Introduction

1Dans les sociétés post-industrielles le constat d’une défiance croissante vis-à-vis des institutions est largement partagé. On note une perte de confiance envers l’État, l’expertise scientifique, les médias, les grandes entreprises et leurs marques. Les institutions qui organisent et régulent le cours de la vie collective seraient, en France, particulièrement touchées par la défiance (Algan et Cahuc, 2016). Aux États-Unis, la défiance est présentée comme la cause de l’élection de Donald Trump par une intelligentsia médiatique qui ne l’a pas vue venir. Dans le domaine alimentaire, cette défiance se traduit par des critiques du système industriel de masse et par la construction d’alternatives à ce système (Murdoch et Miele, 1999 ; Kjærnes, Harvey et Warde, 2007). L’alimentation se prête particulièrement bien à la mise au jour de la défiance, du fait qu’elle suppose l’incorporation des objets consommés (Rozin, 1976). Outre la peur du manque qui lui est historiquement associée (Levenstein, 2003 [1993]), la consommation alimentaire fait encourir le risque de l’intoxication, voire de l’empoisonnement. Elle est ainsi fondamentalement inquiète, ce dont témoigne l’histoire des peurs alimentaires (Ferrières, 2002). Des systèmes de normes diététiques et culinaires, qui prennent des formes diverses selon les contextes, régulent cette inquiétude (Fischler, 1988). La défiance qui nous intéresse ici prend précisément pour objet l’alimentation, et plus exactement les modes de production des aliments les plus communs dans les sociétés urbanisées post-industrielles, que nous désignerons par le terme d’alimentation industrielle1.

2L’interprétation dominante de la défiance contemporaine dans les institutions réduit cette dernière à une regrettable absence de confiance2 dont la cause est toute trouvée : internet, la circulation horizontale des informations, qui détruit le contrôle vertical du savoir et des informations par les institutions traditionnelles. La connexion généralisée favoriserait l’expression collective et le renforcement de biais cognitifs qui font mal penser les foules (Bronner, 2013). Les « bulles cognitives » ou « bulles de filtres » générées par les algorithmes des réseaux sociaux et du web n’exposeraient les utilisateurs qu’à des informations allant dans leur sens. Nous reprenons à notre compte le constat d’une défiance exacerbée. En revanche, nous contestons cette lecture restreinte à l’échelle individuelle, qui s’appuie sur la démarche explicative des sciences cognitives et délaisse l’approche compréhensive, niant ainsi la dimension politique de la défiance. À partir d’une analyse des transformations de l’assiette « ordinaire »- c’est-à-dire l’alimentation quotidienne, appréhendée au niveau des mangeurs - et de sa critique en France et aux États-Unis depuis une cinquantaine d’années, nous chercherons au contraire à montrer que la défiance possède une dimension politique même lorsqu’elle est de basse intensité. Cette assiette ordinaire renvoie à la production industrialisée de masse, qui concerne l’essentiel de l’alimentation consommée aujourd’hui dans ces deux pays très majoritairement urbanisés. Elle se distingue de l’assiette « engagée » (celle de la consommation militante) et de l’assiette « caritative » (celle des dispositifs d’aides), dont les dimensions politiques sont plus évidentes : contester un système dominant pour la première, accompagner les plus démunis pour la seconde.

3L’alimentation connecte les mangeurs à des systèmes alimentaires : à des êtres vivants mangés, à des acteurs et des techniques impliqués dans la fabrication des aliments et à un environnement qui permet leur production. L’alimentation relie aussi les mangeurs entre eux, à ceux qui partagent leurs repas. Appadurai écrivait il y a plus de trente ans que « l’alimentation présuppose et réifie les arrangements technologiques, les rapports de production et d’échange, les conditions des champs et du marché, et les réalités d’abondance et de manque » (Appadurai, 1981, p. 494). Ce faisant, il posait le cadre du concept de « gastro-politique », qui a fait carrière (Holtzman, 2002 ; DeSoucey, 2016). Ce concept permet d’appréhender l’alimentation dans son rôle politique d’intermédiaire de tensions, voire de messagère du conflit. Dans cette contribution, plutôt que de nous centrer sur les moments de conflictualité - auxquels s’intéresse la plupart des travaux dans le sillon d’Appadurai -, nous nous intéresserons à une tension de fond, à une défiance à bas bruit, qui témoigne aussi bien de ce rôle politique de l’alimentation.

