1Lorsque j’ai décidé d’engager une thèse de doctorat sur le corps des officiers, mes collègues universitaires et chercheurs m’ont tout de suite mise en garde sur la faisabilité de ce travail, et ce d’autant plus que j’étais déterminée à mobiliser l’observation participante comme méthode privilégiée de collecte des données. Ils soulignaient le caractère infranchissable des clôtures institutionnelles, les risques de fermeture du terrain et le danger que ce choix d’objet et de méthode faisait porter sur mes projets de chercheuse.

2La distance sociale et symbolique entretenue entre l’université et l’institution militaire permet probablement de comprendre en partie ces mises en garde répétées. Les chercheurs à qui je m’adressais en début de thèse avaient le plus souvent « échappé » (et voulu échapper) à l’institution en se soustrayant à la conscription ou en réalisant leur service national tardivement et à distance des structures les plus « militaires ». J’ai rarement rencontré d’hostilité déclarée vis-à-vis de l’armée dans le cadre de ma socialisation de jeune chercheuse, mais l’institution militaire se dessinait (et encore plus aujourd’hui depuis la suspension du service national) comme un non-espace des possibles et, par là même, un impensé des territoires de recherche1. Cette méconnaissance « tranquille » allait le plus souvent de pair avec une certaine fascination qui a pu m’amuser lors de mes premiers retours en milieu académique : mes retours du « terrain » se sont toujours vu accompagnés de nombreuses demandes de récits sur la façon dont j’avais pu monter ma tente sur le terrain, me rouler dans la boue ou « porter le kaki ». On me demandait de « raconter mes campagnes », de la même façon que les officiers entre eux pouvaient raconter et mettre en scène leurs retours d’opérations extérieures ou d’exercices.

3Ces demandes répétées de récits d’exotisme militaire m’amusaient car cette disposition à ne voir dans l’armée qu’une institution engagée dans le déploiement du geste guerrier est loin de ne constituer qu’une marotte pour intellectuel émoustillé par l’action, la vraie. Elle rencontre presque terme à terme l’image même que l’institution entend donner d’elle-même, celle que les enquêtés se plaisent à donner à voir et à sentir aux sociologues et aux visiteurs qui s’aventurent dans les enceintes militaires.

4Mes expériences de recherche en milieu militaire m’ont permis de voir que cette présentation de soi ancrée dans le registre combattant faisait l’objet d’une véritable mobilisation collective. Le sociologue est ainsi sans cesse invité à « éprouver » la condition militaire dans ses aspects les plus opérationnels. Incité à bivouaquer, à tirer au lance-roquettes ou à revêtir le treillis, le sociologue peut faire l’objet d’un véritable travail d’intégration engagé par l’institution elle-même, et ce presque « malgré lui » pourrait-on dire. Que le chercheur soit un homme comme Patrick Bruneteau (1995) ou une femme comme moi, il se voit en premier lieu invité à toucher du doigt la réalité combattante du métier. Négocier une présence longue dans un établissement militaire peut s’avérer délicat mais, une fois dans la place, le chercheur n’est pas laissé de côté et ne se heurte pas, loin s’en faut, à des phénomènes de mises à distance ou de relégation. Que ce soit dans le régiment ou dans l’école militaire qui ont constitué mes deux terrains d’enquête, des places et des registres de pratiques m’attendaient, encadrant les positions que je souhaitais investir au regard de mes problématiques de recherche.

5Ces intégrations « balisées », offertes sur un plateau, posent question sur la nature de l’immersion recherchée par le sociologue. Peut-elle être la même que celle proposée et relativement imposée par l’institution ? Le sociologue en quête de position doit-il nécessairement se dessiner comme un être docile, soucieux de ne pas déranger, d’élever la voix ou d’avoir partie liée avec les tensions qui traversent les espaces qu’il arpente à des fins scientifiques ? Comment peut-on penser et mettre en jeu une immersion qui serait également au service du projet scientifique ayant motivé l’enquête ?

6Avant d’incarner la façon dont l’institution militaire a « réagi » à la présence d’une sociologue sur ses rangs, je vais, dans un premier temps, m’arrêter sur les questionnements qui ont initié ma recherche et revenir sur la particularité des deux terrains que j’ai choisi d’investir pour y répondre. Ce retour sur les problématiques initiales de l’enquête est indispensable pour comprendre les choix d’intégration parfois « contre nature » ou indisciplinés que j’ai, par la suite, déployés sur le terrain.

