1Comme le souligne l’introduction de l’ouvrage, depuis une dizaine d’années, plusieurs collectivités locales et intercommunalités françaises ont mis l’alimentation à leur agenda politique : la ville de Lyon, les métropoles de Grenoble, Lille, Montpellier1 ou Nantes, le département du Gard, etc... Dans le Nord-Pas-de-Calais2 la mise à l’agenda de la construction d’une politique alimentaire a fait suite aux élections régionales de 2010. Entre 2010 et 2015, la délégation à l’agriculture a été confiée à un vice-président Europe Écologie-Les Verts, qui l’a alors renommée « Alimentation, régionalisation de l’agriculture et ruralité3 ».

2Plusieurs travaux scientifiques (Bonnefoy et Brand, 2014 ; Fouilleux et al., 2014) ont mis en évidence que cette filiation forte entre agriculture et alimentation est assez spécifique aux initiatives de construction de politiques territoriales alimentaires en France. Les politiques foncières ont ainsi entraîné la mise à l’agenda des politiques agricoles, qui elles-mêmes, par l’intermédiaire des dispositifs de soutien aux circuits alimentaires de proximité, ont favorisé l’émergence de politiques alimentaires, aux contours cependant encore mal identifiés. La plus-value de ces politiques alimentaires serait d’établir des liens avec des enjeux de santé publique, de gaspillage alimentaire, ou encore d’accessibilité à l’alimentation.

3L’entreprise politique portée par le vice-président du conseil régional Nord-Pas-de-Calais à partir de 2010 s’est inscrite dans cette logique et visait à construire un problème public de l’alimentation qui dépasse les frontières sectorielles des politiques régionales. Nous faisons cependant l’hypothèse qu’en plus de viser à une articulation des politiques sectorielles régionales, l’affichage, par le nouvel élu, d’une volonté de construire une politique territoriale alimentaire visait à contourner le phénomène néo-corporatiste bien implanté dans la région Nord-Pas-de-Calais. Construire un problème public de l’alimentation aurait ainsi permis l’introduction d’enjeux de durabilité environnementale et sociale au sein de la politique agricole régionale, s’inscrivant dans une perspective politique plus globale de faire évoluer le système alimentaire agro-industriel. En effet, issu des milieux militants de l’agriculture paysanne4, le nouvel élu était au fait de la fermeture des espaces de négociations de la politique agricole régionale aux organisations portant des visions concurrentes à celle des représentants professionnels agricoles affiliés à la Fédération régionale des syndicats d’exploitants agricoles du Nord-Pas-de-Calais (FRSEA 59-62). La mise à l’agenda politique de l’alimentation et le recours aux outils de la démocratie participative devaient alors permettre à l’élu de mobiliser des acteurs et des ressources au-delà des frontières du secteur agricole. La construction d’un problème public de l’alimentation était donc perçue à la fois comme un enjeu en tant que tel, pour permettre l’articulation de politiques sectorielles régionales, mais également comme une possibilité de réinterroger la durabilité du modèle agricole régional - et par là du système alimentaire agro-industriel - en déplaçant le débat dans une nouvelle arène, ouverte à des acteurs issus d’autres secteurs d’action publique.

4L’étude des faits souligne que cette stratégie a effectivement permis la constitution d’un groupe réformateur, c’est-à-dire l’identification d’acteurs internes et externes au conseil régional possédant une définition du problème de l’alimentation proche de celle du vice-président. Cependant, nous avons constaté la capacité des représentants professionnels agricoles majoritaires à se réapproprier la définition du problème public de l’alimentation, en des termes qui ne remettent en cause ni leurs pratiques, ni le projet politique agricole dans lequel elles s’inscrivent. Comment expliquer cet échec à construire une définition partagée d’un problème public de l’alimentation incluant une forte dimension écologique à l’échelle régionale ?

5Nous allons voir que l’inaboutissement de cette entreprise politique est lié tant à un isolement progressif de l’élu au sein du conseil régional qu’à la capacité du néo-corporatisme à (dé)tourner le débat public à son avantage en mobilisant ses ressources politiques et militantes. Pour ce faire, nous nous appuierons sur la sociologie de l’action publique, plus précisément sur les outils de la construction des problèmes publics. Ainsi, la notion de « luttes définitionnelles » proposée par les politistes Claude Gilbert et Emmanuel Henry (Gilbert et Henry, 2010 ; 2012) souligne que la construction d’un problème public dépend de rapports de pouvoir entre groupes d’acteurs, lesquels peuvent se dérouler dans des espaces confinés, ou au contraire faire l’objet de débats publicisés. La sociologie de l’action publique offre l’opportunité d’étudier les allers-retours entre ces différents espaces (confinés ou publics), ainsi que les ressources et les définitions du problème portées par les différents acteurs et groupes d’acteurs impliqués. Cela semble particulièrement adapté pour comprendre l’évolution du contenu définitionnel du problème public de l’alimentation et en saisir les effets sur le sous-système politique étudié. En effet, insister sur les définitions portées par les acteurs permet d’analyser cette tentative de construction d’une politique territoriale alimentaire qui est finalement restée difficilement identifiable, y compris par les acteurs eux-mêmes.

