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    Plan

    Plan détaillé Texte intégral Annexe 1 : MéthodologieAnnexe 2 : Modes d’observation et de participationAnnexe 3 : Écrire à quatre mainsAnnexe 4 : Rencontres si peu (im)probables Notes de bas de page

    Quand des chômeurs se mobilisent...

    Ce livre est recensé par

    • Cédric Frétigné, Lectures, mis en ligne le 30 janvier 2019. URL : https://journals.openedition.org/lectures/25147 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.25147
    • Pierre Blavier, Sociologie du travail, mis en ligne le 27 février 2020. URL : https://journals.openedition.org/sdt/28432 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.28432
    • Charles Berthonneau, Travail et emploi, mis en ligne le 4 décembre 2020. URL : https://journals.openedition.org/travailemploi/9687 ; DOI : https://doi.org/10.4000/travailemploi.9687
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    Table des matières

    Annexes

    p. 309-330

    Texte intégral Annexe 1 : MéthodologieLe matériau récolté pour les mobilisations de Morlaix et de Rennes (Xavier Dunezat)Le matériau récolté pour AC ! (Valérie Cohen)Annexe 2 : Modes d’observation et de participationEntre neutralité et apprentissage militant (Valérie Cohen)Entre sociologie et militantisme (Xavier Dunezat)Annexe 3 : Écrire à quatre mainsAnnexe 4 : Rencontres si peu (im)probables Notes de bas de page

    Texte intégral

    Annexe 1 : Méthodologie

    1Nos deux terrains n’ont pas reposé sur le même type de recueil de données sous l’effet de modes ethnographiques différents et de configurations militantes contrastées.

    Le matériau récolté pour les mobilisations de Morlaix et de Rennes (Xavier Dunezat)

    2En ce qui concerne les mobilisations bretonnes et si l’on délaisse ici le recueil documentaire (tracts, journaux, films, articles de presse écrite), le recueil de données a reposé, de manière privilégiée, sur les carnets d’observation, la réalisation d’entretiens enregistrés semi-directifs (d’une durée oscillant entre 1 heure et demie et 4 heures), la passation en fin d’entretien d’un questionnaire hors enregistrement sur les trajectoires de vie (scolaires, professionnelles, familiales, militantes).

    3Pour ce qui est du mouvement de Morlaix, sur un total de 46 assemblées générales entre janvier et mars 1998, 28 ont été observées directement. Par ailleurs, nous avons observé les 6 assemblées citoyennes du mouvement, c’est-à-dire les assemblées de débat qui visaient à faire participer la population. Nos carnets comprennent aussi diverses observations moins systématiques : les temps hors AG et hors actions (les temps de gestion quotidienne), diverses actions (rencontres, distributions de tracts, manifestations, occupations), les coordinations régionales dans lesquelles le mouvement morlaisien s’est particulièrement investi (5 coordinations sur 6 ont été observées). Ces observations ont été complétées par 23 entretiens semi-directifs (13 hommes, 10 femmes) avec des participants plus ou moins actifs et par 4 entretiens avec des conjoints (3 femmes, 1 homme) qui n’ont pas participé. Ces entretiens ont été réalisés durant l’année 1998.

    4Pour Rennes, nos observations directes ont été complétées par celles d’une informatrice (une amie enseignante) qui a bien voulu prendre des notes en notre absence. Nous disposons – pour la période qui précède l’entrée dans le local de la mairie entre janvier et début mars 1998 (voir chapitre 2) – de notes d’observations pour 15 assemblées générales sur les 36 qu’a connues le mouvement. Ces observations ont été enrichies de 20 comptes rendus d’assemblée générale. Comme pour Morlaix, des notes ont été prises pendant plusieurs actions (distributions de tracts, soirée culturelle, manifestations, occupations). En revanche, nos données restent très éparses sur le temps de gestion quotidienne (hors AG et hors actions), compte tenu de sa limitation dans le cas rennais. Pour ce qui est de la période du local (à partir du 3 mars 1998), nous disposons des seuls comptes rendus d’assemblée générale de mars à juillet (21 comptes rendus analysés). À partir de septembre 1998 (reprise du mouvement) et jusqu’à avril 1999, nous avons assisté à 10 assemblées générales sur les 56 qu’a connues le mouvement, et nous avons observé quelques actions (occupations). Ces observations ont été complétées par 34 entretiens semi-directifs (23 hommes, 11 femmes) avec des participants plus ou moins actifs et par 3 entretiens avec des conjoints (2 femmes, 1 homme) qui n’ont pas participé. Un entretien assez court a aussi été fait avec l’informatrice. Ces entretiens ont été réalisés en 1999.

    5Pour les mobilisations bretonnes, les carnets d’observations constituent le mode de recueil privilégié. Leur pouvoir informatif – notamment sur les pratiques – est très important. Cependant, ils ont leurs limites. D’une part, nous ne savions pas grand-chose des trajectoires de vie et des situations socioprofessionnelles de certains participants (en particulier à Rennes), ni de leurs motivations ni des effets de la participation sur leur trajectoire individuelle. D’autre part, si nous connaissions relativement bien (surtout à Morlaix) les représentations de celles et ceux qui s’exprimaient beaucoup en AG ou avec qui nous entretenions des relations plus proches, nos observations restaient muettes sur les autres, et notamment sur ces personnes que l’on voit passer dans le mouvement social ou le quitter de manière silencieuse (cas de Rennes surtout).

    6À Morlaix, si l’on se base sur la participation aux AG, nous avons repéré une quarantaine de participants, plus ou moins (régulièrement) investis, sur l’ensemble de la période. La part des femmes dans notre échantillon est supérieure à leur part dans le mouvement (entre 20 et 30 %). Par ailleurs plusieurs hommes, dont la situation était caractérisée par une forte « exclusion » sociale, ont refusé l’entretien ou ne sont pas venus aux différents rendez-vous. De même, il a fallu discuter longuement avec deux femmes pour qu’elles acceptent d’être interviewées sans la présence du président du Comité de chômeurs de Morlaix qui a joué un rôle important dans le mouvement. L’une des deux a accepté à condition d’avoir les questions à l’avance pour « en parler » avec « le président ». Après explication du principe de l’entretien, elle a quand même tenu à lire un texte – écrit par un homme « qui a des choses à dire » – pour commencer. La représentativité de l’échantillon de Morlaix est aussi contestable en termes de capital militant : les personnes dotées sont surreprésentées car aucune n’a refusé le principe de l’entretien.

    7À Rennes, nous avons repéré une soixantaine de participants en assemblée générale (avec l’aide de l’informatrice) sur la période qui va jusqu’à l’entrée dans le local. La part des femmes dans notre échantillon reflète leur part dans le mouvement (un tiers), beaucoup plus irrégulière qu’à Morlaix. Dans le mouvement rennais, deux hommes militants anarchistes (l’un des deux a commencé l’entretien qui n’a jamais été terminé), et une femme militante d’AC ! (faisant partie du noyau de lancement de l’action), ont refusé l’entretien. La justification donnée par les hommes était la méfiance vis-à-vis des « sociologues ». La militante d’AC ! n’avait pas « envie ». Par ailleurs, deux conjointes n’ayant pas participé ont refusé l’entretien (par timidité ont expliqué les maris). La représentativité de l’échantillon de Rennes est contestable en ce qui concerne les militants des organisations (CGT-Chômeurs/AC !) à l’origine du mouvement. Ces militants ayant disparu pour la plupart assez rapidement du mouvement du fait des conflits internes, nous n’avons pas toujours pu les retrouver. En particulier, deux femmes, militantes de la CGT, auraient absolument dû faire partie de l’échantillon rennais. Les contacts avec l’organisation syndicale n’ont rien donné. Nous avons cru comprendre que ces deux personnes avaient quitté la ville (et la CGT).

    8Pour les mouvements de Morlaix et de Rennes, nous avons mené des entretiens semi-directifs et réalisé des questionnaires1, à usage complémentaire de l’observation participante. Les entretiens ne constituaient donc pas le mode de recueil principal des données. Ils visaient d’abord à enrichir la compréhension des notes d’observations, parfois à les compléter (notamment à Rennes et pour tout ce qui concernait le lancement de chaque mouvement), ainsi qu’à contribuer au travail de construction et d’interprétation de ces données. Le déroulement de l’entretien (enregistré) était systématiquement organisé en plusieurs grandes phases.

