3. De la mise en cause du gaspillage aux transformations des marchés alimentaires
Le cas des fruits et légumes « moches »
p. 83-102
Texte intégral
1Le ministre délégué à l’Agroalimentaire Guillaume Garot, ancien député socialiste dont le poste a été créé en 2012 auprès du ministre de l’Agriculture1 Stéphane Le Foll, a reçu la mission d’organiser une politique publique sur le thème du « gaspillage alimentaire2 ». Un membre de son cabinet retraçait ainsi l’apparition du sujet sur l’agenda politique du ministère :
2« Le gaspillage est venu à un moment ou à un autre, le thème est apparu. Je peux pas dire qui l’a fait apparaître… Par exemple, pour les associations d’aide alimentaire, forcément le thème apparaît, c’est naturel. Les producteurs agricoles aussi, y a les pertes en champ, le calibrage… C’est apparu comme un thème important. » (Entretien, ministère de l’Agriculture, Paris, février 2014).
3Derrière cet apparent « naturel », la cause du gaspillage alimentaire a en réalité émergé suite à la mise en visibilité, par des militants et des organisations internationales, des impacts environnementaux des produits jetés3 ; nous y revenons dans la suite. Comment la cause du gaspillage a-t-elle ensuite été construite, mise en politique puis mise en marché ? Cette contribution, qui propose d’analyser ces processus, s’appuie sur le cas particulier des fruits et légumes qualifiés de « moches », habituellement invendus ou jetés en raison de leur forme, de leur couleur ou de leur texture. En mettant au jour les modalités de la construction de la cause du gaspillage et le rôle de la mise en politique du sujet dans l’évolution des marchés alimentaires, cette contribution éclaire la manière dont l’alimentation peut constituer un levier de transformations à la fois politiques et économiques.
4Dès 2012, le ministre a mis en place le « Pacte national de lutte contre le gaspillage alimentaire »4, la première instance de concertation nationale sur le sujet qui réunissait les représentants d’organisations professionnelles et de firmes de la production agricole, de la distribution alimentaire et de l’industrie agroalimentaire, de collectivités locales, d’associations d’aide alimentaire, et d’associations de la protection de l’environnement, pour trouver des « solutions » au « problème » du gaspillage alimentaire. Les membres du cabinet du ministre puis des fonctionnaires de la direction générale de l’alimentation ont organisé les réunions rassemblant une centaine de participants à travers des groupes de travail thématiques, se poursuivant jusqu’en 2018. En parallèle, le ministère de l’Agriculture et celui de l’Environnement ont commandité conjointement une mission parlementaire, menée en 2015 par Guillaume Garot5, aboutissant au vote d’une loi dédiée au gaspillage alimentaire en février 2016. Celle-ci rend notamment obligatoire pour les supermarchés de grande taille d’établir des partenariats avec des associations caritatives pour redistribuer leurs invendus, et encourage la mise en place d’actions d’éducation. Il n’y est pas fait mention des pertes au niveau agricole ni des standards d’apparence des produits. Ceux-ci font l’objet de campagnes de communications menées par le gouvernement auprès des citoyens-consommateurs.
5Cette contribution montre comment la mise en politique du gaspillage alimentaire, écartant la question des quantités produites, aboutit finalement à la responsabilisation des consommateurs et à la (re)mise en circulation des produits excédentaires jusqu’alors gaspillés, à l’instar des produits « moches ». Comme l’a montré Jean-Baptiste Comby (2015) sur la question climatique, l’enjeu a été déplacé des causes structurelles vers des aspects techniques, marchands et moraux, en particulier à travers la « sensibilisation » des citoyens. Nous verrons qu’il constitue néanmoins un levier de transformation, notamment par des opérations de mise en marché.
6Cette contribution s’appuie sur un matériau empirique collecté6 à travers plus de 120 entretiens et de 80 observations auprès de firmes de la production et de la distribution alimentaires, d’entités publiques, d’associations caritatives, et de mouvements militants mobilisés sur le thème du gaspillage alimentaire, désigné comme tel. Des observations ont été conduites au sein des groupes de travail du Pacte, complétées par la collecte des documents de compte-rendu des réunions. L’enquête inclut en particulier 12 entretiens avec des agriculteurs et 8 avec les membres d’entreprises et d’associations travaillant spécifiquement sur les produits « moches ».
7Les sections qui suivent retracent la mise en cause du gaspillage issu des standards esthétiques, la mise en politique du sujet aboutissant à des instruments d’action publique ciblant les consommateurs, puis les opérations de mise en circulation des produits « moches » dans des circuits alternatifs comme conventionnels.
La mise en cause du gaspillage issu des standards esthétiques sur les produits alimentaires
8Alors qu’une partie des fruits et légumes n’était ni récoltée ni vendue en raison de standards esthétiques depuis plusieurs décennies, ce n’est qu’à la fin des années 2000 que des militants ont dénoncé ces pratiques comme du « gaspillage ». Ils transforment ainsi un « fait social » en objet de préoccupation et de débat et éventuellement d’action publique, selon un processus de « construction » d’un problème public (Becker, 1966 ; Neveu, 1999)
Des standards réglementaires et professionnels établis de longue date
9Pourquoi les tomates sont-elles rondes et rouges ? Devant la variabilité des produits, les organisations professionnelles et les institutions agricoles ont inscrit des standards de production dans des réglementations et des pratiques industrielles et commerciales plus ou moins formalisées, pour assurer la qualité des biens et réguler les marchés agricoles et alimentaires (Stanziani, 2005). La littérature dédiée aux standards définit ces derniers comme une source d’uniformité dans le temps et dans l’espace, ordonnant les choses, à travers des règles convenues (voir Timmermans et Epstein, 2010, pour une revue de littérature). Les standards « organoleptiques » placent des produits dans des « catégories » et des « classes » différentes en fonction de caractéristiques perceptibles par les sens, telles que la couleur, forme, texture, odeur, flaveur, particulièrement variables pour les fruits et légumes. L’apparence extérieure sert non seulement d’indicateur tangible des qualités intrinsèques comme le goût ou l’apport énergétique (le rouge d’une tomate indiquant par exemple sa teneur en sucre), mais est aussi devenu un critère de qualité en soi.
