5. Au travail militant
p. 151-199
Texte intégral
1C’est à travers des pratiques contestataires particulières que les luttes prennent forme et que les groupes mobilisés se construisent. Dans le cas des chômeurs, si les marches ont eu un caractère central et fondamental dans la formation de réseaux et la mise en place des collectifs AC !, ce sont surtout les occupations de locaux qui constituent le mode d’action privilégié. Toutes les organisations de chômeurs y ont fréquemment recours depuis les années 1980 pour (se) manifester. Ce sont plus spécifiquement les occupations des administrations chargées de l’encadrement et du contrôle des chômeurs qui se sont développées parce qu’elles se présentent comme des cibles logiques et identifiables1. C’est au prisme de ce répertoire d’action collective2 (Tilly, 1986) que l’action des chômeurs est décrite comme faisant partie de « la France rebelle » contemporaine (Mouchard, 2006 [2002]). Parce que ce « régime d’action occupationnel » n’est pas spécifique aux chômeurs, il contribue à normaliser leur mobilisation et à l’inscrire dans le débat plus large relatif à l’occupation comme « cycle » ou « continuum protestataire » (Dechezelles et Olive, 2017 : 31-34).
2La dimension stratégique et symbolique des occupations ne doit cependant pas masquer l’ensemble des pratiques qui ont cours dans ces mobilisations, d’autant que ce type d’actions cache des temporalités variables : occupations ponctuelles très vite évacuées par la police, occupations de plusieurs jours, semaines, mois lorsque les lieux ne concernent pas des cibles stratégiques3. Ainsi la participation peut représenter quelques heures hebdomadaires pour les plus militants en période de basse conflictualité (activité routinisée des organisations de chômeurs), plusieurs heures par jour lors des marches d’AC ! ou lors du mouvement d’occupations de 1997-19984. Les lieux investis dans la durée, notamment ceux qui se transforment en base de lutte et de vie, sont l’occasion de donner à voir une multitude de tâches que sécrète l’action collective, telles celles liées à la gestion du lieu, son maintien, l’organisation de la vie collective5. Leur diversité et leur intensité sont d’autant plus frappantes qu’elles ont parfois suscité un débordement d’activités pour nombre d’individus définis par l’absence de travail (professionnel). Aussi l’analyse des pratiques protestataires déborde largement la seule question du répertoire d’action et un tel temps militant invite à formuler d’autres questionnements : comment les chômeurs mobilisés se sont-ils organisés ? Comment ont-ils décidé de ce qu’il y avait à faire et comment l’ont-ils réparti ? Cette répartition des tâches a-t-elle eu des incidences sur la dynamique mobilisatrice ?
3L’approche consiste alors à analyser les activités déployées au sein du répertoire d’action collective des chômeurs sous l’angle d’un travail spécifique : le travail militant. Élargir la focale à l’ensemble des tâches qui ont cours dans une lutte permet d’appréhender le travail réel, ses divisions et modes d’organisation. De cette manière, il s’agit d’interroger non pas seulement les pratiques mais l’ordre militant lui-même, lequel peut actualiser des rapports de domination mais également des formes de subversion qui, sans nécessairement renverser les rapports sociaux, les reconfigurent.
4Sur un plan méthodologique, l’approche ethnographique – notamment le recours à l’observation localisée et comparative de la dynamique d’un groupe mobilisé – a induit une appréhension inductive des pratiques qui a consisté, d’une part, à produire une boîte à outils pour l’analyse du fait militant, d’autre part, à repérer la présence ou non mais aussi les modes d’articulation des catégories d’analyse sur chaque terrain. Le caractère continu et circonscrit de l’observation des mouvements de Morlaix et de Rennes a permis de construire et d’instrumentaliser cette boîte à outils au moment de rendre à chaque dynamique sa singularité tout en l’inscrivant dans des processus transversaux – notamment la centralité et l’instabilité des hiérarchies militantes – qui concernent aussi, sur un mode original, AC !
5Après un détour théorique et empirique par le travail militant et ses niveaux d’analyse, nous présenterons des types d’organisation et d’ordre militant que nous avons pu étudier sur nos terrains d’enquête respectifs. Dans tous les cas, le début de la mobilisation se caractérise par la mise en place d’une hiérarchie militante aux mains de militants actifs éloignés de l’expérience du chômage total. Mais cet ordre militant hiérarchisé prend des formes diverses et a des conséquences contrastées sur la production d’un collectif mobilisé selon la forme dominante de la division du travail militant : quand cette dernière s’incarne dans un travail séparé par lequel domination et subversion s’imbriquent en continu, le collectif apparaît introuvable, surtout si l’activité militante n’est pas accessible à tous ; à l’inverse, quand la division du travail militant prend davantage la forme d’un travail collectif, l’existence d’une hiérarchie militante n’empêche pas la fabrication d’un sentiment d’appartenance collective et d’une forte identification au groupe mobilisé. De même, ces agencements contrastés ont des effets opposés sur l’action collective lorsque cette dernière ne parvient pas ou plus à s’inscrire dans un espace-temps comme celui d’une occupation continue : alors que le travail séparé produit une véritable implosion des groupes mis ensemble dans et par l’action collective (voir chapitre 8), le travail collectif tend à favoriser une stabilisation numérique du groupe mobilisé, même lorsque se succèdent une phase de domination légitimée et une phase de résistance dispersée. Il s’agit donc d’analyser dans ce chapitre la division du travail militant en train de (se) faire, en train de faire et défaire un groupe mobilisé rarement stabilisé.
Le travail militant : la boîte à outils
« X – Est-ce que tu pourrais m’énumérer toutes les tâches auxquelles t’as participé pendant le mouvement ? Outre occuper la nuit…
– Bon, la diffusion de tracts, collage d’affiches, préparation de tracts, rédaction, accueil de gens, discussion avec des gens en permanence, genre dans le préau, après… préparation de banderoles, préparation… organisation de la bouffe, du quotidien lié à l’occupation, déplacement de matériel, préparer la bouffe à la maison pour amener, prendre des duvets à la maison, des conneries, des fours, des trucs, des petits trucs de confort, passer des coups de fil... J’ai passé des tas de coups de fil à la maison d’ici […] pour rameuter du monde. […] Y avait tout le temps que je passais après, avant ou à la maison, appeler les gens, relancer les gens, refaire des coups de fil, des infos et tout ça. Je sais plus s’il y a des tâches que j’ai oubliées… La vaisselle, la bouffe, aller chercher les gens… »
Chômeuse, diplôme inférieur au baccalauréat, ancienne employée, en concubinage, 35 ans, Morlaix.
6Comme le met en évidence cette chômeuse, adhérente du Comité de Morlaix, l’activité des chômeurs ne consiste pas seulement à occuper des locaux, ou du moins ce type d’action induit tout un ensemble de tâches qui sont plus ou moins reconnues, légitimes, visibles. Pour rendre compte de ces pratiques, le concept de travail militant apparaît heuristique à condition d’en proposer une approche élargie et relationnelle qui prête attention aux effets de contexte dans la prescription du travail militant, dont le contenu peut varier au sein d’un même répertoire d’action. Enfin, différents niveaux d’analyse doivent être imbriqués pour comprendre à la fois, dans un espace-temps donné, la genèse et la répartition de ce travail mais aussi les modes de participation et d’inscription dans la lutte qu’il suscite. La boîte à outils que nous proposons dans ce chapitre a été construite en croisant le mode d’action privilégié par les chômeurs mobilisés – l’occupation – et une temporalité militante intense6, en l’occurrence celle du mouvement de 1997-1998.
Travail prescrit et travail réel
7Depuis les années 2000, plusieurs recherches ont mobilisé le concept de « travail militant7 » (Dunezat, 2004 ; Galerand, 2007 ; Nicourd, 2009 ; Fillieule, 2009) pour objectiver les dynamiques internes au champ militant en termes de faire, y compris au sein des mobilisations associatives et syndicales (Cultiaux et Vendramin, 2011 ; Bruneteaux et Benarrosh-Orsoni, 2012 ; Rétif, 2013 ; Pette, 2014). De même, le détour matérialiste par la division du travail militant (Kergoat et al., 1992 ; Fonow, 1998 ; Falquet, 2003, 2005, 2009 ; Dunezat, 1998, 2004, 2008, 2009 ; Galerand, 2007) constitue aussi une porte d’entrée heuristique pour lire les clivages internes qui font et défont les mobilisations. Cependant, cette lecture nécessite une approche à la fois extensive et relationnelle du travail militant.
8Il s’agit en effet de faire un pas de côté par rapport à la focale sur les dispositions et les trajectoires, ou encore sur les modèles du militantisme8, afin d’éclairer la boîte noire que constituent souvent les « modes d’organisation du travail bénévole et militant » (Nicourd, 2009 : 13). Nous inscrivons ici notre approche dans une sociologie du conflit qui analyse l’ordre social comme le produit d’un maillage de rapports sociaux (de sexe, de classe, de race), ceux-ci étant définis comme des rapports de pouvoir, des tensions contradictoires qui traversent et structurent le champ social, qui produisent et organisent les divisions de la société, en érigeant des éléments sociaux en enjeux, autour desquels se constituent des groupes sociaux antagoniques (Kergoat, 2012). L’analyse de la division sexuelle ou sexuée du travail militant est au cœur de cet angle programmatique qui irrigue de manière croissante la sociologie du militantisme (Bargel, 2005, 2007 ; Fillieule et Roux, 2009 ; Rétif, 2013).
9Si un rapport social se construit autour de l’enjeu de la division du travail, la sociologie des rapports sociaux de sexe (Collectif, 1984) a mis en évidence combien un tel cadre théorique supposait une approche extensive du travail et donc un décloisonnement de sa définition marchande ou salariale. Ce faisant, elle a contribué à redéfinir le travail, ou plutôt à en élargir le champ en légitimant « l’inclusion […] du travail domestique dans le concept de travail » (Hirata et Zarifian, 2000 : 233). Dans le cadre de cette approche extensive du travail (Zarifian, 2003), toute action collective est pensée comme supposant et sécrétant un ensemble de tâches que nous caractérisons comme du « travail militant ». Il s’agit là d’un champ aux contours difficiles à délimiter. D’abord, une définition décontextualisée, ou en amont du contenu du travail militant, peut conduire l’ethnographe à des dichotomies maladroites (actifs/passifs ; leaders/suiveurs ; militants par conscience/bénéficiaires) qui ne rendent pas justice à tout ce qui se fait, se fabrique, durant une mobilisation, parfois de manière imprévue. Ensuite, une telle définition peut rapidement se transformer en cadre normatif d’évaluation des pratiques, au détriment d’une approche relationnelle qui met en évidence combien certaines tâches a priori sans rapport avec le travail militant prescrit se révèlent agir comme pratiques de contestation de l’ordre militant, comme pratiques des dominés. Enfin, où commence et où finit le travail militant ? Comment classer le travail d’un salarié dans un syndicat ou une association ? Comment penser l’activité militante lorsque certaines personnes la caractérisent comme une activité de substitution au travail salarié ? Comment ranger les pratiques de nettoyage d’un local lorsque ces dernières remettent au travail les mêmes personnes que dans le champ domestique ?
10Cette normalisation de l’activité militante à partir du concept de travail permet de mobiliser nombre de typologies issues de la sociologie du travail : manuel/ intellectuel ; exécutif/de pouvoir ; formel/informel ; qualifié/non qualifié ; visible/invisible ; professionnel/domestique… Autant de distinctions qui structurent aussi l’activité militante, ce qui permet d’en objectiver les dynamiques – tant intégratrices que conflictuelles – en les pensant comme des processus de transferts et d’actualisation mais aussi de production de ce qui se joue dans d’autres champs du travail. Dans les études sur les logiques de genre, cette importation d’une lecture en termes de travail a permis de dépasser le simple constat de la sexuation des carrières militantes pour détourner le regard vers « les processus qui produisent la division sexuelle du travail » (Rétif, 2013 : 70) : ainsi, en prêtant attention à la diversité des tâches, Sophie Rétif (ibid. : 401-467) a, d’une part, décortiqué les mécanismes de « rationalisation des activités militantes » (dissociation des tâches entre individus ou groupes, stabilisation dans le temps de la division du travail favorisant les spécialisations, importation de compétences professionnelles légitimées) qui sécrètent une division sexuelle du travail associatif, d’autre part, mis en évidence les processus transversaux au champ associatif par lesquels, avec une certaine plasticité, un double niveau de tâches – extérieures/intérieures9 et intellectuelles/émotionnelles – organise cette division sexuelle du travail.
