Conclusion
p. 287-294
Texte intégral
1L’action collective a indéniablement un caractère fascinant dans la mesure où « le regroupement, à un moment donné, d’individus auparavant atomisés, le passage d’un groupe-agrégat à un collectif-sujet, l’entrée en lutte et les modalités de gestion de cette lutte restent toujours des objets mystérieux » (Kergoat, 2000 : 70). Et ce d’autant plus lorsque cet objet a été pensé sinon comme introuvable du moins comme improbable. En revenant sur ces luttes de chômeurs, nous entendions ainsi les faire sortir de ces modes de catégorisation qui les enferment dans une vision marquée par la faiblesse, le manque, le vide. Car « à trop mettre l’accent sur ce qui fait leur impuissance, nombre d’imaginaires et d’études portant sur les pauvres […] semblent courir le risque de participer à faire d’eux précisément des impuissants » (Duclos, 2014). En regardant autrement ces actions, sans définition préalable, sans focaliser notre attention sur ce qui leur fait défaut, nous avons déplacé la mise en énigme, laquelle ne repose pas seulement sur la possible articulation entre chômage et action collective mais aussi sur la formation de groupes mobilisés.
2Pour le dire autrement, nous n’avons pas uniquement saisi les chômeurs mobilisés au regard d’une condition précaire et stigmatisée mais aussi au regard des rapports, divisions, pratiques, organisations qui marquent, structurent, infléchissent leur existence. Ce faisant, notre approche à la fois se nourrit et se distancie des analyses en termes d’improbabilité. Cet angle programmatique nous a semblé inapproprié pour « tenter de mettre à jour [les] nœuds et lignes de tension » (Galerand et Kergoat, 2014 : 52) qui structurent le groupe mobilisé. Mais la manière d’appréhender le sujet doit beaucoup à la démarche ethnographique, à l’immersion de longue durée, nous amenant à être au plus près des pratiques et constater que les chômeurs ne rentrent pas tous très bien dans les catégories de bénéficiaires, même si certaines de leurs pratiques peuvent s’y apparenter.
3Il nous faut à présent préciser ce que cette démarche a finalement permis de donner à voir. Concernant la création des groupes étudiés, les matériaux récoltés détaillent les processus de formation. L’émergence des luttes de chômeurs des années 1980-1990 est indissociable de la création de quatre principales organisations nationales, de « la bande des quatre » comme les désignaient leurs détracteurs. Si celles-ci s’inscrivent dans un contexte économique, social, politique, au sein duquel le chômage et les protections salariales se transforment, l’analyse de la création d’AC ! souligne l’incidence de la recomposition syndicale qui a en effet sécrété une double dynamique. D’une part, elle a activé la recherche de nouveaux espaces d’engagement pour des militants politiques et syndicaux en position minoritaire dans leurs organisations d’origine. D’autre part, elle a aussi rendu disponibles des « entrepreneurs de protestation » qui ont mis leur expérience militante au service de la cause du chômage. Cette dimension n’épuise pas la question de la formation des luttes. En effet, en déplaçant la focale vers les dynamiques locales qui ont été rendues visibles et renforcées par le mouvement de l’hiver 1997-1998, nous avons pu repérer que les formes organisationnelles à l’origine d’un groupe mobilisé sont variables. L’exemple de Morlaix montre que le monopole d’une association locale, indépendante des organisations nationales de chômeurs, peut être aussi – voire davantage – efficace qu’une convergence plus ou moins coordonnée de relais locaux d’organisations, lorsque le jeu politique est troublé par l’irruption de nouveaux entrants, tel le pôle anarchiste dont la présence a activé une conflictualité immédiate et continue à Rennes. Au-delà de cette question organisationnelle, le mouvement de l’hiver 1997- 1998 apparaît comme un moment heuristique pour l’analyse du temps long des luttes de chômeurs. Il rend saillante l’incidence des médias dans la mise en visibilité de ces actions, alimentant des logiques de ralliement aux luttes, mais aussi celle des autorités, dont la réaction impacte la dynamique du mouvement et ses déclinaisons en termes de modes d’actions disponibles et de temporalité militante. Ainsi, à l’échelle locale, les micro-tensions – entre organisations de chômeurs, entre militants d’obédiences diverses (communiste, anarchiste, catholique), entre le groupe mobilisé et les autorités locales qu’il cherche aussi à interpeller – marquent durablement la forme de la mobilisation, le mode de fonctionnement et sa temporalité. Étudier des dynamiques locales variées souligne qu’on ne pourrait donc parler d’un mouvement de chômeurs, et encore moins d’un collectif chômeur.
