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    Plan détaillé Texte intégral Revendiquer un emploi et/ou un revenu : l’imposition non fédératrice de la cause du revenu (garanti)La lutte pour l’emploi : entre impossibilité pratique et marginalisation Notes de bas de page

    Quand des chômeurs se mobilisent...

    Ce livre est recensé par

    • Cédric Frétigné, Lectures, mis en ligne le 30 janvier 2019. URL : https://journals.openedition.org/lectures/25147 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.25147
    • Pierre Blavier, Sociologie du travail, mis en ligne le 27 février 2020. URL : https://journals.openedition.org/sdt/28432 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.28432
    • Charles Berthonneau, Travail et emploi, mis en ligne le 4 décembre 2020. URL : https://journals.openedition.org/travailemploi/9687 ; DOI : https://doi.org/10.4000/travailemploi.9687
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    Table des matières

    6. Pour quoi se battre ?

    p. 201-233

    Texte intégral Revendiquer un emploi et/ou un revenu : l’imposition non fédératrice de la cause du revenu (garanti)Des positions hétérogènes, classées et sexuées« Du fric ! »« Du boulot ! »« Du boulot et, en attendant, du fric ! »Le revenu garanti dans AC ! : une option par défaut qui s’impose sans fédérer« Donnez-nous du fric ! » : l’imposition de la cause du revenu (garanti) dans AC !La critique du revenu au nom de la solidarité et de l’autonomieUne revendication par défaut : un autre moyen de lutter contre l’absence de ressources et de statutsLa lutte pour l’emploi : entre impossibilité pratique et marginalisationRevendications et modalités d’action : l’exemple de quelques luttes en direction de l’emploiLuttes pour la réduction du temps de travailDes actions en faveur de l’emploi : « les réquisitions d’emplois »Rapports de pouvoir et priorité revendicative : la marginalisation imposée de la lutte pour l’emploiRennes : du mix revendicatif sur le papier à la victoire réelle de la cause du revenuMorlaix : du rejet organisé du droit au travail à la subversion de l’ordre militant au nom du droit au travail Notes de bas de page

    Texte intégral

    1La question revendicative est une dimension centrale des mobilisations puisqu’un mouvement social se définit de manière extensive comme une action collective concertée « en faveur d’une cause », c’est-à-dire « dans une logique de revendication » (Neveu, 2015 [1996] : 9). Or, lorsqu’on parcourt les sommaires des manuels français de ces trente dernières années sur la sociologie des mouvements sociaux (Mann, 1991 ; Fillieule et Péchu, 1993 ; Neveu, 2015 [1996] ; Mathieu, 2004 ; Fillieule et al., 2009), cette question apparaît paradoxalement peu visible, à l’inverse d’ouvrages davantage centrés sur l’évolution pratique de l’engagement et qui cherchent à analyser les objectifs du militantisme contemporain (Ion et al., 2005 ; Havard-Duclos et Nicourd, 2005). Pourtant, le matériau sur les orientations revendicatives est aisément accessible en raison des nombreux tracts, articles, prises de positions publiques que produisent les acteurs mobilisés. Ce désintérêt relatif et contextuel pour le sujet serait lié à la dynamique conflictuelle, au sein du champ académique, qui a structuré la naissance du courant de la mobilisation des ressources : parce que les raisons de se révolter étaient posées comme constantes et parce qu’il s’agissait de montrer que la production d’une action collective ne dépendait pas tant de ses objectifs que de ses ressources, d’une rationalité, « les “motifs”, “raisons” et “justifications” de la protestation ont disparu [du] domaine de curiosité sociologique » (Mathieu, 2012 : 254) avant de faire l’objet d’une approche restrictive, voire idéaliste, en termes d’alignement des cadres cognitifs. Selon cette dernière, la question revendicative est l’une des dimensions du cadre de perception ou de la mobilisation du consensus qui rendent possible l’action (Snow et al., 1986 ; Snow, 2001). L’analyse de cadres viserait alors à « rendre compte, de manière appropriée, des raisons de militer et de résister, des motifs de critiquer et de contester, et de l’ensemble des activités que cette production de raisons et de motifs requiert », sans pour autant adhérer au courant dit des nouveaux mouvements sociaux accusé d’être trop guidé « par une orientation politique » et pressé « de dévoiler le potentiel de contestation et d’émancipation des mouvements sociaux » (Cefaï et Trom, 2001 : 11-12). Cette approche a cependant fait l’objet de nombreuses critiques (Mathieu, 2012). En particulier, comme en témoignent l’expérience et l’observation des chômeurs mobilisés, la convergence et l’alignement des cadres cognitifs quant aux motifs de la protestation, de même que leur cohérence et leur homogénéité, sont loin de constituer une condition préalable ou déterminante de la mobilisation car « les individus se mobilisent pour défendre une cause et leur participation contribue à la définir » (Sinigaglia, 2012 : 25).

    2Ce chapitre se propose donc d’aborder les revendications mises en avant dans les mobilisations de chômeurs. Même s’il en est question en filigrane dans les chapitres précédents, on peut s’étonner que cette dimension, pourtant centrale, ne soit traitée explicitement que maintenant. Procéder ainsi permettait de ne pas autonomiser les discours des pratiques, de ne pas penser la production discursive comme préalable à la mobilisation mais comme l’une de ses composantes et de ses effets, ce qui permet de repérer des processus de conscientisation postérieurs à l’engagement (Mathieu, 2012). Appréhender les différents débats autour des revendications supposait également de prendre en compte l’hétérogénéité du groupe mobilisé, lequel simultanément est déterminé par et détermine ces orientations. Outre que la question revendicative éclaire plusieurs des tensions présentées jusqu’ici, elle conduit inévitablement à se demander comment ces différences de conditions et de positions peuvent donner lieu à un registre protestataire commun.

    3Pour quoi se battaient les chômeurs mobilisés ? Peut-on ici parler de « fins partagées » (Fillieule et Péchu, 1993 : 9) ou de « représentations » des seuls « animateurs » des luttes de chômeurs (Mathieu, 2012 : 253) ? Que devient en effet l’hétérogénéité constitutive des chômeurs mobilisés au moment de produire un discours sur les objectifs de la lutte ? Comment les différentes revendications sont-elles hiérarchisées ? Dans quelle mesure la « condition de chômeur » détermine-t-elle ce processus de sélection ? Quelles sont les orientations qui se sont imposées et comment rendre compte de cette imposition ? Dans quelle mesure l’enjeu revendicatif a-t-il constitué un enjeu de lutte, de pouvoir, de domination et de résistance entre les acteurs mobilisés ?

    4Ces questions se précisent au regard des registres revendicatifs portés par les principales organisations nationales. On peut en distinguer quatre. Le premier concerne la représentativité des chômeurs dans les instances où se décide leur sort. Suite au mouvement des chômeurs de l’hiver 1997-1998, la création des comités de liaison, mis en place en juillet 1998 dans le cadre de la première loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions, entendait répondre à cette question de la représentativité (Pignoni, 2002).

    5Le deuxième registre concerne les demandes visant l’amélioration immédiate des conditions d’existence, en exigeant des aides et droits spécifiques liés au statut de chômeurs. Il regroupe aussi bien l’arrêt des coupures d’eau ou d’électricité que les transports gratuits ou la fameuse « prime de noël » de 3000 francs.

    6Le troisième renvoie aux questions de revenus des chômeurs, synthétisé sous la formule « un revenu, c’est un dû », présente sur de nombreux tracts en 1997-1998. Derrière ce slogan, qui fait l’objet de débats et d’interprétations divergentes, se retrouvent aussi bien des revendications portant sur l’assurance chômage ou le régime des minima sociaux que sur la refonte des systèmes d’indemnisation ou le partage des richesses, notamment la mise en place d’un « revenu décent », dont le montant comme les modes de justification divergent d’une organisation à l’autre. Ces revendications relatives à la protection et au statut des chômeurs se déclinent selon les cibles visées. Les attaques en direction de l’Unedic suivent, par exemple, le rythme des conventions de l’assurance chômage. Des mobilisations se sont ainsi déployées à chaque renouvellement de la convention Unedic avec des revendications spécifiques selon le régime en cours1. Ces demandes s’articulent, voire se superposent (comme c’était le cas en 1997), aux revendications relatives aux minima sociaux s’adressant directement au gouvernement : la hausse des minima sociaux de 1500 francs était inscrite sur tous les tracts unitaires durant le mouvement de l’hiver 1997-1998, de même que l’accès au RMI pour les jeunes de 18 à 25 ans.

    7Viennent enfin les revendications portant sur l’emploi, manifestées par le slogan « un emploi, c’est un droit » qui, là aussi, évoluent selon les mesures gouvernementales et diffèrent d’une organisation à l’autre : la réduction du temps de travail (avant la loi-cadre sur les 35 heures), la création d’emplois, le plein-emploi…

    8Ces orientations font partie du socle commun des organisations de chômeurs. Cependant, leur articulation, ou encore le primat accordé à l’une ou l’autre, est un sujet constant de débats et de conflits, notamment en ce qui concerne les revendications relatives aux revenus, à l’amélioration des conditions matérielles et statutaires des chômeurs, à l’emploi. Les mobilisations de chômeurs sont ainsi soumises à « une tension entre action orientée vers le retour à l’emploi et réparation de la misère résultant de la privation d’emploi » (Demazière et Pignoni, 1998 : 117), entre « aide quotidienne et action politique, entre services rendus et revendications, entre urgence et long terme », si bien que cette tension est constitutive de « la condition moderne de chômeur : il faut à la fois lutter pour la disparition du chômage et lutter pour la défense des intérêts des chômeurs » (ibid. : 189). Si toutes les organisations sont tiraillées entre ces différentes orientations, on constate néanmoins que la plupart des campagnes d’action portent des demandes en termes de revenus, de statuts et d’amélioration des situations matérielles (voir illustrations 8, 9 et 10). À l’inverse, les exigences en termes d’emploi, si elles peuvent être mentionnées dans les plates formes revendicatives, sont nettement moins fréquentes ou visibles tout comme les luttes s’y référant explicitement. Peut-on pour autant en conclure que la question de l’emploi pour les chômeurs mobilisés était secondaire ? Dans le cas contraire, comment rendre compte de ce constat ? Comment expliquer que les mobilisations de chômeurs n’ont pas été des luttes prioritairement orientées vers l’emploi ?

    9Nous montrerons que la production discursive du groupe mobilisé est marquée par une double dynamique : des positions clivées sont repérables au moment de revendiquer un emploi et/ou un revenu ; les revendications en termes de revenu – notamment le revenu garanti – s’imposent sans nécessairement fédérer. Il s’agit alors d’ordonner les mécanismes par lesquels la lutte pour l’emploi n’a pu s’imposer en tant que registre revendicatif central, en s’intéressant à la condition de chômeur, aux modalités d’action possibles et aux rapports de pouvoir qui structurent la dynamique mobilisatrice et donc aussi la question revendicative.

    Illustration 8 : Tract, AC !

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    Illustration 9 : Tract, AC !, décembre 1997

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    Illustration 10 : Tract, Comité de Morlaix, février 1998

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    Revendiquer un emploi et/ou un revenu : l’imposition non fédératrice de la cause du revenu (garanti)

    10Dans les AG observées et dans les entretiens, le débat porte principalement sur la place accordée – et à accorder – à la double revendication de l’emploi et du revenu. Et si cette double option se décline différemment selon l’histoire nationale et locale des groupes, on retrouve invariablement les mêmes types de questionnements : on se bat pour l’emploi ou le revenu2 ? Pour les deux ? Mais, dans ce cas, que met-on d’abord en avant ?

    11Les opinions exprimées oscillent entre deux options divergentes qui polarisent symboliquement les clivages : l’affirmation de la centralité du travail et le refus de tout travail professionnel. Derrière cette polarisation simplifiée, les enjeux politiques et sociétaux sont majeurs. Revendiquer l’emploi – ce qui se manifeste in situ par des formules comme « je suis pour le droit au travail » – c’est à la fois refuser la société du chômage, exiger un travail rémunéré, rappeler la centralité du travail (rémunéré) et contester ou refuser d’entendre les discours sur « la fin du travail ». Revendiquer le refus de tout travail professionnel, c’est à l’inverse et à la fois proclamer un « chômage choisi », dissocier le travail et l’emploi, rappeler l’importance des activités hors emploi et contester, voire mépriser, la « quête de l’emploi ». Entre ces deux pôles qui structurent les débats et les tensions, il existe des positions intermédiaires qui viennent dessiner une forme de continuum rendant possible la participation commune – au moins provisoire – à la lutte. Si les fins ne sont pas partagées, le partage de l’expérience militante permet de transcender ou de reléguer les clivages (encadré 1) sans pour autant les faire disparaître.