Problématiques de recherche, choix des terrains et méthodologie d’enquête

7La recherche que j’ai engagée en terrain militaire ne s’inscrivait pas initialement dans les problématiques traditionnellement portées par la sociologie militaire. Le corps des officiers de l’armée de terre représentait avant tout pour moi un terrain d’observation privilégié pour mener une sociologie de la mobilité sociale et professionnelle attentive aux ressources sociales, institutionnelles et culturelles susceptibles de se voir mobilisées, dans les interactions, pour forger et défendre des positions. Il s’agissait de saisir comment l’ordre social pouvait se déployer au sein de l’ordre militaire et participer tant à sa définition qu’à sa légitimation.

8Quelques traits spécifiques au corps des officiers de l’armée de terre me semblaient appeler ces questionnements. Le corps des officiers se distingue en premier lieu par une forte hétérogénéité interne, tout à la fois sociale ou statutaire. Les officiers saint-cyriens – recrutés dans le corps après avoir réussi le concours de Saint-Cyr – ont une petite vingtaine d’années lorsqu’ils arrivent en régiment. Diplômés de l’équivalent d’un Master, le plus souvent fils de cadres et de parents diplômés du supérieur, ils sont promis à une belle carrière dans l’institution : très rares sont ceux qui n’atteindront pas les plus hauts grades d’officiers supérieurs. Ils constituent le vivier de recrutement des généraux de l’armée de terre. Les saint-cyriens dominent le corps, mais ils ne représentent qu’une faible partie des officiers, environ 30 % du corps. Les autres officiers sont issus du corps des sous-officiers ou issus du rang : après une première partie de carrière comme sous-officiers, ils conquièrent l’épaulette d’officier plus tardivement (vers 30 ans) en réussissant un des nombreux concours internes qui permettent aux sous-officiers de devenir officiers. La nature scolaire des concours régissant l’accès aux grades d’officiers supérieurs et généraux les condamne le plus souvent à terminer leur carrière comme officier subalterne, dans des fonctions et des postes à distance du haut commandement opérationnel (Coton, 2012). Si les perspectives de carrière des uns et des autres sont très inégales, ces hiérarchies futures indexées sur le mode de recrutement ne sont pas perceptibles durant toute la première partie de carrière des officiers. Quel que soient leur mode de recrutement et leur destin institutionnel, les officiers se côtoient en régiment et progressent au même rythme dans l’échelle hiérarchique. Qu’ils soient « sortis de Saint-Cyr » ou « issus du rang », ils endossent les mêmes fonctions de commandement à la tête de petites unités opérationnelles et travaillent ensemble à assurer les missions de leur régiment d’appartenance. C’est seulement à mi-carrière, quand les officiers doivent se présenter aux concours de l’enseignement militaire supérieur dont la réussite conditionne l’accès aux grades supérieurs puis aux fonctions de haut commandement, que les différences de perspectives s’incarnent progressivement dans des grades et des fonctions différentes : les saint-cyriens, plus à l’aise dans les épreuves scolaires des concours se distinguent dans leurs résultats et progressent alors plus rapidement vers les grades d’officiers supérieurs.

9C’est cette première partie de carrière qui a fait l’objet de mes investigations les plus poussées : je souhaitais observer comment l’ordre social et scolaire pouvaient s’introduire dans l’ordre militaire et faire exister, dès les premières années passées sous l’épaulette, des hiérarchies appelées à se cristalliser plus tard. Il s’agissait de comprendre comment les « dominants » du corps pouvaient « briller » sous l’épaulette avant que l’institution n’incarne, par des différences de grade objectives, les hiérarchies et les lignes de clivage traversant le corps. L’observation des interactions engagées en situation de travail devait permettre de saisir les écarts de position et les stratégies de distinction engagés sous l’uniforme entre futurs chefs et futurs subordonnés.