4En effet, suivre des groupes mobilisés de l’intérieur conduit également à prendre la mesure de leur hétérogénéité, laquelle s’avère bien difficile à présenter. Non seulement, on ne dispose pas de données quantitatives mais surtout les groupes en question ne sont pas toujours stabilisés, évoluent, changent d’un espace à l’autre. L’approche en termes de pôles, qui s’appuie sur des modes d’opposition et de distinction internes qu’il s’agit d’objectiver, permet d’identifier les acteurs engagés à partir des dynamiques qui les opposent et des caractéristiques sociales qui les définissent.
5Trois principaux pôles se dégagent – syndicaliste, anarchiste, chômeur – mais ces derniers n’épuisent pas la diversité des pratiques, des positions, des trajectoires repérées. Chaque pôle est simultanément animé par deux tendances contradictoires, comme cela a été montré pour d’autres groupes sociaux (Juteau, 2010 ; Kergoat, 2012) : l’une l’homogénéise, sous l’effet de l’homologie des positions sociales qui le définissent ; l’autre l’hétérogénéise, sous l’effet des clivages qui le structurent aussi et qui sont susceptibles de s’actualiser à tout moment. Ce mode de catégorisation et de distinction donne à voir sur le long cours les processus de convergence, de recomposition et d’éclatement des chômeurs mobilisés. Il en va ainsi du pôle chômeur dont la réalité est à la fois un produit direct des luttes de classement internes aux mobilisations et une catégorie fourre-tout lorsque les autres catégories de classement dans le champ militant ne recouvrent pas tout le groupe mobilisé. C’est pourquoi, à notre sens, les pôles ne regroupent pas tant des individus que des pratiques et des représentations, les premiers pouvant alterner entre plusieurs pôles, voire s’en émanciper. De même, nous n’avons pas voulu forcer les catégories et les catégorisations, et avons préféré accorder une attention particulière à des figures intermédiaires – des enseignants, des étudiants, des femmes inactives ou retraitées, des ni militants ni chômeurs – dont le rôle de passeur est fondamental et dont la féminisation est forte. Les pôles les plus visibles masquent ainsi d’autres formes de divisions sociales, comme celle entre femmes et hommes. Son objectivation est apparue utile pour repérer la division relativement plus forte des femmes au moment de leur entrée dans l’action collective et éclairer la centralité des hommes dans la formation des luttes de chômeurs. Notre regret est de ne pas avoir tenu compte des rapports sociaux de race.
6L’hétérogénéité du groupe apparaît d’autant plus forte lorsque l’on s’intéresse aux logiques d’entrée en lutte. Sans prétendre à l’exhaustivité, nos analyses invitent à une conception élargie de ce que d’autres nommeraient des ressources ou des dispositions pour l’action. Certes, le capital militant et ses modes de reconversion apparaissent une fois encore comme des ressorts privilégiés de l’engagement, notamment pour tous ceux qui se mobilisent non pas contre leur chômage mais contre le chômage. Nous avons toutefois repéré une catégorie de jeunes chômeurs d’origine populaire pour laquelle le chômage est une occasion de militer auprès des chômeurs, sans nécessairement soi-même revendiquer un statut de militant ou un statut de chômeur. L’activité militante est alors plutôt saisie comme une activité de substitution à la « glande » ou à l’emploi, ou bien comme une cause morale et un moyen d’exprimer sa révolte face aux déconvenues de la société.