4Dans une première section, nous montrerons comment les implications politiques de l’alimentation ont été abordées dans la littérature. Puis nous retracerons l’histoire sociale de la défiance en France et aux États-Unis, avant d’analyser, dans une troisième section, les conséquences politiques de son recyclage par les acteurs de l’offre alimentaire.

La dimension politique de l’alimentation

5L’alimentation est un fait politique. C’est ce qu’ont montré nombre d’études de sciences sociales. C’est aussi ce dont témoignent des mouvements qui revendiquent cette dimension politique.

La dimension politique de l’alimentation dans la littérature scientifique

6Les ethnographies classiques ont appréhendé l’alimentation comme une entrée pour comprendre les systèmes politiques des sociétés. En Afrique, des travaux ont montré comment la préparation et la distribution des aliments reflétaient des droits et devoirs asymétriques et complémentaires entre sexes et générations (Firth, 1934 ; Richards, 1939). En Mélanésie, l’étude du stockage et de la redistribution de nourriture a permis de mettre au jour le fonctionnement politique des chefferies et des échanges entre les îles (Mauss, 2009 [1923] ; Munn, 1986 ; Lemonnier, 1990). Le rôle politique des festins et le clientélisme qui s’y joue ont été pointés dans de nombreux autres contextes (Cohen, 1981 ; Mennell, 1985 ; Dietler et Hayden, 2001 ; Brumfiel, 2004).

7À partir des années 1980, des pratiques alimentaires du quotidien ont été prises comme objets de lecture de processus politiques plus larges. Goody (1982) s’est intéressé aux liens entre pratiques culinaires, stratification sociale et distribution du pouvoir. Mintz (1985) a étudié le sucre pour faire une histoire du capitalisme. Depuis ces travaux pionniers, l’imprégnation politique des interactions au cœur de l’intimité alimentaire du quotidien a été plusieurs fois démontrée (Counihan et Kaplan, 1998 ; Watson et Caldwell, 2005 ; Forson et Counihan, 2013). Les inégalités liées à la colonisation et aux migrations, par exemple, se retrouvent à table (Barou et Verhoeven, 1997 ; Calvo, 1997 ; Ray, 2004 ; Crenn et al., 2010 ; Karrebaek, 2012). L’alimentation a été prise comme lieu de lecture des reconfigurations politiques qui ont conduit à l’effondrement de l’Union Soviétique (Caldwell, 2002) ou à la globalisation culturelle et économique (Watson, 1997 ; Bestor, 2001). L’alimentation, qui matérialise les identités culturelles, s’imprègne des actualités et conflits qui parcourent une société (Hirsch, 2011 ; Yount-André, 2018).

8Les morales alimentaires ont été analysées sous l’angle de la biopolitique foucaldienne (Coveney, 2006 ; Hayes-Conroy et Hayes-Conroy, 2008). L’instrumentation politique et marchande du gouvernement des conduites alimentaires a été mise en évidence dans le domaine de la consommation durable (Dubuisson-Quellier, 2016), du gaspillage alimentaire (Cloteau et Mourad, 2016) et de la lutte contre l’obésité (Bergeron, Castel et Nouguez, 2011 ; Bergeron, Boubal et Castel, 2016). Les implications politiques de la construction genrée des pratiques alimentaires et de l’accès aux aliments ont été pointées (de Garine, 1976 ; Devault, 1991 ; Counihan et Kaplan, 1998 ; Fournier et al., 2015).