    12À partir du matériau dont on dispose, on peut ainsi repérer plusieurs positions dans le débat emploi et/ou revenu corrélées aux trajectoires sociales des participants. Paradoxalement, ces positions sont, pour de nombreux participants, relativement déconnectés des logiques individuelles d’engagement. Pour le dire autrement, prendre position est un moyen de prendre part à la lutte et pas nécessairement un moteur premier d’engagement3. Les prises de position font partie de l’apprentissage militant où, avec la participation, s’affine et s’affirme un point de vue qui n’aurait pas spontanément trouvé à s’exprimer en dehors du cadre spécifique des débats ayant cours dans ces espaces. Les données récoltées sont ainsi le produit de ces situations spécifiques d’interaction. Bien que cela se soit manifesté sous des formes et des terminologies différentes (revenu garanti versus hausse des minima sociaux), il apparaît que la revendication du revenu est celle qui a émergé, aussi bien dans la voix des animateurs des luttes, dans les couvertures médiatiques que dans la littérature sociologique consacrée à ces mobilisations. Nous prêterons ainsi attention à l’exigence d’un revenu garanti qui s’est imposée sans pour autant pleinement fédérer.

    Encadré 1 : Clivages revendicatifs
    Alors que l’AG réfléchit aux projets de long terme (bar associatif, commerce associatif, etc.), un chômeur (1) reparle de la priorité à donner au droit au travail et non aux minima.
    Militant d’EMGANN [faisant partie du trio dominant] : Le plein-emploi, c’est pas pour tout de suite. En attendant, il y a des gens sur la touche, il faut les aider.
    Chômeur (1) : Tu m’excuses. J’ai toujours eu la franchise. Le Comité de chômeurs est un Comité qui veut faire un Comité de fainéants.
    Militant d’EMGANN : Ce que tu dis me révolte ! Je ne réponds même pas.
    Le débat reprend sur les projets. Plus tard.
    Militant d’EMGANN : Un mouvement, automatiquement, ça décroît. Ce qui est important, c’est que quelque chose soit construit suite au mouvement et qui soit ce qui reste du mouvement. C’est bien ce qu’on a fait. Ce qui s’est passé ne sera pas oublié par les morlaisiens. Il faut prendre ce qui s’est passé comme un acquis à tous points de vue.
    Chômeur (1) : Les gens du Comité n’ont rien compris et ne veulent pas comprendre.
    Chômeur (2) : Je suis pour l’emploi en priorité, sans oublier les gens dans le besoin. Chômeur (3) : Le travail, c’est plus compliqué aujourd’hui.
    Militant d’EMGANN : Je chie sur le travail. J’ai bossé toute la journée pour rien et je suis content. Il faut distinguer activité et travail. Je rejette le travail en tant qu’exploitation. [En s’adressant au premier chômeur qui a lancé le débat] Je te réponds par rapport à tout à l’heure sur les fainéants.
    Chômeur (1) : Il faut parler du boulot en premier. Là, je vais travailler à temps partiel mais je vais le faire car ça va me détendre. J’ai été chauffeur toute ma vie. Là, je n’en peux plus d’être à la maison. Je n’en peux plus. Ici, on est en France. Il peut y avoir du boulot pour tout le monde.
    Carnets d’observations, Morlaix, AG du 23/03.

    Des positions hétérogènes, classées et sexuées

    13Le fait d’avoir observé l’émergence des mobilisations locales de chômeurs, à Morlaix et à Rennes qui réunissaient diverses organisations et divers parcours, nous a permis d’assister à la cristallisation et à la formation en AG des prises de position dans le débat emploi et/ou revenu, débat qui parcourait déjà l’organisation AC ! via notamment la revendication d’un revenu garanti. À Morlaix et à Rennes, la formulation utilisée est celle de la revendication du « droit au travail » et/ou de la hausse des minima sociaux. Le caractère peu tempéré et itératif de ce débat a conduit l’enquêteur à proposer, lors des entretiens, un temps d’échange axé explicitement sur la question de la priorité revendicative. L’analyse des entretiens révèle combien sexe, âge et classe s’imbriquent pour sécréter, en amont de la mobilisation mais aussi sous l’effet des groupes en présence, des positions hétérogènes et clivées dans le débat.

    « Du fric ! »

    14La première position, minoritaire, consiste à revendiquer de manière prioritaire, voire exclusive, la hausse des minima sociaux. Ce registre revendicatif est très masculin, surreprésenté chez les plus jeunes et il joue un rôle unificateur dans le pôle anarchiste (entre le courant organisé et le courant libertaire) tout en attirant, sous l’effet d’un rapport partagé aux actions « qui bougent un peu », quelques hommes chômeurs plus âgés et durablement éloignés de l’emploi.

    15Cette position est étroitement corrélée au rapport au travail et au chômage. Revendiquer la hausse des minima sociaux ou encore un revenu garanti est envisagé comme une manière de rompre avec l’utopie du plein-emploi, de refuser et de redéfinir le travail (rémunéré), de partager les richesses ou encore de répondre à l’urgence. Ceux qui défendent cette position de manière passionnée et tranchée sont majoritairement d’origine ouvrière ou employée : ils sont soit chômeurs tout en refusant de travailler (les libertaires), soit exclus du marché du travail (longue maladie, dispositifs COTOREP). Mais on retrouve aussi cette position, sous une forme plus intellectualisée, chez plusieurs protestataires qui n’ont pas souffert durablement du chômage. La diversité des rapports au travail et au chômage structure ainsi trois fractions de classe.

    16La majorité refusent de travailler parce que le travail rime avec « absence d’épanouissement, absence de liberté, aliénation, exploitation, contrainte, esclavage, torture, mort, traumatisme, souffrance ». Dans le travail, « tu perds ta vie » et « ça rend cons les gens en règle générale ». Toutes les expériences de travail qui ont été vécues sont là pour le prouver. De ce fait, le chômage est toujours bien vécu, « c’est un mot péjoratif qui ne devrait pas l’être », « c’est une libération », « c’est la liberté ». « Nous, on s’éclate ! » Ils refusent de chercher du travail, même si certaines situations familiales (parentalité) conduisent à envisager de s’y résoudre. Unanimement, ces hommes déclarent « remettre en question la notion de travail » et défendre l’idée de « pouvoir vivre sans travailler ». Soulignons que ce refus du travail ne signifie pas refus d’activité. Mais celle-ci doit être choisie et agréable, ce qui tend à l’exclure du champ du travail professionnel notamment parce qu’elle ne saurait participer de la « marchandisation du monde ».

    « Le chômeur et le travailleur sont des prolétaires sauf une certaine catégorie de chômeurs, dont je fais partie, qu’on ne pourrait pas appeler prolétaires parce que c’est un choix. »
    « Chômeur volontaire », diplômé du baccalauréat, ancien employé, célibataire, 26 ans, libertaire, Rennes.

    17Pour d’autres hommes – plus âgés et au capital culturel plus élevé (en particulier les dirigeants du Comité de Morlaix) –, le rapport au travail est intellectualisé. L’homogénéité de cette catégorie s’est construite dans un certain rapport critique au travail professionnel et dans une valorisation de « l’activité ». On affirme que « le travail est en voie de disparition », et surtout qu’il faut « redéfinir la notion de travail » et lui substituer la notion « d’activité » afin qu’elle ne structure plus la vie sociale. Il ne s’agit pas toutefois de rejeter tout travail, mais celui-ci doit être « intéressant » ou « choisi », stable. La notion de travail est critiquée parce qu’elle exclut d’autres formes d’activité, socialement utiles et valorisées, qui permettent d’exister « en dehors du travail ».

    « Bon, euh, donc moi je serais pour un revenu au sens de rétribution économiquement justifiable ou justifiée, en retour d’un travail, donc pour payer la force de travail. Et puis, euh, une économie – économie si on peut l’appeler comme ça – solidaire où soient comptabilisées les heures que l’on met sous forme de services collectifs. […] Que l’on amène à équivaloir, hein, le fait que l’on a rendu un service – que ce soit service éducatif, un service de maintenance, un service d’environnement, de soutien aux personnes âgées, un soutien scolaire –, euh, ben que tout ça soit comptabilisé et payé et que les gens se… enfin puissent vivre de ce qu’ils ont fait, sous forme de services autant que sous forme de salaire. »
    Retraité, diplômé du supérieur, ancien prêtre ouvrier, célibataire, 72 ans, membre du conseil d’administration du Comité de Morlaix.

    18Le chômage est plutôt une expérience positive car « ça permet de faire des choses qu’on n’a pas eues l’occasion de faire », « on ne s’ennuie jamais », « c’est un choix de vie », « c’est une certaine liberté quand on est célibataire ». Rapport intellectualisé au travail et bien vivre le chômage se conjuguent pour expliquer la préférence pour la revendication relative à la hausse des minima, notamment pour lutter contre « la valeur du travail ». On notera que les femmes les plus proches idéologiquement de ces hommes (niveau du discours) précisent simultanément que, toutefois, elles choisissent (salariées) ou choisiraient (étudiantes) toujours de travailler parce que cela reste un vecteur d’intégration sociale individuelle important, même si elles ne veulent plus que ce soit le vecteur d’intégration sociale collective.

    19Enfin, quelques hommes et de rares femmes – plus âgés que la moyenne des personnes mobilisées, d’origine populaire et exclues ou en voie d’exclusion des marchés du travail, davantage représentés à Morlaix – ont un rapport au travail différent des deux autres fractions. Pour ces derniers, le travail est « important », « un équilibre mental ». Ils ont connu des trajectoires professionnelles ouvrières, et la découverte du chômage – en tant que problème social et non « individuel » – ne s’opère qu’une fois qu’ils en font l’expérience. Le chômage, « c’est un désespoir », « c’est dégradant », « tu déprimes », « t’as pas d’avenir », disent-ils alors. Pourtant, l’exclusion du monde du travail est telle qu’ils renoncent à revendiquer le droit au travail. Ils alternent ainsi entre l’expression d’un vécu du chômage total et une tendance à affirmer que le travail n’existe plus ou est aliénant, et qu’il faut être « ignare » pour en réclamer, ce qui les conduit à privilégier la revendication des minima sociaux sur celle du droit au travail. Comme l’explique l’un d’eux :

    « Moi je pense que ces gens-là sont réellement à côté de la plaque parce que, franchement, demander du travail, c’est utopique. En sachant qu’il y a 3 millions et demi de chômeurs, tu demandes du travail, eh ben tu vas à l’ANPE, tu ne fais pas de manifestations. Tu demandes d’accord… les minima sociaux, d’accord, augmentation des minima sociaux, l’État peut faire quelque chose. Mais du travail… »
    Chômeur de longue durée, diplôme inférieur au baccalauréat, ancien ouvrier, célibataire, 32 ans, Rennes.

    « Du boulot ! »

    20La seconde position, également minoritaire, constitue un véritable antidote à la première : elle consiste à accorder la priorité – l’exclusivité à mesure que la lutte dure – à la seule lutte pour l’emploi. Cette position est à la fois homogène en termes de sexe et hétérogène en termes de classe et d’âge. Elle est en effet défendue par des femmes de tous âges qui peuvent être chômeuses ou salariées. On les retrouve dans le pôle syndicaliste ou encore dans le pôle chômeur. Elles alterneront entre l’attachement discret à l’emploi et une prise de position plus affichée selon leur mode de participation, réservée ou non, aux luttes de chômeurs.

    21Revendiquer la hausse des minima sociaux est une option contestée, voire rejetée, car elle donne « mauvaise image au mouvement » et reviendrait à « accepter l’aumône ». Le rapport au travail détermine cet ordre de priorité revendicative. En effet, le travail procure un « sentiment d’utilité » et « fait partie de tout ce qu’il faut avoir pour être bien ». Comme l’expliquent certaines d’entre elles : « Ça nous oblige à avoir des buts dans la journée », y compris les jours où l’on ne travaille pas. C’est le moyen de se dire que « l’on fait quelque chose, que l’on sert à quelque chose ». Aussi, le chômage est vécu sur le mode de la souffrance (« j’en dormais pas », « un dégoût de soi »). Il s’agit d’une condition que l’on refuse et que la hausse des minima ne saurait améliorer.

    22Sous l’effet de la mobilisation, plusieurs femmes salariées, proches de la première position (priorité aux minima sociaux), vont venir renforcer cette position minoritaire, plutôt discrète au début du mouvement, et « s’aligner » sur la revendication du droit au travail.