11Pour appréhender ces dynamiques, il faut également recourir à une autre distinction classique issue des travaux en ergonomie : celle entre travail prescrit et travail réel. En effet, lors des premiers pas sur le terrain, nous ne percevions le travail que d’une catégorie de militants, qui ont pour point commun d’être majoritairement des hommes membres actifs ou leaders d’organisations politiques, associatives, syndicales. La focale sur cette catégorie de « travailleurs du militantisme » venait du fait que nous ordonnions nos observations à partir des tâches militantes prescrites, c’est-à-dire faisant l’objet d’une prise en charge organisée, ritualisée, légitimée. Il a fallu un certain temps d’observation pour repérer trois dynamiques, notamment en AG. D’abord, leur durée dépassait largement le temps du travail prescrit et, comme cela arrive souvent dans le champ du travail, l’ethnographe se demande comment on a pu passer autant de temps juste pour organiser « ça ». Ensuite, les femmes et les chômeurs prenaient autant la parole que les hommes et les non-chômeurs mais ces deux catégories étaient sous-représentées dans les tâches prescrites que nous utilisions pour ordonner nos prises de notes. Enfin, dans les premiers jours, ces dernières délaissaient les « incidents » car trop désordonnés (nos carnets d’observation étaient ainsi ponctués de « ça gueule », « tout le monde crie », etc.) et utilisés par l’observateur comme des pauses dans sa prise de notes. Or, ces incidents ont peu à peu attiré notre attention. D’une part, ils sécrétaient des tâches prescrites comme rappeler l’ordre du jour. D’autre part, la participation des femmes et des autres hommes que les seuls militants tendait à s’accroître lors de ces incidents.
12L’hypothèse d’un double niveau de tâches a alors surgi : un niveau formel correspondant au travail prescrit ; un niveau informel correspondant à un ensemble de pratiques non prescrites10 qui, ajoutées aux tâches prescrites, dessinent le travail réel sécrété par la mobilisation. Cette distinction permet de relier l’ensemble des tâches pour ordonner la dynamique totale – et pas seulement la « bonne » dynamique – de la mobilisation et des modes de participation. Grâce à cette distinction, il est possible de repérer que le travail militant concerne, sous une forme ou sous une autre, l’ensemble des participants mais que son organisation prend la forme de hiérarchisations et actualise des positions sociales inégalitaires, sexuées et classées notamment11.
Un travail prescrit variable et relatif
« X – Est-ce que tu pourrais me découper l’histoire du mouvement à Morlaix en plusieurs périodes ? […]
– Les moments forts, les moments où on branlait rien, les moments où on s’engueulait… […] Les moments forts, c’étaient les occupations. […] La deuxième, c’est quand y avait des AG le soir, dans la journée on foutait rien. Chacun faisait un petit peu ce qu’il voulait, il rentrait le soir. Et la troisième période, ben quand c’était la fin. »
Chômeur de longue durée, diplôme inférieur au baccalauréat, ancien ouvrier, marié et père de trois enfants à charge, 40 ans, Morlaix.
13Selon les discours des chômeurs mobilisés recueillis en entretien, l’action collective est aussi assimilée à un espace-temps du faire. Or ce faire a une double dimension : il puise dans des répertoires communs et il a des spécificités locales, comme en témoigne la comparaison du champ du travail prescrit dans les mouvements de Morlaix et de Rennes que nous privilégions ici.
14Les tâches prescrites englobent cet ensemble de tâches plus ou moins formalisées par une prescription en AG qui conduit à les organiser de manière consciente et volontaire. Elles comprennent des tâches d’assemblées générales, notamment les tâches dévolues au président de séance et celles qui structurent l’ordre du jour (bilan d’une action, compte-rendu d’une rencontre, synthèse des commissions, organisation de l’action à venir ou en cours, propositions à plus long terme…) ; le travail des commissions thématiques, plus ou moins occasionnel ; des tâches liées au déroulement des actions ponctuelles et qui sont plus ou moins rigoureusement prescrites12 ; des tâches matérielles liées à la préparation des actions ponctuelles et/ou à la gestion des lieux occupés en continu (Morlaix) ou prêtés (Rennes).
15Ces quatre types de tâches prescrites se retrouvent dans des proportions variables à Morlaix et à Rennes mais, surtout, leur contenu est très relatif. Par exemple, le déroulement des occupations ponctuelles oppose chaque mouvement, étant donné l’écart dans la réaction de l’environnement institutionnel (voir chapitre 2). Dans les deux villes, une commission « actions » a pour but de préparer stratégiquement l’occupation et la choisit à partir d’une liste de cibles votées par l’assemblée générale. Une fois l’action décidée, les protestataires se donnent rendez-vous, sont guidés par la commission « actions » vers le lieu d’occupation, entrent dans celui-ci avec des banderoles, des pancartes. À l’intérieur, les tâches qui en découlent sont assez différentes dans les deux villes.
16À Morlaix, on reste dans le hall, on crie peu, on s’assoit par terre, on déploie les banderoles sur la façade du bâtiment, on demande à rencontrer la direction, on discute avec les salariés et la clientèle ou les usagers. Comme le soulignent les médias, ces actions se déroulent « dans le calme », « sans incident ». En général, une délégation est reçue, elle fait un premier compte-rendu aux autres, on décide de partir spontanément (cas le plus fréquent) ou de rester si les revendications locales ne sont pas satisfaites (EDF-GDF, conseil général, SIVOM). La réaction des autorités fait le reste : on occupe de nuit si l’évacuation du lieu n’est pas prononcée. Avant toute sortie d’une occupation, les lieux sont nettoyés. Le déroulement et l’issue des occupations ponctuelles font l’objet d’un fort consensus et l’AG qui en fait le bilan est rarement conflictuelle.
17À Rennes, le déroulement est plus tendu compte tenu de la certitude de l’évacuation policière. Une fois à l’intérieur, d’autres tâches surgissent : on garde la porte, on crie, on surveille l’arrivée des CRS, on prévoit parfois de quoi s’enfermer, on déplace quelques chaises et tables afin de retarder l’entrée policière, on monte dans les bureaux, on se disperse pour compliquer l’évacuation, etc. La discussion avec les salariés du lieu occupé n’est pas toujours facile car, suite aux premières expulsions par les CRS, le mouvement fait peur. Au moment de l’évacuation, on s’assoit par terre, on se donne le bras, on attend d’être porté voire bousculé pour sortir. La sortie est bruyante, mais elle débouche rarement sur des coups. En revanche, le bilan des actions passées est souvent très conflictuel, nombre d’individus faisant l’objet de critiques virulentes quant aux prises d’initiative non décidées en AG.
18La gestion matérielle des lieux occupés oppose aussi les deux villes. L’omniprésence de ce travail à Morlaix – sous l’effet des occupations en continu –, leur rareté à Rennes induisent deux temps du mouvement social totalement différents et surtout des journées-type peu comparables. Dans la ville d’Ille-et-Vilaine, le rapport au temps est proche de celui du travail professionnel (diurne). La journée commence à 9 heures et, aux alentours de 18 heures, chacun retourne à sa vie individuelle et routinière. La plupart des entretiens mettent en lumière que la vie quotidienne a été relativement peu modifiée sous l’effet de la participation au mouvement (temps domestique, occupations diurnes, temps de loisirs et recherche d’emploi). La plage horaire du matin consacrée aux AG (de 10 heures à midi) est particulièrement structurante. Elle se termine impérativement à midi car il faut libérer la salle et nombre de participants attendent avec impatience l’heure du repas, comme dans le cadre du travail professionnel. Dans la ville finistérienne, le rapport au temps est très éloigné de celui du travail professionnel (diurne). Sous l’effet de l’occupation continue, plusieurs personnes modifient radicalement le contenu de leur journée : il n’est plus question de chercher un emploi, de s’occuper de sa famille, de prendre en charge le travail domestique, de voir ses amis, de vivre pour soi. Pour les chômeurs, le temps militant se substitue au temps d’ennui (chez soi ou au bar). Des salariés s’éclipsent pour « aller au boulot ». Les journées-type décrites sont le plus fréquemment occupées par le mouvement : celui-ci rythme la journée.
19Ces deux rapports au temps cachent une distorsion en termes de multiplication de tâches liées à la gestion quotidienne. En effet, à Morlaix, quatre types de tâches viennent s’ajouter aux tâches d’AG et d’actions. D’abord, grâce au temps collectif disponible, le mouvement fabrique davantage de matériel pour les actions (banderoles, pancartes, déguisements), rédige davantage de tracts, organise rigoureusement les manifestations ou les distributions de tracts (un cahier répertorie systématiquement les lieux de distribution, le nombre de tracts fournis/ramenés, le prénom des personnes ayant distribué, les horaires). Ensuite, la mobilisation sécrète de nombreuses tâches à connotation domestique : le ravitaillement occupe plusieurs heures de la journée compte tenu du nombre de tâches qui en découlent (trouver la nourriture en démarchant, aller la chercher, l’amener sur le lieu occupé, la réchauffer, faire des courses, préparer le repas, mettre/débarrasser la table, ranger, nettoyer, faire la vaisselle…). Il existe ainsi une commission intendance et une commission ravitaillement. À Rennes, les seules tâches d’intendance que nous avons relevées sont non seulement éparses mais n’apparaissent jamais dans les entretiens13. Le troisième type de tâches concerne l’organisation des nuits. Il ne suffit pas de dormir : il faut déplacer/installer les matelas, fermer les portes, parfois faire des rondes, se lever tôt, préparer un petit déjeuner… Enfin, le temps de gestion quotidienne sécrète une tâche spécifique dont on aurait tort de sous-estimer l’importance : celle « d’être là », qui est au cœur de la sécrétion d’un travail collectif (encadré 2).
Le travail militant et ses niveaux d’analyses
20Il ressort du détour ethnographique par les pratiques des chômeurs mobilisés plusieurs constats empiriques qui sont autant de niveaux d’analyse à articuler. En premier lieu, le champ militant – comme tout champ social – produit ses propres critères de distinction et de participation (Bourdieu, 1992 : 71-91) mais ces derniers ne sont pas imperméables aux autres champs sociaux. En second lieu, l’actualisation des rapports sociaux dans le champ militant est un processus dynamique dans lequel la division initiale du travail militant est plus ou moins manifestement (sortie de l’action collective ou révolte dans le moment militant) interrogée et modifiée si bien que la redéfinition du contenu du travail et l’évolution de sa division constituent une grille de lecture de l’histoire de la mobilisation. En troisième lieu, les modes d’inscription dans le travail militant sont les produits d’une double dynamique : d’une part, les trajectoires et positions dans les sphères professionnelles, domestiques, militantes façonnent les trajectoires militantes en termes de « disponibilité biographique » (McAdam, 2012 [1988]), de dispositions et de sentiment de compétence pour le travail militant ; d’autre part, les rapports de pouvoir au sein du groupe mobilisé – ici les rapports sociaux de sexe et de classe – se reconfigurent à l’occasion de la prescription et de l’organisation du travail militant, ce qui engendre des modes d’inscription diversifiés, mais surtout hiérarchisés et contradictoires, dans l’action collective.
21La démarche ethnographique nous a d’abord permis de repérer que le travail militant prescrit est hiérarchisé et qu’il n’est pas en libre accès. Deux catégories de protestataires sont alors repérables et constituent une dichotomie transversale et spécifique au champ militant parce qu’elle est le produit des luttes internes à ce dernier. En effet, il faut distinguer, au sein de chaque pôle des luttes de chômeurs (voir chapitre 3), des protestataires plus ou moins dotés en capital militant, sachant que ce dernier est protéiforme puisqu’on peut distinguer le militantisme de solidarité – davantage axé sur l’interconnaissance avec des chômeurs, la maîtrise des méandres de leurs parcours institutionnels, la cartographie des interlocuteurs à interpeller (journalistes, politiques locaux, travailleurs sociaux…) – et le militantisme politique, davantage axé sur l’organisation du moment manifestant (structuration des AG, mise en place de commissions, organisation d’actions, savoir-faire médiatique, activation des réseaux militants…). Ce capital militant se trouve renforcé – rarement remplacé – par des titres scolaires et/ou un statut socioprofessionnel relativement qualifié (cadres, enseignants). Toutefois, font aussi partie des militants aguerris des syndicalistes peu dotés en capital culturel et qui ont connu des trajectoires socioprofessionnelles ouvrières et/ou employées.