    9Une question très ouverte lançait la première phase de l’entretien : « Qu’est-ce qui t’a décidé à participer à ce mouvement ? » Il s’agissait ensuite de favoriser un travail de mémoire pour ego par diverses questions imprécises (première impression, périodes distinguées, moments les plus importants, meilleur et plus mauvais souvenir…). L’intérêt de cette seconde phase n’était pas tant le contenu des réponses que les thématiques qui les structuraient et à partir desquelles nous construisions la troisième phase. Celle-ci visait à « faire parler » ego sur divers éléments transversaux aux mobilisations (revendications, modes d’action, formes organisationnelles, médiatisation, mode de fonctionnement…), à évoquer les rapports d’ego avec les autres mobilisés mais aussi les tensions qui traversaient le mouvement, à parler du travail (professionnel) et du chômage (rapport et expérience). La quatrième phase de l’entretien cherchait à approfondir le mode de vie et de participation pendant le mouvement, en tentant de voir si la participation à l’action collective avait engendré une modification de la vie quotidienne. Nous commencions par demander le récit d’une journée-type (« du lever au coucher ») les jours où ego venait au mouvement, dans l’objectif de repérer les modes d’articulation entre temps militant, temps professionnel et temps domestique. Cette quatrième phase incluait un « retour au mouvement » par des questions dont l’objectif explicite était de lier la journée-type – y compris domestique – et l’inscription dans la division du travail propre au mouvement. Il s’agissait notamment de saisir le rapport à la division du travail militant et les schèmes de perception, d’une part, de ce qui rentrait dans la catégorie « travail », d’autre part, des tâches participées. Enfin, compte tenu de la problématique originelle de la thèse, la cinquième phase de l’entretien prenait la forme d’une rupture thématique avec la question : « Qu’as-tu pensé de la place des femmes dans le mouvement ? », qui engendrait une plus ou moins longue discussion sur la sexuation de la mobilisation (rapports hommes/femmes, division sexuelle des tâches, de la prise de parole, du leadership…). L’entretien se terminait par une question très ouverte : « Et finalement, qu’est-ce qu’il t’a apporté ce mouvement ? Qu’est-ce que t’en retires ? »

    Le matériau récolté pour AC ! (Valérie Cohen)

    10Concernant l’enquête menée dans les collectifs AC !, celle-ci a consisté en une observation participante inscrite sur la durée (d’octobre 1996 à septembre 1998), réalisée dans différents espaces du réseau, qui s’est accompagnée d’entretiens et d’une analyse d’archives. L’inscription continue dans un collectif local parisien s’est conjuguée à une insertion progressive dans plusieurs instances nationales (assises, secrétariat, coordinations régionales) ainsi qu’à une participation aux différentes actions, particulièrement nombreuses durant ces années. Lors du mouvement des chômeurs, j’ai tenu pendant plusieurs semaines une permanence située dans un local occupé de la ville de Paris, la Maison des Ensembles, qui durant cette période s’est présentée comme un lieu d’accueil et de rassemblement des chômeurs mobilisés. Pour obtenir une vision plus globale de l’organisation, j’ai par ailleurs séjourné dans des collectifs d’autres régions : à Saint-Brieuc, Toulouse, Grenoble et Bordeaux, au sein desquels j’ai assisté à des réunions, à des actions et réalisé des entretiens avec plusieurs des membres. Ces séjours ont été le moyen de saisir les points de similitude et de convergence, de limiter le risque de ne posséder qu’une vision parisienne de l’organisation. Les durées d’observation ont été nettement plus courtes mais elles se sont déroulées après avoir acquis une connaissance du milieu et ont surtout été un moyen de confirmer ou préciser certaines données qui avaient été récoltées précédemment.

    11Ces différents modes de participation ont donné lieu à l’observation de nombreux débats et pratiques. Les débats publics, les réunions de collectifs, les assemblées générales, les réunions décisionnaires, ont constitué un matériau précieux permettant de repérer certains thèmes récurrents, des désaccords, des consensus. Les prises de position ont pu par ailleurs être mises en relation avec les individus qui les énonçaient. Ces espaces de parole présentent également l’avantage d’étudier de près la manière dont s’élaborent collectivement des décisions, dont se préparent des campagnes d’action, et ce d’autant plus que le vote n’existait pas dans AC ! et que les décisions se prenaient au consensus, à la suite de plusieurs heures de débats.

    12L’observation des pratiques occupe également une place importante dans cette recherche. En s’inscrivant dans la durée et dans des espaces diversifiés, il a ainsi été possible d’étudier les pratiques militantes quotidiennes (réunions, permanences, réalisations de tracts, rassemblements), mais également les pratiques d’actions : manifestations, « réquisitions de richesses », et surtout les occupations de locaux. Plus d’une vingtaine d’actions d’occupation ont ainsi fait l’objet d’observations.

    13Outre le recueil de ces données, l’observation continue et prolongée s’est avérée être un outil pour obtenir des informations sur les caractéristiques sociales de la population mobilisée (âge, conditions de vie, modes d’indemnisation, situation matrimoniale), autant d’éléments indispensables lorsqu’il n’existe pas de données statistiques.

    14Les entretiens ont principalement été réalisés entre avril 1997 et avril 1999. Ils ont en moyenne duré plus de deux heures et certaines personnes ont été interrogées à plusieurs reprises. La soixantaine d’entretiens réalisés demandent à être distingués en fonction de la population interrogée d’une part, de la nature des informations récoltées d’autre part.

    15Les entretiens avec les chômeurs visaient dans leur majorité à caractériser la population mobilisée et à comprendre les processus d’engagement dans AC !, appréhendés en fonction des trajectoires sociales, de l’expérience du chômage et du travail, et enfin des modes de participation. Ils ont ainsi porté sur le récit des épisodes (familiaux, scolaires, militants, professionnels) qui ont précédé l’entrée dans l’organisation et sur les modalités concrètes d’inscription dans AC !. Les personnes interrogées ont été choisies après une phase exploratoire durant laquelle il s’agissait de repérer les pôles constitutifs d’AC !. À ces trente entretiens approfondis, il faut ajouter les entretiens informels réalisés lors des périodes d’actions et ceux qui se sont déroulés avec les personnes fréquentées régulièrement sur le terrain et avec lesquelles il était devenu difficile de passer à un entretien de trajectoire, sauf à briser les relations qui s’étaient établies sur un mode moins distancié. J’ai privilégié les entretiens avec les personnes dont j’étais les moins proches, qui participaient à AC ! depuis plusieurs mois et pour lesquelles les entretiens avaient été précédés d’une phase d’observation. Certains entretiens sont inachevés car interrompus par un départ précipité en action ou une évacuation policière ; il a parfois été impossible de reprendre le fil de l’entretien en raison d’une période d’actions intensives ou d’une disparition de l’enquêté.

    16Les entretiens avec les militants syndicaux ont porté sur la création et l’évolution d’AC ! ainsi que sur les parcours militants et professionnels. Quatorze entretiens ont été réalisés avec ceux qui avaient été les plus impliqués dans les premiers temps de construction d’AC !. Ces entretiens n’ont été réalisés qu’après la collecte de nombreuses informations sur les origines du réseau. Cela permettait d’orienter les échanges en vue de compléter ces informations, de revenir sur certains épisodes importants ou litigieux, mais il s’agissait également de se donner les moyens de faire émerger une autre parole que celle généralement livrée aux « visiteurs », discours officiel auquel certains des fondateurs étaient particulièrement rodés. Afin de pouvoir se repérer dans l’histoire des scissions syndicales et des groupes politiques, une dizaine d’entretiens ont également été réalisés avec des militants syndicaux et politiques qui n’ont participé que ponctuellement à AC ! mais qui connaissaient parfaitement les réseaux fondateurs. J’ai également mené des entretiens avec des responsables d’autres organisations de chômeurs en région parisienne (APEIS, CGT-Chômeurs, MNCP) mais également à Bordeaux (APEIS), Toulouse (CGT-Chômeur et MNCP), lesquels permettaient de préciser la dynamique observée au sein d’AC !

    17Je m’appuie également sur l’analyse de contenu de deux principales revues : la revue intersyndicale Collectif, au sein de laquelle est né le projet de créer un réseau de lutte contre le chômage, et le journal interne d’AC !, la Lettre rapide, qui en avril 1999 était composé d’une centaine de numéros. Cette publication rend compte de toutes les décisions nationales et des activités des collectifs locaux, reproduit différents comptes rendus de réunions et des prises de positions.

    18Dix ans plus tard, j’ai cherché à actualiser certaines données afin de retracer l’évolution des luttes, la transformation de l’organisation mais aussi le devenir des acteurs. Cette phase s’est déroulée durant l’année 2007, essentiellement en région parisienne. Elle s’appuie sur le dépouillement des différents numéros du journal interne, l’observation de journées d’assises nationales (en 2007) et la réalisation d’entretiens (9) avec des militants restants.

    Annexe 2 : Modes d’observation et de participation

    19Nous proposons de préciser les modalités de notre observation participante. Ces modalités sont peu comparables pour diverses raisons : temporalités et intensités variables de notre immersion, projet et problématique différents, situation socioprofessionnelle inégale, etc. En particulier, nous n’avions pas le même rapport au terrain et au rôle de militant. L’une a cherché à la fois à s’impliquer et à conserver de la distance avec un tel rôle. L’autre a voulu résister à toute prise de position dominante dans le mouvement mais, s’il y est relativement parvenu à Rennes, il n’a pas réussi à respecter ses intentions initiales à Morlaix. En filigrane, cette annexe réflexive revient aussi sur les difficultés de tout terrain – notamment en matière d’évolution de l’objet étudié et de l’observation – et sur les dynamiques interactives entre l’observation et la participation. Finalement, il ressort que la sociologie, comme toute science sociale, peut difficilement se soumettre à la prétention rationnelle du projet scientifique pour une raison consubstantielle au travail de terrain : les objets sont vivants.