    « Les gens, qui avançaient la revendication sur le partage des richesses plus que sur l’exigence d’un travail pour tous, étaient effectivement plutôt les salariés ou les militants. Ça c’est sûr. […] Je sais plus qui s’est levé [lors de la 1re AG] et qui a dit… – en répondant à quelqu’un qui disait que de toute façon il fallait avoir une réflexion sur le non travail, que c’étaient les richesses, qu’il fallait partager et gnagnagna – a dit : “Mais écoutez, moi ce que je veux, c’est travailler et si demain on me propose de ramasser votre merde et de me lever à 6 heures pour le faire, je le fais.” Et, bon, enfin là tu vois, il y avait pas grand-chose à ajouter. […] Alors que je suis plutôt sur la position du non travail et du… enfin on devrait pouvoir ne pas travailler et revenu minimum, etc., enfin revenu d’existence, mais là, alors ça [Rires] ça a pas mal modifié la perception des priorités que j’avais quoi, ça c’est sûr. C’était… Enfin je crois qu’il y avait… qu’on pouvait rien dire quoi de toute façon. Il y avait rien à avancer face à cet argument-là. »
    Enseignante, diplômée du supérieur, célibataire, 27 ans, Morlaix.

    « Du boulot et, en attendant, du fric ! »

    23La troisième position, majoritaire, consiste à articuler la revendication du droit au travail avec l’exigence d’une hausse des minima sociaux. Le premier est privilégié mais la seconde est jugée nécessaire pour répondre à la situation d’urgence, pour avoir la possibilité d’éviter des « boulots de merde », pour faciliter la recherche d’emploi, pour les plus âgés qui ne trouvent plus de travail, ou pour partager les richesses. Cette position est soutenue par tous les chômeurs et chômeuses qui cherchent encore du travail, mais aussi par les salariés du pôle syndicaliste, et enfin par les étudiantes qui s’y rallient sous l’effet de la lutte commune et de la coexistence avec les chômeurs.

    24Là encore, le rapport au travail est éclairant. Le travail est en effet considéré comme « très important », comme « un autre style de vie » permettant « de faire des projets », comme un vecteur de « reconnaissance sociale », « d’intégration », « de dignité », comme un moyen de « pouvoir marcher, pouvoir acheter, pouvoir consommer », ou encore comme « une façon d’exister tout simplement », « pour vivre par soi-même ». Mais elles sont nombreuses à souligner que le droit au travail ne signifie pas non plus de l’exercer dans n’importe quelles conditions. Un emploi doit être « choisi », il doit être passionnant, s’accompagner d’« une bonne entente avec une équipe », avoir « une utilité qui est au service de quelqu’un d’autre », permettre « la liberté » et « l’indépendance ». Mais ces femmes comprennent que certains préfèrent les minima sociaux à un travail dégradant, « chiant », « conflictuel » ou trop « hiérarchique ».

    25Le chômage est quant à lui « mal vécu » car il est synonyme « d’inquiétude du lendemain », de « coupure du monde », d’« impression de ne pas se sentir considérée, d’être inutile », de « descente aux enfers », de « couperet, de coup d’arrêt dans [la] vie ». « C’est une plaie », ce ne sont « que des emmerdes », « la vie est foutue », on reste « cloîtré, replié sur soi-même », « ça te ronge », c’est « un vide », « ça détruit », « ça vous coupe de la société, de la vie ». Au chômage, on ne se « sent pas bien », pas « dedans », mis « sur les bancs de touche », « hors circuit », et on perd « la notion de repères ». « C’est la merde » parce que « tu vis plus ou moins à part », « t’as pas de thunes », « tu vivotes ». Surtout, « ça se loge à l’intérieur de la personne », « ça rend fou », d’autant que c’est « dur tous les jours de se créer des choses à faire ». Bref, comme le résume un chômeur de 29 ans membre d’AC35 !, non seulement on a « moins de certitudes » et on « n’agit plus » mais « t’as envie de tout laisser tomber et de te tirer une balle dans la tête » ou encore, comme le souligne une chômeuse de 45 ans proche de la CGT, « on a envie de se fondre dans la masse et puis de disparaître le plus vite possible ».

    26Ce rapport au chômage, tout comme le rapport au travail, est sexué. Alors que les hommes l’envisagent uniquement comme une expérience négative, les femmes sont plusieurs à souligner que « c’est aussi le temps libre », où l’on apprend beaucoup, notamment « le prix des choses » et « la solidarité », que c’est « une période très dure mais en même temps très enrichissante », que c’est aussi un « bon moyen de pas travailler », bref que « c’est bien et c’est pas bien ».

    27Paradoxalement, l’importance de la revendication pour l’emploi, relativement majoritaire dans les discours des interviewés, disparaît ou apparaît marginalisée dans les registres revendicatifs, au profit de la revendication d’un revenu.

    Le revenu garanti dans AC ! : une option par défaut qui s’impose sans fédérer

    28L’exigence d’un revenu garanti ou encore l’augmentation des minima sociaux sont des revendications largement portées par les mobilisations de chômeurs. Il faut cependant préciser ce que l’on entend par « lutte pour le revenu », dont les conceptions divergent selon les comités. La défense radicale du revenu se distingue de la seule augmentation des minima sociaux. Elle consiste en une demande d’un revenu garanti et d’une refonte des systèmes d’indemnisation. Aussi, derrière l’unité que semble représenter le slogan « un revenu, c’est un dû », se profilent des conceptions différentes, là encore liées aux positions exprimées par rapport au travail. L’ensemble des organisations s’accordent en effet sur la critique de la dégressivité et sur l’exigence d’une allocation plancher, renouant avec un principe de couverture des risques des chômeurs, tel qu’il avait prévalu jusqu’en 1979 dans le système de l’assurance chômage. L’idée d’un revenu s’inscrit alors en continuité de certaines expériences syndicales. L’allocation supplémentaire d’attente4, instaurée entre 1974 et 1979, se présentait comme « un revenu de remplacement » permettant d’assurer le maintien des salaires, de faciliter le reclassement et de conserver « la dignité des chômeurs ». Cependant, la revendication d’un revenu garanti est d’une autre nature. Cette revendication est portée par le Collectif Cargo qui, depuis sa création, milite pour l’exigence d’un revenu déconnecté de l’emploi visant une refonte des systèmes d’indemnisation et, plus largement, une égalisation des statuts de travailleurs et de chômeurs. Parmi les nombreuses conceptions du revenu (encadré 2), celle défendue par CARGO se distingue par sa radicalité.

    Encadré 2 : Différentes options de l’exigence d’un revenu
    Il existe en effet plusieurs projets qui se sont succédé depuis le début des années 1980. Les visions du revenu garanti varient selon les origines idéologiques de ceux qui les portent. On distingue ainsi une version de « droite » et une version de « gauche » (Gorz, 1988 : 258-262), un modèle « libéral » et un modèle « radical » (Caillé, 1996 : 3-22). Différentes appellations sont par ailleurs utilisées : allocation universelle, impôt négatif, basic income, revenu de citoyenneté, plus récemment « revenu de base » et « revenu universel ». Mais ces termes désignent tous le versement d’un revenu, sans contrepartie d’activité.
    Dans la version libérale (Friedman, 1971), l’allocation est versée par l’État à ceux qui vivent en dessous d’un seuil minimal de subsistance. Le revenu doit rester faible, de sorte que les allocations demandent à être complétées par des revenus provenant d’une activité professionnelle. Il devrait faire évoluer le prix du travail selon la loi de l’offre et de la demande, et donc introduire une plus grande flexibilité du marché du travail. Cette conception trouve ses origines dans une tradition où l’intention de combattre la pauvreté revient à démanteler les systèmes de régulation du travail.
    Les versions « de gauche » sont développées par de nombreux chercheurs économistes et sociologues : Alain Caillé, Philippe Van Parijs, Yoland Bresson, Jean-Marc Ferry. Tous sont signataires d’un « Appel à débat en vue d’instaurer une politique économique et sociale résolument novatrice » rédigé à l’initiative de la revue du MAUSS en 1995a. Ce projet se distingue du premier par sa visée. Il s’agit, tout en luttant contre le chômage et la pauvreté, d’« approfondir une dynamique de la liberté ». Les propositions varient en fonction du caractère inconditionnel ou universel du revenub. Selon certains (Van Parijsc et Vanderborght, 2005) qui voient dans le revenu une « voie capitaliste vers le communisme », cette allocation doit être versée à tous, sans condition de ressources. Yoland Bresson (2000) propose également d’accorder un revenu d’existence inconditionnel à tous les citoyens, de la naissance jusqu’à leur mort. En revanche, pour Alain Caillé (1996), le revenu de citoyenneté doit être conditionnel, octroyé à ceux qui n’ont pas les ressources minimales pour vivre.123
    Ce débat, longtemps confiné dans des espaces scientifiques et militants restreints, connaît une plus large audience depuis les élections présidentielles de 2017 où la question du revenu (non pas garanti mais) universel a été particulièrement posée, notamment par le candidat du parti socialiste. Si de nouveaux projets s’affirment et se distinguent (Friot, 2013), si les prises de position se diversifient, les termes du débat restent relativement inchangés. S’affrontent de nouveau des options qui divergent selon les modes de justifications avancés, selon leur implication en matière de protection sociale ou de répartition du travail et des richesses, leur visée de transformation sociale. On remarquera que, si chercheurs, politiques, militants sont très souvent sollicités pour prendre part au débat et donner leur avis, les chômeurs restent les grands absents. C’est pourtant dans les organisations de chômeurs que ces questions ont été particulièrement discutées.
    a. Cet appel, paru dans Le Monde (28 juin 1995), est reproduit dans un numéro de la revue du MAUSS (n° 7, 1er semestre, 1996 : 89).
    b. Parmi ces propositions, une distinction est établie en fonction des degrés de conditionnalité du revenu (Caillé et Insel, 1996 : 158-168).
    c. Économiste, il est fondateur du Collectif Charles Fourier créé au début des années 1980.

    « Donnez-nous du fric ! » : l’imposition de la cause du revenu (garanti) dans AC !

    29La conception radicale – ou encore « mouvementiste » – du revenu se différencie des projets précédents par le principe de justification du revenu : il ne s’agit pas d’un revenu de citoyenneté, mais d’un salaire social répondant aux transformations du système productif. Cette vision s’accompagne également, même si elle la dépasse, d’une critique plus classique du travail salarié comme violence, alors en continuité du mot d’ordre d’abolition du salariat porté par le mouvement ouvrier et qui, plus généralement, a été l’un des fondements idéologiques et programmatiques de la gauche française5. À l’origine, ce mot d’ordre politique se conjuguait dans la culture ouvrière avec une exaltation de la valeur travail, ce que Paul Lafargue (1979, [1880]) dénonça dans Le Droit à la paresse, comme une « religion du travail ». La critique du travail portée par les chômeurs radicaux s’inscrit également en continuité de celle qui s’est exprimée dans l’après-68 et qui, elle, remet en question la valeur du travail (et aussi celle du militantisme traditionnel). Cette critique s’exprime dans des groupes radicaux (libertaires, squats, situationnistes – désignés sous le vocable de « pro situ » –, autonomes) dans un registre satirique qui n’est pas sans évoquer certaines facéties du xviie siècle6. À la différence de CARGO7, ces groupes radicaux ignorent ou récusent la revendication d’un revenu garanti, qui suppose, à leurs yeux, une transaction avec l’État et le système capitaliste8.

    30Dans l’enquête réalisée au sein des collectifs AC !, nous retrouvons les prises de position repérées lors des AG de Morlaix et de Rennes. Les données récoltées ont ceci de différent qu’elles s’inscrivent dans un terrain d’enquête où les tentions relatives aux revendications, à leur hiérarchisation, sont fortes en raison de la présence de deux groupes incarnant des options divergentes : d’un côté des syndicalistes se battant pour la défense de l’emploi, de l’autre des militants cargotistes revendiquant exclusivement un revenu garanti optimal.

    31Dans ces espaces, les conflits reposent fréquemment sur la priorité à accorder à la lutte pour l’emploi ou pour le revenu. Cette revendication a pris une place centrale avec l’entrée des cargotistes dans AC ! en 1994 car ils sont rapidement parvenus à propager leurs idées. Dès leur arrivée, plusieurs tracts et brochures sont élaborés et diffusés dans le journal d’AC !. La plupart des tracts, à partir de 1996, comprennent le mot d’ordre « Un emploi, c’est un droit. Un revenu, c’est un dû », qui sera repris par l’ensemble des organisations de chômeurs en décembre 1997. La visibilité de CARGO est d’autant plus assurée que l’un de ses membres les plus actifs participe aux coordinations du collectif national d’AC ! et s’occupe également de publier la Lettre rapide. Mais on mesure surtout le travail réalisé par certains membres de CARGO à la place occupée par la revendication du revenu qui, progressivement, vient concurrencer la revendication initiale d’AC ! autour du partage du travail et de l’emploi. Le discours de CARGO s’approprie la thématique de l’urgence et l’articule à la revendication d’un revenu garanti, de sorte que les mesures d’urgence se transforment en des revendications « structurelles » qui peuvent concurrencer les luttes pour l’emploi. Cette avancée se concrétise très vite dans le développement de l’organisation lorsque la revendication d’un revenu décent est intégrée à la plateforme revendicative (assises d’octobre 1995) puis lorsque le montant est fixé au SMIC (assises d’octobre 1996).

