1Le leadership politique est toujours associé, d’une façon ou d’une autre, à la célébrité. Mais les modalités de l’articulation entre détention du pouvoir politique et reconnaissance par un public élargi sont infiniment variables selon les époques, les systèmes politiques, les systèmes médiatiques. Avant que les médias audiovisuels ne fassent rimer célébrité et visibilité (Braudy, 1997 ; Heinich, 2012), les gouvernants ont longtemps bénéficié d’une célébrité peu individualisée… Sous l’Ancien Régime français, le monarque est d’abord un nom, un rang, un rôle. Même dans ce cadre pourtant, le processus de personnalisation de la Couronne et de l’État s’amorce. On la définira comme déplacement de la légitimité : du rôle vers son titulaire, du personnage vers la personne, de la fonction vers celui qui l’incarne. La Monarchie absolue singularise progressivement le monarque, auxquels peuvent être associés des attributs personnels constitutifs d’une gloire elle-même personnalisée (Louis le Grand, Louis le Bien-Aimé…). On peut juger des mérites du monarque, le comparer à ses prédécesseurs ou à ses concurrents, on le crédite d’un certain nombre de dispositions, d’exploits plus ou moins « glorieux », ou même de décisions (au sens moderne du terme). Petit à petit, l’iconographie sous toutes ses formes vient renforcer cette visibilité personnalisée : portraits du prince, statuaire, tapisseries, gravures, pièces de monnaie et médailles, le roi est célèbre parce que visible (Burke, 1992 ; Da Vinha et al., 2014). Seuls quelques-uns peuvent espérer le rencontrer en chair et en os, mais il est connu bien au-delà du seul contexte d’interaction physique, comme le suggère la fameuse anecdote de la fuite à Varennes1. Analysant cet épisode, l’historienne Mona Ozouf (2005) montre comment le « roi-personne » se substitue alors au « roi-principe » : « En attachant, écrit-elle, la légitimité du pouvoir royal aux seules vertus humaines, on invitait la nation à scruter sans cesse les traits personnels du roi » (Ozouf, 2005 : 97). On ne peut mieux dire le lien entre gouvernement, personnalisation du pouvoir et individualisation de la visibilité.

2La modernité républicaine française a doublement (et paradoxalement) infléchi cette histoire de la célébrité politique. D’une part elle a développé une forte méfiance à l’endroit des formes trop personnalisées de pouvoir, d’où un rapport assez ambivalent avec la célébrité : la démocratie représentative suppose sans doute une certaine proximité entre gouvernants et gouvernés, elle exige que les premiers soient connus des seconds, ce qui conduit à la mise en place de dispositifs de montée en visibilité des gouvernants ; mais en même temps, elle craint le pouvoir personnel, ce qui impose de neutraliser les aspects grossiers de la célébrité. Rien n’est plus éloigné de l’idéal républicain que la figure du chef idéalisé ou de l’homme providentiel. Mais dans le même temps, les médias, en particulier la presse écrite, la radio, puis la télévision, ont accentué la visibilité des politiques. Sous leur influence, nous percevons désormais le champ politique comme compétition entre des personnalités politiques inégalement célèbres mais toutes soucieuses d’exister auprès d’une supposée opinion publique, comme si la course à la célébrité était devenue une des modalités de la compétition politique (Manin, 1995). Il semble (c’est en tout cas notre hypothèse) que l’accélération de cette course à la célébrité ait eu pour effet la disparition des réticences que la célébrité politique suscitait jadis. Nous développerons cette hypothèse en montrant d’abord que les personnalités politiques françaises n’ont longtemps existé qu’adossées aux institutions, ce qui leur conférait une célébrité ambivalente, celle-ci étant davantage liée aux rôles qu’à leur titulaire. On pourrait parler de célébrité en quelque sorte impersonnelle, celle par exemple d’un président qui doit tout entier s’effacer derrière un rôle très contraignant. Ce modèle, dominant aux débuts de la V^e République, s’est progressivement grippé sous l’influence de la télévision puis d’Internet. La première s’est d’abord contentée, en France comme ailleurs, de mettre en scène des rôles institutionnels auxquels elle acceptait docilement d’offrir une dimension médiatique. Mais progressivement la télévision s’est émancipée des logiques institutionnelles, imposant une grammaire spécifique qui bousculait les raideurs républicaines (Esser et Strömbäck, 2014 ; Le Grignou et Neveu, 2017 ; Aldrin et Hubé, 2017). Dans un contexte de société individualisée qui valorise l’authenticité et la distance au rôle, les politiques sont incités par les nouveaux médias à exister sans les institutions, ou au-delà d’elles. C’est désormais précisément dans la distance, voire dans l’écart, que se construit la célébrité. Ce qui était jadis sanctionné comme gaffe, comme écart (relâchement du langage, fou rire ou geste d’humeur, plus généralement tout ce qui témoigne d’un surgissement de l’individualité) peut désormais être valorisé comme liberté chevaleresque (Elias, 1985), comme capacité à être authentique et à se défaire de la langue de bois. En politique comme ailleurs, la visibilité devient valeur en soi (Heinich, 2012).