10En France, la réglementation européenne7 a fixé des standards organoleptiques pour la majorité des fruits et légumes mis sur le marché. Les produits doivent être sains, intacts et propres, avec un seuil de tolérance de défaut inférieur à 10 %, en poids ou en nombre. Les critères uniquement « esthétiques » (cosmetic) ne concernent depuis 2013 que dix fruits et légumes, mais ces derniers représentent la grande majorité des volumes échangés (pommes, agrumes, kiwis, laitues, pêches, poires, fraises, poivrons, raisins de table et tomates). Selon ces critères, les fruits de catégorie « extra » ne doivent avoir aucun défaut de coloration, d’épiderme et de forme, avec une tolérance de 5 % de fruits appartenant à la catégorie inférieure, la catégorie I, et de 0,5 % pour la catégorie II. Le « calibrage » (taille) d’un fruit extra doit être très homogène et en général du calibre supérieur. Pour les pommes par exemple, une pomme extra du groupe de couleurs « A » doit avoir une surface rouge aux trois quarts, contre la moitié pour une pomme de catégorie I. Ces critères précis ne dépendent pas du caractère comestible et consommable des produits.
11Des standards professionnels renforcent les standards réglementaires. L’organisation interprofessionnelle représentant les exploitants agricoles et les négociants du secteur des fruits et légumes présente ainsi les standards de commercialisation de ses membres :
« Les Accords Interprofessionnels visent à fixer des règles pour adapter l’offre à la demande et particulièrement relever le niveau de qualité (Accords taux de sucre, taux de fermeté), à fixer des règles de présentation (Accords conditionnement), à homogénéiser la production (Accords calibrage)8. »
12Par de tels accords établis par filières, les principaux producteurs ont élevé le niveau de qualité fixé par les réglementations : ils s’assurent de cette façon de la vente de leurs produits à un certain prix, fixant un niveau de qualité élevé pour éviter une concurrence par les prix bas.
13Les entretiens réalisés auprès d’agriculteurs de la filière fruits et légumes montrent qu’ils perçoivent souvent ces standards esthétiques comme le résultat d’une demande de la part de consommateurs et des acheteurs du secteur de la distribution - alors que leurs organisations professionnelles contribuent pourtant à les construire.
Des entrepreneurs de morale du gaspillage alimentaire en croisade pour les « moches »
14Au cours des années 2010, des militants et des chercheurs ont joué le rôle d’« entrepreneurs de morale » contre le gaspillage alimentaire, c’est-à-dire un rôle de construction et de diffusion de la cause selon la notion de Becker (1963). Ils ont construit le « gaspillage » comme un problème en dénonçant l’utilisation de ressources naturelles et la pollution, les inégalités sociales ou encore les pertes économiques liées aux aliments consommables non consommés. À travers la notion de « moche », ils ciblent les standards sur les fruits et légumes qu’ils perçoivent comme purement esthétiques, et qu’ils mettent en visibilité comme une source importante de gaspillage avec des impacts particuliers. En termes environnementaux, les fruits et légumes représentent une part importante des ressources agricoles et constituent des déchets humides difficiles à traiter (en raison de leur poids et des émissions de gaz à effet de serre)9. En termes sociaux, le fait de jeter ces produits pose problème en raison de leur contenu nutritionnel, recherché par les associations de redistribution d’aliments pour des populations défavorisées (nutriments et vitamines, possibilité de cuisiner).
15Tristram Stuart, militant et auteur anglais d’un peu moins de 40 ans, constitue la figure emblématique de l’entrepreneur de morale sur le sujet du gaspillage alimentaire. Mettant en visibilité la récupération d’aliments consommables dans des poubelles, il a développé une expertise précoce sur le thème en rassemblant les connaissances existantes au niveau mondial. Il a publié en 2009 l’un des premiers ouvrages sur ce qu’il nomme un « scandale alimentaire mondial » (Stuart, 2009). Un chapitre y est dédié au cas de la production de pommes de terre qui générerait près de 30 % de pertes pour des critères esthétiques. Il dénonce ainsi les critères fixés par des enseignes de grande distribution britanniques, qu’il juge plus stricts que la réglementation européenne. Plusieurs indices témoignent du rôle de Tristram Stuart dans la diffusion de la cause : son livre a été cité dans des centaines d’articles et de rapports scientifiques10, il a réalisé un Ted Talk en 2012 vu plus d’un million de fois et il était suivi par 14000 personnes sur Twitter en 201611, diffusant de l’information sur le sujet.
16Relayant la cause diffusée par des entrepreneurs de morale comme Tristram Stuart, des militants sont partis en croisade contre le gaspillage alimentaire en ciblant particulièrement les fruits et légumes écartés des circuits de distribution. Ils adoptent un répertoire d’action militante qui se veut positif, non conflictuel, distinct des mobilisations protestataires traditionnelles. Créé en France en 2012, le mouvement international « Disco Soupe » est l’un des premiers à s’être focalisé spécifiquement sur le gaspillage alimentaire, à travers la cuisine de fruits et légumes invendus, récupérés gratuitement auprès de marchands et de supermarchés12. Ses membres proposent de cuisiner en commun et de façon « conviviale et festive », en musique, dans des lieux publics, une soupe ou une salade partagée ensuite gratuitement avec les participants et les passants. Le but n’est ni de nourrir des populations défavorisées, ni la réduction effective, directe, du gaspillage, mais la « sensibilisation ». Il s’agit de révéler aux citoyens les quantités de produits qui auraient été jetés alors qu’ils sont bons à cuisiner. Le mouvement s’étend désormais à 25 pays et des centaines de villes, largement relayé dans les médias et sur les réseaux sociaux. L’observation des événements montre que les membres de Disco Soupe accordent une place particulière aux fruits et légumes « moches », lors d’événements comme sur une page d’explication dédiée sur leur site internet. Ces produits habituellement stigmatisés et discriminés sont présentés comme des produits originaux, rares, avec une valeur particulière.