    Entre neutralité et apprentissage militant (Valérie Cohen)

    20Les conditions de mon inscription dans AC ! ont été encadrées par deux éléments déterminants : d’une part, l’objet de ce travail d’enquête ne portait pas initialement sur l’action collective, d’autre part, je n’étais pas une militante.

    21Lorsque j’ai découvert AC !, mon intention n’était pas d’étudier l’action collective de chômeurs mais plutôt d’analyser des formes d’affiliation. Je faisais l’hypothèse que la situation de chômage ne se conjuguait pas mécaniquement à un isolement, que les transformations du salariat induisaient nécessairement des processus de recomposition, des manières de s’organiser pour faire face à cette nouvelle donne. À l’origine, ce travail avait pour ambition d’étudier plusieurs associations orientées vers l’aide et la défense des chômeurs, avec l’objectif de réfléchir aux possibilités de regroupement d’une population atomisée. J’avais ainsi entamé un travail exploratoire auprès de trois associations d’aide aux chômeurs. Chacune d’elle correspondait à l’un des types d’initiatives associatives qui se sont développés dans les années 1980 parallèlement aux dispositifs étatiques de lutte contre le chômage : associations intermédiaires proposant des emplois de services (heures de ménage, de manutention, de plomberie) rétribués au SMIC et dont le quota d’heures ne peut excéder celui exigé par les Assedic2 ; associations d’aide aux chômeurs offrant un soutien pour la recherche d’emploi et un espace d’échange d’expériences pour favoriser la parole des chômeurs ; une antenne emploi mise en place par le Secours populaire proposant un soutien logistique aux demandeurs d’emploi (accès gratuit au téléphone, aide à la réalisation d’un CV ou d’une lettre de motivation). C’est lors de cette exploration que j’ai découvert l’existence d’organisations de chômeurs à caractère revendicatif, et sur lesquelles il n’existait qu’une information parcellaire. AC ! a été la première organisation rencontrée et ce terrain a eu un effet catalyseur. AC ! présentait une originalité qui détonnait avec ce qui pouvait alors être écrit sur les chômeurs et qui apparaissait d’autant plus nettement que les autres associations observées, bien que différentes les unes des autres, avaient finalement en commun de renvoyer les chômeurs à un statut de demandeurs d’emploi, de bénéficiaires, de pauvres voire d’exclus, comme dans les différents dispositifs institutionnels classiques. À l’inverse, les chômeurs rencontrés dans AC ! n’étaient pas définis comme des demandeurs d’emploi et se démarquaient volontairement des représentations misérabilistes qui sont le plus souvent associées au chômage. Les débats qui avaient cours, l’importance accordée à l’action collective m’ont conduite à accorder la priorité à ce terrain d’enquête, à reformuler les orientations de la recherche, à étudier frontalement la question de l’action collective de chômeurs.

    22Cette question n’allait pas de soi dans le champ scientifique, certains chercheurs confirmés me mettaient en garde contre un sujet qui relevait à leurs yeux d’un épiphénomène, tant l’action collective de chômeurs était invisible et apparaissait introuvable. Cette question m’était également étrangère, je n’avais jamais travaillé sur ce type d’objet et, en dehors de quelques manifestations, mon expérience du fait militant était quasi nulle. Cette absence de socialisation militante a eu bien évidemment une incidence directe sur le recueil et la production des données. Je me suis retrouvée de fait en position très distanciée, du côté des moins militants, chômeurs, souvent très affectés par les conséquences du chômage. J’ai été sensible à leur position, aux formes de domination symbolique et aux processus d’inscription dans les groupes, aux cadres, organisations, temporalités qui permettent de trouver une place. Cependant, j’étais nécessairement en décalage avec cette population par mes titres scolaires, mon âge, et une sorte de socialisation accélérée aux pratiques militantes sous l’effet de ce travail de thèse et de l’intensification du contexte d’action. Aussi, me suis-je retrouvée dans un entre-deux, ce qui explique également une attention particulière pour ceux – et surtout celles – qui ne sont dans aucun pôle, les traversent, que nous avons appelés les « figures intermédiaires » (voir chapitre 3).

    23C’est seulement après une participation plus active que la question de la distanciation s’est posée, une fois que je pouvais être perçue comme une militante. De fait, j’avais à présent des pratiques qui m’engageaient, prenaient tout mon temps, m’exposaient. Pour maintenir la distance, j’ai toujours refusé d’accepter les postes à responsabilité, ceux qui orientaient les décisions du groupe. À mesure que je m’inscrivais dans l’organisation, certains militants m’encourageaient à prendre position, donner mon avis, participer aux délégations, répondre à la presse. Le statut de « thésarde » associé à ma participation continue dans AC ! ont fait de moi une « personne-ressource ». J’ai accepté toutes les missions qui renvoyaient directement ou indirectement à ma formation universitaire et j’ai refusé les registres où l’implication militante était la plus nette : faire partie des délégations lors des occupations, organiser de nouveaux collectifs régionaux, répondre aux journalistes. Pour expliquer tout à la fois ma présence continue et mon silence, il a fallu bien souvent rappeler et expliquer ma position de sociologue. Si je n’ai jamais oublié que je faisais une thèse, il était aisé pour les enquêtés de l’oublier. On s’était habitué à ma présence, à ma prise de notes lors des réunions, à mes questions. Il était normal qu’on me demande mon avis sur les orientations d’AC !, sur les tensions, sur certains événements.

    24Par ailleurs, la facilité à accéder aux informations, aux espaces, aux témoignages, la confiance qui m’a été le plus souvent accordée et, à l’inverse, les rares réticences qui ont été exprimées méritent d’être soulignées, car ces attitudes constituent des données d’enquête. Cela tient sans doute au fait qu’à l’époque nous étions peu nombreux à nous intéresser aux chômeurs mobilisés. Mais c’est également lié au fait que j’avais participé aux pratiques et épreuves des groupes en présence. La proximité qui s’est progressivement construite pouvait en retour compliquer la réalisation d’entretiens, notamment ceux portant sur les trajectoires biographiques qui se présentent bien souvent comme une intrusion dans un espace privé, la plupart du temps dissimulé. J’ai pu ainsi parfois noter une résistance à se plier à l’exercice de l’entretien biographique. Certaines réponses concernant le vécu du chômage, la projection dans l’avenir, le récit de la carrière passée ont été laconiques ; celles concernant le devenir pouvaient être habilement esquivées au profit de récits sur les luttes, les occupations, les relations à l’intérieur de l’organisation. Les chômeurs mobilisés tentent, à partir de leur pratique, de déconstruire le caractère négatif de leur statut, ce qui revient souvent à s’écarter des représentations misérabilistes associées aux exclus du travail. Dans les espaces de la mobilisation, ils se définissent comme des militants, des contestataires, des révoltés. Dans le cadre de l’entretien, il s’agissait de parler, certes, de cette expérience mais également du chômage, de la pauvreté, du déclassement. Autant d’éléments qui revenaient à dire ce qu’on cherche finalement à dépasser. Ces difficultés éprouvées par les chômeurs ont occasionné en retour de la pudeur, de la réserve mais également de la prudence de ma part. Certains entretiens visant initialement à recueillir des récits de vie se sont transformés en récits de pratiques et d’actions. D’autres se sont déroulés en plusieurs fois. Et c’est souvent après plusieurs entretiens et plusieurs échanges que certains pouvaient alors s’autoriser à raconter leur histoire3. L’enquête réalisée dans les collectifs provinciaux a eu l’avantage de rompre avec la proximité tout en bénéficiant d’un statut privilégié et d’un accueil chaleureux. Après plus d’un an dans le réseau, je pouvais me présenter à partir de deux étiquettes : celle relative à mon affiliation à AC !, celle concernant mon statut universitaire. Il a été plus facile d’écouter les récits de ceux que nous connaissions moins. Inversement, ces personnes, parce qu’elles savaient également que je n’étais que de passage, ont eu plus de facilité à se livrer.

    25Quand quitter le terrain ? La question s’est bien souvent posée. La baisse d’intensité des actions, la contrainte du travail de thèse, et la nécessité de gagner ma vie4 m’ont conduite à cesser progressivement mon implication dans AC !. J’ai cependant continué à garder un lien, en allant à des manifestations, en m’intéressant toujours aux actions de chômeurs. C’est de cette manière que j’ai refait des entretiens en 2007 et une analyse des archives dans l’idée d’objectiver des évolutions. Au fil du temps, je suis finalement restée une observatrice, à laquelle on demande parfois d’intervenir.