10Pour mener à bien ce projet, j’ai choisi de réaliser deux enquêtes au long cours dans deux établissements militaires qui se caractérisaient tous les deux par la mise en présence prolongée d’officiers de corps de grade équivalents, mais d’origines de recrutement diversifiées. L’école d’état-major se prêtait tout particulièrement à mes questionnements : réunissant en son sein, durant 5 mois, des capitaines d’origines diverses arrivant au terme de leur première partie de carrière, elle permettait d’observer les lignes de démarcations que ces derniers pouvaient tracer entre eux, alors qu’ils étaient encore formellement égaux sous l’épaulette. La deuxième enquête, menée dans un régiment de combat durant 4 mois, a également permis d’observer ces pratiques de distinction de façon prolongée. La caserne étudiée permettait en effet d’observer des officiers subalternes, saint-cyriens ou issus du corps des sous-officiers, égaux en grade, à la tête d’unités équivalentes, mais dont les destins institutionnels étaient appelés à profondément différer.

11J’ai intégré l’école d’état-major en qualité de stagiaire civile. J’ai ainsi pu suivre l’intégralité de la formation en étant moi-même engagée dans la préparation du diplôme d’état-major et, à ce titre, pleinement intégrée à la promotion des officiers en stage. J’ai par la suite intégré un régiment de combat en qualité de stagiaire au Bureau Opération Instruction (sorte d’état-major régimentaire) avec un statut sensiblement différent de celui endossé en école. Fille d’un officier issu du rang ayant servi dans cette unité avant son départ en retraite, j’ai pu m’appuyer sur la confiance qu’inspirait ma filiation pour négocier un séjour prolongé. Autorisée à circuler librement dans l’établissement, j’ai finalement passé en moyenne une à deux semaines consécutives dans les différentes compagnies ou services du régiment. J’ai ainsi pu côtoyer, soit dans leurs unités d’affectation, soit à l’occasion des activités extra-services, l’ensemble des officiers du régiment. Cette configuration d’enquête m’a permis d’observer les relations professionnelles qui pouvaient se déployer entre officiers de différentes origines de recrutement, les unités étant constituées comme des espaces mixtes composés à parts égales de saint-cyriens et d’officiers issus du rang ou du corps des sous-officiers.

Projeter la sociologue sur le terrain, un goût institutionnel pour l’exhibition guerrière

12Pour un sociologue en quête de connaissance ou toute autre autorité civile ayant à traiter avec l’institution, les zones traversées et les rapports engagés avec les membres de l’institution sont le plus souvent balisés et auréolés d’une tonalité toute particulière, marquée par un goût prononcé pour la mise en scène militaire et opérationnelle. Ce qui peut sembler à première vue comme l’attestation d’une intégration réussie dans l’univers militaire (comme le fait de se voir invité à un exercice de tir ou à une simulation opérationnelle sur le terrain) doit être considéré avec circonspection (Bruneteaux, 1995). Loin de constituer un point d’aboutissement témoignant d’une acceptation réussie auprès des enquêtés, ces immersions en treillis dans la poudre et la boue du terrain relèvent probablement plus d’un certain goût institutionnel pour l’exhibition guerrière que des efforts d’intégration supposés réussis du sociologue lui-même. Parce que les entraînements au combat sont perçus par les membres du corps comme la spécificité première de l’institution – une spécificité à entretenir et à valoriser et dont on aime se prévaloir – ce sont au final les espaces a priori les plus exotiques qui sont dévoilés au chercheur.

13Il importe donc de ne pas s’en laisser compter trop rapidement par les interdits officiels et les strictes mesures de sécurité réglementant l’accès des espaces ou des matériels les plus sensibles (comme un champ de manœuvre, un véhicule tactique ou une armurerie). Si ces procédures font bien l’objet d’un strict encadrement administratif qu’il peut sembler délicat d’outrepasser, l’analyse des conditions d’enquête montre également que la distribution du souci sécuritaire n’a concerné au final qu’une minorité d’agents qui pouvaient même, alors qu’ils étaient spécifiquement investis du contrôle de la conformité des allées et venues de la sociologue, se féliciter des « interdits » et des « impairs » amenant cette dernière à quitter l’espace de la légalité institutionnelle. À l’instant même où l’on quitte les « bureaux », les agents de l’institution se plaisent à outrepasser les règles et à presque engager une logique de surenchère quand il s’agit d’offrir à l’enquêteur l’occasion de toucher du doigt la fonction combat et le « vrai » terrain. Mon séjour prolongé en régiment de combat s’est ainsi vu marqué par la multiplication d’initiatives émanant de toutes parts pour solliciter ma présence lors des sorties « terrain ».