7C’est particulièrement pour le pôle chômeur que nos analyses viennent nuancer ou enrichir les rares données existantes (Maurer, 2001). L’expérience du chômage – le « ras-le-bol » qu’elle suscite – est aussi un moteur de l’engagement dans les luttes de chômeurs. Le caractère a priori tautologique de l’affirmation l’est moins si l’on se souvient que le champ académique s’est d’abord structuré autour de l’analyse des obstacles à la mobilisation des chômeurs pour ensuite pointer les ressources militantes des cas miraculeux. Or, la condition de chômeur est bel et bien un ressort de protestation qui dans certains cas se couple à une expérience militante préexistante à l’épreuve du chômage. Mais nous avons surtout tenu à mettre en relief les processus d’entrée en lutte des populations les plus fragilisées, au chômage depuis plusieurs années, sans socialisation militante, tant ces populations s’éloignent des figures classiques du militantisme. Saisir leur entrée dans des collectifs protestataires suppose de s’intéresser aux différentes pratiques de subsistance qu’elles sont contraintes de développer pour se protéger. C’est en effet à la suite de nombreuses démarches infructueuses auprès des administrations, des services sociaux, que ces personnes se tournent vers une organisation de chômeurs, en continuité d’une mobilisation individuelle qui, sous certaines conditions et dans un contexte donné, peut ainsi rencontrer une mobilisation collective. Cependant, d’autres dimensions interfèrent pour que leur inscription dans des collectifs se réalise, lesquelles renvoient plus spécifiquement aux manières de s’organiser qui sont bien souvent déterminantes pour les chômeurs les plus précarisés.
8L’hétérogénéité des groupes invitait également à interroger la construction des fins partagées, des modalités d’action, d’organisation, en d’autres termes les possibilités de production du collectif. Alors que les positions sur l’orientation des luttes divergent selon les rapports au travail et au chômage, que les chômeurs dans une large majorité luttent pour retrouver un emploi, ce sont avant tout les revendications en termes de revenu qui se sont imposées. Les luttes de chômeurs n’ont pas été en effet orientées autour de l’emploi. Pour saisir cette dynamique, nous avons recouru à deux principaux niveaux d’analyse. Le premier s’appuie sur les tentatives de luttes autour de l’emploi qui se sont développées dans les premiers temps de la construction d’AC !, et qui ont été impulsées par les fondateurs, syndicalistes, pour lesquels cette orientation est centrale, voire première. Cependant, leurs actions n’ont pas suscité l’adhésion des chômeurs qui progressivement s’inscrivaient dans les collectifs locaux, se construisant autour d’objectifs concrets, à leur portée, s’adressant à une autorité publique identifiable. Les combats autour de la réduction du temps de travail répondaient difficilement à la logique de l’urgence qui structure les conditions d’existence précaire. Quant aux réquisitions d’emploi, ces actions se sont avérées inopérantes, puisqu’elles n’ont jamais pu aboutir à des embauches. Le second niveau de réflexion rapporte la question revendicative à la division du travail militant qui a vu triompher, dans plusieurs mobilisations de l’hiver 1997-1998, le pôle anarchiste ou des groupes porteurs d’une position intellectualisée et critique sur la « valeur travail » : l’option du revenu apparaît alors davantage imposée sous l’effet de hiérarchies militantes peu enclines à laisser d’autres revendications s’exprimer.
9L’imposition des registres revendicatifs s’articule ainsi aux modalités d’organisation et de structuration des groupes mobilisés. Là encore, l’observation participante permet d’accéder à l’agencement des pratiques qui font et défont les collectifs. Nous avons eu la chance d’étudier celles-ci dans un contexte spécifique d’intensification des actions, dont la particularité était à la fois d’élargir le nombre de protestataires, en particulier aux chômeurs, et de sortir les groupes mobilisés de leurs permanences et de leurs locaux habituels, ce qui a favorisé une multiplication de tâches militantes et une diversification des modes de participation. Il nous a fallu construire des outils pour les appréhender comme un travail spécifique : le travail militant. Cette entrée par les pratiques a supposé d’articuler les effets des trajectoires militantes (possession ou non d’un capital militant), domestiques et professionnelles, au moment de distinguer des modes de participation (continue, alternée, réservée, inactive) et d’inscription dans le travail militant (hiérarchique, militant, professionnel, domestique). Ces différents niveaux d’analyse permettent de montrer que toutes les mobilisations observées se caractérisent par une hiérarchie militante – au bénéfice du pôle syndicaliste et/ou du pôle anarchiste – dans laquelle les chômeurs, notamment les plus précarisés, et la plupart des femmes se retrouvent en position dominée, voire délégitimée et invisible. Cependant, les effets de contexte et d’agencement des pratiques méritent d’être pris en compte. Dans certaines configurations, la division du travail militant prend la forme d’un travail séparé qui bloque la formation d’un collectif protestataire et qui l’épure. C’est le cas lorsque la mobilisation n’a pas les moyens d’inventer un espace-temps inédit, propice à la coexistence des pôles, lorsque triomphe une temporalité militante calquée sur le mode professionnel, lorsque l’hétérogénéité constitutive du groupe se reproduit à l’identique via une division territoriale du travail militant, lorsque les tâches militantes sont limitées et contrôlées alimentant une participation inactive et contribuant à mettre les chômeurs en position de spectateurs ou à faire d’eux des « bénéficiaires ». L’expérience de l’occupation de la mairie de Morlaix mais aussi de nombreux locaux occupés sur la durée révèle que, parfois, la division du travail militant prend la forme d’un travail collectif dans lequel tout le monde ou presque participe, peut participer, et ainsi s’identifie au groupe mobilisé. Cependant, le groupe est toujours stabilisé de manière provisoire car il suffit qu’une « cassure », à la fois symbolique et matérielle, survienne pour que l’ordre militant produise un travail séparé.