Figure 1. Légumes moches sur le site internet de l’association Disco Soup

Source : Floriane Le Roux, 2015.
17Ces mouvements revendiquent la consommation des produits hors standards, sans proposer de modalités particulières pour les distribuer. Ils ont principalement joué un rôle de lanceurs d’alerte et de mise en visibilité du problème auprès des citoyens, relayé auprès de chercheurs, d’institutions publiques et des responsables du développement durable des firmes de la production et de la distribution alimentaires.
Une communauté scientifique qui relaie l’expertise militante
18Les informations sur le gaspillage alimentaire et en particulier sur les standards esthétiques ont circulé entre militants, chercheurs et institutions qui s’influencent mutuellement. Dès 2011, au niveau international, un rapport sur les pertes et gaspillages du service dédié à l’Environnement de l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation mettait en cause les standards organoleptiques :
« Pour le groupe de marchandises que constituent les fruits et légumes, les pertes à l’étape de la production agricole dominent pour les trois groupes de pays industrialisés [dont l’Europe du Nord et Amérique du Nord], principalement en raison du classement des fruits et légumes après-récolte causé par les standards de qualité fixés par les distributeurs. » (Extrait du rapport13.)
19L’organisation pointait la responsabilité de l’étape de distribution dans la fixation de standards amenant à rejeter des produits, sans préciser le rôle des organisations agricoles dans la mise en place de ces standards. Dans le rapport, un encadré spécifiquement dédié aux « standards de qualité d’apparence » reprenait les résultats de l’étude de cas présentée par Tristram Stuart dans son livre. L’organisation l’a aussi invité à présenter ses travaux lors de plusieurs événements sur le thème de l’agriculture et des pertes alimentaires. Cette circulation de l’information se fait dans les deux sens : Tristram Stuart mobilisait des données sur les pertes agricoles publiées par la FAO en 2008.
20La publication quasiment simultanée de rapports sur le sujet du gaspillage, qui se citent mutuellement, suggère que ces résultats établis par la FAO ont influencé le ministère de l’Agriculture français, et vice versa. En 2013, le Centre d’étude et de prospective du ministère décrivait ainsi dans un document de travail sur le gaspillage « de la fourche à la fourchette » :
« Les verrous concernant l’aspect du produit (normes de qualité) sont en partie responsables du gaspillage. De nombreux produits agricoles sont rejetés par les distributeurs parce qu’ils ne respectent pas des standards de poids, de taille ou d’apparence, et qu’ils les imaginent invendables. » (Extrait du rapport14.)
21Ce rapport cite notamment celui de la FAO. Si les recherches du Centre d’études et de prospective ne correspondent pas à la position institutionnelle du ministère de l’Agriculture, elles circulent dans les services et notamment ceux de la direction générale à l’Alimentation qui a mis en place en 2013 une campagne spécifique pour les fruits et légumes moches (présentée dans la suite, voir figure 2).
22La circulation d’informations pousse de plus en plus d’organisations à mener des recherches sur le sujet, notamment pour attribuer la responsabilité du « gaspillage » lié à ces produits. Une ingénieure d’étude chargée du gaspillage alimentaire au sein de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra) critiquait les données de la FAO :
« La biblio est très pauvre [dans les rapports publiés par la FAO en 2011 et 2013]. C’est extrapolé au niveau mondial… C’est pas un travail scientifique, ça n’a jamais été un travail scientifique de toute façon. […] Le syndicat des fruits et légumes de France veut communiquer et dire que la FAO a pris à la louche et estimé. Il y a une incroyable dynamique qui s’est mise en place chez les professionnels, pour apporter la vérité. » (Entretien, Inra, Paris, septembre 2015.)
23Elle fait référence à une étude commanditée conjointement par le syndicat des Fruits et Légumes de France et l’agence du ministère de l’Agriculture France Agrimer. L’idée d’« apporter la vérité » illustre la méfiance des organisations du domaine agricole envers les données produites par des militants et des spécialistes de l’environnement (notamment au sein de la FAO). Cela pousse l’Inra à poursuivre des études sur les pertes agricoles, en lien avec les organisations professionnelles qui détiennent l’information technique sur leur filière et orientent de ce fait les connaissances sur le sujet.
La mise en politique du gaspillage D’un enjeu agricole à un enjeu de consommation individuelle
24Comment les institutions publiques ont elles mis en politique la cause du gaspillage alimentaire et plus particulièrement celle des fruits et légumes écartés des circuits de distribution en raison de critères esthétiques ? Les principaux instruments d’action publique adoptés sur le sujet sont des campagnes de communication en direction des consommateurs. Comme l’a montré Sophie Dubuisson-Quellier (2016), ces instruments sont sous-tendus par une logique de « gouvernement des conduites » où l’État modifie la demande pour influencer indirectement l’offre de produits et transformer les marchés.
Les résistances d’organisations agricoles à l’évolution des standards
25Face aux propositions de requalification des produits « moches », les représentants professionnels du domaine agricole tendent au contraire à justifier les critères esthétiques et la pérennisation des modes de production associés à ces standards.