    Entre sociologie et militantisme (Xavier Dunezat)

    26J’ai participé au mouvement de Morlaix du premier au dernier jour et j’ai suivi le mouvement rennais du 10 janvier 1998 à avril 1999. En raison de mes contraintes professionnelles (j’étais enseignant à Morlaix), je n’ai jamais pu participer pleinement à l’action collective rennaise et c’est davantage en observateur que j’ai pu m’investir et que j’ai été perçu. En particulier, je n’ai pu être là ni disposer d’une informatrice5 (ou d’un informateur) dans la période qui va de l’entrée dans le local aux vacances scolaires de 1998 : j’ai alors recouru aux entretiens et aux comptes rendus du mouvement pour reconstruire cette période. Je suis revenu en septembre 1999 (déménagement à Rennes) et j’ai suivi de manière assez distante, sauf pendant les vacances scolaires, ce qui se passait. Je voudrais ici préciser le mode de participation et d’observation qui a été le mien dans les deux mouvements. Il s’agira notamment de montrer que l’observation et la participation sont deux processus évolutifs, sous la pression du terrain, et difficilement dissociables, se structurant réciproquement6. Dès mon entrée dans les mouvements de chômeurs, je décide – en tant que salarié, qui plus est enseignant – de suivre les assemblées générales et les actions. En revanche, je décide aussi de m’abstenir de proposer des revendications ou des moyens d’action et d’intervenir dans les procédures de vote. Que ce soit à Rennes ou à Morlaix, mon mode de participation devait se limiter à prendre la parole le plus rarement possible, à participer aux seules tâches exécutives et à discuter avec les gens extérieurs au mouvement lors des actions. Je devais donc toujours refuser de participer aux délégations, aux prises de parole publiques au nom du mouvement, à un quelconque travail de gestion de l’assemblée générale (présider, distribuer la parole, noter au tableau…). Ayant déjà une expérience militante construite dans les mouvements lycéens et étudiants puis féministes, je souhaitais participer mais je ne voulais pas me retrouver en position dominante dans le mouvement, que ce soit par le jeu invisible de la prise en charge « spontanée » des tâches qui m’auraient le mieux correspondu, ou bien par l’assignation orchestrée par le mouvement à ces mêmes tâches. De même, lorsqu’une coordination régionale s’est mise en place au niveau de la Bretagne, j’ai demandé à y assister tout en précisant que je ne dirai rien. Compte tenu de mon mode de participation, j’avais les mains libres pour observer. Oui mais quoi ? En effet, en ce qui concerne le mode d’observation initialement envisagée, les choses étaient beaucoup moins claires. Le rapport au carnet d’observation était complexe. Je savais qu’il fallait noter mais je ne savais pas quoi. L’objectif initial était alors de tout noter7 ou du moins de prendre le temps chaque soir de récapituler la journée.

    27La première journée d’observation participante dans le mouvement de Rennes me semble (alors) relativement satisfaisante par rapport à mes intentions méthodologiques et militantes initiales. On ne me demande rien et je parviens à prendre huit pages de notes dans la journée. En assemblée générale, la notation de l’ordre du jour au tableau me sert de plan – un peu comme à l’école – et je parviens, grâce à une distribution de parole globalement respectée, à noter qui dit ou fait quoi. Quelques incidents qui rompent l’ordre du jour me permettent de faire des pauses, étant entendu (alors) que ces incidents n’ont pas grand intérêt (d’autant que je n’y comprends rien). Ma prise de notes se limite à signaler l’incident mais pas vraiment à en saisir le contenu.

    28Je suis bien moins satisfait après ma première journée d’observation participante à Morlaix. On me parle beaucoup et je n’ose pas noter à cause de la distance sociale qui me « saute aux yeux ». Contraint de regarder, d’écouter et de répondre, le terrain m’oblige à délaisser mon cahier. Encore persuadé de la nécessité de ne rien perdre, je cours me réfugier chez moi pour écrire à la va-vite tout ce que j’ai vu et entendu dans l’après-midi. Je retourne à 18 heures pour assister à l’assemblée générale. Bien décidé à tout noter – et directement cette fois –, je m’organise. Le résultat est édifiant : 3 heures d’AG, 2 pages. Un ordre du jour (en deux points) vaguement gribouillé au tableau – en plein milieu de la réunion – ne structure aucunement l’AG. En revanche, les incidents sont innombrables. On pleure, on rit, on crie dans n’importe quel ordre. Certains lèvent le doigt pour parler, d’autres parlent. Certains rappellent l’ordre du jour tout en ne le respectant pas. Le président du Comité, qui distribue encore la parole, est appelé le « casse-couilles » sans pour autant le paraître. La prise de décisions contraste singulièrement avec Rennes : une personne (un homme le plus souvent) propose une action. Elle est immédiatement adoptée. Une autre personne propose une autre action : elle est tout aussi immédiatement adoptée, semblant remplacer la précédente. Bref, je suis perdu. Deux faits vont sensiblement transformer mon rapport aux carnets d’observations et m’apprendre à les utiliser. Une chômeuse, à la fin de cette première AG observée, me demande s’il m’arrive de regarder ailleurs que dans mon cahier. Nous rions, je ferme mon cahier. Un peu après, alors que nous grignotons collectivement en discutant, l’une des deux femmes avec qui j’ai rédigé dans l’après-midi un poème sur le chômage (voir annexe 4) m’interpelle par mon prénom. Je m’aperçois que je ne sais pas comment elle se prénomme et pourtant je suis « l’observateur ». Je prends alors conscience que l’observation participante doit être participante pour que l’observation soit possible. Sans pour autant renoncer aux carnets d’observations, je décide de me donner le temps de regarder les gens.

    29Mon mode d’observation se modifie alors. J’accepte l’idée de ne pas tout noter. Je fais en sorte d’enregistrer le plus rapidement possible le prénom de chacun8 et, peu à peu, ma prise de notes spécifie chaque individu qui prend la parole. Je repère aussi, en regardant, les différentes tâches qui structurent l’assemblée générale (et le temps hors AG). À chaque fois qu’une personne fait quelque chose, je note ce qu’elle fait et comment elle s’appelle, mon intention scientifique étant d’analyser la répartition des tâches, notamment entre femmes et hommes. Pour ce qui est du contenu des interventions, je fais ce que je peux mais j’apprends à reconnaître ce qui structure et ritualise le déroulement informel de l’assemblée générale. Lorsque les conflits vont devenir manifestes (voir chapitre 5), ma prise de notes est suffisamment rodée pour parvenir à embrasser l’ensemble de l’AG.

    30À Rennes, le mode d’observation est sensiblement différent, compte tenu du mode de fonctionnement du mouvement. D’une part, l’existence d’un ordre du jour formel, la formalisation du rôle du président d’AG, la notation rigoureuse au tableau, l’utilisation systématique du vote et l’organisation en commissions avec compte-rendu oral en assemblée générale structurent en continu ma prise de notes. Que ce soient les carnets d’observations de mon informatrice ou les miens, les données sont plus ordonnées. Certes, les incidents continuent d’exister mais, alors qu’à Morlaix ils sont systématiquement digérés par la discussion conflictuelle, là le mode de régulation est très différent. Soit le rappel à l’ordre clôt rapidement l’incident, soit la violence verbale qui en découle provoque des départs de l’AG, voire du mouvement. La prise de notes s’en trouve allégée car tout va très vite (les AG sont d’ailleurs beaucoup moins longues qu’à Morlaix). Par ailleurs, les carnets d’observations sont complétés par un secrétariat de séance relativement rigoureux, étant donné le capital culturel de la majorité des participants. Ainsi, à Rennes, le mode de participation initiale n’a pas été modifié durant toute l’année 1998, y compris à mon retour sur le terrain en septembre. Je suis resté l’observateur participant qui est là, qui aide, qui suit les actions et à qui on ne demande rien. L’informatrice a vécu la même chose, même si elle a été – contrairement à moi – poussée à prendre en charge le secrétariat. Mon mode de participation au mouvement rennais va commencer à se transformer lorsque, d’une part, je vais me rapprocher d’un groupe de participants (ceux que nous nommerons les « libertaires », voir chapitre 3), et d’autre part, acquérir une légitimité militante à la suite de mon investissement dans le soutien local aux personnes sans-papiers. Plusieurs personnes (anarchistes) du mouvement participent aussi à ce soutien. En avril 1999, lorsque certains anarchistes vont tenter de transformer le mouvement des chômeurs en « comité de chômeurs » avec la mise en place de procédures de vote en fonction de l’ancienneté et de l’investissement militant de chaque participant, je ferai partie de celles et ceux qui s’opposeront à cette tentative. Nous rédigerons, avec un ami libertaire, un texte visant à préserver le fonctionnement de « mouvement social ». Ce texte contribuera à faire échouer la tentative anarchiste. Cela me vaudra les inimitiés de plusieurs anarchistes. L’un d’entre eux me demandera même de quitter le mouvement. C’est ce que je ferai et mon observation participante s’arrêtera là.

    31En revanche, à Morlaix, mon mode de participation a sensiblement évolué dès les premières heures, le terrain venant plus rapidement contrarier les intentions. D’abord, mon statut d’enseignant prend le pas sur celui de chercheur dès le premier jour. Deux faits vont y contribuer. D’une part, une élève que j’avais en classe repère ma présence dans le mouvement lorsqu’elle vient rendre visite à son père, lui-même participant. Je discute alors avec celui-ci qui propage assez vite – à Morlaix, les choses se disent collectivement – la nouvelle de ma position sociale. D’autre part, à la suite de cet étiquetage enseignant, je suis vivement convié – le même soir – à participer à la rédaction d’un tract en direction de la population lycéenne, l’assemblée générale du premier jour ayant décidé de sensibiliser « les étudiants » à la cause des chômeurs. Je participe donc à la rédaction d’un tract, en compagnie des deux autres enseignants du mouvement ainsi que d’un militant anarchiste. Même si je parviens à ne rien proposer pour cette rédaction et à tenir mon mode de participation initiale les jours suivants, je suis intronisé comme participant actif et surtout comme membre du groupe des enseignants9.