10Ce détour par l’analyse des pratiques était indispensable pour comprendre que la participation des chômeurs aux luttes qui les concernent est non seulement possible mais aussi variable, étroitement dépendante de la manière dont l’ordre militant les accueille et les laisse travailler. Les « entrepreneurs de protestation », les « militants par conscience », les syndicalistes et les anarchistes dans les luttes observées, n’ont pas de rôle prédéterminé : ils peuvent aussi bien favoriser la mobilisation d’un groupe qu’incarner, par leurs pratiques et les hiérarchies qu’ils prescrivent ou sécrètent, des freins. Au lieu de (s’évertuer à) chercher dans la condition de chômeur l’alpha et l’oméga des facteurs de la non-mobilisation des chômeurs, il est alors plus heuristique de déplacer la focale vers les conditions de production des luttes et l’organisation du travail militant en particulier.
11L’analyse de ces pratiques, qu’il s’agisse des modes d’action et plus largement du travail militant, amène à entrevoir deux faces de l’action collective, présentant des processus qui s’opposent sans s’annuler car ils n’interviennent pas au même moment, dans les mêmes espaces, et ne concernent pas nécessairement les mêmes personnes : disqualification/valorisation, domination/émancipation, exclusion/ intégration, engagement/désengagement. Les dynamiques procurant valorisation, affirmation, émancipation s’appuient sur des modes d’action spécifique – telles que les marches et les occupations – faisant exister positivement les chômeurs mobilisés. Mais surtout, dans l’action collective, les chômeurs travaillent et transforment ainsi, de manière provisoire et contextualisée, leur condition en une expérience valorisante, suscitant sentiment d’utilité et de reconnaissance sociale. Le travail militant – y compris ses marges – donne en effet l’occasion de renouer avec le faire. Il en va ainsi des tâches à connotation domestique qu’on aurait tort de cantonner au seul registre de l’exploitation. Le fait que ce travail s’accomplisse dans un cadre militant donne des forces pour s’autoriser d’autres formes de participation, pour résister à l’assignation domestique et même à un mari exploiteur. Le travail militant peut aussi s’avérer être un substitut efficace et enviable à l’emploi, notamment pour ceux dont l’expérience professionnelle a été vécue comme une souffrance. Le cas des libertaires à Rennes apparaît de ce point de vue très illustratif : ces jeunes chômeurs mobilisés d’origine populaire, rétifs à entrer sur le marché de l’emploi, ont rapidement appris – par leur inscription spécifique dans le travail militant – à se connaître et ont réussi à s’émanciper collectivement de la contrainte de l’emploi. Sur le long cours, grâce à une autre forme de travail militant, dans les squats notamment, ces chômeurs sont restés en lien et sont parvenus à construire un mode de vie collectif en marge des univers professionnels. Plus largement, les collectifs mobilisés s’apparentent à des supports d’intégration, par le travail qui s’y réalise, les liens qui s’y construisent, faisant parfois office de ressort pour renouer avec une recherche d’emploi. Le potentiel d’intégration sociale apparaît notamment chez certaines figures reléguées pour leur conduite déviante, dans le cadre d’une division spécifique du travail militant : le travail collectif. Nous avons vu que, pour les figures du mal boire, l’investissement dans le travail militant concourt à redéployer des compétences endormies mais l’on observe également des formes de socialisation contrainte, posées comme des conditions d’accès au groupe, lesquelles agissent à la fois comme des processus de stigmatisation mais aussi d’invitation à trouver sa place. Enfin, lorsque se construisent des espaces d’expression pour dire et partager son expérience, que le vécu de sa condition et les savoir-faire en matière de subsistance se transforment en un capital valorisé et mobilisé, l’action collective produit et amplifie l’engagement politique, allant pour certains chômeurs, davantage protégés des risques d’exclusion, jusqu’à rejoindre la scène politique institutionnelle : celle des élections.