    32Si les membres de Cargo ont su imposer ce registre revendicatif dans AC ! et l’articuler aux différents mots d’ordre autour desquels les collectifs locaux se développaient, cette revendication est très largement contestée, non seulement par les syndicalistes mais également par la majeure partie des chômeurs et, plus encore, des chômeuses.

    La critique du revenu au nom de la solidarité et de l’autonomie

    33On repère deux types principaux de critiques. Le premier est relatif à la question de la participation à la société et renvoie aux principes des fondements mêmes du lien social. Au sein des espaces de débats, dans les coulisses ou encore lors d’entretiens plus formels, les participants expriment leur réticence à imaginer une configuration où ils seraient rétribués par la collectivité sans par ailleurs apporter une contribution à la production de la richesse socialement utile. Il est frappant de constater que les propos énoncés rejoignent des arguments avancés de longue date sur le partage du travail, et plus récemment sur le revenu universel. La particularité des débats qui ont cours sur le travail tient à la manière dont la question du revenu est posée. Le fait que celle-ci soit projetée dans un futur utopique induit que les individus font abstraction des nécessités matérielles immédiates, de la fonction instrumentale du travail. Ils expriment alors des arguments de nature philosophique et morale, qui concernent principalement la contribution du travail à la création du lien social, la valeur intégratrice du travail. Autrement dit, au sein de ces comités de chômeurs, ils sont nombreux à s’interroger sur les fondements mêmes de la solidarité (encadré 3).

    Encadré 3 : Extraits de débats et d’entretiens sur le revenu garanti
    « Moi, je pense qu’il faut travailler, mais il faut que cela ait une utilité sociale. Moi, si on me dit : “Tu vas faire la plonge dix heures par semaine, parce que ça aide tout le monde et qu’à côté tu peux bouquiner”, je suis OK. Mais dans ce cas, tout le monde doit travailler. C’est pour ça que l’histoire du revenu, y’a un problème. On peut pas penser à un truc où t’aurais des gens qui toucheraient un revenu sans rien faire, et d’autres qui bosseraient. Il y a une part de travail qui est nécessaire et qui doit être partagée. Le travail à la chaîne par exemple, j’ai pas envie de travailler là-dedans ; je le ferais, si c’est pas longtemps par semaine et qu’à côté, j’ai le temps de faire autre chose. Disons qu’il faut faire le travail nécessaire, et après on peut développer d’autres activités, la lecture, les rencontres. Mais ce qui me semble surtout important, c’est que chacun apporte sa contribution. »
    Chômeur, Maîtrise, 29 ans, un an de chômage, AC ! Paris. « J’ai été très mal à l’aise au tout début du mouvement qu’on se mobilise sur la prime. Y’a eu des débats très tendus avec la CGT et l’APEIS car, à AC !, on se battait pas pour une prime mais pour un relèvement des minima sociaux. C’est vrai que j’ai été salariée, et des primes j’en avais pas. Je ne conçois pas de société sans contribution. Mon mari se lève tous les matins pour avoir un revenu, et c’est pas toujours de gaieté de cœur. Pour moi, le travail, c’est la seule façon d’avoir un revenu. Je peux pas demander du fric sans rien alors que y’a des salariés qui se lèvent tous les matins. C’est pour moi une idée vraiment difficile, je serais comme Gandois, je serais même pire qu’un patron, si j’acceptais que des salariés bossent et que moi je vive sans travailler. »
    Chômeuse, BTS, secrétaire de direction, 43 ans, mariée, 3 ans de chômage, AC ! Bordeaux. « Je crois que c’est important qu’il y ait un revenu minimum, parce que là, on est arrivé à des extrémités. Mais la question n’est pas simple, partageons le travail, ou bien y’a pas assez de travail et définissons un revenu d’existence. Le revenu d’existence, c’est un choix et c’est quelque chose où je suis pas très clair par rapport à cette alternative-là. Est-ce que, en effet, y’a pas assez de travail, donc, y’a des gens qui ne travailleront pas mais qui ont le droit à un revenu d’existence ou bien est-ce que il faut vraiment réorganiser le monde du travail pour que chacun ait sa part de travail ? Moi, je dirais qu’il faut que ça soit choisi par les différents intéressés. C’est la première chose. La deuxième chose, c’est que je suis pas certain qu’on puisse imaginer une société où certains travaillent et d’autres non. Autrement, ce qui me paraît pas facile, c’est de savoir qui paye ce revenu : est-ce que ce seraient ceux qui travailleraient qui financeraient ? Je suis pas persuadé que les gens soient prêts à faire ce saut là et, pour moi, c’est pas clair. »
    Chômeur, DEA, 28 ans, célibataire, un an de chômage, AC ! Grenoble.

    34Le deuxième type de critiques renvoie aux possibilités d’autonomie, d’indépendance, et repose sur des arguments prioritairement avancés par les femmes. En effet, l’option que représente le revenu ne peut être satisfaisante pour ces dernières car, à la différence du salaire, il ne repose sur aucune sorte de participation. Bien qu’il offre des garanties financières, il ne permet pas de s’émanciper des logiques de dépendance et aurait plutôt tendance à les renforcer. En témoigne cette discussion qui a opposé partisans et adversaires du revenu lors d’une occupation, à Grenoble, en février 1998.

    « Georges : Moi, si je suis là avec vous, c’est pas pour la RTT, c’est pour avoir un revenu. C’est là-dessus qu’on doit se battre. Après on réfléchira à ce qu’on peut en faire. Mais là-dessus franchement, y’a pas de problème.
    Éric : Moi, je suis d’accord avec Georges, j’ai pas du tout envie de travailler, et il est hors de question que j’aille un jour à l’usine. Moi, je me bats contre le système, et ce que j’aimerais c’est que le principe du SEL soit applicable partout.
    Monique : Je suis pas d’accord avec vous, je comprends pas ce que vous dites. Pour moi, ce qui compte, c’est de trouver du travail, un emploi pour bouffer, payer mon loyer, élever mes gamins. Vos trucs là, c’est complètement utopiste. Et puis moi, je ne suis pas d’accord pour institutionnaliser le chômage. Je veux pas rester au chômage. [À George, sur le ton de la plaisanterie] Tu vois, Joseph, il a trouvé du travail, il va être garde-vert, je suis sûre que toi aussi t’aimerais bien être embauché.
    Georges : Mais non, c’est pas ça qui m’intéresse, c’est même le contraire. Le problème, c’est pas de trouver un emploi pour bouffer, de toute façon il va falloir penser à autre chose qu’à l’emploi si on veut combattre le chômage, il va falloir élargir la notion du travail. C’est pour ça que je parle d’activités à choisir et pas d’emploi.
    Véronique à Monique : Mais si on te disait : “Voilà, demain on te donne un salaire sans travailler et tu pourras élever tes enfants, bouffer.” Est-ce que tu tiendrais le même discours ?
    Monique : Mais oui, parce que c’est vachement important le travail. Bon y’a l’aspect financier qui est pas à négliger, mais y’a l’aspect aussi de se révéler, de dire : “Je suis capable de ramener quelque chose à la baraque.” Et puis c’est vrai qu’avec deux salaires, on est moins coincés qu’avec un. Puis, quand on reste vingt-cinq ans derrière ses casseroles et son balai-brosse, il arrive à un moment où on est considérée comme la bonne, et ça moi j’en ai marre. Alors, si je travaillais, ce serait pas pareil, j’aurais la satisfaction de ramener des sous, de dire que j’ai fait quelque chose pour mes gamins, mon mari, pour ma vie. C’est pas le même raisonnement car moi, là, j’ai l’impression de plus faire partie de la société. »

    35Aux deux premiers intervenants, qui appellent de leurs vœux un dépassement du salariat par le moyen de la généralisation du revenu ou de la généralisation d’un système de troc, Monique, âgée de 40 ans, ouvrière, au chômage depuis 5 ans, évoque très vite la nécessité de s’affirmer en dehors de la sphère privée. Le travail salarié lui permettrait de s’y présenter non plus comme « la bonne », mais comme membre à part entière de la société, dotée de la même valeur et des mêmes droits que son époux. Le témoignage suivant précise la notion d’autonomisation par le salariat, là encore conçue à l’intérieur du couple :

    « Mais ce conflit dépassait l’idée d’une prime ou des minima, quand les chômeurs demandent un revenu, c’est un droit à une fiche de paie.
    V – C’est-à-dire ?
    – La fiche de paye, pour moi, c’est mon autonomie. Aujourd’hui j’accepte pas un seul instant que mon mari subvienne à mes besoins parce que je suis pas une handicapée. C’est insupportable de dépendre de quelqu’un. Tu te rends compte que je ne peux rien acheter en me disant : “C’est moi qui paye.” Même les trucs les plus intimes comme des serviettes hygiéniques, je peux pas me les payer toute seule. Pour moi, ça c’est vraiment insupportable. Et j’ai même pas le droit à des aides, on me rétorque que mon mari travaille, que je suis une privilégiée parce qu’il travaille. J’ai envie de travailler, de payer mon loyer, d’apporter ma contribution et cela passe par le travail. Alors, c’est sûr, je pense que tout le monde aimerait avoir un revenu sans bosser, mais aujourd’hui, c’est pas le cas. Je veux retravailler mais je ne le veux pas non plus à n’importe quel prix, je ne veux pas des stages de parking bidon qu’on nous propose ou de CES. Moi, ce que je veux, c’est un emploi, un vrai. »
    Chômeuse, BTS, secrétaire de direction, mariée, 3 ans de chômage, 43 ans, AC ! Bordeaux.

    36Les réactions négatives suscitées par la critique du travail, implicite dans la revendication du revenu, ne doivent cependant pas dissimuler une distanciation par rapport à certaines dimensions du travail. Deux énoncés reviennent constamment dans les débats et les entretiens : « Y’a pas que le travail » ; « On veut un emploi, un vrai. » Mêmes écartés depuis longtemps du marché du travail, beaucoup de chômeurs ne sont pas prêts à accepter des emplois précaires. Par ailleurs, l’expérience du chômage, parce qu’elle se conjugue ici à une expérience de l’action collective, conduit à nuancer, voire parfois à récuser les aspects négatifs du chômage, ce qui revient à critiquer le travail (professionnel) et a pour effet de valoriser le temps passé en marge du salariat.

    Une revendication par défaut : un autre moyen de lutter contre l’absence de ressources et de statuts

    37Par ailleurs, si le revenu garanti fait l’objet de vives critiques, cette option peut également être défendue dès lors qu’elle n’est pas corrélée à une critique du travail. On entend ainsi : « Je suis pour le revenu mais pas celui de Cargo », « je suis pour le revenu mais pas contre le travail ». Ces nuances soulignent que la lutte pour le revenu peut également être appréhendée comme une option de remplacement aux prestations délivrées par l’État, c’est-à-dire un moyen de lutter à la fois contre la précarité des ressources et la stigmatisation qui pèse sur le statut de chômeur lorsqu’il est confondu avec celui d’assisté.

    38La revendication du revenu est ainsi préférée à celle d’une prime de Noël. Introduite par la CGT-chômeurs, cette revendication a fait l’objet de nombreux débats et a suscité de vives réactions de la part des chômeurs présents aux AG. Outre qu’elle émanait de la CGT, une organisation syndicale qui suscite de la méfiance de la part des participants non encartés, les critiques formulées insistaient sur sa portée tant stratégique que symbolique. Lors des AG, on pouvait ainsi entendre fréquemment : « La prime de Noël, c’est une revendication misérabiliste » ; « C’est pour faire pleurer dans les chaumières » ; « On a la prime, et après ? » ; « 3000 francs, c’est minimaliste » ; « C’est mendier de l’assistance » ; « On veut pas de la charité » ; « Les salariés n’ont pas de prime, pourquoi nous on en aurait une ? »

    39Ces objections comportent deux niveaux de critiques. Le premier concerne le montant de l’aide accordée. Il ne s’agit pas seulement d’obtenir de l’argent, mais plus précisément des garanties financières et une protection minimale permettant de faire face au manque de subsides. Le second concerne le caractère conditionnel de ce secours. L’exigence d’une somme serait ici légitimée par un contexte particulier. À Noël, le chômage se confond avec la pauvreté et, si les chômeurs peuvent prétendre à une aide, c’est qu’ils deviennent des pauvres méritant d’être secourus. Or, les personnes mobilisées cherchent à se distancier du référent négatif représenté par la figure du pauvre, qui – reconnu comme tel par la société – se définit comme un assisté (Simmel, 1998 [1907]) : « On ne veut pas de l’assistance, on veut des droits ». Cette phrase résume ce que répètent inlassablement de nombreux chômeurs mobilisés.