    32De même, ma participation à la coordination régionale – pourtant en qualité d’observateur – a engendré un autre étiquetage : celui d’avoir fait partie des gens qui avaient la possibilité d’aller à la coordination. Je me suis aperçu de cela lors des entretiens. La constitution de la délégation pour la coordination régionale a été l’un des enjeux et des révélateurs des conflits à Morlaix. Alors que le trio dominant de la mobilisation (voir chapitre 5) pouvait s’auto-désigner en tant que délégués, certaines personnes qui s’inscrivaient pour faire partie de cette délégation ont vu leur nom rayé ou leur intention rejetée, souvent au nom de la compétence nécessaire. En y allant en tant qu’observateur mais en étant perçu comme participant, je faisais de facto partie du groupe des « privilégiés », du groupe qui n’avait pas besoin d’autorisation pour aller à la coordination régionale. Par ailleurs, comme j’allais à toutes les réunions régionales, il m’a été demandé de représenter Morlaix lors de la dernière rencontre car aucune personne du mouvement ne pouvait s’y rendre. J’ai refusé ce rôle de représentant mais j’ai accepté de transmettre à la coordination « les nouvelles de Morlaix » et j’ai fait le compte-rendu de cette rencontre lors de l’AG suivante.

    33Toutefois, cette charge participative est restée relativement limitée pendant deux mois, jusqu’au 6 mars. Mes prises de parole en AG étaient très rares. De même, j’ai réussi à ne pas me situer dans les conflits qui ont traversé le mouvement morlaisien, en dépit des demandes assez insistantes lorsque ceux-ci se sont envenimés. Par exemple, j’ai été sollicité pour présider une « AG extraordinaire » dans laquelle les conflits devaient être « posés sur la table » et résolus. On m’a aussi proposé de faire ce que l’on pourrait appeler une restitution en action, c’est-à-dire d’expliquer à partir de mes notes « ce qui n’allait pas ». J’ai beaucoup souffert de ces demandes que je ne pouvais satisfaire, en particulier quand j’ai commencé à repérer les enjeux des conflits et les processus de cristallisation des groupes qui en ont été les produits. Dans cette confrontation avec le mouvement, une enseignante a joué un rôle très important en expliquant sans cesse – dans sa position de participante – la spécificité de mon mode de participation. Cette absence d’intervention dans les conflits m’a été reprochée, de manière plus ou moins virulente, comme en témoigne cet extrait d’entretien avec un membre du trio dominant à propos du rôle de président des AG :

    « X – Tu trouves que le casse-couilles a bien tourné ?
    – Pff, j’ai l’impression. J’ai l’impression. […] Vu que t’étais là au mouvement pour nous espionner et nous analyser et nous psychanalyser, tu dois savoir mieux que moi.
    X – Euh, qu’est-ce que je voulais dire ?
    – Eh. Pourquoi tu les as pas mis sur la table ?
    X – C’est-à-dire ?
    – Ben, puisque toi t’étais là à prendre des notes, à observer comment que ça fonctionnait, et surtout à chercher des petits trucs, pourquoi tu l’as pas… tu l’as pas précisé pendant le mouvement ça ? Parce que, justement, t’avais ton rôle de… de… de…? Putain, mais là-dessus t’as merdé dans ce cas-là ! »

    34Ce type de reproche reste rare (il apparaît explicitement dans trois entretiens à Morlaix) mais la virulence de sa forme laisse penser que « le terrain » ne saurait être neutre sur la définition du mode d’observation et de participation. Dans le même sens, un autre fait est plus difficile à interpréter. Il n’existait pas de secrétariat de séance dans les assemblées générales de Morlaix. Simplement, pendant trois semaines, celui qui était surnommé « l’écrivain » – parce qu’il passait son temps à prendre des notes personnelles dans un cahier – a servi de secrétaire. Lorsqu’il a quitté le mouvement, il n’existait plus de secrétariat. Or, lorsque j’ai été absent du mouvement pendant les vacances scolaires de février, un secrétariat est apparu, qui a disparu dès mon retour. J’ai cherché à savoir pourquoi ce secrétariat avait émergé. On m’a répondu que la secrétaire du Comité morlaisien avait envie de faire des comptes rendus d’AG cette semaine-là. J’ai plutôt l’impression que ma prise de notes était assimilée à un secrétariat parce que j’étais perçu comme participant. La lecture spontanée de mes carnets d’observations par certains – à mon insu – me conduit à l’hypothèse que ces carnets apparaissaient comme une « propriété collective ». On peut cependant faire une autre hypothèse : ayant fait des études de sociologie et compte tenu de nos bonnes relations, la secrétaire du Comité a pensé à prendre des notes pour moi pendant mon absence car elle imaginait que cela pourrait m’être utile.

    35Dans les derniers jours du mouvement, je suis cependant devenu plus actif. En effet, je suis intervenu à la suite de l’expulsion au petit matin, par les forces de l’ordre, de la mairie de Saint-Martin-Des-Champs que nous occupions depuis le 28 février. Je faisais partie des gens qui dormaient. L’expulsion a été relativement désagréable. Le 13 mars, avait lieu un meeting (dans la salle dont nous avions été expulsés) de deux ministres : Catherine Trautman et Marylise Le Branchu (ancienne maire de Morlaix). Comme nous avions été expulsés en plein sommeil, j’ai proposé d’aller au meeting en pyjama et de manifester bruyamment notre présence. Cette action a été tentée mais a donné lieu à une simple prise de parole d’un chômeur et personne n’est venu déguisé, sauf les enseignants… Ce fut ma seule proposition d’action et elle fut la dernière du mouvement avant son extinction.

    Annexe 3 : Écrire à quatre mains

    36Les dissymétries relatives de nos deux expériences ethnographiques nous incitent à une certaine réflexivité dans la démarche comparative qui a guidé la phase d’écriture. À l’instar d’une tradition aujourd’hui solidement ancrée dans la sociologie du fait militant, la comparaison est au cœur de cet ouvrage. Elle l’est dans chacune de nos thèses mais elle l’est plus encore dans le résultat écrit que nous donnons ici à voir en confrontant et en mélangeant nos matériaux. Ce parti pris est d’abord méthodologique tant la comparaison a été vantée comme une forme d’admission de la preuve susceptible de se substituer aux avantages de la méthode expérimentale dans les « sciences dures » : elle est à la fois un mode d’établissement des relations de causalité et une technique de contrôle. Elle permet notamment de repérer des processus transversaux et de rapporter d’éventuelles singularités à des contextes d’action et des agencements de pratiques différents. Malgré ses avantages et ses thuriféraires, la comparaison pose un certain nombre de problèmes. Sans revenir sur tous les biais et les contraintes qui opposent le « bien comparer » et le « mal comparer » (Sartori, 1994), nous proposons ici de préciser ce que l’écriture à quatre mains a suscité dans la mise en œuvre et la construction d’une démarche comparative, afin que le passage à l’écrit ne se transforme pas, comme c’est souvent le cas en sciences sociales, en « question de méthode négligée » (Dubois, 2005).

    37En effet, même si l’objet de nos thèses était a priori comparable – les mobilisations de chômeurs – les conditions d’enquête ont divergé et ont produit des informations asymétriques. Il en va ainsi de notre rapport hétérogène au terrain qui est à la fois un produit de nos intentions de départ et des réactions des enquêtés (voir annexe 2). Par exemple, la distance à l’objet – comme prescription, dispositif et/ou réalité – a fait couler beaucoup d’encre mais, qui plus est sur des terrains militants dans des enquêtes à découvert, elle est toujours un processus de négociation avec les acteurs qui peuvent alterner entre désintérêt dominant (Rennes), curiosité enthousiaste (Morlaix) et/ou intérêt militant (AC !). Quelle que soit l’intention initiale, on ne décide pas seul de la distance à l’objet tant notre place sur le terrain est en partie imposée – aussi bien verbalement que physiquement – par les enquêtés (Broqua, 2009). Chacun de nos terrains constitue ainsi « une relation sociale » singulière dans la mesure où le rapport aux enquêtés et les conditions de recueil des données ont varié (Sa Vilas Boas, 2012 : 61). Par exemple, la généralisation des comptes rendus d’AG ou de réunion sur tout terrain militant cache des modes divers de prise en charge de cette tâche, ce qui tient autant aux propriétés sociales du rédacteur ou de la rédactrice qu’au rapport que chaque groupe mobilisé entretient avec ces comptes rendus : lorsque les conflits font rage, le compte-rendu formaliste domine car il agit comme une forme de témoin ou de mémoire des décisions passées (Rennes et AC !) ; à l’inverse, lorsque le groupe est pacifié, le compte-rendu se contente de répertorier vaguement les décisions prises quand il n’est pas purement et simplement oublié (Morlaix). De même, chacun de nos terrains est marqué par une forte dissymétrie dans l’accès ou non à l’observation directe de tous les espaces et coulisses de la mobilisation, formels et informels. C’est pourquoi le recours partagé aux observations et aux entretiens peut cacher une forte variabilité dans le poids respectif de ces deux techniques d’enquête. Que ce soit pour Morlaix ou AC ! Paris, les observations apparaissent plus exhaustives et prennent le pas sur les entretiens ; c’est l’inverse pour Rennes et AC ! en province où les entretiens ont été davantage mobilisés pour accéder à tout ce dont notre regard ethnographique était privé.