6Ce travail est le résultat d’une participation observante (Soulé, 2007 ; Alam et al., 2012), menée dans le Nord-Pas-de-Calais entre 2010 et 2015. Nous avons alterné sur la période plusieurs fonctions professionnelles en lien avec la tentative de définition de la politique alimentaire. D’abord stagiaire au conseil régional, nous avons été chargée de mener un travail d’états des lieux des initiatives alimentaires régionales, puis nous avons été salariée au sein d’une association intervenant dans le champ de l’éducation alimentaire en région, et enfin, chargée de mission gouvernance alimentaire au service agriculture du conseil régional Nord-Pas-de-Calais, dans le cadre d’un contrat de thèse CIFRE. Nous nous appuyons également dans cet article sur une étude des archives de la politique agricole régionale (1983-2010) et une trentaine d’entretiens compréhensifs et semi-directifs menés entre juillet 2010 et juin 2016 auprès des élus, des agents du conseil régional Nord-Pas-de-Calais et des acteurs externes ayant participé aux réunions organisées dans le cadre de la politique de gouvernance alimentaire.

Contexte et processus d’émergence d’un projet de politique territoriale alimentaire

7Dans cette première partie, nous revenons sur les grandes lignes de la fabrique de la politique agricole de la région Nord-Pas-de-Calais. Après un bref retour historique sur sa structuration, nous décrivons comment, à partir de 2010, le nouveau vice-président en charge de la politique agricole régionale cherche à publiciser la construction d’un problème public de l’alimentation. Ce faisant, l’objectif non dissimulé du nouvel élu est de constituer un groupe réformateur composé d’acteurs issus de plusieurs secteurs d’action publique, susceptible de concurrencer les acteurs du néo-corporatisme au niveau régional.

La cogestion régionale : le fonctionnement du compromis néo-corporatiste agricole en Nord-Pas-de-Calais

8Le néo-corporatisme est une forme d’échange politique stabilisé entre un groupe représentant les intérêts d’un secteur et les pouvoirs publics : en échange de sa participation à l’élaboration des politiques, ce groupe d’intérêts assure la régulation du secteur d’action publique dont il est ressortissant (Hassenteufel, 1995 ; Benoît, 2015). De manière similaire à la politique agricole nationale française depuis les années 1960, la politique agricole régionale du Nord-Pas de-Calais présente un fonctionnement que nous qualifions de néo-corporatisme agricole régional, ou de cogestion régionale.

9La structuration des échanges politiques entre l’exécutif régional et les représentants professionnels agricoles du Nord et du Pas-de-Calais, par l’intermédiaire des chambres d’agriculture départementales, est devenue visible à partir de 1984. Auparavant, des programmes d’aides à destination des agriculteurs existaient, mais ils n’étaient pas identifiés sur une ligne budgétaire spécifique. Celle-ci a été créée en 1984, et transférée du budget de la commission « Aménagement territorial et cadre de vie » à celui de la commission au développement économique. La même année, un chargé de mission dédié aux questions agricoles a été recruté, et, en 1985, une commission et une vice-présidence à l’agriculture ont été créées5. Au-delà de ces attributs qui formalisent l’existence de la politique agricole, ce sont bien les bases d’un compromis avec les représentants de la profession qui sont alors posées. La mise en place d’échanges politiques réguliers entre l’exécutif régional et les représentants professionnels agricoles date de la rencontre, dans le cadre de la réforme sur les quotas laitiers à l’échelle européenne, entre Daniel Percheron6, premier secrétaire du parti socialiste de la fédération du Pas-de-Calais, conseiller régional, député européen et sénateur (et futur président du conseil régional, de 2001 à 2015), et Jean-Marie Raoult, producteur laitier, président de la FDSEA et de la chambre d’agriculture du Pas-de-Calais7, et représentant à la fédération nationale des producteurs de lait (FNPL). À cette période, plus de la moitié des exploitations agricoles de la région ont un atelier de production de lait. L’impact de la réforme européenne sur l’agriculture régionale s’annonce donc important. Une politique de soutien à la diversification et d’aides aux investissements est alors mise en place par le conseil régional en accord avec les représentants agricoles et les services de l’État, afin d’accompagner la diminution de la production laitière. Les termes de l’échange politique entre la profession agricole et l’exécutif régional sont les suivants : en échange d’un accès garanti aux instances décisionnelles et de ressources financières via des systèmes de subventions multiples, les représentants agricoles acceptent de négocier avec le service agriculture du conseil régional sur des mesures qu’ils devront ensuite expliquer aux agriculteurs du territoire et mettre en œuvre. Ils acceptent ainsi tacitement de soutenir un exécutif socialiste, alors que les agriculteurs du Nord-Pas-de-Calais votent traditionnellement en majorité à droite (Gombin et Mayance, 2010). Ce compromis est assumé dans les instances politiques régionales.