26La standardisation de l’alimentation s’inscrit dans une recherche d’efficience de la production agricole, promue par le ministère de l’Agriculture en France depuis l’après-guerre. L’Inra, dont la mission principale est d’assurer la productivité agricole sous tutelle du ministère de l’Agriculture, a promu des évolutions techniques permettant d’atteindre certains standards organoleptiques tout en augmentant les rendements productifs, notamment par la sélection variétale. Étudiant l’agriculture raisonnée, Bernard de Raymond (2012) indiquait : « cette norme de jugement centrée sur l’apparence physique du produit fini laisse dans l’ombre la question des modes de production dans le cadre des échanges marchands. En réalité, cette norme d’échange repose implicitement sur la mise en place d’une norme de production, assise sur des traitements chimiques routinisés pour lutter contre les ravageurs des cultures et conformer le produit au standard (apparence) ». Une critique qu’il identifie comme « sanitaire et environnementale » se serait élevée contre le mode de production du zéro défaut reposant sur des traitements chimiques et la sélection variétale, vus comme néfastes pour la santé et l’environnement (Bernard de Raymond, 2015).
27Pourquoi les agriculteurs cherchent-ils à pérenniser le zéro-défaut ? Pour la plupart, les produits de seconde catégorie sont au mieux destinés à des magasins de seconde gamme, à l’industrie de transformation, donnés à des associations caritatives, et souvent jetés. La vente des fruits et légumes « moches » pourrait constituer un débouché supplémentaire pour ces produits. Néanmoins, vendus à bas prix, ils risqueraient de concurrencer les produits conformes aux standards de premières catégories et donc de réduire les revenus d’ensemble. Les entretiens menés auprès des agriculteurs et d’organisations professionnelles agricoles confirment cette peur d’une « distorsion » des prix : la concurrence serait fondée sur le prix plutôt que sur la qualité, le prix devenant le premier critère d’allocation des biens. Un producteur de pommes de la marque Pink Lady, encadrée par des critères de forme et de couleur précis au-delà de ceux propres à la variété de pommes, indiquait :
« Son développement est limité et c’est volontaire dans la mesure où l’on ne veut pas qu’il s’en fasse énormément, et on veut protéger le marché. […] On n’est pas sur un marché de l’offre et de la demande. Enfin, on est sur un marché où l’on essaye de maîtriser l’offre. » (Entretien, exploitation de 40 ha, Maine et Loire, mars 2015.)
28Les agriculteurs qui ont les ressources nécessaires pour produire les fruits et les légumes de gamme plus élevée ont un intérêt commercial à défendre le maintien des standards de qualité qui leur assurent des revenus plus élevés que ceux qui ne les atteignent pas.
29Les principaux syndicats représentant les agriculteurs de la filière des fruits et légumes résistent ainsi à l’évolution des standards esthétiques. En juin 2014, la fédération nationale française des producteurs de fruits a publié un communiqué de presse très critique à l’égard d’une initiative promouvant les fruits et légumes dits « moches » :
« Depuis plus de 50 ans, des normes qualitatives ont permis de structurer la production des fruits et légumes, réduire considérablement les pertes dans la filière et apporter des garanties aux consommateurs grâce à une amélioration des savoir-faire. Les produits qui ne trouvent pas de débouchés aujourd’hui sont des produits non qualitatifs. […] La [fédération] dénonce l’initiative dont il est question aujourd’hui. Elle n’aura comme effets que l’insatisfaction finale du consommateur et la déstructuration d’une filière pourtant fragile ! » (Document remis en entretien.)
30Les « normes qualitatives » font référence aux standards d’apparence. La fédération les relie à la qualité sanitaire, nutritionnelle et gustative de ses produits en lien avec les attentes supposées des consommateurs - sans mentionner les standards uniquement esthétiques.
31Craignant la déstabilisation des marchés agricoles et le développement d’une concurrence par les prix (à la baisse), les principaux représentants de la production agricole ont ainsi encouragé le maintien, si ce n’est le renforcement, des standards esthétiques existants. Ils défendent un mode de production fondé sur la quête du moindre défaut qui leur assure le contrôle de larges parts de marché.
Une influence asymétrique sur les résultats de la concertation
32Malgré l’objectif de représentativité et d’ouverture exprimé par les organisateurs du Pacte national de lutte contre le gaspillage alimentaire, l’observation des groupes de travail de 2013 à fin 2015 a montré que les modalités de participation ont bénéficié aux organisations dont les intérêts étaient les mieux représentés. Même si des participants traditionnellement non associés à la construction des politiques publiques étaient présents dans les discussions, comme l’association Disco Soupe, les grandes firmes disposaient de capacités financières et humaines de représentation supérieures, y compris par l’intermédiaire de syndicats professionnels (Cloteau et Mourad, 2016). Confirmant l’analyse d’Ève Fouilleux (2013) sur le cas des tables rondes autour des normes de soja responsable et d’huile de palme durable, les dispositifs qui trouvent leur légitimité dans leur caractère inclusif et participatif ne permettent pas une délibération effectivement équitable entre acteurs aux intérêts divergents dans les filières, dès lors que leurs ressources pour participer au débat et faire valoir leurs positions sont asymétriques. Face aux revendications militantes, comment les organisations professionnelles agricoles ont elles cadré la question des produits « moches » au sein groupes de travail du Pacte et de la réglementation ?
33Dans un tableau servant de compte-rendu d’un groupe de travail du Pacte datant de mai 2013, auquel participait une association environnementale, les « écarts de tri » et les calibres des fruits et légumes figuraient comme une cause du gaspillage attribuée au niveau de la production agricole (agriculteurs et coopératives). Les « freins » indiqués étaient la « normalisation des produits » et les « critères de consommation ». L’une des propositions d’action portait alors sur commercialiser et communiquer auprès des consommateurs sur les produits « non normés » (Document de compte-rendu remis par un participant, mai 2013).