14L’ensemble de mon séjour au régiment s’est vu marqué par de nombreuses sollicitations m’enjoignant à toucher du doigt le « cœur » du métier. Ces dernières s’inscrivent dans un mouvement plus généralement observable au sein de l’institution. Ainsi lorsqu’une autorité politique locale vient « visiter » le régiment alors projeté en Côte d’Ivoire, l’escadron chargé de l’accueillir pendant quelques jours entreprend de le greffer aux activités d’une patrouille de reconnaissance, et d’organiser, pour l’occasion, un bivouac donnant à voir le sens de la débrouille propre à la vie « sur le terrain ». Lorsque que le service communication du régiment sollicite les media locaux, c’est en premier lieu pour donner à voir les exercices les plus ancrés dans la spécificité combattante de l’institution (exercice amphibie de débarquement de troupes notamment). Loin de devoir être considéré comme un espace difficilement accessible pour un sociologue ou toute autre personne extérieure à l’institution, le « terrain » militaire se donne à voir de façon prioritaire. Cette complaisance institutionnelle à l’exhibition guerrière ne peut se comprendre sans se voir rapportée aux stratégies de position engagées par l’institution militaire et ses élites depuis la seconde moitié du xx^e siècle (Hamelin, 2000). Confrontée à un affaiblissement continu de la qualité sociale du recrutement des officiers tout au long du xix^e siècle (Serman, 1976, 1979, 1982), confrontée après-guerre à la montée en puissance des anciens élèves de l’ENA dans la haute administration publique et à la marginalisation des élites militaires dans les processus de décision en matière de Défense (Cohen, 1994), l’institution militaire a, tout au long de la seconde moitié du xx^e siècle (et encore aujourd’hui), certes cherché à mobiliser le pouvoir de consécration des titres scolaires pour assoir la position de ses élites, mais également travaillé à réaffirmer l’importance de l’expérience proprement militaire dans la formation, la sélection et la légitimation de ses élites, cultivant en cela la spécificité proprement combattante de sa fonction et de ses membres. Cette stratégie institutionnelle à double entrée qui a imprimé sa marque aux politiques de formation initiale et continue des officiers (Hamelin, 2003) a tout à la fois renforcé le poids du capital scolaire dans la sélection des officiers et la centralité de l’expérience combattante dans la définition de la spécificité institutionnelle des élites militaires.

15La mise en exergue par les enquêtés de la dimension combattante de l’institution, et ces invitations renouvelées à revêtir le treillis, donne ainsi à voir, au niveau de l’enquête elle-même, des logiques de placement que l’on peut saisir également au niveau des politiques institutionnelles encadrant la formation des officiers ou leur avancement dans le corps. Elle signale combien une immersion (a priori réussie) dans la boue, le terrain et l’opérationnel ne saurait être comprise comme le strict produit du bon travail de terrain engagé par le sociologue, mais plutôt comme le résultat de logiques sociales et symboliques institutionnelles précédant et encadrant la présence et les possibilités d’action du sociologue, avant même que ce dernier ne déploie quoique ce soit sur son terrain2.

Une immersion sous contrainte

16Cette disposition à l’exhibition guerrière, même si elle peut sembler sympathique au chercheur, pèse sur la qualité de la recherche puisqu’elle tend à encadrer et limiter le registre des analyses et des observations réalisées sur le terrain. Pour le chef de corps du régiment, « embarquer » la sociologue sur un terrain de manœuvres ne pose pas de problème et répond au contraire à ce qu’il s’imagine devoir faire en tant que représentant de l’institution. En revanche, accepter cette dernière au « Grand Rapport » au cours duquel il attribue les missions des uns et des autres en contribuant, en cela, à la valorisation de telle ou telle unité, ou de tel ou tel officier, apparaît, pour le coup, non négociable, privant ainsi le sociologue d’espaces et de registres d’observations dont on devine la pertinence pour un travail engagé dans la mise en question des égalités de principe sous l’épaulette d’officier.