La politisation revendiquée de la consommation alimentaire

9Les contextes où la dimension politique de l’assiette émerge comme un thème légitime de revendication politique peuvent être ordonnés autour de deux pôles : celui de l’assiette engagée, dont la dimension politique est revendiquée par des mangeurs militants ; celui de l’assiette caritative, dont la dimension politique est souvent soulignée par d’autres que ceux qui en bénéficient. Ces deux assiettes peuvent être opposées à l’assiette ordinaire. Alors que l’alimentation des militants et des pauvres concerne des populations minoritaires pour lesquelles la dimension politique de l’alimentation quotidienne est manifeste, l’assiette ordinaire concerne la majorité de la population, mais sa dimension politique est moins évidente à première vue.

10Dans le monde anglo-saxon, l’alimentation domestique est devenue un espace politisé avec le mouvement féministe des années 1970 et son slogan « le privé est politique ». Militantisme et recherche se sont nourris mutuellement sur ce terrain (Ashley et al., 2004). Dans les années 1990, les craintes d’uniformisation culturelle après la chute du Rideau de Fer ont inspiré de nouveaux mouvements militants, comme Slow Food (Wilk, 2006 ; Siniscalchi, 2014 ; Donati, 2015). La variété des formes de consommation engagée a été analysée (Chessel et Cochoy, 2004 ; Dubussion-Quellier, 2009). Parmi les « systèmes alimentaires alternatifs » (Le Velly, 2017) qui permettent ces engagements en les ancrant dans des territoires, on peut citer les AMAPs (Lamine, 2005) ou les circuits courts (Maréchal, 2008)3. La consommation d’aliments biologiques peut aussi prendre une forme militante (Leroux, 2006). Le végétarisme et ses différentes variantes est également associé à des revendications politiques. En témoignent ses liens anciens avec l’anarchisme (Ouedraogo, 1998) ou la création d’un parti écologiste antispéciste dans le sillage d’un succès de librairie4.

11La dimension politique de l’assiette caritative est quant à elle visible aussi bien dans les pays du Nord que dans ceux du Sud. Les travaux pionniers de Sen (1981) ont montré comment économie politique et accessibilité des aliments étaient intimement liées dans les famines. Les « émeutes de la faim » de 2007-2008 ont réactualisé la pertinence de ces analyses. Au Nord (Dickinson, 2016), comme au Sud (Trapp, 2016), l’accès à l’aide alimentaire est l’objet de jugements moraux qui ont partie liée à des enjeux politiques. Par ailleurs, les dispositifs d’aide sont de plus en plus reliés à des thèmes politiques, comme celui de la démocratie alimentaire (Lang, 1998 ; Paturel et Ramel, 2017).

12Quand l’assiette engagée représente un lieu de la lutte au quotidien, l’assiette caritative implique des questions de dignité, voire de survie. L’une et l’autre sont éminemment politiques, mais ne concernent qu’une minorité de mangeurs - du moins est-ce vrai dans les sociétés post-industrielles pour l’assiette caritative. L’assiette ordinaire qui nous intéresse dans cette contribution, moins évidemment politique, concerne en revanche la majorité des mangeurs. Notre hypothèse est que cette assiette ordinaire se politise pourtant à bas bruit, à travers une défiance de fond, dont nous allons maintenant esquisser l’histoire.

Brève histoire de la défiance envers l’alimentation industrielle en France et aux États-Unis