34Cependant, largement représentées au sein du Pacte, les organisations professionnelles du domaine agricole ont poussé à resserrer les discussions sur des standards autour de la consommation. Plusieurs enquêtés ayant assisté aux premières réunions en 2012 et 2013 racontent la tension entre d’un côté le ministre délégué à l’Agroalimentaire Guillaume Garot, relayant les recommandations des ONG et des organisations internationales, et d’un autre côté les représentants d’organisations professionnelles. Selon le représentant d’une association d’aide alimentaire, Guillaume Garot aurait soulevé la question de la taille requise pour les produits, le « calibre », inscrit dans des réglementations européennes et des accords interprofessionnels :
« Je me rappelle lors d’une réunion de préparation du Pacte, il y avait la fille qui représente [un syndicat de la filière des fruits et légumes], elle chapeaute une grosse boite de production d’endives et de concombres dans le centre de la France, son organisme est affilié à la FNSEA [le syndicat agricole majoritaire en France]. Elle disait “il faut du calibre, il faut du calibre” et Guillaume Garot qui disait “mais si on sort du calibre, on arrête une partie du gaspillage aussi”. » (Entretien, association caritative, Paris, février 2014.)
35L’observation des réunions à partir de 2014 confirme que le sujet des standards esthétiques a été progressivement écarté de l’agenda des groupes de travail sur les relations entre acteurs, et inscrit dans celui de la sensibilisation, attribuant la responsabilité aux consommateurs et non aux agriculteurs.
Des instruments d’action publique ciblant les pratiques individuelles
36En parallèle des travaux du Pacte, la direction générale de l’Alimentation du ministère de l’Agriculture a mis en place en 2012 une campagne d’information contre le gaspillage alimentaire autour du slogan « manger c’est bien, jeter ça craint ». La campagne incluait un volet spécifiquement dédié à la promotion des fruits et légumes n’atteignant pas les critères organoleptiques des produits majoritairement mis sur le marché, présentés pourtant comme « parfaitement consommables » : « qu’est-ce qu’elle a ma gueule ? », exprimait ainsi une tomate aux formes irrégulières sur l’une des affiches (voir figure 2).
Figure 2. Affiche de la campagne « manger c’est bien, jeter ça craint » du ministère de l’Agriculture (2013)

37Les messages ciblent le gaspillage de « chaque foyer », en donnant des chiffres sur les quantités jetées et le coût associé. À destination des citoyens, la campagne n’est pas accompagnée d’instruments financiers ou normatifs encourageant la commercialisation de ces produits. Le ministère de l’Agriculture ne cible pas le secteur de la grande distribution dans ces actions de communication, ni celui de la production agricole, alors même que les études menées au niveau national ainsi que les études d’organisations internationales ont mis en visibilité la responsabilité de ces secteurs dans le gaspillage lié aux standards esthétiques.
38Ces actions de sensibilisation sur les « moches » ne soulèvent pas non plus la question de l’évolution des prix et des modes de production. En 2015, Guillaume Garot indiquait :
« C’est très bon, c’est excellent pour sensibiliser les consommateurs, parce que c’est quand même là que se fait principalement le gaspillage. Alors si c’est une façon sympathique de pousser les gens à se poser des questions et à mieux respecter la nourriture, c’est un vrai pas en avant. […] Pour l’instant c’est une initiative intéressante, une simulation, après il faut voir la faisabilité économique d’une généralisation. » (Entretien, Assemblée nationale, Paris, juillet 2015.)
39Son inquiétude quant à la généralisation possible de la vente des « moches » suggère, même s’il ne les mentionne pas directement, que celle-ci pourrait susciter les résistances d’organisations professionnelles. Au sein de la direction générale de l’Alimentation du ministère, le chargé de mission sur la lutte contre le gaspillage précise également qu’il ne souhaite pas en faire un sujet prioritaire :
« Ça a eu le mérite de mettre en avant cette question, le mérite de montrer qu’on peut manger [les fruits et légumes moches]. Mais c’est pas une mesure qu’on a envie de mettre en avant, c’est pas la source principale du gaspillage. » (Entretien, ministère de l’Agriculture, Paris, juillet 2015.)
40Sa remarque contraste avec les études comme celle de la FAO qui font de la question une source majeure du gaspillage. Le sujet tend ainsi à rester dans le domaine de la communication sur les pratiques individuelles.
41Si les responsables du gaspillage alimentaire au sein du ministère de l’Agriculture n’ont pas pris directement position sur l’évolution des standards esthétiques, c’est aussi que ce sujet ne fait pas partie de leur propre périmètre d’autorité et de leur mandat, mais relève du ministre Stéphane le Foll et des institutions européennes. Ils promeuvent donc la consommation des fruits et légumes « moches », sans pour autant chercher à généraliser leur commercialisation ou à faire évoluer les standards. Comme sur la question du changement climatique étudiée par Jean-Baptiste Comby (2015), le sujet tend à être individualisé et détaché de la question des structures collectives. Cela tient autant à la résistance des organisations dominantes qu’au positionnement des mouvements de « sensibilisation » au gaspillage, qui ont adopté une approche non conflictuelle centrée sur les comportements individuels.
La mise en circulation des produits « moches » : entre dé-standardisation et re-standardisation
42Alors que les politiques publiques de lutte contre le gaspillage alimentaire ne portent pas sur la production et la distribution des fruits et légumes hors standards, ce sont néanmoins des acteurs marchands qui assurent leur mise en circulation, selon deux processus simultanés et parfois concurrents. D’un côté, les fondateurs de start-ups et d’associations proposent leur requalification dans des circuits alternatifs de vente à petite échelle, définis par Ronan Le Velly (2017) par leur « promesse de différence ». D’un autre côté, les responsables développement durable de magasins de grande distribution encouragent à les inclure dans les circuits conventionnels, qui font intervenir les firmes distribuant la majorité des produits, tout en évitant la concurrence par les prix à laquelle s’opposaient les principaux producteurs. Dans les circuits conventionnels comme alternatifs, ces acteurs jouent sur les standards préexistants pour faire du « moche » un nouveau standard de beauté, une nouvelle catégorie pour la construction de la qualité des produits et le développement de nouveaux échanges.