La célébrité impersonnelle-exemplaire : l’adossement au rôle institutionnel

3Le modèle républicain français s’est construit, on l’a dit, sur la méfiance à l’égard des personnalités. L’idéal de gouvernement privilégiait les instances collectives, d’où le régime d’assemblée. Le pouvoir exécutif, dont chacun s’accorde à reconnaître qu’il doit être resserré sur quelques têtes, devra donc être sévèrement encadré (Roussellier, 2015). Au niveau constitutionnel, tout sera fait pour neutraliser la figure présidentielle et pour cadrer rigoureusement les agissements du président du Conseil/premier Ministre. La crainte du césarisme incite à jouer d’une autre forme de régulation, plus symbolique cette fois : le détenteur de fonctions exécutives doit strictement rester dans son rôle, ne jamais se risquer à personnaliser celui-ci, ne jamais s’en servir pour exister en tant que personnalité. On pourrait parler de contrainte d’impersonnalité : le chef d’État est distingué en tant que rôle ou fonction, mais à la condition expresse qu’il s’efface comme individu. Le charisme est dénoncé. Nicolas Mariot (2007) et Nicolas Roussellier (2015) ont bien montré à quel point le rôle présidentiel sous la III^e République demeurait paradoxalement inhabité2. Les meilleurs présidents, et les meilleurs candidats à la présidence, sont ceux qui ne risquent pas d’attirer l’attention sur leur personne ou de jouer de la célébrité procurée par la fonction. C’est aussi ce que montre par exemple l’étude des éloges funèbres prononcés suite à la mort des présidents des III^e et IV^e Républiques : sont vantées leur discrétion, leur maîtrise de l’art (si difficile) de ne pas se mettre en avant, en un mot leur capacité à ne pas personnaliser le rôle (Baudot, 2012).

Loyauté et exemplarité : les ambivalences de la personnalisation institutionnelle

4La médiatisation de la vie politique, amorcée par la grande presse puis la radio (Jeanneney, 2001), va bousculer ce modèle rigoriste et peupler la vie politique de personnages fameux : les Poincaré, Jaurès, Clémenceau, Briand… sont identifiés bien au-delà des rôles qu’ils occupent. On les voit évoluer d’un rôle à l’autre, on les identifie comme personnalités célèbres, on sait les caractériser au plan politique (famille politique, opinions, « actes lourds »…), on sait même les caractériser au plan individuel. Ces figures politiques ont un style, une silhouette (et donc un corps), une façon d’être, bientôt une façon de parler… On peut parler de personnalisation de la vie politique pour par exemple désigner l’entre-deux-guerres, en observant une tension entre la norme politique et constitutionnelle (qui demeure la défiance à l’égard des personnalités) et la norme médiatique (qui incite à traiter du politique à partir de personnalités célèbres). Cette tension se régule autour d’un modèle, celui du personnage public. Le politique est identifié comme personne, mais cette personne demeure dans son rôle de personnalité politique adossée aux institutions. C’est naturellement sur la figure du chef de l’État que cette tension va s’observer le plus volontiers. L’historien Nicolas Roussellier (2015) a ainsi remarquablement montré comment la “politique cérémonielle”, liée aux voyages présidentiels, avait contribué, sous la III^e République, à faire exister le président malgré la faiblesse de ses prérogatives constitutionnelles.

5La V^e République prolonge ce système ambivalent de “personnalisation institutionnelle” refusant tout à la fois l’anonymat des décisions bureaucratique et l’hyper-personnalisation du césarisme autoritaire. Certes, elle place au sommet de l’État, en 1958, une personnalité charismatique dont le profil déborde du cadre précédent : le général de Gaulle est une personnalité au sens plein du terme, il n’est soumis qu’aux rôles institutionnels qu’il a lui-même définis, et il existe donc bien au-delà de sa position de chef d’État. Mais autour de lui et après lui, c’est bien le modèle de la personnalisation impersonnelle qui s’impose, à travers les figures idéal-typiques du ministre serviteur de l’État, du notable, ou même du chef de parti.

6Faisons un bref retour sur ces trois rôles institutionnels, qui déclinent chacun selon des modalités différentes le principe de la personnalisation institutionnelle. Le retour au pouvoir du général de Gaulle marque l’emprise croissante des hauts-fonctionnaires (énarques en particuliers) sur les ministères techniques et même au sein des élus nationaux (Dulong, 1997). Ces hauts-fonctionnaires sont prédisposés à se couler dans le moule de l’impersonnalité et de la loyauté. Conformément au schéma suggéré par Max Weber, les ministres hauts-fonctionnaires sont socialisés à s’effacer comme personnes pour mettre leur compétence au service d’une cause ou d’un projet. La loyauté à l’égard du leader (ici le général de Gaulle, évidemment incontestable) se double d’un refus assumé de la célébrité. Si la médiatisation de la vie politique pousse parfois ces hauts-fonctionnaires sous les lumières de la télévision naissante, il est clair qu’ils n’y vont qu’à regret, à reculons, avec le sentiment que ce n’est pas là leur vraie place. Ils privilégient une conception fermée du jeu politique, l’arbitrage populaire n’intervenant que comme une parenthèse qui permet de relancer la légitimité des gouvernants ; une fois cette parenthèse fermée, le jeu politique est affaire de spécialistes, de professionnels, d’experts. Le soutien de la majorité parlementaire et des organisations partisanes majoritaires compte ainsi davantage que le soutien d’une opinion publique encore difficile à cerner.