« On s’est beaucoup interrogé sur la nécessité et l’opportunité, voire l’efficacité de la cogestion. Je pense, en tant qu’ancien président de la commission agriculture, que la cogestion est une nécessité au niveau régional et que, finalement, elle a été un succès au niveau national. Une atmosphère co-gestionnaire réelle, un dialogue constant avec la profession et avec tous les acteurs de la filière agro-alimentaire, agricole, est indispensable notamment aujourd’hui8. »

10La pérennité de cet échange politique au niveau territorial est assurée par la stabilité des représentants agricoles d’une part, et du personnel politique et administratif de la région d’autre part. Entre 1984 et 2010, côté chambres d’agriculture, pour le Nord et pour le Pas-de-Calais, trois présidents se succèdent. Tandis qu’au conseil régional, sur l’ensemble de la période, on peut compter cinq vice-présidents à l’agriculture9 et trois présidents de commission. Enfin, la même personne occupe la tête du service agriculture pendant vingt-six ans. Les enquêtés confirment que des conflits opposant la profession - voire la profession et l’État - à la région, ont bien existé. Mais tous soulignent également qu’ils sont restés confinés à une sphère restreinte, composée exclusivement des représentants agricoles (par le biais des chambres d’agriculture), des directions territoriales de l’État et des services du conseil régional.

« Parce que ça arrangeait tout le monde, parce qu’on avait la paix sociale avec les agriculteurs, pfiout… Ça roulait tout seul10. »

« En 1995, sur la politique installation, c’était chaud. Mais c’est passé. Aussi parce qu’on arrosait beaucoup. Y’a des gens qu’avaient pas forcément besoin des aides qu’on refilait, c’était très émietté11. »

« Il fallait que la chambre soit d’accord. On pouvait commencer à négocier à partir de ce point-là12. »

11Les représentants professionnels agricoles régionaux disposent ainsi d’une puissante influence dans l’élaboration des politiques agricoles territoriales, d’autant que celles-ci s’effectuent dans un espace confiné. Le compromis néo-corporatiste agricole entre les élus régionaux et les représentants de la profession est rendu possible par une vision partagée de l’agriculture, comme secteur productif, lié à l’agroalimentaire, et fournisseur d’emplois. Le problème de l’agriculture régionale est entendu comme un problème de valorisation économique de la production, pour permettre le maintien d’emplois agricoles et agroalimentaires.

« Nous avons travaillé à faire évoluer l’image de la région, en faire une région verte, au sens de région productrice. C’est pour cela qu’il était important d’avoir une agriculture diversifiée et un lien avec l’agroalimentaire13. »

12Ce cadrage du problème découle davantage de l’échange politique initial entre le conseil régional et les représentants professionnels agricoles, que d’un débat public renouvelé au sein de l’assemblée des élus régionaux. L’étude des archives régionales montre que le cadrage du problème a très peu évolué sur l’ensemble de la période, y compris pendant la présidence écologiste de Marie-Christine Blandin, de 1992 à 1998. Alors que les discours politiques font pendant cette période davantage allusion à l’importance de la préservation des ressources naturelles, les agents régionaux font part du peu de modifications dans l’orientation de la politique régionale.

« Une inflexion ? Oui et non… On a un peu plus appuyé sur le bio, normal. […] Mais fondamentalement, ça n’a pas changé la politique agricole. Puis la commission était présidée par Defontaine, l’ancien vice-président à l’agriculture, il maintenait les relations avec la profession agricole14. »

13Bien que d’autres structures soient également soutenues financièrement dans le cadre de la politique agricole régionale, avec parfois une ligne politique alternative à celle des chambres d’agriculture, les espaces de négociations et de débats ne leur sont pas ouverts. Il semble ainsi que le phénomène néo-corporatiste favorise « le fait que les acteurs n’aient pas à justifier publiquement leurs choix et les compromis qu’ils acceptent conduit à l’établissement d’accords qui ne pourraient pas s’effectuer selon les mêmes modalités dans des espaces davantage publics » (Gilbert et Henry, 2012, p. 48-49).

14L’existence d’une forme de néo-corporatisme agricole à l’échelle locale en France a été mise en évidence dans d’autres travaux de sociologie et de sociologie politique qui se sont intéressés aux tentatives d’ouvertures des arènes décisionnelles des politiques agricoles au niveau territorial. À l’image de ce que nous avons observé dans le Nord-Pas-de-Calais, qu’il s’agisse de la mise en œuvre des mesures agro-environnementales (Ansaloni, 2015 ; Benoit et Patsias, 2014 ; Benoit, 2015 ; Bourblanc, 2011) ou des politiques foncières (Thareau, 2011), ces travaux s’accordent sur la capacité des représentants professionnels agricoles dominants à exclure des espaces de négociation et de décision les acteurs qui portent une définition du problème concurrente à la leur.