« Moches » sans le dire : des modes de production et de distribution alternatifs à la marge de la lutte contre le gaspillage
43Sans les nommer « moches », certains agriculteurs vendent depuis de nombreuses années des fruits et des légumes non conformes aux standards organoleptiques conventionnels dans des circuits alternatifs. Les circuits courts et la vente directe, en particulier, semblent leur permettre d’expliquer aux consommateurs les caractéristiques esthétiques de leurs produits qui pourraient apparaître comme des « défauts », et donc de vendre une proportion plus élevée de ces produits15. Accordant une importance particulière aux qualités gustatives des produits et à leurs modalités de production, ils relaient à la fois la critique sanitaire et environnementale du zéro défaut ainsi que celle relative à l’« authenticité » des produits, telles que les a identifiées Bernard de Raymond (2015). Les ventes directes et en circuit court concernent cependant un pourcentage très limité des ventes, alors qu’environ deux-tiers des ventes des fruits et légumes en France se font en grande distribution16.
44Les observations du Pacte ont montré que les agriculteurs développant ces circuits alternatifs sont restés à la marge de la concertation sur le sujet du gaspillage alimentaire. Ils n’avaient pas les capacités de représentation suffisantes - que ce soit en termes d’emploi du temps ou de trajectoires sociales - pour participer et faire valoir leurs points de vue au sein des discussions face à des professionnels de la représentation parlant au nom de grandes firmes.
45Les nouvelles entreprises qui mobilisent l’image du « moche » comme un outil de marketing, sans adopter une position militante vis-à-vis des systèmes alimentaires conventionnels, pourraient paradoxalement concurrencer ces circuits qui vendent des produits « moches » sans les nommer comme tels. Une start-up états-unienne créée en 2015 dont il n’existe pas à ce jour d’équivalent en France, Imperfect, propose par exemple de vendre aux consommateurs, dans des paniers achetés en ligne et livrés à domicile, les produits écartés des circuits de distribution conventionnels et achetés à bas prix auprès de larges exploitations agricoles, présentés comme des produits « imparfaits » mais originaux (voir figure 3).
Figure 3. « Mes formes vous feront du bien » : une boîte d’« imparfaits » en concurrence avec les circuits courts ?

Source : Imperfect, 2017.
46S’ils offrent une alternative à la grande distribution, par un intermédiaire unique, ces paniers de fruits et légumes concurrencent les paniers achetés aux agriculteurs locaux directement sur les marchés ou avec un engagement sur l’année, dont les prix sont plus élevés et visent à garantir un certain niveau de rémunération. L’entreprise Imperfect reste conventionnelle dans les produits proposés (pas forcément de saison, pas forcément biologiques) comme dans les rapports d’échanges (variations de la demande, prix fixé par un intermédiaire), alors même qu’elle se positionne comme un concurrent des circuits alternatifs (modèle de panier, offre de fruits et légumes non transformés). Elle soulève ainsi les contradictions possibles de la vente de produits non conformes.
Des confitures « re-belles » face aux contraintes de la standardisation
47Renouvelant des procédés industriels existant depuis des années, plusieurs startups et associations ont adopté l’objectif de transformer les produits « moches » pour en faire des soupes, des confitures et des compotes, requalifiant ainsi les produits non seulement physiquement mais aussi symboliquement et donnant une image positive à l’« anti-gaspi ». Elles prennent part au développement de l’« économie sociale et solidaire », poursuivant des objectifs d’accès à l’emploi et d’insertion sociale autant que de transformation des systèmes alimentaires.
48Les confitures « Re-belle », un projet démarré en 2014, a pour but de créer des emplois d’insertion dans l’artisanat pour transformer les fruits et légumes écartés des magasins de grande distribution, requalifiant les travailleurs eux-mêmes autant que les produits. Ce sont deux entrepreneuses formées en école de commerce, engagées dans l’association Disco Soupe depuis 2012, qui ont créé ce projet. Des supermarchés leur donnent, gratuitement, leurs fruits et légumes invendus, soit en raison de leur apparence soit parce qu’ils sont trop mûrs ou abîmés pour être sur les étals. Deux travailleurs les transforment en confitures commercialisées à partir de 2014 (voir figure 4).
49Contrairement aux produits hors standards vendus moins cher, les confitures sont vendues dans une gamme et à un prix plus élevés que d’autres confitures. L’une des fondatrices les présentait ainsi :
« C’est pas luxe luxe mais bon, c’est quand-même un produit fait main. » (Entretien, start-up, Paris, janvier 2014.)
50Le site internet insiste sur l’unicité de chaque recette et sur la petite quantité de production, se positionnant comme un produit « authentique » au prix d’environ 4 € le pot - près du double du prix moyen d’un pot de confiture en supermarché. L’entreprise valorise la qualité gustative des confitures, « uniques et gourmandes », faisant de la variabilité des produits invendus et récupérés une source d’originalité en termes de saveurs17.
Figure 4. Confitures « Re-belle » cuisinées avec des fruits et légumes invendus

Source : Re-Belle, 2016.