17Mes problématiques de recherche m’ont ainsi amenée à entretenir une certaine méfiance à l’égard des manifestations les plus opérationnelles de la fonction et, plus largement, avec les positions que l’on m’offrait spontanément sur le terrain. Si j’ai bien entendu répondu aux appels du terrain en me réjouissant, au régiment, de mes initiations au lance-roquettes, et en me montrant intéressée par les campagnes de tirs auxquelles on m’a conviée, j’ai aussi cherché à rompre avec certains attendus du terrain en refusant par exemple de porter le complet « treillis-rangers-béret-casque lourd » quand cette tenue n’était pas motivée par des raisons de sécurité. En effet, il m’est apparu rapidement que si l’intérêt que je pouvais porter au jeu « militaro-militaire » pouvait contribuer à me dessiner comme un être sympathique (en tenant par exemple à distance mon identité d’intellectuelle effarouchée qu’appelait mon « bac + 15 »), cela pouvait aussi contribuer à réifier la frontière distinguant les « civils » des « militaires ». Mes bonnes dispositions à l’égard des registres militaro-militaires pouvaient m’associer aux civils « fana mili » ou « pro scouts » dont certains officiers raillaient les représentations surannées de l’armée et de la fonction militaire.

18Refuser de porter le treillis et le casque lourd, ne pas chercher à me déguiser en « soldat » et à « jouer à la guerre » a ainsi participé, en régiment, d’une volonté de conquérir une position plus en phase avec les lignes de démarcation qui me semblaient traverser le corps des officiers, notamment autour des profils de recrutements et des profils sociaux et scolaires auxquels ils étaient adossés. À l’école d’état-major où la disposition à l’exhibition guerrière était moins présente du fait de la nature même de l’établissement (une école formant au travail d’état-major) et des conditions de mon séjour (je n’étais pas une invitée extérieure circulant à droite et à gauche comme au régiment, mais une stagiaire « à part entière » comme se plaisait à le souligner le général de l’école qui m’incitait à m’intégrer dans la promotion, et à pleinement jouer le jeu du stage), c’est aussi en choisissant de rompre volontairement avec ce qu’« on » attendait spontanément de moi que j’ai tout à la fois hérité et conquis une position inédite dans le groupe, celle de « fille de la colo », une position dont on va voir à présent combien elle a pu se révéler pertinente pour observer et analyser les lignes de démarcations et les hiérarchies implicites traversant le corps.

« En être » en rupture : rompre avec les attendus du genre de l’enquêtrice

19Revenir sur la façon dont j’ai conquis une position à l’école d’état-major et sur le travail que les enquêtés ont engagé sur moi (et avec moi) pour « régulariser » ma présence en leur sein, revient dans un premier temps à donner à voir comment il a été possible, malgré mon identité de genre, de tenir une position crédible dans un groupe de pairs masculins (les hommes représentaient 90 % des stagiaires de l’école). Il s’agit, à travers l’analyse d’une position conquise contre les conditions initiales d’enquête, d’illustrer le travail mené en propre par la sociologue engagé sur le terrain et de porter l’idée que la réussite d’un « terrain » repose tout à la fois sur la disponibilité du chercheur à se laisser « porter » par les règles locales, à les comprendre et à les accepter, mais aussi à relativement les forcer ou les contourner pour s’assurer d’une position adéquate à la collecte de données pertinentes, ce qui reste l’objectif premier d’un travail d’observation ethnographique.

20Accueillie comme stagiaire au sein de l’école, j’ai spontanément été, en tant que femme, assimilée à un officier féminin, c’est-à-dire gérée et traitée comme tel. À l’image des autres officiers féminins de la promotion, je me suis vue « affectée » comme seule femme dans un groupe de seize stagiaires hommes pour hériter, comme chacune des douze femmes de la promotion d’une chambre individuelle, quand les officiers hommes se voyaient quant à eux obligés de partager leur chambre avec un camarade. Dès les premiers jours de l’enquête, la composition des groupes affinitaires a d’emblée suivi une règle genrée dans laquelle je me suis moi-même retrouvée prise : lors de la première soirée passée à l’école, les femmes, les premières à spontanément engager la discussion avec moi, se regroupaient entre elles, quels que soient leur âge, leur service, leur arme d’appartenance ou leur école de formation. Les hommes composaient quant à eux plus spécifiquement leur plan de table en retrouvant des anciens camarades d’école, de « corniche3 » ou de régiment. Si les officiers masculins orchestraient leurs retrouvailles autour de marquants institutionnels (appartenance d’arme notamment) et au nom d’une communauté d’expérience (en école, en régiment ou en opération extérieure), les femmes se regroupaient entre elles, sans qu’aucun lien antérieur ne puisse justifier de quelconques retrouvailles.