7Via les mécanismes du parachutage, on peut observer une diffusion de ce modèle vers le monde classique des notables. La greffe prendra au demeurant d’autant mieux que ceux-ci, comme les hauts-fonctionnaires, demeuraient adeptes d’une forme dé-personnalisée de gouvernement. Certes le notable est connu, visible dans l’espace public local, il joue beaucoup de la relation de confiance qui l’unit personnellement à ses administrés (clientélisme compris), mais il demeure un personnage, une figure stéréotypée de la vie locale que les médias locaux (presse régionale, journaux municipaux, puis télévision régionale) vont reproduire à l’infini. La définition du rôle de maire, par exemple, est assez rigide pour interdire toute appropriation singulière. Comme le ministre, comme le haut-fonctionnaire, le notable doit s’effacer comme personne singulière pour être à la hauteur du rôle qu’il endosse et des attentes de ceux qui, au quotidien, l’obligent à être ce qu’il est. Comme le ministre, le maire est tenu par des contraintes de rôle qui le précèdent, le dépassent, et qui l’obligent à une retenue permanente. Surveillé par ceux auprès de qui il endosse son rôle, il peut au mieux espérer intérioriser celui-ci au point de ne plus en sentir la rigidité. Mais cette intériorisation du rôle ne peut s’effectuer qu’au prix d’un renoncement à être soi (vie privée sacrifiée, impossibilité de se relâcher, omniprésence des sollicitations… )3.

8Ainsi définis, les rôles politiques (Politix, 1994) sont pourvoyeurs d’une notoriété qui n’est pas forcément célébrité. On connaît le nom de monsieur le maire ou de quelques ministres, mais sait-on qui ils sont au-delà du rôle ? Les intéressés peuvent tirer parti de cette référence au rôle qui tout à la fois les contraint (il faut être à la hauteur) et les protège (le rôle est un masque, un costume). Les ministres du général de Gaulle pouvaient par exemple sans frustration se cantonner au rôle second de serviteurs de l’État. Ainsi Olivier Guichard acceptant de se reconnaître dans la fonction qui consiste à simplement « servir » le général de Gaulle, alors même qu’il faisait partie des poids lourds du gaullisme. Du vivant du général de Gaulle, les plus hautes personnalités politiques (les Debré, Pompidou, Couve de Murville, Chaban-Delmas…) acceptaient sans réserve de n’exister qu’à l’ombre de celui-ci, et tous ont accepté de se retirer quand il le leur a demandé.

9La même obligation de tout à la fois se conformer à un rôle institutionnel rigide et de témoigner de sa loyauté à l’égard des collectifs s’impose aux leaders partisans, toujours sur fond de montée en visibilité. Le leader partisan est d’abord un porte-parole, il donne voix à la ligne du parti, ce qui signifie qu’il s’efface en tant que subjectivité singulière. La logique de l’élection présidentielle, après 1962, incite à la personnalisation au sein des partis, mais sous contrainte d’exemplarité institutionnelle et partisane. L’envergure présidentielle, l’étoffe de chef d’État, la présidentiabilité sont alors définies strictement et participent directement des conditions d’accès au leadership partisan. La compétition pour l’accès à la fonction présidentielle, compétition désormais centrale et arbitrée par le peuple, est devenue une compétition entre postulants à l’exemplarité. Elle opposera des leaders partisans confrontés à l’obligation de « bien passer » à la télévision. De contrainte, cette obligation peut devenir ressource pour les plus habiles, ceux qui savent s’ajuster à la grammaire spécifique de l’image et du direct. On verra ainsi François Mitterrand ou Jacques Chirac, comme le général de Gaulle avant eux (Brizzi, 2014), se convertir à cette grammaire et en apprivoiser les logiques, quitte à forcer une nature qui ne les prédisposait guère à briller sur les plateaux de télévision. On verra aussi, de Jean Lecanuet à Georges Marchais, des leaders s’imposer par une maîtrise particulière de cet outil. On trouve également trace de cette contrainte dans la démarche effectuée par certaines des personnalités politiques des années 1970-1980 en direction des professionnels de la communication. Les métiers de la haute-fonction publique ne préparant pas particulièrement à affronter les médias, les politiques souhaitent s’entourer de spécialistes4. Et l’on sait le rôle de passeurs qu’ont pu jouer ici certains professionnels de la communication, à l’exemple de Jacques Pilhan (Bazin, 2009).

10Mais ces conversions plus ou moins forcées et plus ou moins efficaces demeurent contraintes par l’idéal d’exemplarité qui imprègne alors encore la vie politique. Même consacrée par la télévision, la personnalité politique reste prisonnière d’une logique de représentation : elle parle au nom d’un collectif (parti ou gouvernement), depuis un rôle (endossé ou postulé), elle s’efface donc en tant que personne singulière. Il faut à la fois représenter avec justesse le parti politique dont on porte les couleurs et anticiper le rôle présidentiel en attestant de l’envergure nécessaire.