51Pourtant, les confitures habituellement présentes dans les rayons des magasins sont disponibles dans un certain volume et suivent une recette stable, avec toujours les mêmes ingrédients en quantités mesurables. Ces exigences contredisent le principe même d’utiliser les produits invendus et hors critères, les « écarts de production », par nature variables en fonction des produits récoltés ou vendus. Si les productions régulières des confitures Re-Belle ont pu être vendues dans les magasins d’une enseigne de grande distribution, d’autres entreprises utilisant les fruits et légumes hors standards ont au contraire été limitées par les exigences de (re)standardisation. Les « Potagers de Marianne18 », une association qui fabrique des confitures sur le marché de gros de Rungis en employant des travailleurs en insertion, a arrêté de s’approvisionner à partir de fruits et légumes invendus. Elle achète des produits à bas prix, de façon à homogénéiser la production et à rentabiliser les infrastructures de transformation, tout en assurant la stabilité des contrats de travail en insertion. La croissance de l’association, dont la priorité est l’accès à l’alimentation et la création d’emplois, a ainsi mis fin à son rôle de dé-standardisation et de réduction du gaspillage alimentaire. L’augmentation de l’échelle et la généralisation de telles activités alternatives, greffées à des circuits d’échange conventionnels, les poussent à en respecter les standards à leur tour, y compris les standards esthétiques initialement mis en cause.
Des « moches » conventionnels : de nouvelles ventes grâce à la création d’un nouveau standard dans la grande distribution
52Des enseignes de distribution ont quant à elles intégré les « moches » comme une nouvelle gamme de produits, selon un processus « différenciation standardisée » où les standards servent à se différencier par rapport à une dynamique d’homogénéisation, selon la notion de Lawrence Busch (2011).
53En mars 2014, l’une des principales enseignes de grande distribution française, signataire du Pacte, a lancé une opération ponctuelle dans le supermarché de la ville de Provins en Seine-et-Marne, consistant à vendre pendant deux jours des carottes, des pommes et des pommes de terre habituellement écartées de leurs circuits de distribution en raison de leur apparence. Explicitement présentés comme « moches », ces produits étaient vendus à un prix inférieur de 30 à 40 %. Initiée par le département du marketing et de la communication, cette opération s’accompagnait d’une campagne visuelle sous-traitée à une agence publicitaire, incluant des vidéos et des photos de produits avec des slogans valorisant leur goût par rapport à leur apparence (voir figure 5). Bien au-delà du rayonnement attendu, l’opération a été diffusée sur internet et les réseaux sociaux en France et à l’international, autant sur les pages de groupes militants et associatifs que sur des sites institutionnels.
Figure 5. Campagne des « fruits et légumes moches » d’une enseigne de grande distribution (2013)

54Les produits « moches » en question correspondent à une certaine esthétique : leurs formes sont biscornues et visent à faire sourire, comme ceux dont l’image circule sur les réseaux sociaux et dans les campagnes de communication ministérielles. Il s’agit rarement de produits tâchés, abîmés ou dont la maturité est plus avancée. La communication porte donc davantage sur la taille et la forme, le « calibre », que sur la texture ou l’uniformité de la couleur, perçues comme des gages de qualité gustative.
55Pour le département marketing de la firme, il s’agissait d’une opération de commercialisation habituelle. Le responsable de la publicité, avec une carrière dans la communication, tenait à se distinguer des campagnes aux buts sociaux et environnementaux :
« Le département DD [développement durable] voulait qu’on fasse une campagne DD, ce qu’on s’était toujours refusé à faire. C’est souvent des campagnes de pub pavées de bonnes intentions… » (Entretien, enseigne de distribution, région parisienne, juillet 2015.)
56Il critique l’aspect moralisateur du développement durable, par opposition au marketing qu’il voit comme pragmatique, tourné vers la satisfaction du consommateur et les ventes.
57Les fruits et légumes provenaient des fournisseurs habituels de l’enseigne, sans changer leurs processus de calibrage. Leur prix d’achat était similaire à celui que ces producteurs obtiendraient en destinant ces produits à la transformation industrielle ou l’alimentation animale. Le responsable du marketing présentait l’opération comme un test consistant à « mettre des produits de catégorie 2 en vente comme catégorie 1 ». Pourtant, les produits étaient vendus en magasin dans un rayon à part, en « îlot », pas mélangés aux produits « discount » mais pas non plus mélangés aux produits classiques (ni biologiques). Le même responsable de la publicité souligne l’ambiguïté entre la volonté de promouvoir ces ventes et la crainte de les inscrire dans des processus réguliers source d’une concurrence par les prix bas :
« Il n’y a aucun élément qui dit que ça cannibalise [les autres ventes], ni que ça se ferait si ça se généralisait. On n’a pas de données là-dessus. De toute façon ce qu’il faut comprendre c’est qu’on n’a pas l’ambition de créer un rayon de fruits et légumes alternatif. La question c’est de vendre des surplus de production ou des produits qui ponctuellement sont en surplus […]. L’idée n’est pas de remplacer les rayons fruits et légumes […] si vous vous mettez à industrialiser la vente de moches, ça devient un autre produit. »
58Les responsables du développement durable de la firme se sont saisis de cette opération pour promouvoir ce type de ventes, relayant des demandes militantes dans le cadre d’autres engagements contre le gaspillage alimentaire. L’initiative s’est diffusée progressivement à plus de points de vente et pour plus de produits, vendus à 30 % moins cher. Finalement, l’enseigne n’a pas pour autant envisagé la possibilité de vendre ces produits à des prix similaires que ceux de première catégorie, selon des critères gustatifs et nutritionnels. Elle attire des clients sans pour autant concurrencer de façon permanente les produits aux standards et aux prix plus élevés : l’opération tend à renforcer ses parts et marché sans remettre en question sa position de force dans les échanges.
Conclusion : des modalités de transformation du système alimentaire français
59Le cas de la mise en cause, de la mise en politique et de la mise en circulation des fruits et légumes dits « moches » dans le cadre de la lutte contre le gaspillage alimentaire, révèle des mécanismes de transformation du système alimentaire français au cours des années 2010. Il éclaire ainsi la manière dont la question alimentaire constitue un levier de transformations politiques et économiques.