Une politique régionale de « gouvernance alimentaire » (2010-2015)

15Suite aux élections régionales de 2010, Jean-Louis Robillard, candidat EELV est élu vice-président à la délégation qu’il a renommée « Alimentation, régionalisation de l’agriculture et ruralité ». Porteur d’une définition du problème agricole concurrente à celle des représentants professionnels agricoles majoritaires, le nouvel élu disposait de ressources d’expertise reconnues15 et de ressources militantes, mais de ressources politiques faibles. Son implication au sein du parti EELV était en effet très récente et minime. De plus, bien que le groupe EELV ait pu négocier plusieurs vice-présidences, l’exécutif régional était dirigé par des élus socialistes bien implantés localement, ce qui constitue une ressource politique importante dans la conduite des affaires politiques des collectivités locales et des intercommunalités (Douillet et Lefebvre, 2017, p. 108-109 et 122-125). À l’inverse, Jean-Louis Robillard ne disposait d’aucun mandat politique local ou national.

16Les représentants professionnels agricoles connaissaient le parcours et les idées du nouveau vice-président à l’agriculture et à l’alimentation. Ils lui ont alors très vite opposé leur légitimité à définir le projet agricole régional et à être les interlocuteurs uniques de la politique agricole régionale, en raison de leur élection au suffrage direct par leurs pairs, et de leur multi-positionnement dans les organisations professionnelles agricoles (mutuelle, banque, assurance, SAFER…) ou dans les coopératives agroalimentaires de la région. C’est dans ce contexte que la construction d’un problème public de l’alimentation a été présentée par Jean-Louis Robillard comme une stratégie susceptible d’ouvrir de nouvelles arènes, pour sortir des espaces confinés de la politique agricole et réintroduire des questions environnementales, sociales ou sanitaires, portées par des acteurs légitimes dans d’autres secteurs d’action publique. On retrouvait ainsi dans les discours de l’élu l’idée selon laquelle l’alimentation permettrait de construire un intérêt général territorial, en opposition aux intérêts sectoriels défendus par la profession agricole.

« en tout cas tu sens qu’à un moment donné tu pourrais faire que l’édifice qui est vraiment concentré autour de la chambre d’agriculture éclate quoi […] Faut qu’on construise un dispositif de participation qui fasse qu’à un moment donné, la position qu’a la chambre, si tu veux, qui reste sur ses fondamentaux « vocation exportatrice », enfin tout ça, c’est condamné […] faut pas le dire comme ça […] donc faut arriver à construire des satellites autour […] qu’on arrive à créer une espèce de plate-forme qui fasse que voilà, on reconstruit un projet pour l’agriculture régionale16. »

17Le contexte national de la période était par ailleurs favorable à la publicisation d’un problème alimentaire, puisque l’alimentation était apparue comme un enjeu important dans le cadre du Grenelle de l’environnement, avec de nouvelles obligations quant à l’approvisionnement de la restauration scolaire17, ou encore dans le cadre des négociations en cours à l’Assemblée nationale sur la nouvelle loi de modernisation agricole.

18Pour le vice-président, il s’agissait, en premier lieu, de désectoriser le problème public de l’alimentation, c’est-à-dire de dépasser les frontières du secteur de la politique agricole régionale. Pour cela, il choisit de se rapprocher d’une part de la politique de « transformation écologique et sociale de la région Nord-Pas-de-Calais » (TESR) et d’autre part, de la politique régionale de démocratie participative. La politique de TESR18 se présentait comme une politique transversale, visant à promouvoir une logique de « projets » plutôt qu’une logique sectorielle dans l’élaboration des politiques publiques. Cette politique s’appuyait sur des politiques régionales nouvelles ou préexistantes (renommées pour l’occasion « opérations de développement ») et elle proposait la mise en œuvre d’une méthodologie spécifique. La TESR disposait également d’une commission dédiée, et d’un groupe d’experts, composé principalement d’universitaires de la région. En positionnant institutionnellement la construction du problème public de l’alimentation au sein de la TESR, le vice-président à l’alimentation et l’agriculture escomptait une visibilité politique, grâce à la commission dédiée à la TESR, et des ressources potentielles de légitimation par le recours possible à l’expertise (Dumoulin et al., 2013).

19Le premier travail de cadrage du problème alimentaire s’est effectué dans l’espace confiné des élus EELV et de leurs proches collaborateurs. Le vice-président à l’alimentation et l’agriculture s’est en effet rapidement opposé au président de la TESR sur le nom à donner à l’opération de développement « alimentation ». Alors que ce dernier parlait d’un problème de qualité alimentaire, renvoyant par-là à une nécessité de changer les modes de production, le premier insistait sur le problème de gouvernance alimentaire, entendant souligner la nécessité de la participation d’une pluralité d’acteurs. Ce premier débat sémantique a marqué le rapprochement entre le vice-président à l’alimentation et l’agriculture et un petit nombre d’acteurs internes au conseil régional. Ces acteurs travaillaient ou avaient travaillé au sein du service agriculture du conseil régional et se montraient sensibles à la volonté du nouvel élu d’ouvrir les espaces de négociation à d’autres acteurs que les représentants professionnels agricoles majoritaires. Pour ce groupe - que nous appelons groupe réformateur - l’opération de développement consacrée à l’alimentation visait ainsi précisément à organiser des luttes définitionnelles en ouvrant un espace de débats à des acteurs nouveaux. Le cadrage de l’objet alimentation en amont de la publicisation des débats était donc extrêmement faible car le vice-président se refusait à donner sa propre définition d’un problème public de l’alimentation. La politisation de l’enjeu alimentaire dans le Nord-Pas - de-Calais s’effectue donc par un processus de publicisation, et non par une prise de position politique (Gilbert et Henry, 2012, p. 54).