11Pour les vainqueurs de l’élection présidentielle, en particulier Georges Pompidou ou VGE, accéder à la présidence et succéder au général de Gaulle signifie d’abord s’efforcer d’être à la hauteur, être digne de ce précédent prestigieux. Si la contrainte de loyauté partisane s’adoucit (le parti présidentiel est ressource plus que contrainte, et le rôle présidentiel oblige à parler à l’ensemble de la communauté nationale), la contrainte d’exemplarité pèse plus que jamais. Elle conduit à des formes extrêmes de dé-singularisation, dont l’ouvrage publié par VGE en 1976 (Démocratie française) offre un exemple extrême. L’ouvrage est certes signé du président, celui-ci est photographié en quatrième de couverture (costume-cravate, depuis l’Élysée), mais aucune trace de singularité. Le « je » est purement énonciatif, il ne tolère aucun point de vue autre que celui, surplombant, d’un locuteur omniscient qui regarde la France depuis l’Élysée, c’est-à-dire d’en haut et de loin. Nul souci de proximité, nulle anecdote, aucun effet de réel… : parce qu’il n’est jamais un individu, le président n’évoque jamais d’autres individus. Il évoque « les classes moyennes », « les femmes », « les jeunes », ainsi que d’autres catégories de papier aussi abstraites et impersonnelles que lui-même. La distance au rôle, qui sera si volontiers cultivée par les auteurs de livres politiques dans les décennies suivantes, est absente : l’auteur est tout entier président, et il n’est rien d’autre que cela.

12Résumons-nous : au fil de ces évolutions, la célébrité a changé de statut. Elle n’est plus, comme pour les plus techniciens des ministres du général de Gaulle, cet attribut encombrant auquel on est condamné lorsqu’on accède au sommet de l’État ; elle est une ressource dont il faut jouer pour triompher de ses adversaires. Les notables, les ministres, les leaders partisans souhaitent être populaires et sont prêts à beaucoup d’efforts pour y parvenir. Mais la popularité est encore largement conditionnée par l’exemplarité et la loyauté.

Exhiber son exemplarité, taire sa singularité…

13Cette première forme de personnalisation de la vie politique trouve en effet sa limite dans le souci des acteurs de coller au plus près au rôle institutionnel qu’ils occupent ou auquel ils postulent. Toujours il s’agit de démontrer sa capacité à être à la hauteur du rôle, si exigeant soit-il. Ce travail d’ajustement de soi aux attentes inhérentes au rôle suppose à la fois affirmation et effacement de soi : affirmation des qualités et des dispositions très sélectivement définies qui font le présidentiable (ou le premier-ministrable) crédible ou le leader partisan incontesté ; effacement de tout ce qui signifierait la résistance de l’individu au rôle, de tout ce qui l’encombre et l’attache. L’alchimie identitaire liée à la représentation en général (et à l’élection présidentielle tout particulièrement) suppose une disposition à l’effacement de soi symbolisée par la posture gaullienne : c’est en s’effaçant en tant que personne singulière que l’individu peut prétendre s’élever au-dessus des autres, les représenter, les incarner, parler en leur nom, les gouverner. On aura reconnu ici la théorie de la représentation formulée par Pierre Bourdieu (2001) : comme le prêtre, l’élu du peuple ou le porte-parole de l’institution ne gouverne qu’au prix d’un renoncement à soi-même qui doit s’observer dans ses façons d’être et d’agir.

14Ainsi construite, la représentation est alors montée en généralité, passage du singulier à l’universel (ou au moins au général). Le représentant est certes situé dans l’espace physique (il est quelque part, il est de quelque part) comme il est situé dans l’espace social (genre, génération et classe d’âge, origine sociale, profession d’origine, habitus de classe…) ; mais l’éligibilité (et à plus forte raison la présidentiabilité) suppose de neutraliser tous ces attributs singularisants. Le masculin devient genre universel, les manières bourgeoises deviennent les bonnes manières, la circonscription d’origine devient le symbole de la France tout entière… (Le Bart, 2014). La neutralisation des attributs singuliers suppose de taire, au fil de présentations de soi aussi neutres que possibles, tout ce qui contribue à ancrer et donc à situer la personne (religion, classe sociale, région…), et même tout ce qui relève de la personne privée : amours et amitiés, goûts et dégoûts personnels, émotions singulières… On peut illustrer ce point par deux exemples récents5 : si l’individu Nicolas Sarkozy ou si l’individu Fleur Pellerin ont parfaitement le droit de distribuer comme ils l’entendent leurs préférences littéraires, il est en revanche inacceptable, selon ce régime symbolique, d’entendre le président de la République s’en prendre à un classique de la littérature française (La princesse de Clèves)6, ou d’entendre le ministre de la Culture avouer sa méconnaissance d’un prix Nobel de littérature français (Patrick Modiano)7. Dans le monde idéal des rôles et des institutions, ils doivent l’un et l’autre incarner la culture française, ce qui suppose de feindre d’en maîtriser toutes les dimensions et d’en apprécier tous les déploiements. Un tel schéma n’est évidemment pas vraisemblable sociologiquement, mais cette fiction (la langue de bois institutionnelle) est au principe de la théorie classique de la représentation. Ainsi référé à un idéal d’exemplarité particulièrement exigeant, le monde des institutions est alors par excellence celui des « gaffes », des « impairs » commis par les titulaires de rôles commettant une entorse par rapport à la norme, et rappelés à l’ordre institutionnel par ceux qui attendent d’eux qu’ils se conforment à celle-ci (Le Bart et Teillet, 2004).