    40L’augmentation des minima sociaux, qui a très rapidement pris le pas sur la prime de Noël lors du mouvement de 1997-1998, a également fait l’objet de nombreux échanges, du moins dans AC !. Si, lors des AG, tout le monde s’accorde pour affirmer que « c’est mieux que cette prime », ils sont nombreux à contester cette revendication qui, à leurs yeux, présente l’inconvénient de se référer aux minima sociaux. Cette critique centrale est ici résumée par une femme âgée de 38 ans, titulaire du baccalauréat, secrétaire et allocataire du RMI qui, au moment de l’entretien, était hébergée dans un hôtel social à Paris.

    « Il faut qu’AC ! insiste sur le revenu minimum garanti, c’est une optique plus solide que celle des minima. Les résultats sont là pour montrer que, de toute façon, on aura que des clopinettes. C’est vraiment dommage qu’on se soit engouffrés dans ce que disait la CGT-chômeurs de réclamer une prime de Noël, alors c’est vrai qu’ils l’avaient eue les années précédentes, mais finalement on a obtenu 3000 francs. Mais on est, encore une fois, renvoyés aux services sociaux comme si nous étions des assistés.
    V – Mais quelle distinction tu fais exactement entre le revenu minimum garanti et l’augmentation des minima ?
    – Eh bien c’est très simple, le revenu minimum garanti, c’est pas de l’assistance, c’est un droit qu’on n’a pas à demander, mais qui nous revient. »
    Chômeuse, assistante juridique, célibataire, trois ans de chômage, 38 ans, AC ! Paris.

    41En opérant un dépassement du système de protection sociale existant, le revenu modifie la problématique de l’assistance et le système de classification des statuts, contribuant de ce fait à revaloriser la condition des sans-emploi. Cependant, il reste une revendication par défaut car il ne répond pas à une exigence, maintes fois exprimée dans les AG et entretiens, relative à la volonté de contribuer à la société, laquelle dépasse la seule question de l’emploi, comme le souligne un autre débat portant sur la gratuité des transports pour les chômeurs (encadré 4).

    Encadré 4 : « Je veux payer quelque chose »
    Nous reproduisons ici des notes prises lors d’une coordination régionale à Bordeaux, le 21 mars 1998, où la discussion s’est transformée en un débat à la suite d’une intervention d’un chômeur, âgé d’une quarantaine d’années, bien connu des réseaux militants et qui participe à AC ! depuis sa création. Il milite depuis plusieurs années pour les transports gratuits. Ce jour-là, il s’est cependant prononcé contre la gratuité des transports.
    Albert : « Moi, je veux payer les transports. J’ai longtemps milité pour la gratuité des transports, mais je pense qu’il faut payer quelque chose. Je vois pas pourquoi les chômeurs ne payeraient pas les transports tandis que les autres les paient. Soit on demande la gratuité pour tout le monde, soit on accepte que les chômeurs paient également quelque chose. Une réduction de 70 % par exemple. »
    Alain qui préside demande d’un ton surpris : « Mais pourquoi tu veux payer les transports ? »
    Albert lui répond : « Mais parce que je pense qu’on doit participer à la société, c’est pour cela qu’il faut payer quelque chose. Et je tiens à garder ma dignité. »
    Les autres lui rétorquent alors que leur dignité « passe par autre chose ». Au fond de la salle, Gisèle approuve Albert : « Moi, je suis d’accord avec Albert, dire qu’on ne veut pas payer les transports conduit à une division avec les salariés. Je veux payer quelque chose, c’est ma manière de participer à la société. Je ne vois pas pourquoi les chômeurs seraient affranchis de toute participation. Parce que le problème avec la gratuité c’est qu’il y a cette idée de non-participation, et moi je n’ai pas envie d’être coupée de la société. »
    Pour contrer ses propos, un chômeur lui fait remarquer que « ceux qui ont de l’argent ne payent pas les transports et qu’ils ont des dettes vis-à-vis des chômeurs ». Une autre réplique : « La réduction des transports n’empêche pas le rejet, au contraire, ce sont les tarifs sociaux qui divisent les gens. » Enfin une femme s’adressant directement à Gisèle lui demande : « Mais tu voudrais payer des impôts ? ». Gisèle a répondu sans hésiter : « Mais oui, je préférerais payer comme tout le monde des impôts. »
    Dans la marie occupée de Morlaix, on enregistre des propos similaires tenus par une autre femme, Renée, qui a rejoint le collectif des chômeurs mobilisés. Interrogée par une journaliste, Josiane Guéguen, du journal Ouest-France (18 janvier 1998), elle affirme partager les revendications de ses « collègues » mais souligne la priorité de retrouver un emploi : « Bien sûr, 300 francs en plus chaque mois, ou même davantage, ça me rendra service. Mais ce que je veux, c’est un emploi. Quand vous travaillez, vous faites partie de la société. » Elle ajoute : « Je veux payer des impôts, j’estime en avoir le droit, j’en ai les capacités. »

    La lutte pour l’emploi : entre impossibilité pratique et marginalisation

    42Les propos recueillis sur nos terrains respectifs expriment l’importance accordée à la centralité du travail et ce d’autant plus pour les femmes et ceux dont les trajectoires se sont construites en référence à l’emploi. Tout en s’inscrivant dans un contexte de déstabilisation du salariat, le chômage reste envisagé comme une parenthèse qui certes dure mais ne pourrait constituer un état structurel où l’objectif serait alors de « faire avec ». Ces données apparaissent cependant en décalage avec les luttes effectives qui ont structuré le développement des comités et collectifs de chômeurs, lesquelles ont largement été orientées vers l’amélioration des conditions d’existence des chômeurs, la défense d’un statut ou encore l’exigence d’un revenu garanti. Comment dès lors expliquer que les luttes de chômeurs n’aient pas été massivement des luttes pour l’emploi ?

    43Nous proposons ici deux pistes de réflexion en partant de nos enquêtes de terrain. La première prend appui sur l’histoire des différents combats menés par AC ! depuis sa création et souligne les difficultés à construire des luttes orientées vers l’emploi. La seconde s’appuie sur l’étude des mobilisations bretonnes et s’attache à étudier la fabrique même des revendications, qui donne à voir l’actualisation de rapports sociaux marginalisant certaines initiatives et revendications.

    Revendications et modalités d’action : l’exemple de quelques luttes en direction de l’emploi

    44Comment peut-on se battre contre le chômage ? Si l’action collective est en soi une forme de mise en visibilité et de contestation de la condition de chômeur, elle peut difficilement se suffire à elle-même : il s’agit aussi de proposer des alternatives ou, au moins, de formuler des propositions. Au sein d’AC !, avant que l’exigence d’un revenu garanti ne s’impose, deux autres revendications ont accompagné des modalités d’action différentes car axées sur la lutte pour l’emploi : celle de la réduction du temps de travail et celle de la réquisition d’emplois. Dans les deux cas, le résultat est apparu peu convaincant, tant en termes d’efficacité pratique que de production discursive pérenne. Cet échec relatif conduit à interroger la possibilité même d’une lutte pour l’emploi dans le cadre d’une mobilisation de chômeurs.

    Luttes pour la réduction du temps de travail

    45La première réponse apportée par les fondateurs d’AC ! est de créer des emplois en réduisant le temps de travail. Aussi, juste après les marches contre le chômage, dès la rentrée 1994, un projet de loi-cadre est réalisé par une commission composée d’économistes et de militants syndicaux. Le texte, présenté quelques mois plus tard lors des assises nationales, fait l’objet de nombreux débats. Si la plupart des membres du réseau s’accordent sur « la nécessité de réduire le temps de travail », une majorité refuse de recourir au principe même d’un projet de loi, jugé « trop technocratique », visant « à faire plaisir aux patrons », et « pas stratégique » car « relevant d’une logique de compromis qui s’inscrit dans la logique de l’adversaire9 ». Le projet n’est donc pas adopté et l’idée est progressivement abandonnée.

    46Le débat est cependant relancé, en réaction aux différentes mesures gouvernementales relatives à la réduction du temps de travail qui se sont succédé après le mouvement de décembre 1995 (le projet de Charles Millon annoncé en 1995 et la loi De Robien promulguée en 1996). À défaut de réaliser une loi-cadre, les syndicalistes tentent de mener des campagnes contre ces différents projets. Ils rédigent notamment une pétition10. Les signatures sont récoltées à partir de cartes postales distribuées dans toute la France, à l’aide de caravanes itinérantes qui, sur le principe des marches, convergent à Lyon pour la conférence intergouvernementale du G7, le 22 juin 1996. À la différence des marches, cette initiative ne reçoit pas un accueil favorable des collectifs qui rencontrent de nombreuses difficultés à porter ce projet localement : absence de moyens techniques, de militants, faible participation des chômeurs. Lors d’un bilan, réalisé en août 1996, plusieurs interventions portent sur « l’échec quasi général de cette initiative11 ».

    47Au-delà des modalités d’action utilisées, la lutte pour la réduction du temps de travail s’est révélée compromise car elle n’a pas constitué un thème attractif pour le pôle chômeur qui a peu participé aux actions et qui est resté en marge des débats. Pour apprécier plus précisément ce désintérêt, il faudrait pouvoir mentionner les différentes réunions auxquelles nous avons assisté au sein des collectifs locaux. La plupart des échanges portaient sur les minima sociaux, les allocations chômage, les projets de loi sur la pauvreté, le revenu minimum garanti. Pourquoi cette revendication n’a-t-elle donc pas fédéré les chômeurs ?

    48Pour beaucoup d’entre eux, la RTT est une notion abstraite, qui fait appel à des compétences politiques et bureaucratiques dont la plupart sont dépourvus. Comme l’explique Michel, peu familier des univers militants mais participant néanmoins depuis deux ans à un collectif dont il tenait régulièrement la permanence : « La RTT, ce sont des termes que les gens ne comprennent pas toujours. Moi, je sais que j’ai mis du temps à comprendre ce que c’était la RTT. Maintenant je peux l’expliquer aux gens qui viennent au local. Mais y’en a qui mettent des mois à comprendre ce que ça veut dire alors que finalement, c’est des choses pour lesquelles tout le monde est d’accord. Je vois bien, les chômeurs, ils veulent bien se battre pour la création d’emplois, mais ils savent pas ce que c’est la RTT. » On peut en effet penser que cette revendication faisant appel à un registre d’expert, son appropriation par les chômeurs peu coutumiers des usages et du vocabulaire militants s’est avérée difficile. Mais si les militants plus confirmés reconnaissent que « la RTT n’est pas une revendication de chômeurs », c’est pour d’autres raisons. La difficulté à faire de cette revendication un axe central dans la lutte contre le chômage fait surtout écho aux difficultés éprouvées par les chômeurs à y entrevoir une solution à leurs problèmes immédiats. Leur position à propos de la RTT est ainsi relative à leur condition, au rapport spécifique qu’ils entretiennent au temps et à l’urgence. Les arguments couramment avancés sont résumés lors d’un débat, en novembre 1997, qui avait la particularité de porter sur la RTT mais de rassembler essentiellement des chômeurs (encadré 5).