22Ensuite, la participation au travail militant prend la forme de modes de participation divers qui sont à la fois produits par l’inscription simultanée des individus dans plusieurs champs sociaux (militant mais aussi professionnel et domestique) et par les formes de l’organisation du travail militant.
23Une première approche, davantage quantitative, des modes de participation conduit à repérer une articulation variable entre le temps militant et les autres temps sociaux. Ainsi, le mode de participation continue fait du mouvement social un espace d’investissement privilégié, au détriment des autres sphères de travail. Il est très masculinisé. Le travail professionnel ou sa recherche, l’inactivité, sont délaissés au profit du travail militant. Le travail domestique est abandonné (quand il ne l’était pas déjà) ou reporté sur les conjointes qui subissent un accroissement inégal de la charge de travail domestique selon la participation antérieure d’ego à ce même travail. Le mode d’entrée est direct et on est « à fond » dans le mouvement, que celui-ci soit instrumentalisé à d’autres fins (étendre le conflit pour les plus militants) ou soit assimilé à une activité de substitution au temps vide qu’engendre l’absence d’emploi. Les occupations continues favorisent l’émergence de ce mode de participation.
24En revanche, le mode de participation alternée – plus féminisé – fait du mouvement social un espace d’investissement parmi d’autres. Il est majoritaire dans les luttes de chômeurs, surtout lorsqu’elles perdent en intensité. Tout en militant, on continue de travailler ou de chercher un emploi. On se réserve des moments pour soi ou pour sa famille, notamment la nuit (on ne dort pas dans les lieux occupés) et une partie de la journée. Le travail domestique subit quelques aménagements mais n’est pas abandonné, ou alors il est reporté sur les conjointes. Ce mode de participation a été particulièrement repéré à Rennes compte tenu de l’organisation du temps militant mais aussi à Morlaix pour celles et ceux qui ne voulaient pas se laisser trop envahir par le mouvement (les salariés solidaires, les adhérentes du Comité, nombre de chômeurs et surtout de chômeuses sans expérience militante).
25Une seconde approche, davantage qualitative, permet de repérer des modes de participation qui se caractérisent par une présence militante assidue mais qui se combinent rarement à un travail prescrit. Il en va ainsi du mode de participation réservée, très féminisé et qui consiste en une entrée méfiante et progressive dans l’action collective. La plupart des femmes disposant d’un capital militant et/ou culturel élevé en relèvent. En particulier, la distance sociale avec certains participants, la domination militante perçue dès l’entrée dans l’action collective, la difficulté à trouver sa place, la domination masculine entrevue conduisent ces femmes à réserver leur adhésion au mouvement, voire à le quitter pour y revenir. La situation socioprofessionnelle joue peu ici et le rapport au travail domestique n’est pas modifié (conjoint « compréhensif » ou célibat « choisi »). Il ne s’agit pas non plus de garder du temps pour soi ou pour sa famille. Simplement, dans un premier temps, elles n’apprécient guère l’espace de ce mouvement et seule la conscience militante agit alors comme ressort pour y rester, en dépit de l’impression négative qu’il dégage.
« Et, en fait, je suis allée à une première réunion publique un soir, à la mairie de Morlaix, avec X [un collègue enseignant] d’ailleurs, et je suis sortie en disant que je ne reviendrai plus jamais au mouvement [Rires] parce que c’était une véritable foire d’empoigne, qu’il y avait d’un côté des gens très étiquetés, je me souviens, il y avait des syndicalistes avec des badges et puis une salle – alors par contre vraiment salle comble – avec des gens qui venaient raconter leurs histoires affreuses – vraiment – …
X – Personnelles, tu veux dire ?
– Ouais, personnelles, et c’était vraiment un choc quoi d’entendre ça. […] Et des gens qu’on a revus après, que j’ai revus après dans le mouvement, qui étaient là, dont certains qui étaient complètement saouls et qui venaient… donc qui racontaient, ouais, qu’ils avaient rien pour manger, pour… […] Enfin au début je voyais pas du tout en tout cas moi ce que je pourrais y faire […] Mais c’est vrai que j’y allais à reculons, vraiment déjà au début j’y allais vraiment à reculons. […]. J’étais pas du tout enthousiaste. »
Enseignante, diplômée du supérieur, célibataire, 27 ans, militante féministe, Morlaix.
26Le mode de participation inactive est lui davantage masculin, très répandu chez les chômeurs les moins militants lorsque la mobilisation ne sécrète pas assez de tâches pour tous. Il consiste alors à privilégier un « travail présentiel » (Dunezat, 2015), certes régulier mais relativement passif et suiviste : on est là sans activité précise en raison d’une difficulté à s’inscrire dans l’activité militante ordinaire, d’autant plus lorsqu’elle renvoie à un travail prescrit supposant des dispositions spécifiques. Chez les femmes, ce mode de participation inactive apparaît plus rare car il précipite un retour vers la sphère domestique où le travail existe toujours.
27Enfin, nous avons repéré des modes d’inscription dans la mobilisation et de prise en charge du travail militant très variables. Le mode hiérarchique consiste à s’investir dans certaines tâches en justifiant cet investissement par sa position formelle dans la hiérarchie militante (président d’une association, secrétaire général d’une organisation, porte-parole…). Le mode militant consiste quant à lui à s’investir dans certaines tâches jugées consubstantielles à l’existence du mouvement social, jugées légitimes, et à justifier sa place en mettant en avant des compétences liées à une longue expérience militante. Sans renvoyer à des dispositions parfaitement homogènes, ce mode militant est souvent associé aux « militants professionnels » (Sinigaglia, 2012 : 68) et à « un modèle de militantisme masculin » (Johsua, 2015 : 178-184). Ensuite, on repère des modes d’inscription dans le travail militant renvoyant aux compétences acquises dans d’autres sphères de travail, notamment pour celles et ceux qui ne peuvent recourir aux modes hiérarchique et militant. Il en va ainsi du mode professionnel qui consiste, davantage pour les hommes au chômage, à mettre en avant et à (ré)activer des compétences acquises dans l’emploi, plus ou moins endormies. Il s’agit alors de s’investir dans les tâches qui sont les plus proches du vécu socioprofessionnel, de se mettre au service du mouvement, en cherchant à « apporter » un travail bien fait. Un quatrième mode de prise en charge des tâches comprend diverses pratiques dont le caractère prescrit est le plus flou au point qu’elles peuvent être facilement assimilées à des tâches non prescrites. Il s’agit d’un mode disponible qui correspond relativement bien au mode de participation réservée14. Il concerne en effet davantage les femmes que les hommes. Sans s’apparenter toujours à la « relation de service » basée sur une « disponibilité permanente » (Chabaud-Rychter et al., 1985 : 45), dominante dans le « mode de production domestique » (Delphy, 1998 [1970]), il s’en rapproche fortement. Il s’agit de prendre en charge toutes les tâches « qui restent », celles qui ne sont pas les plus visibles mais sans doute les plus exécutives, et parfois les plus nécessaires sur un plan matériel (être présent dans le lieu occupé quand « il n’y a plus personne », trouver en urgence de quoi ravitailler une occupation, etc.).
28Notre approche du travail militant repose donc sur une approche extensive de ce dernier qui autorise un regard élargi sur le monde des « travailleurs du militantisme ». Elle permet de faire des ponts entre les processus de segmentation et d’intégration, d’exclusion et d’émancipation, de domination et de résistance, qui structurent le champ du travail (professionnel, domestique) et ceux qui structurent le travail militant. Comme tout travail dans une société de rapports sociaux, le travail militant est producteur de dominés et de dominants, de hiérarchies qui ne sont pas sans conséquence sur le devenir d’une mobilisation. Nous en proposons le récit pour celle des chômeurs…
Hiérarchie militante et formes de la division du travail militant : travail séparé versus travail collectif
29Nous proposons ici un jeu de regards qui consiste à prendre différentes photos de l’ordre militant, en combinant les expériences observées, afin de repérer des tendances générales dans les dynamiques mobilisatrices et dans les formes de la
30division du travail militant, sachant que les processus et les groupes réels ne sont jamais stabilisés tandis que les tendances repérées sont susceptibles de caractériser, à un moment de son histoire, toute mobilisation. La première photo se concentre sur la formation d’un ordre militant dans les premières heures de l’action collective et révèle que les mobilisations de chômeurs se caractérisent par la fabrication d’une hiérarchie militante qui se superpose au processus de prescription des tâches. Cependant, cette hiérarchie peut se conjuguer avec différentes formes de division du travail militant. La seconde photo illustrera comment cette division prend parfois la forme d’un travail séparé dans lequel le collectif mobilisé peine à émerger, à se cristalliser. La troisième photo viendra, quant à elle, mettre en évidence comment l’occupation continue d’un bâtiment public – d’une mairie en l’occurrence – peut favoriser l’émergence d’une forme de travail collectif qui cristallise le groupe mobilisé et relègue les tensions qui le traversent.
Genèse du travail prescrit et mise en place d’une hiérarchie militante
« X – Et est-ce que tu penses que tout le monde avait la même place dans ce mouvement ?
– Non. Non non. Ah non. C’est ça qui me plaisait pas d’ailleurs parce que tout le monde aurait dû avoir la même place. […] Oui, y avait une hiérarchie un peu, c’était ça que j’aimais pas.
X – Hiérarchie entre quoi et quoi ou entre qui et qui ?
Ben entre le cuisinier et puis celui qui tire des tracts, ou entre celui qui tire des tracts et celui qui décide… Y avait trop de différences comme ça. »
Chômeuse, diplômée du baccalauréat, ancienne commerçante, mère divorcée de trois enfants, 50 ans, Morlaix.
31En s’intéressant à la genèse du contenu du travail militant – comme nous l’avons fait dans le chapitre 2 en ce qui concerne les Marches et le recours aux médias dans le cas d’AC ! –, il est possible d’objectiver la mise en place d’une hiérarchie militante. En effet, l’énumération des différentes tâches prescrites et de leur variabilité montre que celles-ci sont aussi une « production locale » : tout en piochant dans les registres nationaux d’action collective, les participants font un travail de réinterprétation, d’adaptation, de définition de ces registres. Or, cette production locale a été structurée par une catégorie particulière de protestataires dont la position sociale (au sens large) est bien éloignée de la plupart des chômeurs mobilisés. Nous prendrons ici l’exemple des tâches d’AG, dont la prescription est la plus forte.
32À Morlaix, le déclenchement de l’occupation continue de la mairie par le Comité (voir chapitre 2) le met en position de dire ce qu’il faut faire et comment il faut le faire. Cependant, la plupart des personnes de cette association de chômeurs sont novices en matière d’organisation d’un mouvement social. Or, quelques mois avant le déclenchement des actions, la direction du Comité vient d’être renouvelée. Il est dorénavant présidé par un ancien militant de la Ligue communiste révolutionnaire, rapidement épaulé par un ancien militant de la Fédération Anarchiste, par ailleurs enseignant et syndicaliste à SUD. Ces deux hommes sont rejoints dès le premier soir par un militant de l’organisation bretonne indépendantiste EMGANN, de trajectoire anarchiste, qui possède une longue et solide expérience en matière de mouvements sociaux. Leur rencontre dans l’action collective s’opère immédiatement, d’autant que tous les trois justifient leur présence par leur statut de militant. Ayant négocié les conditions d’occupation de la mairie, ils commencent par les imposer – via une discussion informelle – aux quelques hommes qui réclament une occupation plus dure. De même, ils imposent sans discussion l’interdiction de boire à l’intérieur de la mairie et notamment durant les AG. Dès le premier soir, ils prescrivent les règles qu’il conviendrait de respecter en AG : il faut quelqu’un pour distribuer la parole (un « casse-couilles »), un ordre du jour et le respecter, un tour de parole.
33Compte tenu de leur faiblesse numérique et de la distance socioculturelle qui les sépare de la majorité des participants, ces trois hommes formalisent peu le mode de fonctionnement. Par ailleurs, le Comité ayant l’habitude de pratiquer l’écoute et l’accueil des « personnes en difficulté », le fonctionnement mis en place reste souple. Seul le tour de parole fait l’objet d’une certaine directivité. Néanmoins, par la place centrale qu’ils occupent dans cette prescription souple du travail militant, ces trois hommes s’imposent symboliquement comme groupe dominant durable.
