur terres irriguées. Éleveurs et agriculteurs « partagent » ainsi l’espace « productif ».

Conclusion

42Malgré la politisation de la question alimentaire par la nouvelle présidence de la métropole, il apparaît clairement que l’action de la métropole n’a pas débouché sur le remplacement d’un système agri-alimentaire par un autre. Le flou sémantique de la notion d’agroécologie a d’abord permis de construire un consensus politique sur la P2A. La nouvelle VP a profité d’un rapport de force politique ponctuellement favorable - un nouveau président, en rupture de parti, cherchant des soutiens auprès des maires - pour pousser son projet d’« agroécologie nourricière ». Sa mise en œuvre s’est traduite par la laborieuse et fragile installation d’agriculteurs « nourriciers », fruit d’un compromis entre logiques institutionnelles attachées au modèle de développement résidentiel et revendications alternatives, des opérations de communication confiées au milieu associatif ainsi valorisé et enrôlé, et par une tentative de métropolisation des politiques de restauration collective communales. Face aux difficultés de la mise en œuvre et au risque de marginalisation, un élargissement des soutiens a été recherché en mobilisant un discours plus inclusif, via le thème de la « transition agroécologique », permettant en particulier à la chambre d’agriculture de revenir dans le jeu, au prix d’un compromis sur le contenu de la P2A, largement vidée de sa dimension alimentaire.

43La P2A est ainsi la résultante de différents bricolages (Zittoun, 2014) et compromis successifs, que ses promoteurs défendent pour résoudre les problèmes et les difficultés qui se posent au fur et à mesure de sa mise en œuvre. Au fil de ces bricolages, elle a été sans cesse réinterprétée à partir d’oppositions entre intérêts catégoriels territorialisés (Faure, 1995) et se traduit au final par une dissociation entre politique alimentaire réduite à la restauration collective essentiellement portée par les communes d’un côté, et agroécologie d’un autre, qui dans sa version nourricière est cantonnée aux friches périurbaines et affaiblie par le départ d’Isabelle Touzard et la marginalité du réseau alternatif. Quant au pastoralisme - très fédérateur - il est repoussé sur les marges arides du territoire avec une vocation alimentaire « de surcroit » mais non première, tandis que le cœur des terres fertiles reste dédié aux négociations entre la métropole et la chambre d’agriculture sur la viticulture conventionnelle.

44Pourtant, à travers les actions concrètes qu’elle a impliquées, la P2A a initié des formes d’interactions entre différents mondes agricoles. En outre, elle a contribué à politiser la question des terres agricoles face au projet urbain, ce qui représente un acquis qui profite à l’ensemble des acteurs du système agri-alimentaire. De ce point de vue, les initiatives d’agroécologie nourricière ont participé à la publicisation du problème agricole dans son ensemble et, paradoxalement, ont renforcé les institutions classiques de la cogestion. Elles sont également largement utilisées dans une stratégie de marketing territorial au bénéfice du président de la métropole qui y trouve un moyen de valoriser Montpellier sur la scène nationale (3M lauréate en 2017 de l’appel à projet du Programme national pour l’alimentation pour son projet alimentaire territorial) et mondiale (3M signataire du Pacte de Milan en 2015, métropole d’accueil des 190 villes signataires du Pacte de Milan en 2019). La création éventuelle au sein de la métropole d’un food policy council, dont il est actuellement question, propulserait Montpellier dans le club international des villes modèles en matière de politique alimentaire, avec les retombées afférentes en termes d’image… Ceci explique que le consensus affiché au moment du vote de la P2A, ne semble pas se démentir au moment de conclure cette contribution. Le président de la métropole qui a officiellement soutenu la P2A sans en être à l’origine, a pu mettre à son crédit une politique alimentaire, sans remettre en cause, dans la pratique, ni la place de l’agriculture conventionnelle, ni le modèle de développement en usage depuis les années 1980, fondé sur l’économie résidentielle et donc l’urbanisation. Ceci semble en outre attesté par le fait que la P2A survit au remplacement pour raisons politiques de sa vice-présidente en 2017 dans un contexte politique qui s’est pourtant fortement recomposé. Elle sert même aujourd’hui à initier un rapprochement entre la métropole et les EPCI voisins, avec lesquels elle vient de conclure un partenariat autour de l’initiative BoCal (bon et local). Cette confirmation de la P2A se fait cependant au prix d’un nouvel élargissement du cadrage de « la transition agroécologique », dénoncé comme l’attestent les critiques en cours à l’encontre de BoCal. Cette initiative visait initialement à référencer les points de vente en « agroécologie nourricière ». Les associations questionnent l’évolution du projet de communication coûteux vers un « annuaire de plus », qui se borne à lister des points de vente (quelle que soit l’origine des produits). Cette évolution s’accompagne d’une tendance de 3M à s’inscrire dans une cogestion agricole plus classique avec la chambre d’agriculture, sur fonds de négociations autour du Scot et du PLUi. La chambre profite du rapport de force favorable offert par ces dernières pour mettre la pression sur 3M concernant les conventions en cours signées avec les organisations professionnelles agricoles (OPA) alternatives (comme InPact) de façon à revenir à une situation plus confortable de monopole de l’expertise agricole.