    38La dissymétrie des matériaux provient aussi d’une expérience singulière induite par notre projet de « publier » ensemble nos deux thèses. En effet, ces dernières passent du statut de « production finale » (individuelle) à celui d’écrit intermédiaire (collectif). Or, on sait que « l’écriture intermédiaire », en tant que passage obligé du processus de recherche qui permet de construire des « énoncés » et de collectiviser le « fonctionnement disciplinaire » (Achard, 1994 : 156), produit des biais à contrôler lors de la comparaison puisque, en pratique, deux terrains comparés sont rarement exploités simultanément, si bien que la phase de l’écriture intermédiaire pour le premier (transcription des entretiens, mise en ordre des notes d’observations, etc.) contribue à produire des hypothèses et des axes d’analyse contraignants pour le regard porté sur le second terrain plus tardivement exploité. Pour contrôler ce biais, le détour monographique est d’un grand secours (Sa Vila Boas, 2012). Chacune de nos thèses a ainsi été doublement mobilisée avant le passage à l’écriture à quatre mains : d’une part, elle contenait une problématique, un cadre théorique, des résultats dont la puissance de contraindre était forte ; d’autre part, elle constituait une monographie à part entière qu’il s’agissait d’intégrer à tout prix si nous voulions à la fois respecter le travail de chacun-e et prétendre à l’exhaustivité de nos données.

    39Une telle logique a animé en profondeur la question de la comparabilité des données, en particulier les « choix d’intégration et d’exclusion de certains “faits” » durant l’activité d’écriture finale (ibid. : 70). Nous avons en effet cherché à privilégier les processus comparables en recoupant des données dont l’asymétrie pouvait autant provenir – compte tenu d’un objet et de dispositifs d’enquête relativement comparables – du rapport au terrain ou des conditions de recueil que de l’écriture intermédiaire que constitue chacune de nos deux thèses, avec sa problématique, son cadre théorique, son contexte académique, ce dernier englobant les chapelles symbolisées par nos directions de thèse. Il a résulté de ces contraintes un plan thématique organisé autour de trois niveaux d’écriture. Le premier a consisté à repartir des grandes questions transversales de la sociologie des mouvements sociaux pour construire les quatre principales parties de l’ouvrage : la montée en généralité nous servait alors de guide d’écriture, tant les chômeurs sont aussi des mobilisés ordinaires. Dans ce même premier niveau, on peut ranger la stratégie d’écriture qui a consisté à fusionner nos données lorsque les processus ou les groupes, spécifiques aux chômeurs mobilisés, nous paraissaient si proches que la dissymétrie passait au second plan : c’est notamment le cas pour le chapitre 3 consacré à la cartographie des pôles au sein des mobilisations de chômeurs. Le deuxième niveau d’écriture a consisté à présenter un processus commun puis à illustrer ce processus de manière alternative à partir de nos terrains (chapitres 5 et 7) ou à présenter des processus hétérogènes et à utiliser chaque terrain pour illustrer cette hétérogénéité (chapitres 6 et 8). La dissymétrie donne alors à voir des variations locales qui n’entament en rien la montée en généralité que contient la présentation des processus communs ou spécifiques. Le troisième niveau d’écriture a cherché à assumer la dissymétrie structurelle de nos matériaux. Sur certains thèmes, soit nos données divergeaient (chapitre 2), soit elles étaient trop inégales quantitativement compte tenu de problématiques éloignées (chapitre 4), soit un terrain apparaissait plus illustratif d’un processus transversal dont le poids variait selon les contextes, stratégie d’écriture qui conduit à « masquer l’inégale densité des matériaux que ces extraits mettent en évidence » (ibid. : 73).

    40Ces différentes options retenues dans le travail d’écriture ont reposé sur de nombreuses discussions, et ce depuis plusieurs années. Si nous connaissions les écrits de l’une et l’autre, c’est en débattant longuement de scènes de terrain, d’extraits d’entretiens qui divergeaient ou bien se recoupaient, que nous avons pris la mesure de l’intérêt de rassembler nos matériaux et nos analyses. Ces échanges ont également été un moyen indispensable pour s’approprier les terrains de l’autre, réfléchir à leur production selon la position occupée, le contexte local, interrogeant chaque fois ce qui permettait ou non de les comparer, ce qui conduisait ou non à une montée en généralité. Dans ces allers-retours sur nos terrains respectifs, se sont progressivement construites les conditions d’une mise en commun. Cet exercice supposait également un certain recul, prendre de la distance non seulement avec « son » terrain et le rapport animé à celui-ci, mais aussi avec « sa » thèse pour envisager progressivement de reconstruire une thèse commune, c’est-à-dire à la fois défendre une perspective propre et se laisser guider par la mise en commun du matériau d’enquête, dont la comparaison induisait des choix et des sélections à l’origine d’un nouveau matériau. Chacun-e de nous a ainsi dû explorer davantage des dimensions laissées dans l’ombre durant la thèse ou encore accepter de renoncer, dans un souci de comparabilité, à certaines données d’enquête. De même, nombre d’extraits de terrain ont été revisités, c’est-à-dire réexaminés au regard de la problématique commune rendue possible et nécessaire par la comparaison. Sans nier les doutes et les difficultés lors de la réécriture – car il s’agit bien de cela –, la patience et la bienveillance réciproques ont été de puissants moteurs pour apprendre à (bien) comparer sans se comparer.

    Annexe 4 : Rencontres si peu (im)probables

    41Nous reproduisons ici le récit de l’entrée sur les terrains de Morlaix et de Rennes, rédigé à partir des premières notes d’observations de Xavier Dunezat (2004).

    42Durant l’année scolaire 1997-1998, j’entamais ma carrière d’enseignant au lycée public de Morlaix et j’avais commencé ma thèse sur les rapports hommes/ femmes dans les mouvements sociaux deux ans auparavant. Depuis 1990 et ma rencontre avec Sophie, j’étais peu à peu devenu féministe et j’avais troqué ma participation aux mouvements étudiants contre celle aux collectifs de « la cause des femmes ». Militant féministe et révolutionnaire, j’espérais un mouvement social. Bloqué dans ma thèse, j’attendais un « terrain ».

    43Je partageais mon temps entre la ville finistérienne dans laquelle j’avais mon logement principal et la ville de Rennes dans laquelle je disposais d’un logement le week-end (du vendredi soir au lundi). Les mouvements de chômeurs avaient déjà démarré durant les vacances de Noël. Je suivais alors ce qui se passait à l’échelle nationale. Par intérêt militant. Par intérêt étudiant. Début janvier, la ville de Guingamp (Côtes d’Armor) se lance dans l’action et j’hésite à « aller voir ».

    44Le samedi 10 janvier, je suis à Rennes. Je croise « par hasard » une manifestation de chômeurs dans le centre-ville. Je me joins au défilé qui se disperse une demi-heure plus tard sur la place de la mairie. Je m’approche d’un groupe de personnes et je leur demande ce qui se passe. Une femme m’explique la situation : le mouvement des chômeurs a débuté à Rennes le 6 janvier. Il se réunissait jusqu’à la veille à la Maison du Peuple, « les locaux de la CGT », et il a été décidé de quitter ces lieux pour se rassembler dorénavant à l’OSCR [Office Social et Culturel Rennais], dans une salle prêtée par la mairie. Elle ajoute que des assemblées générales ont lieu tous les matins de la semaine à 10 heures et que le mouvement est « indépendant » des syndicats, « surtout de la CGT et d’AC ! ». Deux hommes – je les perçois comme frères jumeaux – confirment puis commencent à raconter leur vécu du chômage et leurs difficultés à trouver du travail. Ma première impression est celle d’une parole à la fois libre et véhémente, joyeuse et énervée. En revanche, je ne prends pas (encore) la mesure de ce qui s’est passé avec la CGT et AC !. Je « cours » acheter un cahier et, le lundi matin, je me rends à l’assemblée générale. J’ai oublié mon cahier et je trouve dans mon blouson deux feuilles. J’arrive vers 9 heures 45 et je discute avec un autre homme repéré à la manifestation. Je lui annonce mon projet d’observer le mouvement et lui précise que je vais demander à l’assemblée générale si cela ne pose pas de problème. L’homme en question ouvre spontanément l’assemblée générale et se met à la présider debout. Une tribune de cinq personnes – cinq hommes – fait face à la majorité des présents. L’un fait un bilan de la trésorerie. Vers 10 heures 30, une cinquantaine de personnes sont présentes. Je suis assis au milieu, mes feuilles dans la poche. « Le président » annonce mon intention d’observer le mouvement et me donne la parole. J’explique que je suis étudiant et que je souhaite réaliser un travail sur un mouvement social. Ma déclaration et mon projet ne reçoivent ni assentiment, ni opposition, ni réponse : l’assemblée reprend son cours comme si de rien n’était. Je sors mes feuilles et mes premières notes correspondent à ce qui est écrit au tableau derrière la tribune : « OJ [Ordre du jour] : 1) Compte-rendu de la semaine ; 2) Trésorerie ; 3) Action à mener ; 4) Évolution du tract ; 5) Lettre » (Carnets d’observations, Rennes, AG du 12/01/98). Vers midi et demi, l’assemblée générale se termine et un rendez-vous est donné pour l’action de l’après-midi. Les participants se dispersent dans la ville. Seul, je décide d’aller manger avec une amie enseignante à qui je raconte la matinée. Elle semble intéressée et je lui propose de se rendre aux assemblées générales et de m’aider à prendre des notes. Elle accepte et jouera le rôle d’informatrice pendant la semaine, lorsque je serai à Morlaix.