21Mes premières observations menées au cœur de cette socialisation féminine m’ont amenée à constater combien le traitement réservé aux femmes contribuait concrètement à les extraire du registre militaire : si, pour les hommes, l’origine de recrutement dans le corps ou l’arme d’appartenance fonctionnait comme un marquant déterminant dans la déclinaison des identités individuelles, les femmes en étaient le plus souvent privées. La nature des surnoms donnés par les officiers de mon groupe à quelques femmes officiers de la promotion, atteste de cette mise à distance : « cheveux de feu » et « 3/5 » (« pour trois foulées, ses seins rebondissent 5 fois ») étaient avant tout définies par rapport à des traits physiques genrés (coiffure, physionomie spécifiquement féminine) et, quand une femme parvenait à conquérir une forme de reconnaissance liée à son « franc parler », c’est en tant que « grande dame » et non en tant que « capitaine » qu’elle récoltait les dividendes de ses bonnes dispositions (« Véro, c’est une grande dame ! Quelle classe ! »), alors même que les officiers entre eux se plaisaient bien au contraire à mobiliser des catégories institutionnelles pour se distinguer dans l’entre-soi (« Messieurs les capitaines, je vous salue ! […] Messieurs les officiers, bonsoir ! »). Initialement classée dans le groupe des femmes, j’ai ainsi hérité, sans discussion et sans effort, d’une position m’assignant à un point de l’espace institutionnel que tout contribuait cependant à tenir à distance de l’ordre militaire.

22Si une part non négligeable du travail de l’ethnographe consiste à conquérir une place nécessaire à la « participation » tant attendue, cet accueil et cette acceptation gagnés d’avance m’ont rapidement paru problématiques au regard des questionnements m’ayant amenée à choisir cette école comme terrain d’enquête. Il s’agissait avant tout pour moi de profiter de ma présence prolongée dans cet établissement pour pouvoir saisir, in situ, les logiques de distinction à l’œuvre dans un groupe unifié sous l’épaulette mais traversé par des frontières internes ne recoupant pas nécessairement l’échelle des grades. Cette école, parce qu’elle regroupait en son sein des capitaines tous égaux en grade mais issus d’écoles et d’armes différentes, me semblait particulièrement pertinente à la saisie du déploiement des logiques de préséance au sein d’un groupe de pairs. La clôture pratique et symbolique qu’entraînait une trop grande identification au groupe des femmes officiers m’a amenée à m’en extraire volontairement en me privant momentanément d’une introduction « de droit », pour tenter une intégration dirigée vers les hommes de la promotion, ceux les plus engagés dans les luttes de prestige et de reconnaissance. Attentive à pleinement m’intégrer au groupe restreint (exclusivement masculin) dans lequel j’avais été « affectée », j’ai cherché à investir au maximum les pratiques masculines (bière pression, comptoir du bar, investissement lourd du corps dans le sport, intérêt pour la tactique). Il importait alors tout à la fois de soutenir la consommation d’alcool lors des virées nocturnes et de cultiver une fraîcheur matinale surveillée par le groupe des pairs (raillée, si elle ne se montrait pas à la hauteur). En m’attachant également à toujours privilégier les tablées constituées par mes collègues masculins, j’ai progressivement tissé un réseau de relations proprement masculines, essentiellement articulées autour des officiers de mon groupe.

23L’effet de clôture lié à mon appartenance de genre s’est au final avéré aisément contournable, l’activation indisciplinée de pratiques en rupture avec ce qui pouvait être attendu d’une femme n’ayant pas donné lieu à des rappels à l’ordre de la part des enquêtés. Bien au contraire, une fois engagée aux côtés des capitaines de mon groupe, il m’a fallu « tenir » ma position, et j’ai ainsi rencontré de sérieuses difficultés quand je cherchais ponctuellement à passer du temps avec « les filles ». Il m’était pratiquement impossible de passer une soirée loin de mes acolytes lorsque ceux-ci se trouvaient au bar de l’école : hélée à travers le bar, invitée à rejoindre mon groupe d’appartenance exclusivement masculin, les discussions avec les femmes s’avéraient délicates et les rencontres uniquement possibles dans le cadre des rares « soirées gonzesses » lancées à l’initiative des plus « fêtardes » d’entre elles.