« Moi, je me considère comme un acteur parmi d’autres […] Si bien, j’ai ma vision, mais si je l’impose, on va droit à la catastrophe19. »

20Une fois ce positionnement institutionnel stabilisé, il s’agissait d’engager le processus de publicisation. Pour cela, le groupe réformateur s’est rapproché de la politique de démocratie participative du conseil régional. L’élue à la démocratie participative20 cherchait en effet à mettre en place une instance régionale du débat public. L’alimentation a alors été choisie comme premier thème de débat. Plusieurs réunions ont été organisées. Les chargés de mission de différentes directions du conseil régional, travaillant en lien avec le groupe réformateur, ont mis à disposition leurs bases de contacts et relayé l’invitation à participer. L’objectif affiché de cette nouvelle politique de gouvernance alimentaire était de réunir les acteurs régionaux pour construire une politique alimentaire. L’étude des listes d’émargements et nos observations ethnographiques des réunions participatives sur la période de 2012 à 2015 confirment une mobilisation importante de la part des représentants professionnels agricoles, des réseaux de l’agriculture alternative, mais aussi d’acteurs du développement territorial, de la santé, de la restauration scolaire, du travail social, de la grande distribution, de l’agro-alimentaire, du socio-culturel, de la formation initiale, etc. Nous avons pu distinguer trois définitions co-existantes du problème public de l’alimentation au sein de ces nouveaux espaces de débats, déterminées principalement par l’origine sectorielle des acteurs. Un premier groupe d’acteurs définissait l’alimentation comme un problème de santé publique. Il s’agissait d’un problème d’orientation des comportements alimentaires. Cette définition était principalement portée par des acteurs du secteur sanitaire et social, et certains acteurs de la restauration collective. Une deuxième définition plaçait le problème alimentaire dans le champ du développement économique territorial. Il s’agissait d’augmenter la valeur ajoutée de la production alimentaire qui revient aux acteurs économiques du territoire. Les tenants de cette définition étaient plutôt issus du secteur agricole, des territoires infrarégionaux (collectivités, intercommunalités, Pays, PNR…), du secteur économique (artisanat, agroalimentaire, distribution…) ou encore de la restauration collective. Enfin, un troisième groupe définissait le problème alimentaire comme un problème de durabilité et mettait l’accent sur les enjeux écologiques de la production et de la consommation, considérant qu’il s’agissait de changer les pratiques agricoles et de repenser les modes de consommation, en fonction des ressources naturelles disponibles et des pollutions émises. On retrouvait derrière cette troisième définition, des structures de formation, d’éducation populaire, de l’agriculture alternative, et quelques structures d’insertion. Plusieurs techniques d’animation ont été utilisées pour favoriser les interactions entre ces différents groupes, tout au long de la période, dans un cadre tout de même fortement contraint par le protocole institutionnel d’une part et par le partenariat avec la vice-présidence à la démocratie participative d’autre part, nous y reviendrons.

21Néanmoins, un espace de débats a effectivement été ouvert, et des acteurs issus de différents secteurs d’action publique y ont participé, porteurs de définitions différentes et/ou concurrentes.

22Pourtant les débats engagés n’ont pas pu aboutir et se concrétiser dans la mise en place d’une politique alimentaire régionale. Comment l’expliquer ?

Le réinvestissement des espaces de débat par les représentants professionnels agricoles régionaux : retour à la relocalisation alimentaire

23La stratégie mise en œuvre par le groupe réformateur pour construire un problème public de l’alimentation a été fragilisée en plusieurs points au cours du mandat. L’affirmation du jeu partisan, les faiblesses inhérentes aux dispositifs de démocratie participative, ou encore les stratégies de résistance mises en œuvre par les représentants professionnels agricoles pour se réapproprier la définition du problème public de l’alimentation sont apparus comme autant d’obstacles à la constitution d’une coalition d’acteurs susceptible de légitimer la réforme du projet agricole régional.