    45L’après-midi consiste à suivre l’ensemble des actions organisées qui rassemblent une cinquantaine de personnes : accompagner une délégation au conseil économique et social régional, se rassembler comme tous les jours de la semaine place de la mairie à 17 heures pour distribuer des tracts, assister – bâillonnés – au conseil municipal. Je remarque la présence de plusieurs femmes de la CGT (par leur badge) dans la délégation. Elles font un compte-rendu place de la mairie que la plupart des présents – et surtout des hommes – n’écoutent pas. Plusieurs personnes (dont l’un des jumeaux et la première femme rencontrée) se singularisent par la violence verbale de leur réaction lorsque le maire de la ville n’interrompt pas le déroulement du conseil municipal malgré notre présence théâtrale puis bruyante. Une femme vient me voir pour me demander des précisions sur mon sujet. Je lui dis que je m’intéresse aux « rapports hommes/femmes dans ce mouvement ». Elle ne dit rien. Je décide de ne plus présenter mon sujet de cette manière.

    46Le lundi soir, je rentre à Morlaix. Je raconte à une amie – elle aussi enseignante au lycée – le déroulement de la journée. Le lendemain matin, j’apprends par un enseignant, militant syndicaliste de SUD Éducation, qu’une manifestation a lieu le soir même, à 17 heures, devant l’hôtel de ville et que les locaux de la mairie sont occupés. L’occupation de la mairie a été négociée avec le maire. La manifestation vise à apporter le soutien de la population aux chômeurs. Il m’annonce cela discrètement et j’en fais part à mon amie. Je ne me souviens pas si le syndicaliste m’avait précisé « qui » était à l’origine de ces initiatives.

    47Je sors de cours à 18 heures et je rejoins immédiatement, en compagnie de mon amie, la mairie. Nous apprenons que la pluie a conduit à annuler la manifestation qui a été transformée en assemblée générale dans la salle des mariages. Nous rejoignons celle-ci qui « déborde » de gens (environ 150 personnes). Je me faufile dans l’assistance et je parviens à trouver une place assise. Mon amie reste debout à l’entrée de la salle. Je ne disposais pas alors de mon cahier et je me suis limité à participer par l’écoute. Je me souviens d’une tribune avec quatre hommes portant chacun un badge : le militant syndicaliste de SUD (nous nous sourions), un homme avec un badge « Comité de chômeurs » qui distribue la parole et donne des précisions d’organisation, un syndicaliste de la CFDT et un autre membre du Comité. Un homme, que j’avais déjà vu dans un débat sur l’agriculture biologique, fait une critique de la valeur du travail dans notre société et explique qu’il ne faut pas (plus) vouloir travailler à tout prix, accepter n’importe quel emploi. Un autre lui répond en se levant et en criant : « Moi, même si on m’embauche pour ramasser ta merde, je le ferai ! ». Une femme prend la parole pour demander de l’aide pour son fils qui ne touche « que 500 francs [75 euros] » par mois pour vivre alors qu’il a une compagne et deux enfants. « Aidez-le ! Aidez-le ! » ne cesse-t-elle de répéter. Son fils prend la parole et décrit longuement sa situation. L’assemblée écoute et réagit bruyamment. Un lycéen – que j’avais déjà remarqué au lycée – explique la situation de ses parents : ils sont chômeurs et ils ne disposent pas d’un revenu suffisant pour payer son transport scolaire. Alors, tous les matins, il fait du stop et arrive souvent en retard au lycée. Il est sanctionné par la vie scolaire car il refuse de donner la véritable raison de ses retards. Écoute puis bruit de l’assemblée. Ce même lycéen ajoute – maladroitement, il le dira ensuite – que le vécu du chômage est plus difficile pour un homme que pour une femme. Dans la salle, une chômeuse se lève et répond, de manière assez véhémente, que le droit au travail est important pour les deux sexes. Le président de l’assemblée souligne qu’il faut distinguer droit au travail et droit à l’activité : il « n’y a plus » de celui-là mais il faut définir celle-ci et y associer un revenu. Un homme renchérit et répète qu’il faut supprimer la « valeur du travail ». Peu avant la fin de cette réunion improvisée, une femme dit que le mouvement doit être chaleureux. Un homme s’écrie : « Viens dans mon lit, tu trouveras toute la chaleur que tu désires ! » La femme continue et souligne qu’il faut prendre en compte la « spécificité » des femmes chômeuses : « Je suis faite pour enfanter, je veux travailler à mi-temps. » Elle propose que les chômeuses se réunissent en non-mixité. Cris de l’assemblée : « On est tous chômeurs, homme ou femme, il ne faut pas se diviser ! » La réunion prend fin et environ quarante personnes rejoignent une salle annexe dans laquelle il a été prévu, lors des négociations avec le maire, de dormir. Quelques policiers sont là. L’homme qui a « invité » la chômeuse à venir dans son lit s’énerve car toute la mairie n’est pas occupée. Le président de l’assemblée discute avec lui. Je ne reste pas le soir parce que j’ai du travail scolaire en retard… et parce que j’ai le sentiment de ne pas être à ma place. En effet, cette première assemblée générale et cette première rencontre physique avec les chômeurs morlaisiens induisent plusieurs sensations concurrentes : la joie de « voir ça », le choc et l’énervement suscités par les récits individuels, la peur engendrée par la violence de certains propos, le malaise généré par l’omniprésence de l’alcool, l’inquiétude liée à ma première participation à un mouvement de ce type, le stress provoqué par la répression dans d’autres villes dont les médias se sont fait l’écho les jours précédents. En réalité, j’avais besoin de « sortir de là » pour revenir. Sur le chemin du retour, je discute avec mon amie qui, militante féministe, est très choquée par la manière dont les paroles de la dernière femme à parler ont été accueillies. Elle dit qu’elle ne reviendra pas « là-dedans » mais reviendra le lendemain.

    48J’attendrai le jour suivant – mercredi 14 janvier – pour me décider à annoncer mon intention d’observer le mouvement. À midi, je sors de cours et je rejoins la mairie occupée. Je dis aux quelques personnes présentes que je souhaite faire « un travail d’étudiant » sur ce mouvement. On me dit qu’« il faut demander à Fabrice », celui qui présidait l’assemblée de la veille et qui est le président du Comité des chômeurs de Morlaix. Je demande à Fabrice qui ne voit pas d’inconvénient à mon projet mais « il faudra quand même le dire à l’AG ce soir ». Mon cahier à la main, je passe l’après-midi au milieu des chômeurs, dans le froid du hall de la mairie. Deux hommes ne cessent de venir me parler car ils me prennent pour un journaliste. Ils sont ivres et la distance sociale me semble forte. J’écoute et je ne note pas leurs déclarations, à la fois pour tenter artificiellement de réduire la distance sociale que le stylo et le cahier accroissent ainsi que pour montrer que je suis là pour participer, pas pour noter. Je fume plusieurs cigarettes. On me propose un café, une pomme. Beaucoup de gens passent et signent le cahier de doléances, joyeusement surveillé par deux femmes avec qui je sympathise. Elles me disent que je ressemble à Patrick Bruel et font part de leur découverte à l’ensemble des personnes présentes. Je commence à parler, un peu avec tout le monde. Avec mes deux comparses, nous rédigeons un poème sur le chômage. Un journaliste passe et nous demande l’autorisation de le publier. Je ne réponds pas. Elles sont d’accord. Vers 17 heures, je rentre chez moi et je reviens pour l’AG de 18 heures. La réunion a déjà commencé. J’ouvre la porte et mes deux comparses de l’après-midi s’écrient : « Patriiick ! » L’assemblée rit. Je ne sais plus où me mettre. Je m’assois et je sors maladroitement mon cahier et un stylo. Fabrice, qui préside, dit à l’assemblée que je vais observer le mouvement si tout le monde est d’accord. La trentaine de personnes présentes semble manifester une forte approbation à mon projet. L’AG continue. Je commence à noter dans mon cahier tout ce qui se passe. La première chose que j’écris est en espagnol parce que je suis mal à l’aise de noter « ça » : « Les Hs sont “borrachos” (la majo). » La seconde : « Une femme demande : “Est-ce que vous acceptez les volontaires ? J’ai perdu mon compagnon, moi je veux aider les autres”. Elle se met à pleurer et dit : “Excusez-moi !” » (Carnets d’observations, Morlaix, AG du 14/01/98). Je suis en observation participante dans un mouvement social…

    Notes de bas de page

    1  Les questionnaires visaient à reconstituer, par écrit et avec chaque personne interviewée, les trajectoires de vie par tranches de six mois à partir de la fin des études. Les trajectoires scolaires, professionnelles, familiales et militantes étaient plus particulièrement abordées. Ces questionnaires étaient remplis hors enregistrement, ce qui a engendré l’évocation de faits que l’entretien n’avait pas abordés sous l’effet de la pression de l’enregistrement.