15Il s’agit tout au plus, pour les titulaires d’un rôle politique, d’habiter la fonction, c’est-à-dire de lui prêter un corps, un visage, de l’incarner. La personnalisation de l’institution, par exemple la présidence de la République, peut s’accompagner d’une certaine stylisation : le corps situé du gouvernant ne peut jamais être neutralisé au point de devenir invisible. À l’ère de la télévision, le président est forcément quelqu’un de particulier, il est beaucoup plus qu’un nom et un prénom : il est une façon de parler, une silhouette, un visage, un sourire… Mais il n’est pas pour autant un individu singulier. Le droit au style n’est pas le droit à l’écart singularisant. Ainsi VGE souhaitant mettre en scène, en 1974, sa campagne présidentielle et sollicitant le jeune Raymond Depardon pour un film censé démontrer la jeunesse du candidat, son enthousiasme, sa relation décrispée aux Français… Le même VGE, une fois élu, choisira portant de ne pas rendre public ce film (il ne sera diffusé, sous le titre : 1974, une partie de campagne, qu’en 2002 !) : comme si la définition du rôle présidentiel demeurait alors encore trop rigide pour que les petits gestes saisis par le cinéaste, modestes marques de singularité, soient alors recevables. Le « second corps » du président (que l’on voit se coiffer, se reposer, se relâcher…) peut-il seulement être montré ? Rien de bien subversif pourtant dans ce film : VGE ne quitte pas la cravate, il n’use presque que du « vous », bref il est parfaitement ajusté aux standards qui définissent alors l’homme d’État. Mais le centrement sur sa personne suffit à le faire exister comme individu, quand l’institution présidentielle exige une incarnation exemplaire aussi abstraite que possible.

16Ainsi construite, la célébrité impersonnelle se révèle sans doute plus ouverte à la légitimité charismatique que le modèle précédent (hostile à toute personnalisation de la vie politique). Mais le charisme ici mobilisable sera charisme d’institution ou charisme de fonction : ce n’est pas la personnalité célèbre qui, par son charisme, accède au pouvoir ; c’est la position de pouvoir qui confère une célébrité riche d’un certain potentiel charismatique. C’est en ce sens qu’il faut analyser le présidentialisme français post-gaullien. Les successeurs du général ont tous joué de leur position centrale et de la sacralité qui accompagne la fonction pour nourrir l’hypothèse charismatique. Leurs attributs individuels ont pu devenir une ressource pour styliser et habiter le rôle (rondeur de Pompidou, jeunesse de VGE…). Ce fut particulièrement vrai pour François Mitterrand, dont les exégètes n’ont cessé de construire la grandeur par de savantes relectures de faits et gestes présumés « florentins », « machiavéliques »… (Hourmant, 2010). Mais c’est bien ici encore la fonction qui est première, et le titulaire de celle-ci qui l’utilise pour s’ériger en personnalité charismatique.

17Comme l’ont suggéré certains des exemples précédents, récents, cette façon de définir l’excellence politique par l’exemplarité n’a pas disparu. Elle n’est toutefois plus la grammaire exclusive des stratégies de communication des politiques. Ceux-ci peuvent en effet (et doivent même) alterner entre ce registre d’exemplarité et ce que l’on appellera un registre de singularité. L’écart par rapport au rôle, qui peut aller jusqu’à la contre-exemplarité, peut aussi, désormais, être considéré comme recevable, à certaines conditions évidemment.

La célébrité personnalisée/singulière : la distance au rôle institutionnel

18La célébrité est devenue une ressource politique parce que le champ politique a gagné en hétéronomie, comme si la dépendance à l’opinion s’était substituée à la dépendance aux institutions. Le dispositif des primaires ouvertes (Lefebvre et Treille, 2016) symbolise assez bien cette évolution : il signifie à la fois le recul de l’institution partisane (celle-ci a cessé d’être l’espace au sein duquel se construisaient les candidatures) et l’irruption dans le jeu d’une opinion publique désormais en mesure d’arbitrer entre les candidats à la candidature. Plus généralement, on peut faire valoir que le champ politique s’est individualisé : il met en compétition des personnalités adossées à des partis et non plus des partis représentés par des personnalités. Le statut politique de la célébrité s’en trouve bouleversé. Elle est une ressource dans la course à la présidentiabilité, et non plus un attribut accessoirement accolé au rôle. Pour ceux qui ne disposent pas d’un capital préalable de célébrité, la campagne électorale (celle des primaires en particulier) peut être un bon moyen de compenser ce handicap initial. Tout est alors bon pour attirer l’attention sur soi.