34À Rennes, la genèse du travail prescrit a pris une forme différente qui a engendré une institutionnalisation à travers une charte de fonctionnement pour les AG.
35Pendant les trois premiers jours, les AG ont lieu dans la Maison du Peuple, un local appartenant à la CGT. Les organisations de chômeurs (CGT Chômeurs et AC35 !), ayant initié le mouvement, prennent tout en charge. Le mode de déclenchement du mouvement (rencontres entre organisations) est reproduit dans son mode de fonctionnement : un bureau réunit les tendances du mouvement (CGT, AC35 !, « indépendants », ce dernier terme visant le pôle chômeur). Il prépare les assemblées générales, en particulier les actions. L’AG n’a qu’un rôle d’enregistrement, au mieux de contrôle, des décisions prises : une tribune, composée des représentants des organisations, ouvre et clôt la discussion, introduit les différents points à l’ordre du jour, rythme les échanges, distribue la parole, fait voter… Des leaders émergent, identifiables et reconnaissables à leur position dans l’AG (assis à la tribune ou debout face à l’assistance) ou au port du badge de l’organisation qu’ils représentent. Mais, sous l’impulsion conjuguée du pôle anarchiste – qui s’affiche comme faisant partie des « indépendants » – et de plusieurs figures issues d’associations locales de chômeurs, la CGT et AC35 ! sont rapidement attaquées sur le mode de fonctionnement qu’elles entendent imposer15. La subversion provoque le départ des locaux de la CGT.
36Avec l’arrivée dans une salle prêtée par la mairie (à l’OSCR), il est dorénavant acquis que toutes les personnes de l’AG – syndiquées ou non – sont égales en poids décisionnel, avec le principe « une personne, une voix ». Cependant, le fonctionnement reste dépendant des initiatives individuelles : plusieurs hommes au chômage et ayant une expérience militante passée tentent de présider les AG mais de manière improvisée (plus ou moins autoritaire et formelle en termes de distribution de la parole et de vote des décisions adoptées) ; certaines actions engendrent quelques malentendus justifiés par : « rien n’avait été décidé par l’AG » ; certains militants de la CGT continuent d’apparaître dans les médias comme les « responsables » du mouvement (port du badge lors des interviews notamment).
37C’est pourquoi, lors de l’AG du 16 janvier – soit dix jours après le lancement du mouvement –, un militant anarchiste propose l’adoption d’une « charte des chômeurs et précaires en lutte » qui vise à prescrire le « bon » fonctionnement de l’AG et qui sera distribuée à tout nouveau protestataire (voir illustration 7). Le même jour, sous l’impulsion d’un autre militant anarchiste, est mis en place un système formel de commissions, chargées de préparer les points à traiter en AG, celle-ci devant valider par le vote les propositions faites par les commissions. La démocratie directe organisée (commissions, vote, répartition des tâches), avec assemblée générale souveraine et décisionnelle, est alors en place.
38On observe ainsi une véritable « mise en ordre » menée par les protestataires dotés d’un capital militant élevé. En témoigne l’évocation dans plusieurs entretiens de réunions hors AG qui ont rassemblé de manière assez informelle mais suffisamment délibérée le pôle anarchiste. Enfin, rares sont les participants qui avaient déjà une expérience du type d’organisation induit par la charte de fonctionnement.
« – À l’époque, on avait comme mode d’organisation ce qu’on connaissait à la fac, et qui était un mode d’organisation – ce que je viens de te dire – qui était assemblée générale d’un côté, commissions de l’autre. C’était tout. Et on recalquait stricto sensu ce mode d’organisation quoi. On n’en connaissait pas d’autres. […]
X – Et alors, qu’est-ce qui te donne envie de devenir président de séance [d’AG] ? C’est trop merdique.
X – C’est trop merdique et tu penses qu’il faut que…
– Ouais ouais, il faut que ça soit… il y a des gens qui sont présidents de séance qui ont aucune idée de ce que c’est… enfin, qui n’ont jamais fait ça alors que moi je l’ai déjà fait au niveau de la fac, donc je vois à peu près comment… En fait, quand j’étais à la fac, j’ai fait quelques présidences de séance, tu sais, devant des amphis complets quoi, où, bon, je voyais à peu près comment procéder quoi. Donc, bon, c’était plus simple que je prenne une présidence, que je demande une présidence. Bon, ce qu’il faut savoir sur une présidence, c’est que, en règle générale, c’est une prise de présidence dans le sens que, dès qu’une personne se propose pour être président de séance, il n’y a jamais eu de cas de gens qui ont été rejetés. »
Militant de la Fédération anarchiste, chômeur, diplômé du supérieur, célibataire, 25 ans, Rennes.
Illustration 7 : Charte de fonctionnement des AG, Rennes, janvier 1998

39Possédant les savoirs et savoir-faire associés au nouvel ordre militant, les militants anarchistes sont en position d’investir les premiers ce mode de fonctionnement et de se donner un rôle de formateurs, notamment au poste de président de séance. Ainsi, le travail prescrit de l’AG était a priori un espace possible de domination du pôle anarchiste, du fait de son capital militant et de sa trajectoire universitaire.
Le travail séparé : une division du travail militant sans collectif
40Le cas de Rennes, où la dynamique conflictuelle est particulièrement forte, permet de repérer une organisation spécifique du travail qui relève d’un travail séparé empêchant la formation d’un collectif. D’une part, les différents groupes réunis dans l’action collective se répartissent par territoires dans la division du travail militant prescrit. D’autre part, même en AG « collective », les modes de participation sont très clivés et ne parviennent pas à faire émerger des pratiques communes ou, au moins, convergentes, comme en témoignent quelques « faits anecdotiques » particulièrement révélateurs de l’absence de collectif cristallisé.
Une répartition par territoires du travail militant prescrit
41Compte tenu de l’absence d’occupation continue, le mouvement rennais se caractérise par l’omniprésence d’un mode de participation alternée, entre temps militant et temps pour soi. Cette convergence relative du mode de participation n’induira pas la formation d’un collectif protestataire. Une fois la charte instaurée, on assiste en effet à une diversification des modes de participation des groupes mis ensemble dans l’action collective. Cette dynamique apparaît d’autant plus paradoxale que presque tous les participants sont au chômage mais cette position commune s’estompe derrière des étiquetages produits par la lutte (« CGT-AC ! », « anarchistes », « indépendants »). L’identification politique vient alors supplanter les statuts socioprofessionnels : en particulier, le groupe des « indépendants », catégorie fourre-tout associé au pôle chômeur, englobe aussi des salariés. Au-delà de cette division des semblables, le travail séparé se matérialise par des pratiques clivées des différents groupes dans le moment militant.
42D’abord, au moment de l’AG, les chômeurs les plus précarisés et les moins militants se singularisent par leur sortie fréquente pour aller fumer ou pour prendre des pauses plus longues que les autres. Ce sont les mêmes qui évoquent l’ennui ou l’envie de dormir pendant les AG.
« Toute AG, quelle qu’elle soit, c’est hyperfatigant parce que, ce qu’il faut savoir, c’est qu’il faut écouter. Écouter, enregistrer ce qui se dit, dialoguer si tu veux, c’est ça qui est… c’est encore… c’est plus fatigant qu’une action encore. Parce que, une action, tu bouges, tu respires, gnagnagna, mais quand t’entends parler, c’est le bourrage de crâne. Bourrage de crâne. Moi je m’endors. »
Chômeur de longue durée, diplôme inférieur au baccalauréat, ancien ouvrier, célibataire, 32 ans, Rennes.
43De même, plusieurs chômeuses ont une participation plus irrégulière aux AG à cause d’un travail parental qui les oblige parfois à « rester à la maison » tandis que la fraction libertaire du pôle anarchiste arrive souvent en retard à cause de soirées tardives. La division du groupe est encore plus visible lors du temps des commissions, le capital militant et le capital culturel jouant ici fortement. Ceux qui n’en disposent pas en sont généralement absents. Seules les commissions actions et réflexion – investies par les anarchistes – les attirent parfois mais ils restent silencieux. La commission presse et les interviews aux médias sont accaparées par les protestataires à capital militant élevé, de la CGT ou des indépendants. La commission action sociale et la commission recherche d’emploi n’attirent que des indépendants tandis que, de manière générale, la participation des femmes aux commissions formalisées par les anarchistes est très limitée. En revanche, elles sont beaucoup plus actives dès qu’une commission ponctuelle se met en place, pour organiser une manifestation régionale ou encore une soirée culturelle.
44Ensuite, en dehors des rares manifestations qui regroupent l’ensemble des participants, les autres actions les divisent aussi. Dans les occupations, le pôle anarchiste est toujours présent et très visible par ses pratiques « improvisées » (bloquer des portes, déambuler dans les bureaux, dérober du matériel, etc.) et justifiées par la mise en avant du flou des décisions d’AG ou de l’impossibilité de tout prévoir. Comme le reconnaissent certains militants :
« X – Est-ce que tu crois pas que, une des raisons qui font que les anars ont été vachement critiqués, c’est surtout à cause de ces problèmes de choses qui étaient pas décidées en AG et qu’ils pouvaient faire pendant les occupations par exemple ?
– … Ouais, bien sûr, parce que, dans les occupations, y a toujours… tu peux pas mettre sur papier, noir sur blanc, comment ça va se dérouler exactement. C’est sûr que t’es obligé de mettre les grandes lignes. […] Dès qu’on est vachement nombreux, c’est sûr que y a toujours des débordements, y a toujours des gens qui vont faire des trucs qui vont pas plaire à d’autres, y en a qui vont mettre des graffitis aux murs, d’autres qui vont piquer des photocopies, d’autres qui vont se servir sur place, en tel truc et tout. Bon, moi, à mon avis, ça, ça peut faire fuir évidemment des gens, et c’est vrai que c’est un véritable problème, mais ça c’est… je pense que les gens qui agissent de cette façon-là, bon, c’est à eux de décider après si… Ils sont assez grands pour savoir… On va pas non plus mettre quelqu’un à dire : “Écoute, là, tu fais pas ça, on n’a pas décidé ça en AG quoi.” Enfin, je veux dire, tu peux définir les grandes lignes, et après les gens ils assument individuellement aussi leur acte, enfin… Pff. […] Y a toujours une part d’improvisation qui échappe à tout le monde mais ça, pff, c’est inévitable. »
Militant de la Fédération anarchiste, chômeur, diplôme inférieur au baccalauréat, ancien ouvrier, en concubinage et père d’un enfant, 41 ans, Rennes.
45Ces pratiques en occupation engendrent de fortes tensions avec les militants de la CGT et avec certains indépendants, notamment ceux qui conçoivent l’action collective des chômeurs comme un moyen de se réinsérer dans la société globale et de montrer que l’on est capable de « faire des choses », d’entrer « dans le même moule que tout le monde » comme dit l’un. Les occupations apparaissent ainsi comme des moments d’extrême conflictualité durant lesquels bien des protestataires participent sans conviction, voire avec crainte, compte tenu des « débordements » possibles. Et plusieurs chômeuses vont jusqu’à rejeter l’occupation comme moyen d’action légitime, y compris en AG.
46De même, lors du rendez-vous quotidien à 17 heures place de la mairie, la faible présence du pôle anarchiste, et des chômeurs au capital militant peu élevé, ressort fortement. En revanche, les chômeuses les moins précarisées et les militants de la CGT sont beaucoup plus fidèles à ces rendez-vous. Enfin, concernant la participation aux délégations, les militants de la CGT et les indépendants dotés d’un capital élevé (militant et/ou culturel) s’accaparent ce travail de représentation rejeté par le pôle anarchiste. On note alors une surreprésentation des femmes liée à la féminisation des deux groupes qui s’investissent dans ces délégations.
47Si l’on excepte les AG, les commissions et les actions, le groupe mobilisé ne semble pas avoir créé d’autres espaces de coexistence. Certes les femmes s’efforcent davantage de construire des moments de convivialité en impulsant les quelques repas pris en commun à midi mais ces derniers ne réunissent que le pôle indépendant, le pôle anarchiste et le pôle syndicaliste préférant s’offrir une pause après les AG conflictuelles et avant les actions de l’après-midi. Le caractère clivé du groupe est encore plus repérable dans les « pots » séparés qui s’organisent en fin de journée.