12L’immersion sur le long terme et l’accès à différents espaces de la protestation mettent en relief une face plus sombre des groupes mobilisés. D’abord, si ces derniers sont des supports d’intégration, ils produisent également des critères d’identification et de distinction dessinant leurs frontières, qui disqualifient et mettent à distance les figures les plus stigmatisées. Celles-ci peuvent cependant recourir à ces stigmates pour résister de l’intérieur lorsque les transformations de l’ordre militant sécrètent un travail séparé et un mode de participation inactive. Quand ils ne se désengagent pas, certains retournent alors le mal boire et la violence contre l’ordre militant. Les violences masculines – symboliques, physiques, sexuelles – imprègnent ainsi l’action collective et doivent être objectivées en les rapportant aussi au fait militant, à ce qu’il est susceptible de produire en termes de souffrance au travail (militant). Ensuite, ce sont les processus d’éclatement des groupes mobilisés que nous avons tentés d’éclairer en montrant ce que cet éclatement doit à l’organisation du travail. Le travail séparé s’accompagne en effet d’une conflictualité ouverte et continue qui défait le collectif protestataire par « morceaux entiers » : les pôles démissionnent les uns après les autres jusqu’à extinction des feux ou homogénéisation relative du groupe. Comme le montre l’exemple du mouvement de Rennes, l’implosion prend aussi des formes violentes – y compris physiques – et conduit à une certaine réserve face aux constats établis par le courant de la mobilisation des ressources. L’importation des ressources jugées légitimes et attendues (capital militant, capital culturel, capital social, etc.) a des effets ambivalents. Si elles peuvent aider au déclenchement de l’action collective, elles sont aussi porteuses de coups de force symboliques et de rapports de domination à l’encontre des acteurs dont elles visent la mobilisation. Selon l’organisation du travail militant qui prévaut, ces ressources font et défont les collectifs protestataires. Les dynamiques d’éclatement s’analysent également à partir des processus de désengagement qui, dans le cas d’AC !, mettent en relief d’autres dimensions que la seule division du travail. Concernant le pôle syndical, outre les tensions idéologiques et relationnelles liées aux inégalités de conditions sociales, le départ de ces acteurs renvoie à des reconversions militantes dans d’autres espaces jugés plus opportuns. Les chômeurs militants sont également confrontés à des choix démobilisateurs tant les logiques de la mobilisation collective contre le chômage entrent en dissonance avec les logiques de la mobilisation individuelle dans la recherche d’emploi.
13Ces limites ne sont cependant pas propres à l’action collective des chômeurs ou, plus largement, à ceux qui sont définis par l’absence ou la faiblesse de leurs ressources. Ce sont plus spécifiquement des tensions qui caractérisent l’existence des groupes mobilisés. Or, celles-ci ne renvoient pas seulement à la condition de chômeur mais relèvent de rapports sociaux actualisés – par des formes de division du travail qui se construisent au sein des luttes – et de contraintes externes qui les structurent. L’analyse des tensions invite à s’interroger sur les manières de les atténuer, sur les dynamiques qui concourent à faire coexister des individus séparés et à produire ce qui pourrait s’apparenter à du collectif au sens fort du terme, lorsque s’observent du faire ensemble et de l’être ensemble. Nous voudrions mettre l’accent sur trois dimensions qui nous paraissent ici centrales.