Attirer l’attention par la dissidence institutionnelle

19L’exemplarité institutionnelle prédisposait, on l’a dit, à la discrétion. Alors même que le rôle endossé pouvait procurer une certaine notoriété, les politiques parvenaient à s’abriter derrière celui-ci, le rôle fonctionnant à la fois comme obligation de se montrer et comme masque permettant de se protéger. La loyauté était, on l’a dit, une composante essentielle de cette équation symbolique : servir un leader, porter la parole d’une institution, incarner la ligne d’un parti… tout cela supposait une certaine disposition à l’effacement de soi. Dans un contexte de relative clôture du champ politique, la loyauté était une ressource, elle participait d’une prévisibilité des individus qui était très précieuse pour les institutions. Mais à partir du moment où les médias imposent au champ politique une certaine ouverture, à partir du moment où la compétition politique est de plus en plus souvent arbitrée par l’opinion publique, la tentation est grande, pour les politiques, de jouer la carte de la prise de parole (voice), et/ou de la dissidence (exit). Ce sont deux façons d’attirer l’attention médiatique sur soi, précisément parce que ce sont deux façons de bousculer l’ordre institutionnel classique.

20Les grands partis politiques ont alors de plus en plus de difficultés à imposer que les minoritaires soutiennent loyalement les leaders8. Les opposants sont tentés de contourner l’appareil, soit en faisant entendre leur petite musique personnelle en s’adressant directement à l’opinion publique, soit en partant pour fonder leur propre micro-entreprise politique. Voice et exit peuvent se succéder : ainsi Jean-Luc Mélenchon ou Manuel Valls au PS, Philippe de Villiers ou Christine Boutin à l’UDF, Bruno Megret ou Florian Philippot au FN… La distance au parti était jadis synonyme de mort politique, ainsi les exclusions du PC. Elle est aujourd’hui une stratégie payante qui permet d’attirer l’attention médiatique sur soi, ce que l’exemplarité et la loyauté ne permettent plus. Ces dernières sont synonymes de prévisibilité, de conformisme institutionnel. Les médias n’ont que faire de telles personnalités dont ils dénonceront volontiers la langue-de-bois institutionnelle. Les porte-parole et autre seconds couteaux qui ne font que reproduire des éléments de langage forgés par les communicants s’attirent les foudres des médias, prompts à les tourner en dérision (voir Le petit Journal de Canal+). En revanche, ceux qui font figure de personnalités libres, atypiques, authentiques et vraies, ceux-là attireront la curiosité médiatique, que ce soit en raison de leur style dissonant (Roselyne Bachelot, Jean Lassalle), de leur posture de francs-tireurs au sein de leur parti (Ségolène Royal ou Arnaud Montebourg au PS), de leur côté « grande gueule » (Nadine Morano, Gilbert Collard), voire de leur disposition au volte-face partisan (Eric Besson, Bernard Kouchner). Les journalistes n’ont jamais autant le sentiment de dévoiler les coulisses de la politique que lorsqu’ils donnent la parole à ceux qui contestent, de l’intérieur ou de l’extérieur, le leader. Ils sont à l’écoute des « frondeurs » du PS comme ils le furent de toutes les « grognes » qui agitent les milieux politiques (« rénovateurs », « refondateurs »…). Il en résulte une évidente incitation à ne pas demeurer enfermé dans une loyauté synonyme d’anonymat. C’est de cette façon que l’on a pu expliquer (Le Bart, 2012) l’actuelle fortune des livres politiques chez des personnalités en trajectoire ascendante dans le champ politique et désireuses d’exister aux yeux d’un large public par un travail de présentation de soi éditorial qui permet de mettre en valeur tout à la fois une personnalité, un projet, une expérience, et de faire entendre une petite musique qui n’est pas simple reprise de la symphonie orchestrale partisane ou gouvernementale.

21On voit ainsi à quel point des personnalités comme Manuel Valls ou Emmanuel Macron ont pu profiter de la notoriété que leur procurait leur stratégie de dissidence. Manuel Valls, franc-tireur d’un socialisme qu’il entend moderniser sans prendre de gants, avait pourtant obtenu un score bien faible à la primaire de 2011 (5,6 % des voix). Mais c’est sa singulalité même au sein du PS qui attire l’attention des médias, au point qu’il finit par s’imposer d’abord comme ministre de l’Intérieur de François Hollande puis comme chef de gouvernement une fois Jean-Marc Ayrault écarté. Il finit par quitter le PS après la déroute de 2017. Entré quant à lui en politique dans le seul sillage de François Hollande, Emmanuel Macron joue la carte de l’exemplarité au point de s’imposer en 2014 comme ministre de l’Économie. Mais le « bon élève » du gouvernement comprend vite les risques d’une d’exemplarité qui le cantonne au silence ou à la langue de bois. Il apprend à jouer le jeu médiatique en multipliant les petites phrases qui, parce qu’elles bousculent la norme de solidarité gouvernementale et parce qu’elles hérissent au sein du PS, font sensation. La visibilité est à l’horizon de cette stratégie dont la démission était l’issue prévisible. Au moment d’aborder la présidentielle, Emmanuel Macron est un homme seul, entrepreneur politique individuel (cf. son mouvement : En marche !), mais c’est cette solitude-même qui conditionne sa présence médiatique. La victoire de 2017 confirme la pertinence de cette stratégie de dissidence assumée9.