Devenir une « fille de la colo »

24À l’école d’état-major, c’est après avoir constaté que je me tenais à distance des « gonzesses » et que je cherchais à rivaliser avec eux sur des épreuves alliant la maîtrise du physique et du mental, que certains officiers de mon groupe ont reconnu mon identité de « fille d’un officier issu du rang » et non pas uniquement celle de la « civile du coin » ou de la « fille de bonne famille » sympathique mais nécessairement à distance.

25Le stage à l’école est engagé depuis un mois maintenant. Ce matin, de nouveau une séance de VTT. On part encore dans un rythme fou. Je dégouline de boue et à cinq cent mètres de l’école, la chambre à air de mon pneu arrière éclate. En deux temps trois mouvements, le sous-officier du service des sports répare cette petite avarie, et me voilà repartie de plus belle. Je m’attache à remonter le groupe et à tenir le sprint qui accompagne notre retour sur le bitume. Au bar, Damien s’avoue « impressionné ». C’est alors que Patrick [saint-cyrien, infanterie aéroportée des troupes de marine] évoque mon père : « il faut dire que son père, c’est un gros sportif aussi ! » C’est la première fois qu’est fait mention de mon père. Patrick ne le connaît pas personnellement, mais il le connaît de réputation visiblement. Il m’apprend que nos pères respectifs ont le même parcours dans l’institution : tous les deux issus du rang, ils ont rejoint le corps des officiers en réussissant le même concours interne, le concours des OAEA4. J’apprends par la même occasion que, pour qualifier mon père en langage institutionnel, il ne faut pas dire « officier issus du rang », mais « oua-oua ».

26La référence faite à mes origines paternelles fut, on le voit, loin d’être immédiate, et c’est bien au terme d’un certain nombre d’épisodes validant mon engagement dans des pratiques valorisées que les officiers s’en sont emparés. C’est ensuite en s’appuyant sur l’arme d’appartenance de mon père, une arme combattante et renommée dans l’institution, que les officiers m’ont peu à peu forgé une « identité militaire », en prise avec les catégories qu’ils employaient eux-mêmes pour se classer et classer leurs collègues dans l’entre soi. Ma filiation avec un officier ayant servi dans les Troupes de Marine, que nombre d’officiers désignent encore sous le vocable de « Colo », s’est ainsi vue mobilisée de façon préférentielle pour régulariser ma présence au sein du groupe. C’est un officier des Troupes de Marine « colo » de la promotion qui a inventé le titre de « fille de la colo » et qui en a consacré l’usage. En apprenant à l’occasion d’une discussion que j’étais fille d’un officier Troupes de Marine et après m’avoir questionné sur « mes » séjours outre-mer, il s’était félicité de la présence d’une « fille de la colo » dans la promotion. Me voyant le lendemain attablée avec des capitaines légionnaires, troupes de marine et parachutistes de mon groupe, cet officier s’était lancé, au milieu du bar de l’école, dans une petite prestation orale où mon nouveau titre occupait une place centrale. Loin de tenir à distance cette identité qui me semblait initialement quelque peu usurpée, j’ai, jours après jours, cherché à répondre aux attentes implicites qu’elle dessinait : de la même façon que les officiers « colo » du groupe prenaient grand soin à raconter « leurs campagnes » et les différentes opérations qu’ils avaient pu mener durant leur première partie de carrière, je suis ainsi efforcée de mobiliser mes souvenirs d’outre-mer pour nourrir mes discussions avec les officiers servant dans les armes combattantes : certains espaces fréquentés dans mon enfance à l’occasion des mutations de mon père (Djibouti notamment) faisaient échos à leurs missions en territoires étrangers. J’étais prise à témoin quand les officiers légionnaires, « para » ou « colo » se lançaient dans les récits de leurs « aventures ». Ils me prêtaient étrangement une connaissance de la vie nocturne africaine, semblant comme oublier que je n’étais qu’une enfant lors de mes séjours en Afrique. Christophe, un officier des Troupes de Marine, me confia même, un peu penaud, que, contrairement à moi, « Djibouti manqu[ait] à son palmarès ». J’héritais du parcours de mon père, et, dans le contexte de l’école où les moments de détente étaient avant tout marqués par le récit des aventures de chacun, cet héritage s’est révélé particulièrement pertinent. Les missions de mon père en Côte d’Ivoire ou en Afghanistan sont devenues pour moi de véritables ressources dans la discussion. Mon intérêt affiché pour les « trucs de mili » et ma participation ponctuelle aux récits sur l’Afghanistan, Djibouti et la Côte d’Ivoire asseyaient ma présence et en nivelaient les contours étrangers. Je ne jurais pas dans le décor et les officiers de la mêlée m’ont ainsi rapidement introduite dans leurs soirées privées, où ils aimaient se retrouver à distance du reste de la promotion pour partager des expériences que les capitaines servant dans des armes de soutien et d’appui étaient suspectés ne pas comprendre.