La diversité des modes de participation aux AG : légitimée, non légitimée, inactive
48La prescription rigoureuse des tâches d’AG à Rennes n’a pas engendré d’appropriation collective de ces tâches. Bien au contraire, c’est durant le temps d’AG que les modes de participation se diversifient le plus.
49Un premier mode de participation correspond au mode militant et légitimé de prise en charge des tâches, notamment dans le pôle indépendant et le pôle anarchiste : les premiers s’appuient davantage sur leur capital culturel, les seconds sur leur capital militant. Ils ont en commun de s’investir pleinement dans les tâches prescrites de l’AG. En particulier, ils président – et remplissent toutes les tâches afférentes à la présidence d’AG –, ils sont secrétaires ou trésoriers, ils prennent souvent la parole. Ils sont très visibles dans la plupart des points à l’ordre du jour, qu’ils contribuent fortement à élaborer. On les voit faire des bilans, des comptes rendus de délégations (le pôle indépendant surtout) ou de commissions (le pôle anarchiste plutôt). On les voit proposer et organiser les actions. Bref, réunis par un même refus de l’ordre militant cégétiste, ils partagent la conviction qu’il faut faire en sorte que le nouveau mode de fonctionnement soit efficace.
50Cependant, on note une forte sexuation du mode de participation aux tâches prescrites au sein de ces militants volontaires. Certes, les femmes participent aux tâches prescrites, en s’appuyant notamment sur leur capital culturel et sur une expérience du chômage qui les dispense d’une entrée réservée dans le mouvement. Elles n’hésitent pas à se proposer pour la présidence d’AG (rarement cependant) ou pour aller en délégation. Mais la sexuation des pratiques reste forte. D’abord, si les hommes président plutôt pour former (anarchistes), pour faire avancer ou pour sauver l’unité (indépendants), les femmes président plutôt pour prendre leur part du « travail collectif », étant entendu que le capital culturel possédé facilite une telle volonté. Ensuite, les modes de prise en charge des tâches liées à la présidence d’AG varient fortement selon le sexe. Les hommes ont le double « privilège » d’être dépositaires de l’ensemble des tâches afférentes à la fonction de présider et d’être nommément – voire violemment – mis en cause dès qu’ils ne se conforment pas au travail prescrit. Les femmes qui président sont plus souvent « aidées », voire remplacées, dans certaines tâches afférentes à leur fonction. Il n’est pas rare de les voir, durant leur présidence, s’écarter du centre de la pièce tandis que des hommes se lèvent et conquièrent leur place symbolique.
51Un second mode de participation en AG – non légitimée et plus féminisée – est celui des militants du pôle syndicaliste et de plusieurs indépendantes faiblement dotées en capital culturel ou militant. Quelques-unes se déclarent davantage proches de la CGT mais elles ne sont pas membres de l’organisation (elles y ont seulement des « copines »).
52Pour tous, on observe un faible investissement dans le travail prescrit de l’AG. Tout au plus les voit-on faire quelques bilans d’une action passée (indépendantes) et d’une délégation (CGT) ou proposer des actions. En revanche, ils ne président jamais et ne se proposent pas pour les tâches prescrites afférentes au « bon » déroulement de l’AG, comme celle du secrétariat. Le non investissement ne réside pas dans un sentiment d’incompétence, bien au contraire. Il faut davantage chercher du côté d’un refus partagé du mode de fonctionnement instauré par le pôle anarchiste. Ainsi, les militants de la CGT – si visibles dans la première phase – délaissent le nouveau travail prescrit parce qu’il n’est pas en adéquation avec celui qui découle normalement de leurs pratiques militantes. Du côté des indépendantes, on retrouve la même opposition au nouveau mode de fonctionnement car on rejoint les organisations de chômeurs sur l’idée d’un bureau unitaire rassemblant les diverses « composantes » du mouvement.
53Par ailleurs, ce groupe partage un même refus de la « parlote » et réclame une plus grande visibilité des chômeurs en termes d’actions. Plutôt que de s’attarder sur le caractère démocratique des décisions prises, il est préférable d’aller manifester ou occuper symboliquement des cibles bien choisies, afin que Rennes renforce le mouvement national. Ce groupe perturbe fortement et fréquemment le déroulement formel de l’AG, ces perturbations suscitant de nombreux incidents et tensions qui se traduisent dès les premiers jours par des agressions, des menaces de quitter le mouvement, des départs discrets d’AG, individuels ou en groupe16.
54Un troisième mode de participation est celui de chômeurs peu dotés en capital militant/culturel. Il concerne très majoritairement des hommes, qui ont en commun d’être inactifs durant les AG. Silencieux, ils délaissent le travail prescrit et n’apparaissent pas non plus au moment des incidents. Leur seule activité visible est celle de voter. Leur homogénéité provient d’une même adhésion aux occupations ponctuelles, qui traduit un goût certain pour l’action en tant que telle et le plaisir de perturber l’ordre institutionnel jugé méprisant. Ce groupe adhère totalement au mode de fonctionnement. Plusieurs éléments expliquent une telle adhésion inactive. D’abord, ces chômeurs ont mal vécu la première phase sous la domination de la CGT, jugée autoritaire et distante. Ensuite, la doxa anarchiste énonce que tout le monde peut participer au travail prescrit sans pour autant en faire un devoir, ce qui permet de rester participant tout en refusant certaines tâches prescrites. Pour une fois, ces chômeurs ont la possibilité de faire (même s’ils ne font pas) au même titre que des militants expérimentés ou des plus diplômés. Enfin, l’AG décisionnelle et souveraine constitue un espace d’accès inédit aux sphères du pouvoir. Exclus tout au long de leur vie personnelle de tout processus décisionnel (ce qui se traduisait par des pratiques abstentionnistes), ils obtiennent le droit de vote et peuvent directement expérimenter l’effet de celui-ci en faisant basculer l’AG dans un sens ou dans un autre. L’inactivité de ce groupe est liée à un fort sentiment d’incompétence qui repose sur la faiblesse de capital militant et scolaire.
« X – T’as été président toi dans la période jusqu’au local ou pas ?
– Ah non non non, j’ai jamais été président à l’OSCR, t’es fou, y a trop de monde ! [Rires]
X – Y avait trop de monde. C’est pour ça ?
– Non mais écoute, c’est vrai, quand tu vois faire les autres, moi je me situe par rapport à eux, il faut avoir des capacités, il faut savoir tenir une assemblée. X – Et toi t’avais l’impression que t’avais pas les capacités ?
– … Ah non ! Sûr que non hein. […] J’arrive pas à suivre tout le monde quoi, ça c’est… Quelque part, j’ai le cerveau lent, je le reconnais. C’est pas permis à tout le monde, je veux dire. […] Pour être président, il faut quand même bien manier tout ça. »
Employé en emploi précaire, diplôme inférieur au baccalauréat, marié et père de trois enfants à charge, 48 ans, Rennes.
55Parfois, ce sentiment est tel qu’il annihile l’envie de prendre en charge les tâches prescrites. Celles-ci sont laissées à d’autres, ce qui finit par légitimer une division du travail que ce mode de fonctionnement prétendait combattre.
56Les effets du travail séparé
« Ou autrement, ce que j’ai remarqué, ouais, c’est que souvent quand je proposais quelque chose, on me disait : “Tu le fais si tu veux”. Mais c’était pas… j’avais pas l’accord de l’AG. C’est-à-dire : “Tu le fais si tu veux, tu le fais, c’est bien, tu le fais pas, puttt, tout le monde s’en fout !” »
Chômeuse de longue durée, diplômé du supérieur, ancienne cadre, en concubinage, 31 ans, Rennes.
57Le mouvement de Rennes relève ainsi d’un travail séparé, dans le sens d’une séparation à la fois réelle et symbolique des activités de chacun. En effet, la spécialisation des tâches – qui n’a rien d’original par rapport à d’autres luttes de chômeurs – se double d’une absence d’appropriation collective du travail effectué. Chaque pôle du groupe mobilisé méconnaît le travail des autres pôles, voire le rejette avec ardeur, parfois même avec violence (voir chapitre 8).
« Attends, merde, moi le truc des spectacles, j’en ai rien à branler, j’en ai rien à foutre. J’ai jamais aimé ça de ma vie. »
Chômeur de longue durée, diplôme inférieur au baccalauréat, ancien ouvrier, célibataire, 32 ans, Rennes.
58Ce défaut d’appropriation collective – notamment du travail des commissions – est un trait permanent du mouvement rennais. Le travail séparé a ainsi bloqué toute cristallisation d’un collectif protestataire, comme en témoignent deux faits « anecdotiques » particulièrement remarquables dans des luttes construites autour du principe de solidarité.
59Le premier concerne les suites d’une opération caddies17 mal définie en AG et au cours de laquelle un premier conflit surgit entre le pôle anarchiste, qui ne prend pas que des denrées de première nécessité, et plusieurs indépendants, choqués par de telles pratiques. À la sortie du magasin, les caddies pleins, nouveau conflit : un indépendant prend l’initiative de régler les courses au grand dam du pôle anarchiste. Or, le lendemain de l’opération caddies, l’AG décide de ne pas le rembourser. Ce sont d’autres chômeurs mobilisés du pôle indépendant qui l’aideront à rentrer dans ses frais. Alors que l’incident aurait pu constituer un précédent incitant le groupe à mieux se coordonner, sa gestion « collective » a pris la forme d’une déresponsabilisation collective.
60Le second fait a lieu lors d’une occupation des voies SNCF : une charge des CRS engendre une blessée – une chômeuse réputée proche de la CGT – parmi les protestataires. Aucun des membres de l’action ne lui portera secours, selon son témoignage…
« – De nouveau on est retournés devant la gare, et puis j’ai suivi, on est allés tous place de la mairie à pied et on était escortés quand même et ils ont dû se disperser et je me suis retrouvée toute seule. Et c’est une amie qui travaillait au CROUS, donc qui avait fini sa journée, qui est venue prendre son bus, elle est descendue place de la mairie, et elle me dit : “Mais qu’est-ce que tu fous là ?” J’ai dit : “Je sais pas.”
X – Et après comment les gens se sont comportés avec vous ?
– […] Moi je pense quand même qu’ils auraient pu… on aurait pu appeler soit les pompiers, ou quelqu’un pour qu’il puisse me ramener chez moi quoi, pas me laisser…
X – Et on vous a laissée comme ça ?
– Comme ça ouais. Oui oui.
X – […] Et comment vous expliquez ça l’indifférence ?
Je sais pas. Je pense que c’était pas eux, c’était pas un des leurs, peut-être parce que j’étais avec la CGT aussi, mais moi, bon ben, toutes mes copines étaient donc dans le mouvement de la CGT, et puis… Je sais pas. [Silence]. »
Chômeuse de longue durée, diplôme inférieur au baccalauréat, ancienne employée, mariée et mère de cinq enfants dont un à charge, 48 ans, Rennes.
61Ces effets du travail séparé ne doivent pas être pensés comme mécaniques car, dans d’autres contextes tel celui de la CIP [Coordination des Intermittents et des Précaires], la « partition du travail militant » peut produire une forme de cohésion lorsque le groupe mobilisé se construit « sur sa capacité à revendiquer simultanément son unité et son hétérogénéité, y compris celle des buts de ses participants » (Sinigaglia, 2012 : 127). Cependant, une telle dynamique suppose une condition que peu de luttes remplissent : un mode d’organisation qui donne à chaque composante la possibilité d’« agir et communiquer comme bon lui semble sans avoir à en demander l’autorisation à une instance supérieure » (ibid.). Or, dans les luttes de chômeurs, l’assemblée générale agit souvent comme une instance de production d’un mode d’action et d’un registre revendicatif, quitte à rendre invisible l’hétérogénéité du groupe mobilisé et à pousser dehors les contestataires.
Domination et travail collectif
62Une photo grand format de la division du travail, dans les deux premières semaines du mouvement morlaisien qui ont correspondu à l’occupation continue de la mairie de Morlaix, aurait eu les contours suivants : un surinvestissement masculin ; le rejet de certaines orientations des chômeurs ; l’invisibilité de la participation des femmes. Malgré cette hiérarchie militante, un véritable travail collectif transparaît et donne corps au collectif protestataire.