Attirer l’attention par la distance au rôle

22La même logique de valorisation de la célébrité personnalisée peut inciter à modifier le regard porté sur les écarts par rapport aux rôles. Jadis condamnés au nom d’une norme d’exemplarité, les écarts peuvent désormais séduire en donnant à voir la personne au-delà du rôle impersonnel. On en prendra pour preuve le traitement médiatique accordé aux manifestations fortes des émotions. Longtemps bannies au nom d’une exemplarité qui censurait l’individu titulaire du rôle, ce dernier devant impérativement se tenir, les émotions semblent désormais (à certaines conditions bien sûr) attirer la sympathie. Prenons l’exemple des larmes. En tant que telles, elles manifestent un regrettable débordement. L’exemplarité oblige à taire ses émotions, l’individu est fautif s’il se lâche et donne à voir celles-ci. On s’attendrait à des verdicts sévères à l’encontre de personnalités n’ayant pas été à la hauteur, ayant craqué face aux caméras. Or il est frappant de constater que la médiatisation des larmes, y compris en contexte institutionnel, ne signifie plus condamnation. Simone Veil dut, en 1975, se défendre d’avoir pleuré à la tribune de l’Assemblée tandis qu’elle défendait la loi autorisant l’IVG : c’était pour elle une façon de démontrer qu’en tant que femme, elle pouvait aussi bien qu’un homme jouer un rôle politique majeur, faire passer une loi, et tout cela sans faire preuve de « sensibilité féminine » (processus classique de masculinisation des femmes) ; Christine Boutin, vingt ans plus tard (1998), pourra au contraire sans risque (voire avec profit) jouer de ses propres larmes (versées là encore à l’Assemblée) pour construire une personnalité politique à partir de la célébrité ainsi acquise (c’était dans le contexte de la lutte contre le PACS). Ces larmes furent médiatiquement analysées comme signes d’authenticité et de panache, venant d’une femme menant seule son combat. D’autres épisodes ont démontré la banalisation croissante des larmes : celles de Barack Obama face aux meurtres d’enfants en janvier 2016, celles aussi de Laurent Fabius au soir de la Cop 21… Les larmes témoignent d’une féminisation du politique : les émotions sont désormais recevables y compris en contexte institutionnel, elles valent gage d’authenticité. Elles participent aussi de l’individualisation du champ politique : elles procurent une notoriété individuelle et une sympathie paradoxale car fondée sur la contre-exemplarité. Car lorsque les institutions sont en crise de légitimité, l’écart par rapport à la norme institutionnelle peut paradoxalement valoir ressource (n’est-ce pas là une des clés du populisme ?).

23Le rapport des politiques à la célébrité a beaucoup changé en quelques décennies. Suspecte car synonyme de césarisme, la célébrité a dans un second temps été tolérée à condition qu’elle demeure imprégnée d’exemplarité stricte. L’individu ne pouvait être connu qu’à condition de ne pas déborder de la place que l’institution, soucieuse de fonder sur lui sa propre visibilité, lui conférait. La célébrité connaît aujourd’hui un troisième régime : elle est valorisée en elle-même, les politiques se doivent donc d’exister directement auprès de l’opinion, quitte à court-circuiter les institutions. Ils doivent trouver en eux-mêmes les ressorts d’une possible célébrité. On devine le chemin parcouru par exemple par les énarques socialisés à l’impersonnalité bureaucratique et désormais invités à pousser la chansonnette sur les plateaux de télévision (Leroux et Riutort, 2013)10.