Objectiver la position de l’enquêtrice, une ressource pour l’analyse

27La façon dont les officiers ont « régularisé » ma présence et les comportements en rupture que j’activais sur le terrain donne à voir des lignes de forces et des catégories de classements elles-mêmes largement mobilisées par les officiers eux-mêmes pour se distinguer dans l’entre soi. À l’école d’état-major où les officiers stagiaires partageaient tous le même grade et la même fonction, l’arme d’appartenance était en effet perpétuellement mobilisée pour dessiner des lignes de fracture au sein de la promotion (Coton, 2008). Les discussions et les boutades étaient perpétuellement alimentées par les clichés associés à telle ou telle spécialités d’emploi. Ces dernières constituaient un support particulièrement mobilisé par les officiers car elles permettaient de réintroduire des hiérarchies, là où l’institution les nivelait encore pour quelques années. Ces hiérarchies n’étaient pas seulement symboliques et en lien avec la définition de la spécificité militaire. L’étude du rang de classement des officiers dans l’annuaire des officiers révèle en effet que les appartenances d’arme sont corrélées avec des positions plus ou moins dominantes, dessinant aussi des perspectives de carrière plus ou moins intéressantes6. Indices de positions « futures », les armes d’appartenance se dessinent comme des marquants institutionnels permettant de réintroduire des hiérarchies dans l’entre-soi, par-delà le grade partagé à un instant t. Elles sont donc un outil majeur de classement pour des officiers qui, tout au long de leur première partie de carrière, ne peuvent s’appuyer sur le grade pour incarner des écarts de position « futures » connus de tous : le fait que la sociologue ait vu reformulé son identité sur ce registre donne à voir la force et la pertinence de ces catégories pour les membres de l’institution eux-mêmes.

Immersion et quête de position

28Le terme d’immersion permet, et c’est une bonne chose, de souligner l’engagement exceptionnel (et le plus souvent méconnu) qu’implique toute enquête de terrain au long cours menée dans le cadre d’une recherche sociologique. Mais la définition qui en est communément donnée7, tend également à dessiner une version molle du travail de terrain sociologique. En mettant l’accent sur l’intégration du chercheur dans un milieu « étranger », en se focalisant le plus souvent sur la durée de l’observation et la rupture avec le milieu d’origine de l’« immergé », ce terme tend à faire disparaître le travail engagé en propre par le sociologue, quand ce dernier entreprend de trouver, sur son terrain, une position lui permettant d’adopter un point de vue relativement en accord avec ses perspectives de recherche. L’activité propre du chercheur sur son terrain ne se limite pas à un acte de présence prolongé et toléré par les enquêtés. L’enquête de terrain exige également du chercheur un véritable savoir-faire relationnel, qu’il faut savoir déployer avec toute l’attention critique que l’on se sait engager lorsque l’on mobilise d’autres outils de collectes de données (outils de production et de traitement statistique, entretiens, archives). Cet appel à une quête de position « éclairée » par les problématiques de recherche, attentive à ne pas trop facilement embrasser les propositions des enquêtés eux-mêmes, me semble d’autant plus justifiée qu’elle peut aisément s’alimenter de la faible connaissance que la plupart des enquêtés peuvent avoir du travail sociologique. La dimension profondément étrange de l’identité d’enquêteur, surtout quand ce dernier envisage un séjour long dans un univers dont chacun sait qu’il n’est pas le sien, peut se voir constituée comme une ressource qu’il ne faut pas hésiter à exploiter. Le sociologue, précisément parce qu’il est et restera un être étrange, peut et doit il me semble, s’appuyer sur le flou entourant sa présence pour « bricoler » une position pertinente pour l’analyse et, en aucun cas considérer que la place dont il hérite en premier lieu sur le terrain constitue la seule façon « d’en être » qu’il puisse imaginer en tant que chercheur.