Un travail prescrit masculinisé
63Le début du mouvement se caractérise par un surinvestissement de plusieurs hommes, chômeurs ou non, qui est lié à leur mode de participation continue. Cependant, les tâches prescrites sont différentes et leur mode de répartition varie.
64D’abord, le trio dominant – qui est apparu dans la première phase de prescription du travail militant – se cristallise immédiatement en groupe décideur, sous l’effet d’une présence quasi permanente, et s’accapare les tâches décisionnelles : aller en délégation, répondre aux médias, prendre la parole lors des manifestations, présider les AG, représenter le mouvement à la coordination régionale, faire partie de la commission actions régie par le secret. Ces trois hommes apparaissent vite comme les « porte-parole » du mouvement sans que leur désignation n’ait eu à subir les étapes de la candidature et de l’élection. Comme le résume un chômeur : « Il y a des chefs et on se respecte en parlant » (Carnets d’observations, Morlaix, AG du 15/01). Toutefois, compte tenu de leur position militante différente, on assiste à une répartition du travail.
65Le mode de prise en charge des tâches accaparées par le président du Comité est d’abord hiérarchique. En effet, pour lui, mouvement et Comité se confondent en ce sens que l’action collective est celle du Comité, ce dont témoignent à la fois les pratiques de l’association (vente de la carte aux protestataires qui rejoignent la mobilisation) et celles des protestataires (port du badge du Comité). Le président du Comité est « le président ». Le plus visible au début du mouvement, il est le référent vers lequel on envoie les personnes qui veulent rencontrer « quelqu’un », celui qui répond au téléphone (même s’il ne le décroche pas), celui qui donne l’autorisation de faire ou de ne pas faire.
« Bon, quand on allait distribuer des tracts… Il nous avait déjà dit le président : “N’en mettez pas sur les voitures, surtout des voitures qui sont garées.” Bon, on nous avait donné un ordre, on l’exécutait automatiquement. »
Préretraitée, diplôme inférieur au baccalauréat, ancienne employée, en concubinage et mère d’un enfant, 64 ans, Morlaix
66Au début du mouvement, le président est omniprésent, et les pratiques de sujétion (notamment des personnes sans capital militant) sont monnaie courante. Certaines personnes n’osent pas aller chercher du pain sans lui demander son avis, l’attendent avant de commencer une AG, interrompent l’AG quand il s’absente momentanément et si on continue (absence trop longue), dès son retour, il a le privilège d’avoir un compte-rendu par la personne qui l’a remplacé dans la distribution de la parole. De même, on accepte qu’il ne respecte pas le tour de parole en AG, surtout quand une critique est émise et à laquelle on attend qu’il réponde. Il est la seule personne légitime pour faire des points d’ordre, durant lesquels il se lève, il parle lentement et longtemps, il adopte un ton solennel : « Je tiens à… », « Et là, je m’adresse à tout le monde »… La remise en cause du rôle du président apparaît alors impossible. Celui-ci a même « le pouvoir » de bloquer une décision d’AG si elle ne lui semble pas correspondre aux valeurs du Comité, prétextant la nécessité d’un avis préalable du conseil d’administration de l’association.
67En situation de coexistence pacifique avec ce mode hiérarchique, le mode militant de prise en charge des tâches correspond davantage aux deux autres militants : l’enseignant syndicaliste de SUD et le militant politique d’EMGANN. Ceux-ci ne remettent pas non plus en cause la place du président du Comité. Ils le laissent faire, d’autant qu’ils ne disposent pas de sa légitimité aux yeux des chômeurs, population qu’ils connaissent mal. Ne voulant pas apparaître comme des militants venus « noyauter », ils respectent l’ordre hiérarchique du mouvement.
« On a réussi à faire des choses sans [le président du Comité] mais [le président du Comité] avait une aura, ça, ça me décevait un peu, c’est que quand [le président du Comité] disait quelque chose, personne n’osait lui rentrer dedans. Or, moi, de fait j’étais souvent en accord avec [le président du Comité] donc c’est pas forcément à moi de le faire. Enfin, d’accord ou pas, disons que j’étais pas toujours d’accord mais c’est vrai que pour conserver un minimum de cohérence… »
Enseignant, diplômé du supérieur, célibataire, 28 ans, ancien militant de la Fédération anarchiste, responsable syndical de SUD Éducation, Morlaix.
68Tous deux militants anarchistes, ils s’efforcent cependant de contrôler le bon fonctionnement démocratique, de rendre l’AG effectivement souveraine. Tandis que le président dirige (en présidant l’AG, avec toutes les tâches que cette fonction induit), ils l’aident, parfois le remplacent quand leur compétence militante est mieux à même d’organiser le mouvement. Ils pensent davantage aux problèmes d’organisation et sont plus soucieux du respect du tour de parole.
69Ainsi, ces trois hommes tendent à investir tout ce qui relève des rapports du mouvement avec son environnement, le travail de représentation et de visibilité, en dehors du travail exécutif. Celui-ci n’est pas tant rejeté que laissé aux autres, notamment aux chômeurs.
70Les hommes sans capital militant, le plus souvent chômeurs, sont eux aussi très visibles. Toutefois, leur inscription dans les tâches prescrites emprunte un cheminement différent et aboutit, malgré leur entrée dispersée et individuelle dans la mobilisation, à leur cristallisation (encadré 1). Dans les premières heures du mouvement, ils sont très enthousiastes et se proposent pour toute tâche (exécutive) qui surgit ou qui est proposée par la hiérarchie militante. Il faut distribuer des tracts, ils les distribuent ; il faut dormir sur le lieu occupé, ils dorment ; il faut faire des photocopies, ils les font ; il faut prendre des notes, ils les prennent ; il faut porter des banderoles, ils les portent ; il faut être là pour une manifestation, une occupation, une rencontre avec des lycéens, ils sont là ; etc. Ce surinvestissement, à l’évidence lié à un sentiment d’inutilité consécutif d’un chômage de longue durée ou d’une exclusion du marché de l’emploi, se traduit même par la prise en charge de tâches qui relèvent plutôt de l’espace domestique : on les voit nettoyer, ranger, faire des sandwichs, servir des repas ou à boire.
71Recourant à un mode professionnel de prise en charge des tâches prescrites, ces hommes sont les premiers à trouver une place. Il n’est alors pas rare qu’un statut soit créé pour officialiser leur activité. Ainsi, celui qui gère les arrivages de nourriture, nettoie et fait la vaisselle s’appelle « l’intendant ». De même, celui qui s’occupe de prendre des notes s’appelle « l’écrivain » : il a « toujours aimé écrire » et il est le seul, parmi ces hommes, à avoir le baccalauréat. Le fait d’avoir en permanence « son » cahier sur lui le conduit à jouer le rôle de secrétaire, sans que cette tâche n’entre dans les compétences militantes : non seulement ses notes sont parsemées de commentaires personnels mais en plus son cahier n’est pas consultable. Deux autres hommes, qui sont devenus chefs d’équipe dans un emploi perdu d’ouvrier, se retrouvent dans des tâches exécutives spécifiques : l’un est chargé du dispatching des tracts avant distribution, l’autre de la responsabilité de faire les photocopies sur la photocopieuse mise à disposition par la mairie avec la recommandation de ne pas abîmer le matériel. La reproduction de schémas professionnels d’organisation est particulièrement visible dans la tâche de dispatching des tracts. Le responsable dirige sur le mode du travail professionnel en se définissant comme « chef d’équipe », en notant scrupuleusement les horaires, les lieux, l’organisation du travail (voitures), etc.
« Ça me déplaisait pas de faire ça, bon j’ai eu quelques petites anicroches là à ce niveau-là aussi. Bon. Bon. Parce qu’il fallait trouver des gens pour la distribution de tracts et tout, y en avait qui voulaient pas aller là : “Oh, moi j’en ai marre, je veux pas aller ci…” “Bon ben où tu veux aller ?” Alors, bon, c’était pas toujours facile de gérer le truc. Bon, des fois, les gens : “Ouais ouais, on sera là demain à 8 heures ou 9 heures.” J’arrivais, j’avais personne. Mes tracts, ils étaient tous là en train d’attendre mais bon… […] Bon, sinon, c’était une petite responsabilité, bon, j’espère que j’ai su à peu près la gérer. »
Chômeur, diplôme inférieur au baccalauréat, ancien ouvrier, en concubinage et père de deux enfants, 38 ans, Morlaix.
72L’utilisation d’une compétence professionnelle pour répartir le travail militant concerne aussi les militants aguerris. Le syndicaliste de SUD, enseignant, se retrouve ainsi chargé de rédiger les tracts et de les taper à l’ordinateur, compétence à l’évidence autant professionnelle que militante. Le militant d’Emgann, salarié précaire embauché par des associations bretonnes pour ses compétences de dessinateur, est quant à lui chargé d’illustrer les tracts, de diriger la commission banderoles. Toutefois, la création d’un statut pour officialiser la prise en charge d’une tâche n’a concerné que des hommes éloignés du marché de l’emploi. L’action collective apparaît à l’évidence comme un moyen possible d’intégration, non pas tant par le travail que par la fonction sociale qu’il remplit. En témoigne le travail militant « de nuit » dont les effets intégrateurs ont participé à la cristallisation d’un groupe de chômeurs (encadré 1).
a. Sur 13 personnes ayant été repérées comme participant aux nuits dans la mairie de Morlaix, 12 étaient des hommes.
Encadré 1 : Travail de nuit et cristallisation d’un groupe masculin de chômeurs
La participation continue d’hommes chômeurs, sous l’effet de l’ (auto) assignation à des tâches exécutives, produit un groupe pour soi. Réunis par leur sujétion collective à l’ordre militant et au président du Comité, ainsi que par leur statut commun au sein de la hiérarchie intermédiaire du mouvement, ce groupe se cristallise sous l’effet de la tâche de dormir la nuit dans la mairie occupée.
En effet, les nuits, dont ces hommes s’emparent littéralementa constituent un travail très valorisé et valorisant, jouant un rôle évident de substitution – en termes horaires ou des 3 * 8 – au travail professionnel vécu. Une terminologie se crée d’ailleurs (« j’ai fait la nuit ») et ce travail est utilisé pour devenir légitime dans la critique de l’organisation (relais, nourriture) puis du fonctionnement (« certains disent qu’ils viennent et ils ne viennent pas », « certains ne font rien », sous-entendu les nuits). Toutes les personnes qui relèvent des modes de participation alternée et réservée se refusent ou ne sont pas incitées à dormir dans la mairie occupée.1
Mais on ne dort pas pour la même raison, selon le mode de prise en charge du travail militant. Ainsi, le groupe dirigeant se relaye pour dormir, non pas tant par plaisir ou sentiment d’utilité que par nécessité. Veiller au bon déroulement des nuits et/ou se porter volontaire pour perpétuer l’occupation de la mairie motivent leur prise en charge de cette tâche. En particulier, compte tenu de l’engagement passé avec le maire et de la présence de plusieurs personnes connues pour leur « mal boire » (voir chapitres 7 et 8), les militants sont aussi là par souci de responsabilité, voire de contrôle. Tous soulignent combien ces nuits les épuisent car ils ne parviennent pas à dormir.
À l’inverse, les chômeurs du mode de participation continue aiment « faire les nuits ». Elles sont des moments de sociabilité forte (on joue aux cartes, on discute, on « rigole »). L’habitude de dormir peu ou mal (effet de la prise d’alcool et/ou de l’angoisse liée au chômage), le sentiment d’utilité engendré par une tâche qui est sans doute la plus héroïque incitent à la prendre en charge « plus souvent qu’à son tour ». Par ailleurs, la tâche est nouvelle (sous l’effet de la première participation à un mouvement social), ce qui la rend sans doute excitante, d’autant que sa visibilité (les médias comptent les nuits) permet de renouer, là encore, avec une certaine fonction sociale. Enfin, cette prise en charge des nuits est en adéquation avec des trajectoires socioprofessionnelles qui ont été marquées par le travail de nuit. Ces chômeurs ont déjà eu à faire des gardes de nuit (dans un hôpital par exemple), déjà conduit la nuit (en tant que routier), autant d’expériences qui forgent une certaine compétence professionnelle que n’ont pas (ou peu) les plus militants.