    Encadré 5 : Les chômeurs et la RTT
    Contrairement au local de la rue d’Avron (siège du bureau national), la Maison des Ensembles (MDE) rassemblait essentiellement des personnes sans emploi. C’est pour cette raison qu’un chômeur très impliqué dans AC ! avait proposé d’y débattre de la RTT lors d’une réunion. Il pensait que l’importation de ce thème, dans un lieu où les chômeurs sont majoritaires, faciliterait leur participation.
    Une dizaine de personnes sont ce jour-là présentes. Parmi elles, deux salariés syndiqués (le premier à la CGT, le deuxième à SUD-Air France) et sept chômeurs ; des hommes qui, pour la plupart, sont très investis dans le réseau. Face à une assemblée réduite, l’initiateur de la réunion introduit le débat sur ce constat : « On est peu nombreux, et il me semble que la question c’est finalement de savoir si les chômeurs ont envie de se battre sur cette question. Moi, mon impression, c’est que la RTT n’est pas une revendication de chômeurs. » Le syndicaliste, assis à ses côtés, confirme ses propos, tout en rappelant la nécessité pour les chômeurs de se battre pour l’emploi : « C’est une lutte qui concerne les chômeurs et les salariés. C’est bien en partageant l’emploi qu’on réduira le chômage. » Il insiste néanmoins sur les ambivalences de cette revendication : « Les propositions qui sont faites par le gouvernement ne sont pas claires. Le gouvernement est sur les positions du patronat moderniste et non en lutte contre le chômage comme on voudrait nous le faire croire, c’est pour ça que je pense que l’ennemi n’est pas seulement le patronat mais aussi le gouvernement. » Un chômeur lui répond : « C’est pas le problème, le problème pour les chômeurs, c’est la réduction du temps de la misère. Les chômeurs ne peuvent pas se mobiliser sur la RTT, parce que, quand on est au chômage, on est dans l’urgence. » Les autres chômeurs présents confirment et précisent tour à tour ses propos : « C’est vrai que la RTT, ce n’est pas une revendication de chômeurs. On ne peut pas nous dire : “voilà, dans cinq ans, avec la RTT, les patrons embaucheront”. Donc, moi, c’est pour ça que je me bats sur le revenu. C’est une priorité. » Comme c’est bien souvent le cas dans AC !, c’est un syndicaliste qui fait alors une synthèse : « Je refuse ce clivage, on est tous confrontés au monde du travail, on a tous les mêmes objectifs. Nous les syndicalistes, on est intéressés par la RTT, et les chômeurs par le revenu. Moi, je pense qu’il faut mener les deux de front. »
    À la fin de la réunion, et dans les coulisses, Diego, un chômeur âgé de 47 ans, participant à AC ! depuis sa création et par ailleurs responsable d’un collectif local, confie : « Les syndicalistes ne comprennent vraiment pas l’impatience qu’on a en tant que chômeurs. Pour nous, les choses doivent aller très vite, c’est très urgent. On sait qu’il y a des gens à la rue. On se sent près de ces gens-là. On a l’impression que ce pas vers la rue, il est très vite fait. On risque, nous aussi, de s’y retrouver ; donc, il faut faire vite, faut pas laisser la précarité s’installer, la misère se propager plus, c’est pour cela qu’on est très impatients. Pour se battre pour la RTT, il faut pouvoir être patient, se placer sur le long terme. » Christian, qui écoute la conversation, approuve Diego et ajoute : « De toute façon, les blablas, c’est bien gentil, mais maintenant, il faudrait se bouger autrement qu’en paroles. »

    49Si de nombreux chômeurs veulent bien admettre que la RTT est « la seule manière qu’on a trouvée pour créer des emplois12 », cette possibilité s’inscrit dans un temps long dans lequel il est difficile de se projeter quand le quotidien est marqué par l’urgence et le risque de la chute dans la misère. Ce constat n’a pas échappé aux syndicalistes, qui ont cherché des modalités d’action susceptibles de répondre à cette exigence. C’est dans cet esprit que l’idée de réaliser des « réquisitions d’emplois » a progressivement germé.

    Des actions en faveur de l’emploi : « les réquisitions d’emplois »

    50L’idée de procéder à des réquisitions d’emplois a mûri au sein d’une commission parisienne intitulée « ensemble chômeurs et salariés en direction des entreprises », composée essentiellement de syndicalistes, qui réfléchissaient depuis 1994 à « une action autour des pôles salariés/chômeurs/précaires et sur la réduction du temps de travail ». Comme le résume l’un des fondateurs de cette action : « Il s’agissait d’une nécessité de se battre concrètement sur la revendication centrale d’AC ! : les 35 heures et l’embauche. AC ! ne pouvait pas, en effet, en rester à la lutte pour les mesures d’urgence, ou à un travail purement propagandiste sur les 35 heures. La question était pour AC ! de trouver des actions qui soient en phase avec les revendications du réseau et les attentes des chômeurs ». Ajoutons que « l’idée est venue à un moment où les débats sur l’exclusion sont ponctués par les succès militants et l’efficacité des réquisitions de logements13 » qui reposent en partie sur la rétribution immédiate engendrée par la mobilisation. Inspirés par les nombreuses actions du DAL durant l’année 1995-1996, les membres d’AC ! établissent le parallèle entre les « sans-toits » et les « sans-emplois », et décident de transposer le répertoire des premiers aux seconds, c’est-à-dire de s’approprier eux aussi concrètement l’objet de la revendication : le droit à l’emploi.

    51Adopté lors des assises de janvier 1995, ce nouveau type d’action est pris en charge par la commission parisienne, laquelle est à l’initiative de sept actions dirigées vers la FNAC Montparnasse (4 avril 1995), l’usine Rhône Poulenc de Vitry-sur-Seine (15 juin 1995), la Société générale (20 juin 1995), la Direction départementale du travail et de l’emploi des Hauts-de-Seine (1er février 1996), le lycée Maximilien Perret de Vincennes (16 février 1996), les dépôts RATP des Lilas (17 octobre 1996) et de Nanterre (20 février 1997).

    52Le principe des réquisitions d’emplois est, au moins sur le papier, relativement simple : il s’agit d’exiger des entreprises ou des administrations, considérées en sous-effectif, l’embauche de chômeurs. Ces actions sont préparées durant plusieurs mois et ne peuvent se réaliser sans le concours de l’intersyndicale des lieux visés, qui fournit différents renseignements utiles : bilans comptables ; nombre de salariés, de licenciés, de salariés employés en CDD et en CDI ; départs en retraite ; postes vacants. Des CV de chômeurs sont par la suite rassemblés et, selon les actions, plus ou moins sélectionnés en fonction du type de lieu.

    53La présence des médias lors de ces actions a été soulignée dans chaque bilan. Cependant, à la différence des réquisitions conduites par DAL, les organisateurs n’ont pas souhaité faire appel à des personnalités car « la démonstration qu’on veut faire est qu’il est possible de construire une mobilisation auto-organisée de chômeurs et de précaires et de salariés ayant confiance dans leur force. Un parrainage, une mise en avant de personnes célèbres, montrerait l’inverse14 ».

    54La mobilisation « auto-organisée de chômeurs » s’est cependant révélée difficile. Ces actions ont toutes reposé sur les réseaux syndicaux, et le nombre de chômeurs a toujours été inférieur à celui des syndiqués. Ce sont aussi ces derniers, membres ou non d’AC !, qui ont été séduits par cette pratique. Les bilans réalisés par la commission parisienne ou par les intersyndicales concernées attestent de l’enthousiasme partagé par les militants syndicaux (encadré 6).

    Encadré 6 : Le pôle syndicaliste et les réquisitions d’emploi
    Voici le récit d’une réquisition d’emploi à la DDTE des Hauts-de-Seine rédigé par un militant syndiqué à la CFDT en février 1997 :
    « Depuis quelques mois, les organisations syndicales CFDT et CGT des Hauts-de-Seine avaient pris contact et rencontraient des militants d’AC ! pour mener une action dans le département afin d’obtenir des effectifs, une dimension nouvelle. La décision fut prise d’organiser une “réquisition d’emplois” pour obtenir l’ouverture de concours et l’intégration des vacataires et CES dans le statut de la fonction publique. Cette action a demandé beaucoup de préparation et on s’est mis au boulot. […] Le 1er février 1996 à 10 heures une assemblée générale du personnel était réunie, plus de soixante agents du département étaient là, nous avons expliqué au personnel que nous allions faire une réquisition d’emplois. À 11 heures sont arrivées, banderoles en tête, une autre bonne soixantaine de personnes qui arrivaient d’un rendez-vous secondaire donné sur un quai de métro. Qui étaient-ils ? Des militants d’AC !, des chômeurs d’ASSOL (Maison des chômeurs de Nanterre), des chômeurs du MNCP, des représentants du DAL, des Sans droits et de Droits devant !, des postiers de SUD PTT, quelques cheminots et des militants CFDT de nos services de l’ensemble de l’Île de France.
    Banderoles et mégaphone en tête, nous avons parcouru les trois étages de la DDTEEP pour persuader les récalcitrants encore dans leur bureau de venir nous rejoindre, “contre le chômage, chômeurs et salariés, tous unis”, “32 heures, c’est du boulot pour les chômeurs”, “chômeurs et précaires ; dedans c’est la galère, dehors c’est la misère” […].
    À 12 h 30, derrière l’accordéon et les chanteurs de “Jolies Mômes”, nous avons fait irruption au restaurant interentreprises de la tour, sous le regard étonné des gens attablés, nous avons exposé nos revendications, distribué des tracts et chanté à perte de voix et c’était un vrai bonheur d’être là, tous ensemble, avec nos différences, mais avec de la fraternité dans le regard.
    Pendant un apéro joyeux et chantant et les sandwichs de SUD-PTT, les conversations se sont nouées, les expériences se sont échangées, il y avait de la tendresse dans nos yeux…!
    La délégation, de retour à l’assemblée générale, a annoncé que conformément à leur exigence la direction recevrait les organisations syndicales CFDT et CGT du département et un représentant des associations présentes, et ce n’est pas rien ! […] L’assemblée générale a décidé d’accompagner massivement la délégation le 23 février 1996, c’est donc TOUS ENSEMBLE, que nous irons, et il va de soi que si nous n’obtenons pas satisfaction nous continuerons, mais tous ensemble ! Nous nous sommes séparés en fin d’après-midi, après avoir passé un communiqué à l’AFP et à différents journaux, tristes de se quitter parce que c’était bien et des journées comme ça, ou en tout cas des actions différentes, pas isolées dans notre coin, il ne faut pas hésiter à y réfléchir et à les mener. On redécouvre la fraternité. »

    55L’intérêt accordé à « l’émotion », « la solidarité », « la fraternité » et l’insistance à souligner les marques d’empathie avec les chômeurs n’ont cependant pas suffi à compenser les ratés de ces manifestations. D’après les comptes rendus, les réquisitions d’emplois ont été avant tout bénéfiques aux syndicats des entreprises visées, qui ont pu à cette occasion faire valoir leurs revendications à partir de procédés originaux.

    56En revanche, pour AC ! et en particulier pour les chômeurs, ces actions n’ont pas été approuvées. Leur principal défaut est qu’elles n’ont jamais conduit à des embauches. Dès la première réquisition qui avait pourtant été considérée par le réseau comme « un succès », les acteurs de la commission prévenaient qu’« il ne faut pas se servir des chômeurs comme masse de manœuvre, ne pas laisser planer d’illusions sur les chances d’embauche à l’issue de l’action ; chances qui demeurent faibles15 ». Dans un autre texte présenté aux assises en juin 1995, les intervenants soulignaient l’ambiguïté de l’action : « Il ne s’agit pas de bureaux d’embauche parallèles mais d’actions de lutte, même si l’on fait tout pour que ces actions réussissent. » Le terme même de « réquisition d’emplois » a fini par faire l’objet de débats : « Le sentiment majoritaire de la commission a été de conserver l’appellation qui avait l’avantage de marquer une dynamique de lutte et de définir l’ennemi. Il est clair cependant que, jusqu’à présent, en l’état du rapport de force, on ne peut pas obliger un patron à embaucher. Ce que nous avons fait ne sont pas de véritables réquisitions d’emplois avec lutte prolongée défendant une occupation physique des postes de travail. Mais cela en trace l’objectif. »

    57À défaut d’obtenir une embauche, certains chômeurs ont finalement eu l’impression d’être utilisés par les syndicats pour faire valoir des revendications qui les concernaient moins que les salariés en poste. L’absence de résultats concrets n’a fait qu’amplifier ce sentiment. Le compte-rendu de la dernière réquisition, rédigé cette fois-ci par un chômeur, souligne plus nettement les limites de ces actions (encadré 7).