Des choix politiques qui conduisent à la marginalisation et à la dilution de l’enjeu alimentaire

24Le positionnement institutionnel de la politique de gouvernance alimentaire est l’un des premiers facteurs explicatifs de l’échec de la construction d’un problème public de l’alimentation. En effet, l’affichage de la politique de gouvernance alimentaire dans le cadre de la TESR devait permettre d’assurer une forme de désectorisation. Or, il est rapidement apparu que ce positionnement a marginalisé la politique de gouvernance alimentaire et l’a inscrite dans le jeu partisan. En effet, la création de la TESR était issue d’un compromis politique entre EELV et le PS. Or, si une commission dédiée a bien été créée, présidée par le président du groupe régional EELV, ce qui lui confère une importance symbolique, il s’avère que la participation des élus non affiliés au parti EELV y était très faible, notamment parce que cette politique disposait de moyens matériels dérisoires21. De plus, fin 2012, le président socialiste du conseil régional, Daniel Percheron, a lancé en parallèle, en partenariat avec le président de la chambre de commerce et d’industrie, la « Troisième révolution industrielle » (TRI). Cette politique a également été présentée comme intersectorielle, reposant sur une logique de « projets », et se réclamant d’une légitimité scientifique, puisqu’elle s’appuie sur les travaux et la collaboration du prospectiviste Jérémy Rifkin (Rifkin, 2012). À la différence de la TESR, cette politique faisait (et fait encore - sous le nom de Rev3) ouvertement l’objet d’un accord inter-partisan entre des élus de droite, centristes, socialistes, communistes et certains écologistes. Le président de la TESR, notamment, s’est rapidement rallié à la TRI, tout comme certaines opérations de développement de la TESR sont devenues des projets TRI. De plus, la politique de la TRI dispose de moyens matériels nettement supérieurs, via la mobilisation de fonds européens et nationaux22. Enfin, elle mobilise la rhétorique de la croissance verte, entendue comme compromis réussi entre le développement économique et la préservation des ressources naturelles (Semal et al., 2014). En conséquence à partir de 2013, la TESR et les opérations de développement qui lui sont liées ont été identifiées, comme des politiques écologistes marginales.

25De même, le recours aux dispositifs de démocratie participative est une marque distinctive des élus écologistes dans le Nord-Pas-de-Calais (O’Miel, 2015, p. 98-110). Lors des premières réunions participatives sur le thème de l’alimentation, en 2012, quelques élus socialistes s’étaient néanmoins mobilisés. Cela s’expliquait par le fait que l’équipe du groupe réformateur avait délibérément choisi d’organiser les réunions participatives sur des territoires infrarégionaux où des conseillers régionaux socialistes disposaient de mandats locaux, ou encore, d’inviter des structures ressortissantes de politiques régionales sectorielles dont la vice-présidence était allouée à des élus socialistes. Cette stratégie d’implication d’élus non écologistes visait à légitimer la démarche de construction d’une politique alimentaire. Elle a fonctionné lors des premières rencontres, mais rapidement, les élus socialistes se sont retirés des espaces de concertation, accentuant la coloration écologiste de la politique de gouvernance alimentaire. La montée en puissance du jeu partisan en perspective des élections et l’absence de résultats politiques auto-imputables suite à ces réunions (Douillet et Lefebvre, 2017, p. 151) sont des éléments explicatifs supplémentaires de leur retrait. La question alimentaire s’est alors rapidement trouvée diluée dans les questions procédurales attachées aux dispositifs de démocratie participative (Mazeaud, 2012 ; O’Miel, 2015). L’organisation et le format des réunions participatives sur la définition d’une politique alimentaire ont ainsi occupé l’essentiel du temps de travail de la cheffe de projet de la politique de gouvernance alimentaire.

26De plus, le groupe réformateur - qui s’était étoffé d’acteurs externes au conseil régional, issus de structures militantes pour l’agriculture alternative23, et d’acteurs de l’éducation populaire et de l’insertion - s’est trouvé fragilisé par le retrait de plusieurs de ses membres. Ces départs s’expliquent par des mobilités professionnelles, mais aussi par un certain épuisement de la mobilisation. En effet, convaincu qu’une coalition d’acteurs portant une définition commune pouvait émerger, le vice-président à l’alimentation et l’agriculture a fait le choix de maintenir le dispositif de concertation pendant toute la durée du mandat, tout en restant en retrait des débats et en portant son attention sur la forme des échanges. Ce choix politique a finalement conduit à une perte de contrôle des luttes définitionnelles, renforçant indirectement la réappropriation de l’enjeu alimentaire par les représentants professionnels agricoles.

Une définition du projet alimentaire régional en termes de relocalisation

27Les représentants professionnels agricoles majoritaires ont peu à peu mis en place une stratégie de résistance à la tentative de contournement dont ils ont fait l’objet, en utilisant différents répertoires d’action. En premier lieu, ils ont fait valoir les spécificités de la politique agricole et ont mobilisé le registre de l’expertise technique pour justifier le confinement de certains espaces de négociation.

« A : C’est bien de travailler avec l’ensemble des partenaires, mais sur des missions agricoles, il faut absolument un moment selon nous, où on se retrouve en tête à tête.
B : Oui, parce que c’est des thématiques bien particulières quand même24 ! »

28Ils ont été rejoints en cela par l’administration de l’État, qui estimait la politisation du projet agricole régional contre-productive.

« EP : Donc la politisation…
A : Ben c’est très dommage ! Y’a pas besoin. On peut les poser au plan technique, toutes ces questions ! […] Le problème dans les politiques, c’est que vous avez une vision philosophique des sujets… donc idéologique ! […] Le rôle d’un dirigeant, c’est d’entériner une négociation qui s’est bien passée à la base25. »

29Par ailleurs, les représentants professionnels agricoles ont fait valoir leurs ressources politiques et réactivé les réseaux de la politique agricole néo-corporatiste.