14La première est relative à certains acteurs de ces luttes que nous avons définis comme des figures intermédiaires, très féminisées, qui sont repérables précisément par leur capacité à faire office de passerelles entre des groupes clivés. Mais ces modes d’intervention s’observent également chez des individus qui, tout en étant prioritairement positionnés et identifiés au sein d’un pôle, sont en mesure de naviguer entre différents groupes en raison de trajectoires sociales et d’expériences leur permettant de saisir des points de vue différenciés. Il en va ainsi de certains chômeurs, relativement proches du pôle syndical par leur socialisation militante et leurs titres scolaires, pouvant alors servir de médiateurs entre les franges les plus précarisées et les salariés. Ces figures peuvent également se recruter au sein du pôle syndicaliste, telle Claire Villiers qui, par son travail comme conseillère à l’emploi et son engagement militant auprès des plus démunis, dispose des outils pour saisir les positions les plus marquées du pôle syndical et les attentes des chômeurs. Ces militants et militantes ne sont pas nécessairement des forces consensuelles mais apparaissent plutôt comme des tisseurs de liens. Cependant, des rapprochements ne s’opèrent que dans des espaces et temporalités singulières.
15La deuxième dimension que nous souhaitons souligner concerne ainsi les espaces produits dans les luttes, relatifs aux modes d’action. C’est en effet lorsque l’action fabrique simultanément des lieux de lutte et de vie inscrits dans une temporalité longue que des rencontres peuvent se réaliser. Si elles s’apparentent bien souvent à des confrontations, elles sont aussi des occasions de découvertes et d’apprentissage de manières différentes de penser et de faire. Elles donnent surtout l’occasion d’élargir le champ des échanges qui n’est plus exclusivement structuré par l’espace des pratiques militantes légitimes mais aussi par celui de l’organisation de la vie collective. Or c’est parfois en tentant de faire ensemble un repas, et pas seulement un tract, que certains – relevant d’univers séparés dans le monde ordinaire – peuvent alors communiquer.
16Ceci nous conduit à la troisième dimension, relative au faire ensemble qui repose sur la sécrétion des tâches et leur division. Ces deux dynamiques conditionnent la participation au groupe mais plus encore la possibilité que des individus séparés puissent trouver (à prendre) place dans le groupe et puissent agir, en dépit des hiérarchies, non pas seulement côte à côte mais parfois ensemble. En s’intéressant aux pratiques les plus discrètes et les moins légitimes, nous avons observé des modes de participation qu’on ne pouvait voir autrement. Le travail militant apparaît alors comme un champ d’activités multiples et variées dont le mode d’organisation est déterminant dans la construction simultanée d’un faire ensemble et d’un être ensemble. Plutôt que de s’interroger sur la probabilité de l’entrée en lutte des classes populaires et des dominés en général, il serait peut-être plus heuristique de partir de l’hypothèse qu’ils sont déjà mobilisés par leurs conditions d’existence et dans des pratiques de subsistance qui peuvent les conduire à (se) rejoindre (dans) une action collective. Encore faut-il que le faire ensemble soit possible et que l’être ensemble soit construit. C’est tout l’enjeu de l’organisation du travail militant et de sa capacité à faire échec ou non aux effets prévisibles des divisions sociales structurelles. Les luttes quotidiennes des chômeurs sont aussi des formes politiques à partir desquelles le travail militant mériterait d’être pensé, prescrit, organisé. En effet, la politique n’est pas extérieure aux chômeurs – ou aux classes populaires1 – mais inscrite dans leurs conditions d’existence, ce qui nous invite à penser une fois encore les diverses pratiques (militantes, existentielles) sous l’angle d’un continuum. Ce ne sont donc pas les chômeurs qui ne militent pas mais les formes disponibles du militantisme qui rendent difficile la construction d’une force collective. Cependant, des ouvertures sont possibles car l’espace de contestation est un champ spécifique qui peut à la fois actualiser des rapports sociaux et suspendre leurs effets. Sous cet angle, la mobilisation des chômeurs n’est pas si singulière et partage, avec d’autres mouvements sociaux, l’incertitude d’une recomposition et l’espoir d’un avenir proche.
Notes de bas de page
1 Denis Merklen (2009) développe cette idée à travers le concept de politicité, également repris dans un ouvrage collectif (Beroud et al., 2016).
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