    2  Sur 700 associations existantes au début des années 1990, plus de la moitié (400) était regroupée au sein du COORACE (Comité de coordination nationale d’associations d’aides aux chômeurs par l’emploi).

    3  C’est ainsi que de nombreux entretiens ont duré plus de trois heures et certains d’entre eux cinq heures. Nous en avons réalisé certains par téléphone. Dans ce cas, nous avions déjà fait un entretien, voire deux, qu’il s’agissait de compléter. Le téléphone s’est avéré un moyen particulièrement adapté aux entretiens biographiques. Bien que les interviewés savaient qu’ils étaient enregistrés, ils semblaient oublier cette donnée et racontaient plus volontiers leurs expériences. Les communications téléphoniques étaient par ailleurs coûteuses à cette époque, et parler plusieurs heures notamment avec ceux qui résidaient en province amplifiait une marque d’intérêt et alimentait une empathie qui a favorisé l’échange et le récit.

    4  Je n’ai jamais eu de bourses, d’allocations. J’ai financé cette thèse avec un contrat de surveillante d’externat à mi-temps, des vacations d’enseignements à l’université puis, une fois le terrain terminé, j’ai obtenu des contrats de recherche et dispensé différentes formations.

    5  Rappelons qu’une informatrice – une amie enseignante – participait au mouvement rennais et a accepté de prendre des notes pour moi lorsque j’étais absent, de janvier à fin février 1998.

    6  Pour une analyse plus approfondie, voir Xavier Dunezat (2011).

    7  La procédure consiste à noter tout ce que l’on « voit », « entend », « ressent », « perçoit »… Par exemple, si un tel arrive en retard, on note qu’il est arrivé en retard. Si une telle se lève pour aller écrire au tableau, on note qu’elle s’est levée pour aller au tableau.

    8  Dans ce processus d’apprentissage, les rapports entre militants et non militants m’imposent – par leur violence symbolique – un rythme d’apprentissage très inégal selon les groupes.

    9  Cet étiquetage ne fera que se renforcer lorsque les chômeurs utiliseront notre relais pour entrer les jours suivants dans le lycée, dans la salle des professeurs, voire dans les classes. Si l’on ajoute que les élèves les plus mobilisés, dans les manifestations lycéennes en faveur des chômeurs, faisaient partie d’un club journal que nous animions avec les deux autres enseignants au lycée, il est difficile de penser que ma position professionnelle n’a eu aucune incidence, non seulement sur mes rapports avec les participants, mais aussi sur le déroulement du mouvement.

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    1  Les questionnaires visaient à reconstituer, par écrit et avec chaque personne interviewée, les trajectoires de vie par tranches de six mois à partir de la fin des études. Les trajectoires scolaires, professionnelles, familiales et militantes étaient plus particulièrement abordées. Ces questionnaires étaient remplis hors enregistrement, ce qui a engendré l’évocation de faits que l’entretien n’avait pas abordés sous l’effet de la pression de l’enregistrement.

    2  Sur 700 associations existantes au début des années 1990, plus de la moitié (400) était regroupée au sein du COORACE (Comité de coordination nationale d’associations d’aides aux chômeurs par l’emploi).

    3  C’est ainsi que de nombreux entretiens ont duré plus de trois heures et certains d’entre eux cinq heures. Nous en avons réalisé certains par téléphone. Dans ce cas, nous avions déjà fait un entretien, voire deux, qu’il s’agissait de compléter. Le téléphone s’est avéré un moyen particulièrement adapté aux entretiens biographiques. Bien que les interviewés savaient qu’ils étaient enregistrés, ils semblaient oublier cette donnée et racontaient plus volontiers leurs expériences. Les communications téléphoniques étaient par ailleurs coûteuses à cette époque, et parler plusieurs heures notamment avec ceux qui résidaient en province amplifiait une marque d’intérêt et alimentait une empathie qui a favorisé l’échange et le récit.

    4  Je n’ai jamais eu de bourses, d’allocations. J’ai financé cette thèse avec un contrat de surveillante d’externat à mi-temps, des vacations d’enseignements à l’université puis, une fois le terrain terminé, j’ai obtenu des contrats de recherche et dispensé différentes formations.

    5  Rappelons qu’une informatrice – une amie enseignante – participait au mouvement rennais et a accepté de prendre des notes pour moi lorsque j’étais absent, de janvier à fin février 1998.

    6  Pour une analyse plus approfondie, voir Xavier Dunezat (2011).

    7  La procédure consiste à noter tout ce que l’on « voit », « entend », « ressent », « perçoit »… Par exemple, si un tel arrive en retard, on note qu’il est arrivé en retard. Si une telle se lève pour aller écrire au tableau, on note qu’elle s’est levée pour aller au tableau.

    8  Dans ce processus d’apprentissage, les rapports entre militants et non militants m’imposent – par leur violence symbolique – un rythme d’apprentissage très inégal selon les groupes.

    9  Cet étiquetage ne fera que se renforcer lorsque les chômeurs utiliseront notre relais pour entrer les jours suivants dans le lycée, dans la salle des professeurs, voire dans les classes. Si l’on ajoute que les élèves les plus mobilisés, dans les manifestations lycéennes en faveur des chômeurs, faisaient partie d’un club journal que nous animions avec les deux autres enseignants au lycée, il est difficile de penser que ma position professionnelle n’a eu aucune incidence, non seulement sur mes rapports avec les participants, mais aussi sur le déroulement du mouvement.

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    Ce livre est cité par

    • Odin, Pierre. (2020) Le travail syndical en actes. DOI: 10.4000/books.septentrion.108323
    • (2023) Le pouvoir d’agir dans les centres sociaux. DOI: 10.4000/books.septentrion.141577
    • Cimier, Amandine. (2022) LA SANTÉ DES CHÔMEURS AU PRISME DE L’ACTIVITÉ. Revue québécoise de psychologie, 43. DOI: 10.7202/1088844ar
    • Rétif, Sarah. (2023) Engagement et citoyenneté : pratiques ordinaires de femmes en quartier populaire. Politique et Sociétés, 42. DOI: 10.7202/1095649ar
    • Clouet, Hadrien. (2022) Montserrat Emperador Badimon, Lutter pour ne pas chômer : le mouvement des diplômés chômeurs au Maroc. Sociologie du travail, 64. DOI: 10.4000/sdt.41760
    • Beurois, Tom. (2022) Une aide alimentaire apolitique ? Formes de (dé)politisation ordinaire au sein d’épiceries sociales en France et en Belgique. Participations, N° 33. DOI: 10.3917/parti.033.0031
    • Baumes Malfant, Chloé. (2020) Lutter ensemble contre la Montagne d’or. Les mobilisations anti-extractives à l’épreuve des fractures ethno-raciales. Cahiers des Amériques latines, 1. DOI: 10.4000/cal.10854
    • Dunezat, Xavier. Hoyez, Anne-Cécile. Jarno, Pascal. (2022) Un terrain « du proche ». Le militantisme et la recherche à l’épreuve de l’occupation d’une université. Carnets de géographes. DOI: 10.4000/cdg.7773

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    Cohen, V., & Dunezat, X. (2018). Annexes. In Quand des chômeurs se mobilisent... (1‑). Presses universitaires de Rennes. https://doi.org/10.4000/books.pur.145732
    Cohen, Valérie, et Xavier Dunezat. « Annexes ». In Quand des chômeurs se mobilisent. . Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2018. https://doi.org/10.4000/books.pur.145732.
    Cohen, Valérie, et Xavier Dunezat. « Annexes ». Quand des chômeurs se mobilisent. , Presses universitaires de Rennes, 2018, https://doi.org/10.4000/books.pur.145732.

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    Cohen, V., & Dunezat, X. (2018). Quand des chômeurs se mobilisent... (1‑). Presses universitaires de Rennes. https://doi.org/10.4000/books.pur.145582
    Cohen, Valérie, et Xavier Dunezat. Quand des chômeurs se mobilisent. . Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2018. https://doi.org/10.4000/books.pur.145582.
    Cohen, Valérie, et Xavier Dunezat. Quand des chômeurs se mobilisent. . Presses universitaires de Rennes, 2018, https://doi.org/10.4000/books.pur.145582.
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