« À la fin, comme ça n’allait pas politiquement, on allait se plaindre avec Percheron, qui a toujours eu de bons contacts avec les agriculteurs. […] Il envoyait deux ou trois mecs du cabinet pour écouter ce que Robillard disait. Il était sous surveillance26. »

« Daniel Percheron a toujours fait attention à l’équilibre politique avec la profession […] Ils faisaient des réunions ensemble des fois sans Jean-Louis. […] Quand je sentais que ça montait, hop, je voyais le directeur de la chambre et on organisait un repas avec le président Percheron, pour aplanir27. »

30Ainsi, si la délégation à l’agriculture a bien été confiée aux écologistes, l’échange politique historique entre les représentants professionnels agricoles et le Parti socialiste est resté actif. Les termes en ont seulement été transformés. Les évolutions dans la répartition du budget de la politique agricole ont été très incrémentales, et surveillées politiquement par le cabinet présidentiel et par la hiérarchie de l’administration régionale (Douillet et Lefebvre, 2017, p. 160-168). Ainsi, si les structures agricoles porteuses d’une définition alternative à celle portée par les représentants professionnels agricoles voient leur budget maintenu, il en va de même pour la chambre d’agriculture et ses organisations satellites28. La réorientation de ressources financières en faveur de structures agricoles alternatives ou des associations d’éducation populaire provenait davantage d’autres directions du conseil régional ou encore de la DRAAF, dans le cadre de la politique alimentaire nationale.

31Si les élus socialistes ne se sont pas opposés à la publicisation des débats sur l’alimentation - d’autant que le gouvernement socialiste le mettait à l’agenda du ministère de l’Agriculture au niveau national dans le même temps - ils en ont surveillé l’émergence, en insistant sur les liens à créer avec la politique de santé et la politique de restauration collective des lycées29, plutôt qu’avec l’agriculture. En échange de cet encadrement des évolutions de la politique agricole via le jeu partisan, les représentants professionnels agricoles se sont opposés de façon récurrente au vice-président à l’agriculture et l’alimentation, tout en préservant l’exécutif socialiste, voire, en se montrant très actifs dans la construction des politiques initiées par la présidence socialiste du conseil régional, comme la Troisième Révolution Industrielle évoquée plus haut.

« Ils [les conseillers régionaux EELV] sont incapables de compromis. Les socialistes sont bien plus forts que ça pour faire des compromis. Les écolos, ils sont condamnés à se battre et à être marginaux30. »

32Enfin, le dernier répertoire d’action mobilisé par les représentants professionnels agricoles a été celui de la mobilisation massive, tout au long du mandat, dans les espaces dédiés à la construction du problème public de l’alimentation. D’abord, cette mobilisation visait à consolider l’unité au sein du syndicat majoritaire. La FRSEA se réaffirmait ainsi porteuse de l’identité paysanne, et au service de l’économie régionale (Goulet, 2010 ; Hobeika, 2013). Ensuite, cette mobilisation a permis d’orienter les débats. Ainsi, les représentants professionnels agricoles se sont mobilisés en nombre, et ont pris la parole de façon systématique à toutes les réunions organisées, en rappelant leur vision du problème de l’alimentation. Ils n’ont pas hésité, par exemple, à organiser une manifestation lors du lancement officiel du débat public sur l’alimentation, en mars 2014. Ce registre de mobilisation spectaculaire est de fait souvent choisi par les agriculteurs, pour se donner de la visibilité (Bruneau, 2013). Le motif officiel concernait les propos tenus par le vice-président dans la presse régionale la semaine précédente.

« Jean-Louis Robillard, vice-président de la région en charge de l’agriculture et l’alimentation déclare dans La Voix du Nord du 10 février 2014 que “l’agriculture ne peut plus être comme avant, uniquement l’affaire des agriculteurs. Le système agricole a été confisqué et notre modèle agricole a atteint ses limites31”. […] Il est grand temps de rappeler que la production de denrées alimentaires reste l’affaire des agriculteurs32. »

33Environ deux cents agriculteurs se sont mobilisés, et plusieurs représentants professionnels se sont emparés du micro à de nombreuses reprises, répétant l’importance du rôle de l’agriculture dans l’économie régionale et concluant leur propos par :

« L’alimentation c’est nous33. »

34Ainsi, alors que nous avons vu que plusieurs définitions émergeaient au sein des espaces de débats - l’alimentation comme acte de consommation et problème de santé publique ; l’alimentation comme production agricole régionale à valoriser économiquement et enfin, l’alimentation comme acte de production et de consommation soumis à l’existence de contraintes écologiques fortes - les représentants professionnels agricoles ont présenté leur définition du problème public de l’alimentation comme exclusive des deux autres. Ils ont en effet considéré - en accord avec le référentiel global libéral correspondant au système agroalimentaire - que les consommateurs devaient pouvoir choisir ce qu’ils veulent consommer et que les problèmes de santé ne peuvent remettre en question le modèle agricole régional. Par ailleurs, ils ont réinterprété la prise en compte des questions écologiques comme une volonté d’autarcie illusoire. Cela leur a permis d’inscrire la définition portée par les écologistes hors du référentiel global libéral, et donc de la disqualifier davantage.