    Encadré 7 : Le pôle chômeur et les réquisitions d’emploi
    Voici le bilan de la réquisition d’emplois au dépôt de la RATP de Nanterre, le 20 février 1997. Il est rédigé par un militant, âgé d’une trentaine d’années, diplômé et au chômage depuis quelques mois. Il est alors actif au sein de la Maison des ensembles à Paris et cherche à construire une médiation entre différents pôles d’AC !. Sans faire partie de la commission parisienne, il a fait partie des organisateurs de l’action.
    La dernière action de réquisition visait le dépôt RATP de Nanterre. Elle n’a pas été préparée par une intersyndicale mais essentiellement par l’UL-CGT de Nanterre, qui a fait en sorte d’écarter la CFDT, et de limiter l’action des militants d’AC !. Le jour même de l’action, les membres de la CGT n’étaient finalement pas nombreux et, d’après le rapporteur, « cette action initiée par la CGT n’aurait probablement pas pu avoir lieu sans les militants de Sud et d’AC ! ». Les critiques formulées dans ce bilan sont ouvertement dirigées vers la CGT.
    « Dès 8 heures, des militants d’AC !, chômeurs et salariés, des militants de SUD sont arrivés. À 8 h 30, l’UL est arrivée avec une tente à monter, ce qui fut fait. Nous avons constaté avec bonheur qu’un café était en préparation, mais c’est avec consternation que nous avons entendu que le café était à 2 francs [0,30 euro], y compris pour les chômeurs. C’était inconcevable pour nous. Nous avons pris le micro pour dire que le café était gratuit pour les chômeurs. Aucun débat n’a pu être organisé, nous étions dehors, alors qu’on nous avait dit que nous pourrions utiliser le local de cantine du dépôt. Nous avons distribué des tracts aux chauffeurs qui entraient et sortaient du dépôt. Vers 10 heures, quelques salariés sont venus pour discuter et ont repris leur travail. L’UL, les représentants CGT du dépôt, AC ! et SUD ont pris la parole pour exposer les motifs de cette réquisition. Vers 10 h 30, nous sommes entrés dans le dépôt en scandant des slogans contre le chômage et avons fait irruption dans la salle où se tenait une réunion des délégués du personnel […] puis vers 12 h 30, nous avons quitté les lieux, après de brèves prises de parole tout le monde s’est quitté puisque rien n’était prévu pour la restauration. »
    Concernant les demandes d’embauches, « aucun dossier de candidature n’a pu être rempli à l’avance puisqu’ils ont été remis et remplis le jour même. En outre, les coordonnées des chômeurs ayant rempli ces dossiers n’ont pas été communiquées à AC ! et nous n’avons aucune assurance sur le suivi de ces dossiers par les délégués CGT du dépôt ».
    Après avoir indiqué plusieurs critiques ayant trait à l’attitude de la CGT et plus généralement au déroulement de l’action, le compte-rendu conclut : « Des camarades AC ! ont ressenti un certain mépris vis-à-vis des chômeurs, utilisés… pour les besoins de cette action. En conclusion, nous ne pouvons être satisfaits de la façon dont s’est préparée et déroulée cette action. En aucun cas nous ne pouvons accepter de nous associer à l’avenir à ce type d’action si les règles du jeu ne sont pas clairement établies au moyen d’une plate-forme écrite et que les engagements pris ne sont pas respectés. Il y va de la crédibilité de nos actions et nous ne nous sentons pas le droit d’entraîner des chômeurs sur des pistes aventureuses qui risqueraient de créer pour eux des illusions qui sont dramatiques. »

    58Ces actions, qui se présentaient d’abord comme un moyen de conjuguer les attentes des chômeurs et celles des salariés, ont eu pour effet de mettre en relief leurs divergences et de renforcer les traditionnels conflits entre organisations syndicales. Il faudrait également rapporter certains débats entre des syndicalistes SUD-PTT portant sur des tensions et contradictions entre la lutte pour l’embauche et la lutte pour l’emploi. À l’occasion d’une réunion visant à préparer une éventuelle réquisition dans un bureau de poste parisien, les militants SUD alors affiliés à AC ! s’y sont finalement opposés en expliquant « qu’une mobilisation de chômeurs demandant l’embauche se ferait contre les postiers ayant un statut. La direction, selon eux, ne demanderait pas mieux de les embaucher comme contractuels dans le cadre de l’attaque qu’elle mène contre le statut16 ». Enfin, le développement de ces actions est rapidement apparu compromis en raison d’une faible insertion des syndicalistes d’AC ! dans le secteur privé. La majorité des militants salariés travaillent dans les entreprises d’État (La Poste, la RATP, l’ANPE, la DDTE, le Trésor public), qui recrutent essentiellement sur concours.

    59Ainsi, les réquisitions d’emplois n’ont en commun avec les réquisitions de logement que le titre. S’il est possible de s’approprier un logement vide par la force puis de le faire ensuite reconnaître par le droit, il apparaît en revanche impossible de procéder de la sorte avec l’emploi qui n’est pas un bien immobilier, dont il suffirait de forcer la serrure. On imagine mal un employeur prendre acte de ce qu’un chômeur occupe indûment un poste de travail (à supposer qu’il le puisse), et entérine le fait en lui signant un contrat. L’embauche d’un certain nombre de salariés supplémentaires peut faire l’objet d’une action collective de travailleurs, mais les demandeurs d’emploi ne disposent pas des moyens de pression des salariés. Ce type d’action a donc été progressivement abandonné, simultanément le projet initial axé sur la réduction du temps de travail a reculé. Si la revendication est toujours présente dans la plate-forme revendicative d’AC !, les campagnes sur ce thème disparaissent dès octobre 1996.

    60Ces tentatives avortées soulignent que l’orientation des luttes est en partie dépendante des possibilités d’action, fond et forme étant en effet imbriqués. Les collectifs locaux se sont développés en menant des actions orientées vers des objectifs concrets et à leur portée, et en s’adressant à une autorité publique identifiable. Ce travail est régi par un principe de rétribution immédiate qui, tout en répondant à la situation quotidienne des chômeurs, permet la survie et le développement du collectif. L’obtention de mesures ou de gains spécifiques offre aux collectifs une légitimité les encourageant, en retour, à agir. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre les nombreuses mobilisations locales pour la gratuité des transports (voir illustration 11) qui se sont développées dès la naissance d’AC ! et se sont souvent soldées par des résultats concrets. Le succès de certains collectifs (notamment à Toulouse, Bordeaux, Grenoble) a permis de générer une dynamique de mobilisation encourageant d’autres collectifs locaux à entreprendre des démarches sur un terrain où la possibilité de gagner avait été démontrée. Ces différentes luttes locales, en répondant aux exigences quotidiennes des chômeurs et en permettant l’existence effective des collectifs, constituent l’un des ressorts de leur mobilisation collective. Un ressort que les luttes pour l’emploi n’ont pas été en mesure de construire.

    Rapports de pouvoir et priorité revendicative : la marginalisation imposée de la lutte pour l’emploi

    61L’enquête menée dans les collectifs de Rennes et Morlaix éclaire sous un angle différent mais complémentaire l’orientation des luttes et les tensions qui s’y expriment (Dunezat, 2013). L’analyse de la genèse des principales revendications du mouvement de 1997-1998 autorise plusieurs remarques. D’abord, si les organisations initiatrices au niveau national disposent d’un bagage revendicatif, celui-ci n’a pas été importé tel quel dans les mobilisations locales : il a été rediscuté, enrichi, adapté. Ensuite, les ressorts de l’engagement sont apparus peu liés à ce bagage : non seulement les recrues des mobilisations observées le méconnaissent mais surtout elles disent s’engager davantage en référence à l’Acteur mobilisé – à savoir « les chômeurs » – qu’en référence à ce que cet Acteur réclame. Enfin, contre la vision misérabiliste des chômeurs « sans ressources », il faut une fois encore marteler que bien des mobilisés ne sont pas restés inertes face à la question revendicative : celle-ci a été transformée en enjeu, dans des mobilisations fonctionnant sur le principe de l’AG quotidienne et souveraine. La mobilisation du consensus est ainsi loin de fonctionner au niveau local, comme au niveau national. Considérer que « les chômeurs » se battaient pour obtenir davantage de revenus est juste si l’on se base sur les revendications affichées, mais réducteur au regard du degré d’appropriation de ces dernières. Il reste maintenant à analyser comment, au niveau local, la fabrique des revendications se transforme en enjeu de conflit dans la dynamique mobilisatrice.

    Rennes : du mix revendicatif sur le papier à la victoire réelle de la cause du revenu

    62Dans le cas du mouvement rennais, la question des revendications donne lieu, dès la première AG, à des échanges très conflictuels. Le groupe de la « CGT-AC ! » donne davantage la priorité au droit au travail. La grande majorité du pôle indépendant – assimilé ici au pôle chômeur – réclament à la fois le droit au travail et la hausse des minima. Enfin, le pôle anarchiste donne la priorité à la hausse des minima.

    63Le tract élaboré dès la première AG formelle laisse pourtant penser à une unité locale. Le mouvement publie en effet un « appel commun du 8 janvier 1998 » qui expose ses revendications et place en tête celle d’« un emploi stable pour tous » puis les questions de revenu ou d’accès aux droits et de représentativité. Trois éléments méritent ici d’être soulignés : le document, adressé aux « chômeurs, exclus en colère », ne contient aucune signature d’organisation ; il sera conservé tel quel pendant plus d’un mois, ne subissant que des modifications mineures ; le mélange des genres revendicatifs est visible et, à s’en tenir au tract élaboré, la priorité semble accordée au droit au travail.

    Illustration 11 : Campagne pour les transports gratuits, AC !

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    64Ces caractéristiques – qui pourraient être le signe d’un consensus – révèlent au contraire la fragilité de l’alliance entre organisations et groupes mobilisés. Soutenus par le pôle anarchiste, ce sont des hommes du pôle indépendant qui prennent la présidence de la première AG où se décident les revendications. Afin de faire vivre la mobilisation malgré les conflits du premier jour (voir chapitre 5), ces hommes – dotés d’un capital culturel et militant acquis dans les années 1970 et reconvertis dans la création d’associations locales – font en sorte de combiner les revendications et de détrôner les relais locaux des organisations nationales de chômeurs (d’où l’absence de signatures institutionnelles). Ils parviennent à leur fin dans une AG très conflictuelle qui installe la division entre les trois groupes (« CGT-AC ! / Indépendants / Anarchistes »). Mais la plateforme revendicative est stabilisée durablement car les conflits qu’elle a révélés ont laissé des traces. Aussi ce premier tract fourre-tout doit servir de compromis durable mais, comme pour d’autres groupes mobilisés, il symbolise surtout combien la construction d’une force collective suppose parfois « des concessions mutuelles pour un compromis instable » (Sinigaglia, 2012 : 115).

    65Il n’empêchera pas cependant les conflits de se reconfigurer à travers d’autres enjeux, jusqu’au désengagement de la CGT et d’AC !. Les tensions vont en effet se déplacer dans d’autres espaces au sein desquels l’orientation des luttes se construit aussi. Les différents groupes se répartissent dans des commissions dont la dénomination et la composition contribuent largement à entretenir, voire à attiser, les divergences. Pendant que la « CGT-AC ! » tente, via la commission médias, de propager l’idée que les chômeurs veulent d’abord « du boulot », les « Indépendants » alternent entre la recherche d’aides d’urgence (commission action sociale) et la recherche d’une existence sociale en tant que / malgré le statut de chômeurs (commission liste électorale pour les régionales de 1998, commission artistique). Enfin, le pôle anarchiste investit massivement la commission « actions » et la commission « revendications » au sein desquelles il propage un autre rapport au travail davantage axé sur la cause du revenu et du partage des richesses. C’est cette dernière orientation revendicative qui finira par s’imposer sur la plateforme originelle, une fois que le mouvement aura perdu son hétérogénéité initiale.

    66Ainsi, dans le cas rennais, la question revendicative a d’emblée contribué à cristalliser les conflits et a ensuite été mise en sommeil afin de ne pas réactiver les tensions initiales.

    Morlaix : du rejet organisé du droit au travail à la subversion de l’ordre militant au nom du droit au travail

    67Le mouvement de Morlaix offre une autre configuration permettant de montrer comment le processus revendicatif peut constituer un enjeu localisé de reconfiguration des rapports sociaux, mais sous des formes variables.

    68La mobilisation a elle aussi été structurée par une diversité d’orientations revendicatives. Mais, à la différence du mouvement rennais, les premiers tracts ne font pas l’objet de conflits. La priorité pour les minima sociaux s’impose. La domination masculine et de classe qu’incarne le trio dans les tâches de pouvoir (voir chapitre 5) se prolonge dans le processus revendicatif. Ce sont eux qui rédigent les tracts et les soumettent aux AG, en défendant collectivement leurs propositions. Le premier tract du mouvement, signé du « Comité », est ainsi axé sur les revendications en termes de revenu et de partage des richesses. À la différence du mouvement rennais, plusieurs tracts sont rédigés dans le premier mois, et non un seul ; les revendications de revenus et de partage des richesses dominent, voire invisibilisent la revendication du droit au travail à mesure que la mobilisation s’installe ; le trio dominant ne cache pas en AG sa volonté de se démarquer des revendications « cégétistes », à partir d’un discours intellectualisé sur « la fin du travail ».