Les inquiétudes alimentaires liées à l’industrialisation

13L’industrialisation de l’alimentation a introduit, en Europe et Amérique du Nord à partir du xix^e siècle, une distanciation croissante entre les mangeurs et leurs aliments (Fischler, 1990). Les connexions agricoles et culinaires des aliments sont devenues de plus en plus opaques avec l’urbanisation, le déclin démographique agricole et l’extériorisation de la cuisine hors du foyer domestique. Comme évoqué dans l’introduction de cet ouvrage, ces changements ont généré une défiance dans le système alimentaire industrialisé qui a entraîné la construction d’appareils juridiques encadrant la production alimentaire (Nestle, 2002 ; Stanziani, 2005), ainsi que l’émergence d’organisations de défense des consommateurs et la professionnalisation du contrôle de la qualité des aliments (Canu et Cochoy, 2004). Ces transformations ont aussi favorisé le développement du système des marques, dont la principale fonction est d’assurer l’identification de la qualité des produits, tout en sécurisant la relation entre production et consommation (Goody, 1982 ; Blay-Palmer, 2008). Pour assurer cette fonction, les acteurs de ce système s’appuient sur des dispositifs de médiation marchande (Cochoy, 1999) et de construction de la réputation (Beuscart et al., 2015).

14Aux États-Unis, dès les années 1930, l’industrie agro-alimentaire s’est fortement concentrée entre quelques grandes entreprises capables de produire à grande échelle (Levenstein, 2003 [1993]). En France, la généralisation du système industriel est plus récente. Elle est associée à la modernisation de l’agriculture après-guerre, à la concentration de la transformation et à l’apparition de la grande distribution. À partir des années 1960 et 1970, la défiance a gagné un large espace d’expression, dans un contexte d’émergence d’une contre-culture critique de la consommation de masse. Cette période de diffusion de la défiance, documentée dans les cas américain (Belasco, 2007 [1989] ; Levenstein, 2003 [1993]) et français (Lepiller, 2012), s’est caractérisée par des préoccupations diverses : produits chimiques polluants et nocifs pour la santé, « calories vides » (de vitamines, de minéraux), pollutions liées au productivisme, pouvoir monopolistique des firmes de l’« agrobusiness » et, plus spécifiquement en France, disparition de la paysannerie, perte de sens et d’identité due à la standardisation des produits.

Apaisement de la défiance et néolibéralisme

15Mais à partir des années 1980, cette défiance contre-culturelle, influencée par le marxisme, a perdu du terrain face, notamment, à la nutritionnalisation de l’alimentation (Poulain, 2009 ; Fournier, 2011 ; Lepiller, 2012). Les connaissances en épidémiologie et en physiologie se sont accumulées et ont objectivé des liens entre régime alimentaire et santé : les maladies cardiovasculaires d’abord, le cancer ensuite. Cette tendance s’est inscrite, en France comme aux États-Unis, dans un tournant préventif plus large en santé publique, avec le passage à une « éducation pour la santé » (Berlivet, 2000). Elle correspond aussi à la diffusion d’une culture diététique dans les médias, qui, relayant les dernières découvertes scientifiques, ont dramatisé les uns après les autres différents nutriments. Après le sel, ce fut le tour du cholestérol, puis des lipides et du sucre. Le marché a suivi ces évolutions, avec l’apparition d’arguments de vente tels que « réduit en sel », « sans cholestérol », « allégés en graisse » (Lupton, 1996).

16Ces innovations marchandes ont favorisé un affaiblissement de la défiance, dans un contexte où celle-ci était tournée vers les aliments plus que vers l’industrie alimentaire et ses produits. Elles ont permis aux industriels de signifier que l’industrialisation allait dans le bon sens, grâce à la maîtrise scientifico-technique des processus et des formulations de produits (Belasco, 2007 [1989] ; Lepiller, 2012, 2019). Cette nutritionnalisation, qui participe pleinement du tournant préventif en nutrition, a conduit à une responsabilisation des mangeurs dans la gestion de leurs consommations, ce que l’on peut resituer plus largement par rapport à la diffusion d’une idéologie néolibérale (Fouilleux et Jobert, 2017) : à chacun de mieux gérer son alimentation, de mieux la choisir. La responsabilisation individuelle a eu un effet de symétrisation de la critique : il revenait tout autant aux mangeurs de bien choisir qu’aux producteurs de bien produire.