24Laurent Fabius et Alain Juppé symbolisent cette tension entre habitus d’énarque d’origine bourgeoise à l’aise dans les lieux de pouvoir et contraintes de la médiatisation politique. On pourrait dire de l’un et de l’autre qu’ils sont passés du service de l’État au service du chef d’État (respectivement François Mitterrand et Jacques Chirac), et que c’est en excellant dans ce rôle de second qu’ils ont été poussés à l’exposition médiatique. Si l’un et l’autre ont acquis la carrure d’homme d’État et la réputation d’excellents techniciens, l’un et l’autre ont souffert d’une relation compliquée à l’opinion publique. Énarques hautains et méprisants ? Tous deux ont été mis en cause pour ne pas savoir faire preuve d’empathie ou d’émotion : le premier à l’occasion de l’affaire du sang contaminé (1998), au cours de laquelle il lui fut au final moins reproché d’avoir commis des erreurs en tant que décideur que de n’avoir pas su trouver les mots pour dire sa sympathie à l’égard des victimes ; le second en 1995, lorsqu’il se vanta de demeurer « droit dans ses bottes » face au mouvement social et à la rue. Dans les deux cas, on peut parler de désajustement par incapacité à prendre la mesure des changements à l’œuvre dans la définition de l’excellence politique. Si personne ne remettait en cause la compétence de ces hommes d’État (parcours scolaire exceptionnel, expérience politique indéniable, sens de l’État…), leur disposition à la singularité se trouvait prise en défaut du fait de leur incapacité à prendre la moindre distance par rapport à l’exemplarité institutionnelle. Le relâchement émotionnel n’est plus interdit, en particulier s’il signifie sympathie et compréhension à l’égard des victimes. Laurent Fabius et Alain Juppé ont tenté de corriger ce qui est désormais une faiblesse (alors-même que la retenue et le sang-froid étaient des qualités à l’époque de leur entrée en politique) en donnant à voir, au fil de publications convergentes, une disposition à la sensibilité qui, pour être masquée, n’en était pas moins (selon eux) réelle. Laurent Fabius dit sa peine dans Les blessures de la vérité (1995) ; Alain Juppé confesse sa souffrance de Premier ministre mal aimé dans Entre nous (1996). Ces deux énarques ont pris la plume pour dire leur difficulté à fendre l’armure, à faire simple, à parler d’eux-mêmes. Comme si le jeu de l’exemplarité leur convenait au final infiniment mieux que le jeu de la singularité. Ils ont aussi plaidé pour le droit à la retenue et à la pudeur, tout en s’efforçant de donner à voir une personnalité multiple, complexe, moins prévisible que ce que prétendent les commentateurs. Mais ces sensibilités de papier ont-elles convaincu ? L’image et le stéréotype ont la vie dure. La primaire de la droite en 2016 a montré un Alain Juppé volontiers cassant, autoritaire, parfois abrupt avec les journalistes… et très agacé d’être sans cesse renvoyé à ce stéréotype ! Quant à Laurent Fabius, son impopularité persistante l’a conduit à renoncer à toute ambition présidentielle pour se consacrer à des rôles moins exposés aux verdicts de l’opinion mais pour lesquels son image d’homme d’État pouvait être pertinente (ministère des Affaires étrangères, Conseil constitutionnel).

25La relation entre célébrité et exercice du pouvoir politique a donc évolué au fil des décennies. Le temps de l’impersonnalité est révolu : l’idéal qui fondait le régime d’assemblée sur fond de crainte du césarisme est perçu comme dépassé pour des raisons qui tiennent à la fois à notre culture politique (le leadership peut être personnalisé sans que cela soit synonyme de dictature) et aux transformations médiatiques (les médias ne peuvent rendre compte de la vie politique qu’avec des personnages11). Mais la seconde phase de notre histoire politique, celle qui tolérait la personnalisation au prix d’une exemplarité finalement très impersonnalisante, est elle-même dépassée. Le discours d’institution est disqualifié en langue de bois, la retenue en froideur hautaine, l’exemplarité dans le rôle en incapacité à réduire la distance qui sépare les gouvernants des gouvernés. D’où une troisième phase, qui privilégie au contraire l’expressivité, le jeu distancié avec le rôle, l’ironie même, comme si les rôles institutionnels n’étaient plus à eux seuls pourvoyeurs de légitimité. Les politiques existaient jadis adossés aux institutions, ce qui certes les exposait médiatiquement mais pas au point de leur permettre de s’affranchir des normes institutionnelles (les médias soulignaient par exemple les « gaffes » des politiques, ce qui était une façon d’activer les normes institutionnelles). Ils existent désormais d’abord grâce aux médias, au risque d’oublier que les médias ne les consacrent comme personnalités que parce qu’ils ont été, dans un premier temps au moins, portés par les institutions. La tentation est forte d’exister par l’écart, la petite phrase plus ou moins provocatrice, le coup d’éclat, ou bien encore le tweet qui individualise la prise de parole sur un mode hyper-réactif, court-circuitant les discours institutionnels. L’entremêlement des logiques institutionnelles anciennes et des logiques médiatiques contemporaines constitue un écheveau complexe, et personne ne sait vraiment comment les électeurs arbitrent entre l’un et l’autre. Si l’exemplarité n’a jamais suffi à faire la popularité, la visibilité médiatique n’est pas non plus forcément synonyme de victoire électorale. Jusqu’à quel point la politique « media-oriented » peut-elle faire l’économie des logiques institutionnelles ? La question se pose aussi bien, mais dans des termes évidemment très différents, pour la présidence Macron en France que pour la présidence Trump aux États-Unis. Le premier déstabilise les partis politiques (PS et LR), court-circuite le Parlement (procédure des ordonnances), et bouscule les collectivités locales ; il emprunte à l’idéologie managériale pour développer, au nom de l’efficacité et du pragmatisme, une critique systématique des lourdeurs institutionnelles et des routines administratives. Le second n’endosse que superficiellement le rôle présidentiel, assumant depuis la Maison Blanche un mode de communication sur lequel l’institution ne semble pas avoir prise. Egal à lui-même, il demeure cet individu célèbre pour qui la relation directe au grand public tient lieu de leadership.