Et c’est la tâche de « faire les nuits » qui suscitera les premières remises en cause de l’organisation. En effet, au bout d’une semaine, les relais du matin se font moins
bien, la nourriture n’est pas toujours assurée pour les « dormeurs ». Plusieurs hommes sont accusés de « ne jamais faire les nuits » (les femmes ne font l’objet d’aucune critique en la matière), le mode de participation alternée de certains hommes étant férocement attaqué. Pour mieux organiser les nuits – et sans doute assurer les leurs –, le groupe dirigeant impose un horaire strict de fermeture de la mairie le soir, avec extinction des feux. Les nuits, moments de sociabilité héroïque, deviennent de simples nuits, et la tâche de « faire les nuits », véritable fonction sociale, devient une tâche exécutive comme une autre. Les modes hiérarchique et militant ont pris le dessus sur le mode professionnel. Le conflit est resté limité jusqu’au prochain enjeu…
Les (chômeurs) illégitimes et les (femmes) invisibles
73Les protestataires qui n’adoptent pas un mode de participation continue se singularisent par la manière dont leur travail militant est délégitimé ou invisible. Dès les premiers jours, des chômeurs, femmes et hommes, privilégient un mode de participation alternée et se distinguent par leurs interventions récurrentes en AG qui dénoncent la faiblesse numérique des chômeurs dans le mouvement, mais leurs orientations sont ignorées.
Une femme dit qu’il faut aller aux Assedic, ANPE, chercher les chômeurs. L’occupation va s’essouffler si on n’est pas assez nombreux.
Un homme approuve mais l’AG ne relève pas. Plus tard dans l’AG lors d’un point « actions de demain ».
La femme reprend la parole pour dire qu’il faut aller chercher les chômeurs là où ils se trouvent car ils ont peur de venir.
Une autre femme renchérit : « Il faut envoyer des gens qui savent expliquer pour aller chercher les chômeurs. »
Pas de réponse.
Dans un point sur “quelles revendications pour les chômeurs ?”.
Un chômeur d’une quarantaine d’années dit qu’il faut des revendications pour que les chômeurs viennent.
Un homme renchérit et précise qu’il faut aller dans les associations caritatives pour aller les chercher.
Le président du Comité rappelle l’ordre du jour en soulignant qu’ils sont hors du
sujet.
« Alors donc, en plus… – moi je suis allé faire les distributions de tracts à l’ANPE pendant la première ou la deuxième semaine –, et puis alors, ce qui m’a déçu, c’est la mobilisation des chômeurs. Il doit y avoir peut-être 3000… entre 3000 et 5000, sur le bassin de Morlaix, de chômeurs, et à chaque fois on était combien ? 150, 200. Nul quoi. C’est… […] Pour moi y a pas eu assez de mobilisation, c’est tout, ça a été un gros bide. […] C’était pas important que ce soit la mairie ou un autre bâtiment, le symbole là-dedans on s’en fout, on s’en fout des symboles. Le symbole aurait été qu’il y ait 1500 ou 2000 personnes… 1500 ou 2000 chômeurs dans les rues à Morlaix : ça, ça aurait été un symbole. C’est pas des investitures de mairie, c’est complètement idiot, c’est pas ça l’important. »
Carnets d’observations, Morlaix, AG du 14/01. Carnets d’observations, Morlaix, AG du 19/01.Chômeur, diplôme inférieur au baccalauréat, ancien employé, célibataire, 43 ans, Morlaix.
74Ces personnes souhaitent s’investir dans la distribution de tracts et la mise en place de permanences à l’ANPE et aux Assedic, l’organisation de manifestations visant à rassembler d’abord des chômeurs (et non d’autres catégories). C’est cependant le travail d’extension du mouvement vers le milieu lycéen – intensif sous l’effet de la présence de plusieurs enseignants – qui fait relativement consensus. La présence lycéenne est largement considérée comme le gage de la réussite, en particulier pour le trio militant qui rêve davantage de convergence des luttes que d’emploi pour tous. La manifestation du 27 janvier, à laquelle près de 700 personnes – dont 500 lycéens – participent, résonne dans plusieurs entretiens comme l’un des moments forts de l’histoire morlaisienne18.
75Or, les personnes préoccupées par le nombre de chômeurs restent relativement distantes par rapport à cette réussite et continuent dans les AG de mettre en avant leur préoccupation centrale. Les hommes partageant un mode de participation continue, lors de l’AG du 27 janvier, leur proposent explicitement de quitter l’action collective et elles disparaîtront la semaine qui suivra cette AG, marquée par l’évacuation de la mairie laquelle met fin à une grande part du travail exécutif lié à l’occupation.
76Dans la première période du mouvement, nous avons aussi constaté une forte invisibilité des femmes. Le mode choisi de participation alternée des militantes du Comité n’engendre pas pour elles moins de travail militant. Bien au contraire. En effet, elles subissent une surcharge de travail liée à la moindre présence, voire la disparition (pour le président), de certains hommes du Comité, occupés au mouvement. Elles doivent gérer le local du Comité, dont l’activité continue (travail d’accueil et d’écoute) et s’élargit sous l’effet de la mobilisation. Par exemple, la salariée en CES du Comité se voit assignée au travail de démarchage des restaurants et des commerces pour obtenir des repas gratuits ou des courses à bas prix afin de ravitailler l’occupation de la mairie. L’ambiguïté de l’utilisation du salariat féminin pour une tâche prescrite du mouvement social dont la parenté avec une tâche domestique est forte semble avoir été à l’origine d’une invisibilité de l’activité de ravitaillement. Celle-ci ne fait jamais l’objet d’un bilan en AG ou d’une quelconque évocation sauf quand la nourriture vient à manquer pour les nuits. À ce moment-là, la préposée au ravitaillement a été tenue de venir expliquer le mode de gestion qu’elle avait mis en place.
77En plus des modes hiérarchique, militant, professionnel, un dernier mode de prise en charge des tâches – le mode disponible – a enfin émergé de manière discrète. On distribue les tracts, on porte les banderoles/pancartes pendant que les hommes militants gèrent le service d’ordre ou la prise de parole en manifestation, on transporte quelqu’un, on va chercher quelque chose dont le mouvement a besoin, on s’efforce d’être là aux heures « creuses » pour permettre aux plus militants (hommes) de se reposer. L’absence de prise de parole en AG – notamment chez les femmes dont le capital militant et/ou culturel constitue plutôt un ressort puissant de sentiment de compétence – caractérise très nettement ce mode de prise en charge, comme si l’assignation au travail exécutif ne conférait aucune légitimité à prendre la parole. Elles sont là pour rendre service, faire quelque chose si on le leur demande. Alors que les autres modes de prise en charge combinent des processus d’assignation et d’auto-assignation à certaines tâches, en fonction de la position hiérarchique ou de la compétence, seul le processus d’assignation semble prévaloir ici. Ce mode disponible est utilisé pour compenser un sentiment d’incompétence (militante) ou bien pour « attendre » (mode de participation réservée). Ne disposant pas (ou ne voulant pas encore disposer) de place définie, la disponibilité apparaît pour ces femmes comme un moyen de se rendre utile, sans « s’engager » pour celles qui hésitent.
Travail collectif et ordre militant hiérarchisé : comment la mobilisation tient
78On repère à Morlaix une forme de spécialisation du travail militant que nous nommons travail collectif19. Les tâches militantes spécialisées s’accomplissent dans un moment collectivisé, en suscitant un véritable être-ensemble et en faisant l’objet d’une appropriation collective qui conduit au sentiment d’un faire-ensemble. Cette forme de travail collectif a – pendant les deux premières semaines – prédominé dans la mobilisation morlaisienne en dépit de ses divisions sociales, permettant « à chacun de trouver son compte, en pratique, dans ce que produit le collectif » (Sinigaglia, 2012 : 260). Selon les interviewés, « ça marchait très très bien, y avait une corrélation », « l’unanimité était acquise », « y a eu une espèce aussi d’euphorie et de travail » et d’ailleurs « chacun s’appelait… finissait par s’appeler par son prénom ; la camaraderie qu’il y a pu y avoir ». Ce fut la phase « la plus enrichissante […] que ce soit au niveau des actes ou au niveau des relations entre individus » et « ça c’est incontestable ». Parce que cette période s’est superposée à l’occupation continue de la mairie, nous faisons l’hypothèse que ce mode d’action a favorisé l’émergence matérielle et symbolique de ce travail collectif qui a suspendu tout désengagement.
79Le premier facteur du travail collectif est que l’occupation déritualise l’organisation du temps quotidien et se transforme en espace des possibles (encadré 2). Les différents temps (professionnel, domestique, militant) de la journée deviennent poreux car articulés de manière à dégager le plus de temps possible pour participer à l’occupation. On y dort et on y mange tandis que les activités habituelles (recherche d’emploi, travail domestique…) ne sont plus que des activités de passage, mal délimitées temporellement, parfois délaissées. De ce fait, bien des appartenances – professionnelles, familiales… – sont reléguées, en particulier chez les hommes en couple qui profitent de leur inactivité dans la division du travail domestique afin de libérer tout le temps nécessaire pour participer au seul mouvement. L’occupation continue autorise une faible formalisation du temps militant par laquelle la doxa de l’efficacité portée par les plus militants perd en intensité, ce qui favorise la participation des moins militants. De même, la distance sociale ressentie par rapport à certains protestataires (perçus comme des « quasi-SDF ») induit des rappels à l’ordre du jour tardifs et prudents quand une personne se laisse aller à (se) raconter. Enfin, grâce à l’occupation, une forme d’être-ensemble continu émerge. On a du temps pour discuter, ce qui est aussi un temps pour s’accepter. L’occupation devient le cadre d’une sociabilité renouvelée et élargie pour chacun, par laquelle la participation au groupe mobilisé trouve une consistance relationnelle permettant de reléguer les divisions sociales objectivement repérables et actualisées par la spécialisation du travail militant.
Encadré 2 : occupation et espace des possibles
Il n’est pas possible de comprendre la force du mouvement morlaisien sans prendre en compte le rôle décisif de la mise en place d’une présence collective permanente, que cette présence soit limitée à deux ou à vingt personnes. Il est toujours possible de « passer au mouvement », quand on a rien d’autre à faire, quand on a besoin de parler à quelqu’un, quand on a un gâteau à partager, quand on a du matériel à donner, etc. Le temps partagé suscite de nouvelles amitiés – et quelques rares haines personnelles – beaucoup plus intenses qu’à Rennes.
La présence permanente sur les lieux induit aussi un effacement des frontières – notamment horaires – entre les différents moments du mouvement, voire parfois avec sa vie extérieure (on passe en famille « faire un coucou » ; on peint, on prépare ses cours sur le lieu occupé parce qu’on n’a pas le temps de le faire chez soi, ou parce qu’on n’a pas envie de le faire chez soi…). En particulier, le temps d’AG est souvent précédé de discussions informelles qui ne manquent pas de perdurer au cours de l’AG ou bien après. Les AG peuvent durer 4 heures d’affilée sans que cela ne suscite – du moins jusqu’à la fin de l’occupation de la mairie – de protestations ou de préoccupations horaires. Parfois même, on interrompt l’AG pour dîner puis on la reprend. On prépare le repas tout en écoutant l’AG, mélangeant différentes temporalités.
Sous l’effet de l’occupation, le sentiment d’agir est permanent. Il est aussi plus facile d’inviter les participants d’une manifestation à venir partager un verre, à continuer d’être ensemble dans une assemblée citoyenne. « Être là » est une tâche structurelle de tout mouvement social. Cependant, « être là tout le temps » déploie un champ du possible, en termes idéels et matériels, qui différencie fortement le déroulement d’un mouvement social, mais aussi ce qu’il a pu représenter dans la trajectoire de vie des individus d’un collectif protestataire, quelles qu’aient pu être l’issue de ce collectif et sa précarité. En cela, les occupations de longue durée ne sont pas seulement des modes d’actions mais aussi « des lieux de vie » qui mettent en avant « les corps, défiants, souffrants, exposés mais toujours là » (Dechezelles et Olive, 2017 : 17).