Un retour de la défiance au tournant du siècle

17Les choses ont changé à partir du milieu des années 1990. En France, le renforcement de la défiance est très sensible à partir de la première crise de la vache folle, fin 1996 début 1997, qui signe l’entrée dans le contexte critique contemporain, où les affaires et scandales alimentaires se succèdent. Même si cette crise a moins directement concerné l’Amérique du Nord, elle a aussi avivé la défiance et la périodisation proposée vaut aussi pour les États-Unis (Blay-Palmer, 2008 ; Levenstein, 2012).

18Le concept de « malbouffe » illustre la montée de cette nouvelle vague de défiance. Apparu en 1979 dans un livre de Joël et Stella de Rosnay5 largement inspiré d’un ouvrage phare de la contre-culture américaine6, le terme a d’abord désigné une alimentation industrialisée, ultra-transformée, hyper-carnée, mauvaise pour la santé, polluante et consommatrice de ressources naturelles. Puis le concept a été oublié, avant de réapparaître dans la presse fin 1999, et d’entrer très rapidement dans les dictionnaires en 2001. Le Coca-Cola et McDonalds étaient alors érigés en symboles d’une mondialisation néolibérale néfaste pour la santé publique, pour les économies nationales et les cultures alimentaires locales (Fischler, 1996 ; Foster, 2008 ; Ritzer, 2010 ; Poulain, 2013). Popularisée par le syndicaliste José Bové et la Confédération Paysanne à l’occasion du démontage du restaurant McDonald’s de Millau, le concept de malbouffe a alors pris un sens de « mauvaise alimentation liée aux conditions de production dans la société industrielle » (Boussidan et al., 2010), puis d’opposition aux OGM. Par la suite, la construction de l’obésité comme « épidémie mondiale » (Poulain, 2009) a conféré au terme une signification sanitaire. Le concept a ainsi agrégé plusieurs dimensions, signe du renforcement de ce « schème d’interprétation » critique (Boltanski et Chiapello, 2011 [1999])7. Signe, également, d’une « polarisation » du débat (Angenot, 2008) autour de l’alimentation industrielle.

19Ce contexte critique s’est aussi traduit par une mise en cause croissante de l’expertise scientifique et de la décision politique. Pendant la crise de la vache folle, des scientifiques qui n’avaient pas lancé l’alerte et des décideurs qui n’avaient pas écouté les alertes néanmoins lancées ont été accusés de collusion avec les intérêts industriels (Chateauraynaud et Torny, 1999 ; Raude, 2008). De telles accusations ont de nouveau été formulées récemment, en 2017, à l’occasion de la crise du fipronil, cet acaricide interdit retrouvé dans des œufs d’origines hollandaise et belge. Lors de cette crise, le manque de réactivité de l’agence de sécuritaire sanitaire hollandaise a été avéré. Dans les années 2000, des recherches académiques ont décrit la force d’influence des lobbies de l’industrie agro-alimentaire sur la décision politique, au détriment du bien commun et de la protection des consommateurs/citoyens (Nestle, 2002). Aux États-Unis, les critiques de l’« agricultural-industrial complex » (Schlosser, 2001 ; Pollan, 2006) ont renforcé cette idée d’un gouvernement complice des grandes entreprises, en introduisant la comparaison avec le « système militaro-industriel ».

20Au cours des années 2000, les discours de défiance ont finalement atteint un public très large des deux côtés de l’Atlantique, aussi bien à travers des publications journalistiques qu’à travers de nombreux films : Supersize me (2004), Our Daily Bread (2005), We Feed the World (2005), Fast Food Nation (2006) Food Inc. (2008), Le monde selon Monsanto (2008), Nos enfants nous accuseront (2008), Notre poison quotidien (2010).