« Ce qui me gêne un peu dans l’aspect de gouvernance alimentaire, c’est le côté un petit peu autonomie alimentaire locale, parce que bon, ça me paraît un peu utopique et exagéré […] je trouve que ce qui manque c’est cette notion de diversité des comportements de consommation. On insiste sur les circuits courts, mais les circuits longs ont toute leur place, ils créent aussi de la richesse et répondent à un besoin de consommation34. »

35Au contraire, les acteurs portant une définition de l’alimentation en termes de problème de santé publique ou d’enjeu écologique tendaient à y inclure une dimension économique.

« Alors gouvernance alimentaire, ça veut dire quoi…? ça veut dire produire local, vendre local, les biens circulant le moins possible et puis bio, si c’est possible, en tous cas une agriculture la plus durable au sens le plus écologique, respectueuse de l’environnement et de l’homme35. »

« Nous le problème, c’est plutôt du point de vue du citoyen, les problématiques de santé, l’accessibilité, on peut regrouper ça dans tout ce qui est sensibilisation éducation. […] et après les producteurs… euh, enfin les coûts de revient, les trucs comme ça. Enfin, qu’ils aient un peu un prix de revient équitable on va dire36. »

36Ces deux groupes d’acteurs cherchaient alors davantage à établir des compromis avec les représentants professionnels agricoles. Ce faisant, ces derniers se sont finalement positionnés comme l’interlocuteur central dans la construction du problème public de l’alimentation. Le maintien du dispositif de démocratie participative pendant toute la durée du mandat a finalement souligné l’impuissance du groupe réformateur à reprendre le contrôle sur la construction du problème public de l’alimentation. La stratégie de contournement de la cogestion mise en œuvre par le groupe réformateur s’est heurtée à l’absence d’une coalition d’acteurs susceptibles de légitimer une définition d’un problème public de l’alimentation qui permette de remettre en question le projet agricole régional. Le retour au confinement des débats et à une gestion néo-corporatiste des politiques agricoles suite aux élections régionales de 2015 est venu de fait appuyer ce constat d’échec.

Conclusion

37Nous pouvons tirer de cette expérience de construction d’une politique alimentaire régionale dans le Nord-Pas-de-Calais plusieurs éléments de conclusion. Nous avons d’abord pu constater que la politique agricole régionale comporte les caractéristiques d’une politique néo-corporatiste, avec un échange politique stabilisé, qui se déroule dans des arènes confinées, entre l’exécutif régional et les représentants professionnels agricoles, via les chambres d’agriculture. Nous pouvons également souligner que les débats autour de la construction d’un problème public de l’alimentation relèvent d’une situation paradoxale. En effet, la mise à l’agenda politique de l’objet alimentation est portée par des acteurs qui cherchent à remettre en cause le modèle agricole dominant, en y réintroduisant des préoccupations environnementales et sociales. L’imbrication entre alimentation et agriculture demeure donc très forte, puisque l’affichage politique de l’alimentation est pensé en partie comme une stratégie visant à modifier les rapports de force au sein des espaces de négociation de la politique agricole. Nous avons également pu décrire comment le groupe réformateur a utilisé des dispositifs de démocratie participative pour construire un problème public de l’alimentation en garantissant la participation d’acteurs issus de différents secteurs d’action publique. La mise à l’agenda de l’alimentation dans plusieurs collectivités et intercommunalités aurait ainsi pu laisser penser que les représentants professionnels agricoles étaient en train de perdre le contrôle des frontières de leur secteur, et contraints de s’adapter en intégrant ce nouvel objet à leur projet politique.

38Pourtant, notre étude de cas démontre au contraire que les représentants professionnels agricoles issus du syndicat majoritaire ont pu se réapproprier le problème public de l’alimentation en en faisant d’abord un enjeu de valorisation économique de la production agricole régionale allant ainsi dans le sens d’un renforcement du système agro-alimentaire actuel. Les autres définitions co-existantes d’un problème public de l’alimentation ont peu à peu été évacuées, ou ont été re-confinées à des espaces de négociation sectoriels ou infrarégionaux. Cet échec du contournement du néo-corporatisme agricole régional s’explique tant par la faiblesse des ressources politiques dont disposait le groupe réformateur que par les stratégies de résistance multiples mises en œuvre par les représentants professionnels agricoles. Cette étude de cas nous rappelle ainsi qu’au « pays de la gouvernance, certains acteurs sont toujours “plus égaux que d’autres” » (Boisseaux, 2007, p. 227), et qu’une analyse des rapports de force qui préexistent à la publicisation d’un problème public permet d’éclairer la forme que celui-ci prend (ou dans notre cas - ne prend pas) finalement37.