60Des militants jouant le rôle d’« entrepreneurs de morale » (Becker, 1963) se sont mobilisés pour dénoncer les produits jetés et selon eux « gaspillés » en raison de standards uniquement esthétiques. Ils ont diffusé leurs revendications et des informations sur le sujet, relayées notamment par des organisations internationales du domaine de l’environnement et de l’agriculture. Ils ont néanmoins fait face aux résistances des principales organisations agricoles, qui tendent à protéger des standards d’apparence élevés pour éviter une concurrence par les prix bas.
61Le Pacte de lutte contre le gaspillage alimentaire, dispositif de concertation national orchestré par le ministère de l’Agriculture, a ensuite offert un espace de négociation entre ces intérêts divergents. Alors que les acteurs gouvernementaux le conçoivent comme un dispositif participatif et inclusif, ouvert à des militants et des fondateurs de start-ups traditionnellement peu associés à la construction des politiques alimentaires nationales, la participation est asymétrique dans la mesure où tous les invités ne disposent pas des mêmes ressources. Les institutions publiques et les organisations professionnelles du domaine agricole, dominant les échanges, n’ont pas proposé de modifier les standards. Elles tendent au contraire à individualiser la responsabilité de réduire le gaspillage alimentaire : il revient au consommateur de choisir la tomate aux formes biscornues, si tant est qu’elle est disponible sur le marché.
62Dans ce contexte, tant les fondateurs de start-ups et d’associations que les responsables développement durable d’enseignes de grande distribution ont mis en marché les produits non conformes aux standards habituels, en faisant du hors-standard un nouveau standard, et du « moche » une source de valeur. Ces évolutions révèlent, à la suite de Le Velly (2017), l’hybridation entre les circuits alimentaires conventionnels et les circuits dits « alternatifs » qui reposent sur une « promesse de différence ». La mise en politique du gaspillage alimentaire a ainsi facilité l’incorporation des revendications militantes relatives aux produits « moches » non seulement dans des circuits alternatifs mais aussi dans des circuits conventionnels.
63Décrivant la « cooptation » des produits issus du commerce équitable et de l’agriculture biologique par des grandes firmes du secteur alimentaire, Jaffee et Howard (2010) montraient que celles-ci réduisaient au minimum les conditions revendiquées par les mouvements militants pour qualifier d’équitables ou de biologiques les produits, limitant ainsi leurs propositions de changement des systèmes alimentaires. Dans le cas des produits « moches », l’intégration aux circuits conventionnels répond de façon ambivalente aux demandes des entrepreneurs de morale : davantage de produits consommables sont mis en marché, mais ils restent largement valorisés pour des caractéristiques esthétiques, leurs formes originales, sans poser la question de leurs conditions de production en amont.
64Finalement, la critique et la mise en politique du gaspillage ont constitué un levier de changement - de façon incrémentale - du système alimentaire français. La suite de cet ouvrage montrera comment d’autres enjeux liés à l’alimentation sont vecteurs d’évolution des organisations économiques concernées, mais aussi de transformations politiques plus larges.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Les dénominations des institutions gouvernementales (Agriculture, Alimentation) sont simplifiées par souci de lisibilité.
2 Les expressions entre guillemets sont indigènes. Cette contribution reprend le terme « gaspillage » pour faire apparaître les situations où les acteurs désignent un problème comme tel, en y associant diverses réalités.
3 Par exemple, l’association France Nature Environnement a conduit une étude intitulée « Du gaspillage à tous les étages » dès 2009. L’organisation onusienne Food and Agricultural Organization a publié une étude sur le thème « Food Losses and Waste » en 2011.
4 Désigné par « Pacte » dans la suite.
5 Son poste de ministre délégué ayant disparu lors d’un remaniement ministériel en 2014, il poursuit ses travaux sur le sujet en tant que député.
6 Ce travail a été réalisé dans le cadre d’une thèse sur le gaspillage alimentaire en France et aux États-Unis.
7 Règlement de la Commission EC 543/2011.
8 CTIFL, La réglementation de la commercialisation des fruits, légumes, et pommes de terre, février 2014, [http://www.ctifl.fr/DocPdf/EspacePro/VeilleReglementaire/dpnor10.pdf?24/09/2015%20084604], (consulté le 24 mai 2017).
9 Plusieurs études de caractérisation des déchets menées par l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) font apparaître ces résultats, dès 2008.
10 442 citations de la version anglaise selon Google Scholar (consulté le 14 septembre 2017).
11 Recherche effectuée sur Twitter le 17 août 2016.
12 Site internet du mouvement : [http://discosoupe.org/], (consulté le 31 mai 2018).
13 FAO, « Global Food Losses and Food Waste », 2011, p. 8.
14 Laisney Claire, Soyeux Annie et Redlingshöfer Barbara, « Les gaspillages et les pertes de la “fourche à la fourchette” », Centre d’études et de prospectives, juillet 2013, p. 15.
15 Une étude exploratoire menée par l’Ademe en 2015 auprès d’une dizaine d’agriculteurs indique qu’ils ont un taux « d’écarts » de moins de 4 % en vente directe, contre près de 20 % dans les circuits conventionnels. Même s’il ne s’agit que de données indicatives, les entretiens confirment ce résultat.
16 Malpel G. P. et al., conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux, mission sur l’organisation économique de la production agricole, 2012.
17 Site internet de l’entreprise : [http://www.confiturerebelle.fr/], (consulté le 3 juin 2017).
18 Site internet de l’association : [https://andes-france.com/potager-de-marianne-lutte-contre-gaspillage-alimentaire/], (consulté le 31 mai 2018).
Auteur
-
Marie Mourad
Docteure en sociologie et a réalisé sa thèse au Centre de sociologie des organisations (CSO) de Sciences Po Paris, sur le thème de la lutte contre le gaspillage alimentaire en France et aux Etats-Unis. Elle travaille désormais comme chercheure et consultante indépendante auprès d’agences publiques, de collectivités locales et d’associations dans les deux pays, notamment sur les sujets de l’alimentation durable et de la prévention des déchets.
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