Les produits de la défiance

Une défiance digeste

21Depuis vingt ans qu’il perdure, le contexte critique contemporain a laissé des traces et marqué les esprits. Dans un contexte où la diversification des qualités de produits alimentaires avait déjà débuté depuis une quinzaine d’années (Valceschini et Lagrange, 2007), le renforcement de la défiance a favorisé le développement de produits et d’innovations marchandes intégrant des réponses à la critique. De plus en plus de transformateurs ont offert leurs produits phares en version bio, tandis que les supermarchés ont intégré des produits biologiques dans leurs gammes de marques de distributeurs. Les AMAPs ont inspiré des innovations commerciales débarrassées des contraintes d’engagement dans le temps et d’avance de trésorerie qu’elles supposaient à l’origine8. Les circuits courts ont été mis en scène par la grande distribution, qui affiche ses fournisseurs locaux de fruits et légumes. Nestlé a converti sa gamme de céréales de petit-déjeuner aux céréales complètes.

22Il résulte de ce processus une multiplication de produits aux qualités de plus en plus diversifiées. Ces qualités portent souvent sur la manière dont ces produits relient les mangeurs à des acteurs, des êtres vivants et des techniques agricoles et culinaires : le bio s’intéresse à la relation entre mangeurs, environnement et santé ; l’équitable à la relation des mangeurs aux fabricants du produit ; la labellisation du bien-être animal porte sur la relation aux animaux ; telle formulation de produits n’utilisant que des ingrédients « comme à la maison » renvoie à la relation à la tradition et à la cuisine domestique, etc. Au point que, dans un mouvement symétrique au processus d’agrégation des critiques dont témoigne le concept de malbouffe, on peut maintenant trouver de plus en plus de produits associant plusieurs types de réponses à la défiance, comme dans le cas d’un produit bio, équitable, convenant aux végétariens et sans conservateur. En outre, ces réponses sont de plus en plus souvent intégrées très en amont dans le développement de nouveaux produits, dès leur conception, au point que l’on puisse parler d’innovation par assimilation de la critique9.

23Le recyclage des alternatives correspond à un fonctionnement bien connu de l’économie capitaliste, par lequel les acteurs économiques dominants incorporent les critiques adressées au système d’accumulation du capital et à ses conséquences (Hirschmann, 1971 ; Boltanski et Chiapello, 2011 [1999]). Il a été mis en évidence dans le domaine alimentaire (Lepiller, 2012 ; Dubuisson-Quellier, 2013 ; Goulet et al., 2015). Mais il nous semble que la situation actuelle possède une particularité : le recyclage de la critique est à ce point devenu une condition de base que les nouveaux entrants sur les marchés alimentaires ont intérêt à s’y conformer. L’évolution de la relation entre la France et les États-Unis, vue à travers l’innovation alimentaire, illustre cette situation. Vingt ans après que la critique s’est cristallisée autour du symbole McDonald’s, des innovations s’inspirent aujourd’hui, en France, de pratiques nées aux États-Unis (microbrasseries, burgers « artisanaux », production en petites série ou « small batch », supermarchés coopératifs, etc.). Inversement, aux États-Unis, des producteurs innovants s’inspirent aujourd’hui des techniques de production de produits artisanaux français, notamment dans le secteur du fromage et du vin, à la recherche du « terroir » (Trubek et Bowen, 2008 ; Paxson, 2010).

La big food10 perd du terrain et l’assume publiquement

24De nombreux indices concordants suggèrent qu’aujourd’hui les acteurs et marques industriels historiques perdent du terrain. En France, les difficultés actuelles du groupe Carrefour et plus généralement du modèle de l’hypermarché vont dans ce sens. En 2015, dans un article intitulé « War on Big Food » du magazine économique Fortune, un dirigeant anonyme reconnaissait une « défiance croissante envers le Big Food ». D’autres étaient cités à visage découvert, comme la PDG de Campbell Soup Company, Denise Morrisson, admettant « comprendre qu’un nombre croissant de consommateurs cherchent des expériences alimentaires authentiques » et concédant son scepticisme à propos de « la capacité des grandes entreprises alimentaires historiques à apporter ces expériences11 ». Lors du Consumer Goods Forum de 2017, un réseau réunissant des dirigeants d’entreprises comme Danone, Nestlé ou Unilever, le PDG de Danone Emmanuel Faber fit un discours remarqué, déclarant : « les consommateurs quittent nos magasins. Ils se détournent de nos marques et trouvent leurs propres alternatives. Ils les cherchent sans nous, sans l’industrie agroalimentaire. Voilà ce qui se passe. Non seulement sans nous, mais peut-être contre nous12 ». Ainsi, les industriels mesurent aujourd’hui concrètement, en termes de chiffre d’affaires, une désaffection envers l’alimentation industrielle. De plus, fait nouveau, ils interprètent publiquement cette désaffection en termes de défiance.