    69Pendant plusieurs semaines, les orientations revendicatives souffrent peu d’oppositions en AG. Mais, fin janvier, lorsque le trio dominant négocie avec le maire l’évacuation de la mairie, le processus revendicatif devient un enjeu de conflit. En particulier, les hommes qui se cristallisent dans le groupe du Mouvement et plusieurs femmes – qui tendent à prioriser le droit au travail, voire à exclure la hausse des minima – osent critiquer l’orientation revendicative des débuts et des tracts.

    Chômeur 1 : « Moi, j’ai toujours dit au niveau des AG que je ne trouvais pas normal qu’on mette les minima sociaux avant le travail. Ça tue notre image de marque. Il faut mettre le plein-emploi en premier lieu, ça passera beaucoup mieux. »
    Chômeur 2 : « Je suis d’accord. On veut du boulot. Il faut refaire la communication. »
    Chômeuse : « Il est clair que, pour l’opinion publique, on réclame de l’argent et pas un boulot avant tout. Il faudrait durcir le ton et dire qu’on veut du boulot, point. »
    Chômeur 3 : « Il faut s’occuper de Morlaix, point. On s’occupe de nous, et ensuite on verra. Parfois, on sera en accord avec le national, d’autres fois non. Il ne faut plus mettre en avant les minima sociaux. »
    Carnets d’observations, Morlaix, AG du 23 février 1998.

    70Cette contestation interne – qui s’inscrit dans une remise en cause globale de l’ordre militant – débouchera dans le dernier tract de la mobilisation locale sur une double réorientation : d’une part, le « droit au travail mais pas à n’importe quel prix » deviendra central dans la hiérarchie revendicative ; d’autre part, le Comité disparaîtra de la signature, remplacé par les « chômeurs en lutte ».

    71Comme on peut le voir, en dépit d’une dynamique nationale marquée et homogénéisée par un registre revendicatif axé sur la cause du revenu, une entrée par les pratiques d’en bas révèle combien le processus revendicatif est à la fois évolutif, produit aussi par l’action elle-même, et l’enjeu des rapports de pouvoir. Quelle que soit la mobilisation observée, l’agencement des pratiques souligne que la question revendicative n’est qu’un morceau du travail militant qui fait exister un groupe mobilisé et qui en structure les tensions. Si nous avons montré que les revendications sur la RTT ou sur l’emploi étaient difficiles à porter dans des collectifs composés de chômeurs en situation d’urgence sociale, la démarche comparative a permis de repérer combien les tensions entre groupes – sous l’impulsion notamment du pôle anarchiste et dans le cadre d’un contexte idéologique marqué à la fin des années 1990 par les discours autour de « la fin du travail » – ont été centrales dans la production discursive de la cause du revenu.

    Notes de bas de page

    1  La critique de l’AUD en 1996, celle des filières d’indemnisation en 2003, celle des « recalculés de l’Unedic » en 2004 ou, de manière plus transversale, l’exigence d’une allocation plancher.

    2  Cela n’a pas échappé à certaines figures historiques des mobilisations de chômeurs. Par exemple, Claire Villiers (2000 : 208) rapporte l’un des débats qui traversaient AC ! à ses débuts : « Pour les uns, se battre contre le chômage, c’est se battre pour le retour des emplois et donc s’opposer à la stratégie du capitalisme qui, en maintenant la pression, fait baisser le coût du travail, cherche à revenir sur les conventions collectives, etc. Pour d’autres, c’est s’appuyer sur cette situation de chômage pour remettre en question le salariat et pour poser le problème de la répartition de la richesse produite, autrement qu’à travers lui. »

    3  Tout comme le souligne Julian Mischi (2016 : 358) dans un contexte différent, « l’adhésion syndicale se réalise rarement au nom de mots d’ordre idéologiques généraux ». De même, Florence Johsua (2015) met en lumière combien, chez les anticapitalistes du NPA, l’héritage trotskiste est parfois totalement méconnu.

    4  L’allocation supplémentaire d’attente (ASA), gérée par l’UNEDIC, est créée en 1974 dans un contexte de crise économique marqué par une augmentation du nombre des demandeurs d’emploi, mais également par une unité d’action entre la CFDT et la CGT. Cette prestation, versée durant un an, s’adresse aux salariés licenciés pour raisons économiques et son montant est fixé à 90 % du salaire brut antérieur.

    5  Robert Castel (2001 : 14) rappelle « que le principal parti de la IIIe République, le Parti radical, inscrit encore à son programme lors de son congrès de Marseille, en 1922, “l’abolition du salariat, survivance de l’esclavage” ».

    6  Maurice Dommanget, dans sa présentation de l’ouvrage de Paul Lafargue (1979 : 64) cite un discours facétieux imprimé à Lyon en 1600, au nom de « la grande confrairie des soulz d’ouvrer et des enragez de rien faire ».

    7  Pour les Cargotistes en revanche, la revendication du revenu contient et dépasse la critique idéologique du travail, dans la mesure où ils considèrent que le système capitaliste lui-même a déjà réalisé un dépassement du travail.

    8  Pour une critique révolutionnaire anarchiste de la revendication du revenu, voir Claude Guillon (1999)

    9  Compte-rendu de la commission projet de loi-cadre, Bulletin de débat n° 6, juin 1995, p. 6.

    10  Cette pétition cherchait « à rassembler les partisans d’une loi-cadre pour les 32 heures ». Le passage des 35 heures aux 32 heures est consécutif aux annonces gouvernementales qui, en proposant la réduction du temps de travail à 35 heures, ont obligé les syndicalistes d’AC ! à reformuler leurs exigences. Les critiques portaient par ailleurs sur les garanties qui devaient accompagner ce changement : le niveau de salaire, le nombre d’embauches, les statuts de l’emploi. L’un des principaux mots d’ordre, durant cette campagne, était : « 32 heures tout de suite sans perte de pouvoir d’achat. Pour vivre tous, mieux, autrement » (document interne, mars 1996).

    11  Lettre rapide, n° 53, 27 août 1996.

    12  Lorsque les responsables chômeurs des collectifs locaux présentent les revendications d’AC ! à de nouveaux arrivants, ils ont recours à ce type de justification. C’est une manière de souligner que cette revendication n’est pas la leur, mais qu’il faut bien néanmoins viser la remise au travail.

    13  Document interne d’AC !.

    14  Bilan de la commission chômeurs-entreprises pour l’année 1995-1996.

    15  Compte-rendu pour l’action de la FNAC.

    16  Compte rendu du débat au congrès de SUD-PTT, les 11 et 12 avril 1995.

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    1  La critique de l’AUD en 1996, celle des filières d’indemnisation en 2003, celle des « recalculés de l’Unedic » en 2004 ou, de manière plus transversale, l’exigence d’une allocation plancher.

    2  Cela n’a pas échappé à certaines figures historiques des mobilisations de chômeurs. Par exemple, Claire Villiers (2000 : 208) rapporte l’un des débats qui traversaient AC ! à ses débuts : « Pour les uns, se battre contre le chômage, c’est se battre pour le retour des emplois et donc s’opposer à la stratégie du capitalisme qui, en maintenant la pression, fait baisser le coût du travail, cherche à revenir sur les conventions collectives, etc. Pour d’autres, c’est s’appuyer sur cette situation de chômage pour remettre en question le salariat et pour poser le problème de la répartition de la richesse produite, autrement qu’à travers lui. »

    3  Tout comme le souligne Julian Mischi (2016 : 358) dans un contexte différent, « l’adhésion syndicale se réalise rarement au nom de mots d’ordre idéologiques généraux ». De même, Florence Johsua (2015) met en lumière combien, chez les anticapitalistes du NPA, l’héritage trotskiste est parfois totalement méconnu.

    4  L’allocation supplémentaire d’attente (ASA), gérée par l’UNEDIC, est créée en 1974 dans un contexte de crise économique marqué par une augmentation du nombre des demandeurs d’emploi, mais également par une unité d’action entre la CFDT et la CGT. Cette prestation, versée durant un an, s’adresse aux salariés licenciés pour raisons économiques et son montant est fixé à 90 % du salaire brut antérieur.

    5  Robert Castel (2001 : 14) rappelle « que le principal parti de la IIIe République, le Parti radical, inscrit encore à son programme lors de son congrès de Marseille, en 1922, “l’abolition du salariat, survivance de l’esclavage” ».

    6  Maurice Dommanget, dans sa présentation de l’ouvrage de Paul Lafargue (1979 : 64) cite un discours facétieux imprimé à Lyon en 1600, au nom de « la grande confrairie des soulz d’ouvrer et des enragez de rien faire ».

    7  Pour les Cargotistes en revanche, la revendication du revenu contient et dépasse la critique idéologique du travail, dans la mesure où ils considèrent que le système capitaliste lui-même a déjà réalisé un dépassement du travail.

    8  Pour une critique révolutionnaire anarchiste de la revendication du revenu, voir Claude Guillon (1999)

    9  Compte-rendu de la commission projet de loi-cadre, Bulletin de débat n° 6, juin 1995, p. 6.

    10  Cette pétition cherchait « à rassembler les partisans d’une loi-cadre pour les 32 heures ». Le passage des 35 heures aux 32 heures est consécutif aux annonces gouvernementales qui, en proposant la réduction du temps de travail à 35 heures, ont obligé les syndicalistes d’AC ! à reformuler leurs exigences. Les critiques portaient par ailleurs sur les garanties qui devaient accompagner ce changement : le niveau de salaire, le nombre d’embauches, les statuts de l’emploi. L’un des principaux mots d’ordre, durant cette campagne, était : « 32 heures tout de suite sans perte de pouvoir d’achat. Pour vivre tous, mieux, autrement » (document interne, mars 1996).

    11  Lettre rapide, n° 53, 27 août 1996.

    12  Lorsque les responsables chômeurs des collectifs locaux présentent les revendications d’AC ! à de nouveaux arrivants, ils ont recours à ce type de justification. C’est une manière de souligner que cette revendication n’est pas la leur, mais qu’il faut bien néanmoins viser la remise au travail.

    13  Document interne d’AC !.

    14  Bilan de la commission chômeurs-entreprises pour l’année 1995-1996.

    15  Compte-rendu pour l’action de la FNAC.

    16  Compte rendu du débat au congrès de SUD-PTT, les 11 et 12 avril 1995.

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    • Odin, Pierre. (2020) Le travail syndical en actes. DOI: 10.4000/books.septentrion.108323
    • (2023) Le pouvoir d’agir dans les centres sociaux. DOI: 10.4000/books.septentrion.141577
    • Cimier, Amandine. (2022) LA SANTÉ DES CHÔMEURS AU PRISME DE L’ACTIVITÉ. Revue québécoise de psychologie, 43. DOI: 10.7202/1088844ar
    • Rétif, Sarah. (2023) Engagement et citoyenneté : pratiques ordinaires de femmes en quartier populaire. Politique et Sociétés, 42. DOI: 10.7202/1095649ar
    • Clouet, Hadrien. (2022) Montserrat Emperador Badimon, Lutter pour ne pas chômer : le mouvement des diplômés chômeurs au Maroc. Sociologie du travail, 64. DOI: 10.4000/sdt.41760
    • Beurois, Tom. (2022) Une aide alimentaire apolitique ? Formes de (dé)politisation ordinaire au sein d’épiceries sociales en France et en Belgique. Participations, N° 33. DOI: 10.3917/parti.033.0031
    • Baumes Malfant, Chloé. (2020) Lutter ensemble contre la Montagne d’or. Les mobilisations anti-extractives à l’épreuve des fractures ethno-raciales. Cahiers des Amériques latines, 1. DOI: 10.4000/cal.10854
    • Dunezat, Xavier. Hoyez, Anne-Cécile. Jarno, Pascal. (2022) Un terrain « du proche ». Le militantisme et la recherche à l’épreuve de l’occupation d’une université. Carnets de géographes. DOI: 10.4000/cdg.7773

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    Cohen, Valérie, et Xavier Dunezat. « 6. Pour quoi se battre ? ». In Quand des chômeurs se mobilisent. . Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2018. https://doi.org/10.4000/books.pur.145697.
    Cohen, Valérie, et Xavier Dunezat. « 6. Pour quoi se battre ? ». Quand des chômeurs se mobilisent. , Presses universitaires de Rennes, 2018, https://doi.org/10.4000/books.pur.145697.

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    Cohen, Valérie, et Xavier Dunezat. Quand des chômeurs se mobilisent. . Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2018. https://doi.org/10.4000/books.pur.145582.
    Cohen, Valérie, et Xavier Dunezat. Quand des chômeurs se mobilisent. . Presses universitaires de Rennes, 2018, https://doi.org/10.4000/books.pur.145582.
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