25On observe aujourd’hui un processus de rachat et d’hébergement (plutôt que d’absorption) au sein de grands groupes, d’entreprises innovantes créées depuis la fin des années 1990 dans le contexte critique contemporain. Ces entreprises fabriquent des produits pensés dès l’origine en réponse à la défiance. Les valeurs attachées à ces produits sont orthogonales à l’alimentation de masse et à son opacité gérée par les marques. Un premier exemple est celui du fabricant britannique de boissons aux fruits Innocent, dont le nom-même prend son sens en référence tacite aux mises en accusation des grandes marques de boissons. Créé en 1999 par trois jeunes Anglais qui s’étaient liés d’amitié lors de leur passage à l’université de Cambridge, Innocent, qui affiche la devise « boissons délicieuses et 100 % naturelles pour gens sympas », est aujourd’hui propriété de Coca-Cola, actionnaire depuis 2009, majoritaire depuis 2010. Un autre exemple est celui de l’entreprise de pâtisserie Michel et Augustin, qui affiche des compositions « à partir d’ingrédients que l’on peut trouver dans n’importe quelle cuisine, sans additifs ni colorants13 ». Depuis 2016, Danone a pris possession de 40 % de son capital.

Recyclage de la défiance et politisation de l’assiette ordinaire

26Le recyclage de la défiance produit un effet trop rarement souligné. L’existence des produits bio, par exemple, rappelle aux consommateurs que d’autres productions utilisent des substances chimiques de synthèse, tandis que la labellisation du local rappelle les distances immenses parcourues par certains produits. Ainsi, le recyclage de la défiance dénaturalise la consommation de masse et les grandes marques, celles qui ne disent rien de la manière dont elles connectent concrètement les mangeurs au système qui produit les aliments. La diversification des qualités, dont beaucoup portent sur ces connections, souligne en creux l’absence de prise en compte de la critique par les produits historiques de l’alimentation industrielle. Très concrètement, les marques historiques sont placées au sein d’une diversité d’alternatives sur les étagères des commerces. La contingence du système industriel de masse s’en retrouve mise à nu : il apparaît de plus en plus comme un choix qui a été fait, qui donc pourrait être défait.

27Dans ce contexte, la dimension politique de l’assiette ordinaire se manifeste de plus en plus aux yeux des mangeurs. Elle apparaît sur les étiquettes et dans les discours commerciaux. Même pour les mangeurs « ordinaires », ceux qui ne sont pas spécialement militants, il est devenu facile de mettre en pratique la défiance au quotidien, de se détourner de marques et de fabricants historiques, puisque des options alternatives sont disponibles. Ainsi, l’assiette se politise même en dehors des formes théorisées et proclamées d’engagement politique.

Conclusion

28Nous avons vu comment la dimension politique de l’assiette avait été mis en lumière par les sciences sociales, et comment certains acteurs avaient fait de l’alimentation un objet d’engagement politique. L’histoire de la défiance envers l’alimentation industrielle et de sa digestion par les acteurs de l’offre montre l’exacerbation de ces deux phénomènes depuis une vingtaine d’années. Le recyclage de la défiance et la diversification des qualités qu’il a favorisé ont conduit à montrer que d’autres systèmes alimentaires que celui basé sur l’industrie de masse, le productivisme et l’opacité des marques historiques étaient possibles. Il en résulte une politisation à petit feu de l’assiette ordinaire14.

29Si l’adoption de nouveaux produits et de nouvelles qualités commence à être bien documentée, son versant en creux, à savoir l’abandon, par les mangeurs, de produits emblématiques du système alimentaire industriel, a en revanche été peu étudié. On peut y voir une forme de critique exit à bas bruit (Hirschman, 1972). L’abandon d’un produit est susceptible d’avoir un sens tout autant politique que l’adoption d’un autre, s’il s’agit de se déconnecter d’un système. De telles désaffections peuvent advenir suite à la confrontation à des informations critiques d’un mode de production. Nous pensons, par exemple, aux critiques de la production d’œufs en batterie. Le marché des œufs est aujourd’hui l’un des plus diversifié en termes de qualités, avec un pourcentage particulièrement élevé de vente en qualité biologique. Il serait hâtif de faire de tels abandons l’apanage exclusif de catégories culturellement et économiquement favorisées. Son étude est évidemment complexe. Elle implique de questionner tant sa dimension sociale que sa dimension économique. La baisse du pouvoir d’achat, ou l’arbitrage avec d’autres dépenses peuvent, par exemple, conduire à un abandon de produits, sans que cela ait un rapport avec la défiance. Par ailleurs, l’abandon est difficilement observable. Son objectivation implique de se situer au niveau du quotidien (Giard et al., 1980) et à l’échelle biographique (Lepiller et Cazes-Valette, 2018).

30Revenons maintenant aux lectures de la défiance. La lecture dominante s’intéresse à celle-ci à travers ses formes les plus frappantes, comme le refus de la vaccination, le vote antisystème, l’adhésion aux thèses complotistes ou les phénomènes dits de « radicalisation » religieuse. Ces formes « monstrueuses », facilement caricaturables sont, de fait, souvent caricaturées. La lecture dominante les analyse comme des dérives pathologiques individuelles, sans - et peut-être pour ne pas - prendre la mesure de leurs ressorts ni de leur portée politiques au niveau du collectif. Les phénomènes analysés dans cette contribution suggèrent deux autres lectures. La première voit la défiance comme une compétence des individus et n’exclut pas qu’elle puisse être constructive. Des travaux ont montré le rôle important qu’elle pouvait jouer dans la vie démocratique (Rosanvallon, 2006). D’autres ont souligné son importance dans le cours le plus ordinaire de la vie sociale (Carey, Renault et Allard, 2016). La seconde lecture analyse la défiance comme une ressource mobilisée par des acteurs. On observe ainsi que des acteurs marchands mobilisent la défiance pour innover, en développant des produits répondant aux critiques. Le rôle des chercheurs en sciences sociales dans ce processus appelle un travail réflexif (Goulet et al., 2015). Cette seconde lecture est aussi attentive à la manière dont la défiance peut être instrumentalisée, par exemple pour produire du doute afin de repousser l’avènement d’un consensus scientifique défavorable à des intérêts (Oreskes et Conway, 2010).

31Enfin, on peut s’interroger sur la contradiction à laquelle le capitalisme industriel alimentaire fait aujourd’hui face et qu’il a participé à créer. En recyclant la critique, il a légitimé des modes de production alternatifs plus divers et plus transparents sur leurs manières d’élever, cultiver et cuisiner. Ces modes de production alternatifs sont a priori contradictoires avec les modes de production industriels de masse, lesquels n’obéissent, dans une version pure, qu’à une logique de rationalisation des coûts. En conséquence, le capitalisme industriel alimentaire se retrouve aujourd’hui à devoir faire face à des questions, sinon inédites, du moins posées avec une acuité plus grande : comment concilier valorisation du petit et production de masse ? Respect de valeurs éthiques et distribution des dividendes ? Standardisation des procédés et préservation des qualités originelles des denrées ? Qualité nutritionnelle et optimisation des coûts ?