80Mais on peut aussi repérer – c’est le second facteur – un autre rapport au travail militant qui a rendu possible ce faire-ensemble. La domination de l’association initiatrice simplifie la prescription du travail militant (les schèmes de perception sont peu concurrencés). De plus, l’association dispose d’un savoir-faire dans l’accueil des chômeurs. En la matière, le mouvement a vocation à accueillir toutes celles et tous ceux qui le souhaitent et fait en sorte que chacun y trouve une place. Pour cela, l’association laisse les tâches militantes se multiplier tous azimuts, se contentant parfois d’un contrôle et d’une assignation a posteriori. Certes les tâches de pouvoir sont accaparées par le trio dominant mais la sécrétion des tâches – sous l’effet de l’occupation – est telle que tout le monde a du travail. En particulier, les tâches militantes à connotation professionnelle et/ou domestique sont autant de moments de reconversion de compétences externes au champ militant, endormies suite à l’absence durable d’emploi20. Parfois même, compte tenu du caractère inédit de l’occupation continue, les chômeurs apparaissent plus compétents que les salariés dans l’accomplissement du travail prescrit, comme pour le travail de nuit.
Les transformations de l’ordre militant et leurs effets
81Comme tout mouvement social, les luttes de chômeurs connaissent des inflexions qui tiennent autant aux réactions de l’environnement – médiatique et politique notamment – qu’à l’évolution des contours du travail militant et des formes de sa division. Si le travail séparé contrarie la cristallisation d’un collectif protestataire, que devient la mobilisation lorsque le travail collectif est remis en cause ? De même, dans quelle mesure la coexistence d’individus, clivés par les rapports sociaux mais réunis par l’effervescence mobilisatrice, est-elle susceptible de tenir sur le long cours lorsque l’action perd en intensité et en visibilité ?
82Nos immersions ont rendu possible le repérage de ces inflexions qui transforment l’ordre militant et modifient le cours et les contours du groupe mobilisé. Une fois encore, les effets de contexte s’articulent aux formes de la division du travail militant. Lorsque le travail collectif est remis en cause, de véritables luttes s’installent durablement dans la dynamique mobilisatrice, finissant par l’épuiser. De même, lorsque les chômeurs commencent à réclamer une place plus importante – comme dans AC ! face notamment au pôle syndicaliste qui n’a eu de cesse de les mobiliser –, ce dernier finit par être déstabilisé et par s’interroger sur la légitimité de sa centralité.
Division du travail militant et résistance à Morlaix : luttes de classe et féminisation du travail réel
83Le mouvement de Morlaix est défiguré par l’arrêt de l’occupation de la mairie, assimilé à une « cassure » qui modifie l’ordre militant en installant une forme de travail séparé mais surtout un mode de participation inactive au cœur de la lutte. Le groupe est au bord de l’explosion lorsqu’un événement extérieur le ressoude et qu’un nouvel ordre militant, à présent orienté par les militantes, se met en place.
La « cassure » : luttes de classe au cœur du moment militant
84Nous avons vu que des dynamiques conflictuelles apparaissent avant la fin de l’occupation de la mairie – autour de l’orientation des luttes ou de la répartition du travail de nuit – et fragilisent le collectif protestataire. Toutefois, elles ne le remettent pas en cause tant le travail collectif relègue les tensions jusqu’à ce que l’évacuation de la mairie leur donne une place de premier plan.
85L’histoire du mouvement morlaisien est en effet marquée par l’évacuation « spontanée » de la mairie le 27 janvier. Cinq jours avant, une délégation constituée de deux membres du trio dominant reçoit du maire la proposition suivante : l’acceptation de la revendication des transports gratuits en échange de « l’allégement » de l’occupation de la mairie, i. e. l’arrêt des occupations de nuit. Le soir même, le premier point de l’AG, proposé par la délégation, est : « Faut-il quitter la mairie contre les transports gratuits ? ». Le débat qui s’ensuit est décisif dans la trajectoire du mouvement.
« Syndicaliste de SUD : Il faut négocier et trouver des compromis. On en a un.
Chômeur (1) : Non.
Chômeur (2) : On veut garder la mairie parce que c’est le lieu qu’on a choisi. Jospin n’a pas répondu donc on ne quitte pas.
Chômeuse : Non. Est-ce qu’on veut la mairie parce que c’est un symbole ? Exigeons une salle.
Chômeur (2) : Les chômeurs s’abaissent s’ils partent.
Chômeur (3) : Non, on ne quitte pas. Votons !
Chômeur (2) : On fait un tour de table sur le sujet.
Président du Comité : Non, on est assez grands pour s’exprimer tout seul.
Chômeur (4) : Il y a des évolutions. Il faudrait peut-être demander l’avis des gens sur les transports. Beaucoup de gens ne savent pas à l’ANPE que la mairie est occupée.
Retraitée : La gratuité est un acquis innovant par rapport aux autres villes, et ça permettra aux chômeurs de voir du concret. Acceptons.
Chômeur (5) : Et ceux qui habitent dans les villages, pas de gratuité pour eux ? Non, on ne quitte pas. Y a pas que Morlaix.
Militant d’EMGANN : On a annoncé à [la coordination régionale de] Carhaix qu’on allait durcir nos revendications. Je suis prêt à quitter si on prend un autre lieu.
Chômeur (6) : On est connus par les médias. Depuis que les brestois ont quitté la mairie, ils n’ont plus la pêche.
Chômeur (1) : Les nuits, c’est bien pour préparer les actions. « Brest, c’est Brest ; Morlaix, c’est Morlaix ». On va pas baisser notre froc !
Chômeur (2) : C’est le mouvement des chômeurs. Grâce aux nuits, on a eu des rapports humains. « J’ai appris à apprendre beaucoup en venant ici ». Le fait d’avoir fait les nuits, ça nous a changés beaucoup.
Applaudissements.
Président du Comité : Non aux applaudissements. [Ton très dur]
Chômeur (1) : Et pourquoi on peut pas applaudir ?
Le ton monte.
Chômeur (3) : « Je ne bougerai pas de là. Ils vont pas me faire chier ! ».
Chômeur (7) : Il faut rester là jusqu’à l’arrivée des CRS.
Retraitée : Quelles actions pour arriver aux objectifs ? Là est la question. La mairie, on s’en fout !
Militant d’EMGANN : L’occupation de la mairie n’est qu’un moyen. On gêne qui ici ?
Chômeuse : Il faut pas s’accrocher à ça, il faut voir au-delà. [Au second chômeur] J’entends ce que tu dis mais l’occupation, c’est pas le fond. Pour moi, il faut voir les objectifs.
Chômeur (6) : On n’est pas près de lâcher le morceau. Le mot d’ordre, c’était tous ensemble. On y reste même si on se fait déloger. »
Carnets d’observations, Morlaix, AG du 22/01.
86D’abord, les chômeurs qui ont un mode de participation continue se rassemblent immédiatement pour refuser avec ardeur la proposition du trio dominant, en mettant en avant le caractère limité de l’acquis des transports gratuits, le lien entre l’occupation continue et la visibilité médiatique, l’utilité de l’occupation pour avoir le temps de réaliser les tâches militantes, mais surtout le sens intégrateur pour plusieurs d’entre eux de l’action de nuit. Ensuite, la réaction du président du Comité est assez autoritaire : refus du tour de table pour que tous s’expriment et rappel à l’ordre au moment d’applaudissements pour une intervention émouvante. Enfin, les femmes qui adoptaient jusque-là un mode de participation réservée se rejoignent afin de défendre un même point de vue qui, sans être celui du trio, n’en est pas moins utile à son objectif : refuser le caractère symbolique de l’occupation pour se concentrer sur l’objectif.
87Pour la première fois, le trio dominant échoue à imposer une décision sans pour autant renoncer à celle-ci. Les soirs suivants, la question de l’évacuation de la mairie est reposée tandis qu’un travail de persuasion se construit en et hors AG. Le Comité cherche à convaincre, renforcé par les militants anarchistes qui sont disposés à quitter la mairie si un autre lieu est investi immédiatement. En témoigne cet extrait d’entretien avec le président du Comité :
« X – Tu as un exemple où tu penses que tu as eu du poids ?
– Ouais, sur le… sur quitter la mairie de…
X – […] Tu peux raconter comment ça s’est passé ça parce que…?
– J’ai fait le forcing.
X - T’as fait le forcing pour quitter la mairie.
– Ouais. Bon, y a eu 3 jours de discussions. Y avait moi, [le syndicaliste de SUD] et [le militant d’EMGANN]. Oui, on a fait… enfin moi et [le syndicaliste de SUD], on a fait…
X – […] Quand tu dis “J’ai fait le forcing”, ça veut dire quoi ? Enfin, concrètement
c’est quoi ?
– Ben, essayer de convaincre les gens quoi.
X – Mais en AG ?
– En AG, oui. [Silence] Là c’est certainement… avec le recul, c’est là où… enfin pas le… Quand je parlais, je me sentais quelque part… enfin je n’étais pas trop à l’aise quoi parce que, bon, les arguments étaient vrais quoi mais la technique de les présenter, ben c’était… Bon, j’ai été formé quoi. [Rires] C’était du professionnel quoi. (Rires)
X – Ligue [LCR], quand tu nous tiens !
[Rires]
X – Ouais ouais ouais. Ah oui, là c’était consciemment, tu…?
– Ah oui, non mais je reprenais mes schémas d’argumentation là. […] Là, je peux te dire que j’ai agi, c’était de l’argumentation de professionnel quoi. [Rires] Même si les idées étaient vraies quoi, même si les arguments étaient bons, mais sur la forme pour que les gens… […] Et je pense que… et d’ailleurs c’est de là que… – enfin moi je me rends compte – le Comité de chômeurs a été remis en cause après. »
Chômeur de longue durée, diplômé du supérieur, ancien cadre supérieur reconverti dans la peinture, célibataire et père de deux enfants, 38 ans, ancien militant de la LCR, Morlaix.
88Ce travail de persuasion finira par porter ses fruits : le lundi 26 janvier, la fin de l’occupation de la mairie est votée. L’évacuation se déroule le lendemain, aucun autre local n’est investi et le mouvement transfère « ses » affaires dans les locaux du Comité.
89L’évacuation de la mairie modifie alors le contenu du travail militant. Celui lié à l’occupation disparaît, engendrant de facto la disparition du mode de participation continue. En particulier, les tâches exécutives prescrites, sources de statuts pendant l’occupation pour plusieurs chômeurs, n’existent plus. Le mode de participation alternée prend alors le relais : les journées sont consacrées aux actions (occupations ponctuelles) et aux commissions, les soirées aux AG et on s’efforce de partager quelques repas mais les pratiques du retour chez soi en fin d’AG ou à la mi-journée se multiplient.
90Un nouvel ordre militant est alors impulsé par le trio dominant. En effet, chaque AG devient conflictuelle car ceux qui vivent mal l’arrêt de l’occupation de la mairie multiplient les critiques envers le Comité et son président auxquels ils avaient manifesté les pratiques de sujétion les plus fortes au début du mouvement. Leur subversion installe progressivement, au cœur de la lutte, deux catégories de classement car ils distinguent « le Comité » et « les chômeurs », distinction qui deviendra ultérieurement « le Comité » et « le Mouvement ».
91Mais c’est le développement d’un mode de participation inactive qui apparaît inquiétant aux yeux du trio dominant, du Comité et des militantes qui ne cessent d’intensifier et d’élargir leur mode de participation. C’est pourquoi les personnes les plus dotées en capital militant proposent de nouvelles activités pour redonner du travail prescrit aux chômeurs qui s’en sentent dépossédés (formalisation de commissions, propositions de formations animées par les enseignants du mouvement21, création d’un journal mural avec l’aide d’un artiste sympathisant de la lutte, etc.). Si l’on excepte une semaine intense de travail militant exécutif liée à l’organisation du fest-noz annuel du Comité (service d’ordre, vente de billets, intendance, vente de crêpes, etc.), le nouveau contenu du travail militant apparaît décalé avec les conditions d’existence objectives et les priorités des chômeurs. Pendant que les chômeuses s’éclipsent discrètement du mouvement, les chômeurs font autre chose que ce qui leur est proposé : ils partent toute la journée « en vadrouille » et réactivent des dispositions au mal boire ou aux violences masculines dont la multiplication tend à déstabiliser les AG (voir chapitre 8). C’est dans un tel contexte que la dernière AG au Comité a lieu le 23 février.
92Lors de cette AG, toute l’histoire du mouvement morlaisien se rejoue en quelques heures. Les conflits se réactivent et même s’élargissent. Pour la première fois, l’ordre militant est aussi remis en cause. Les chômeurs contestent ses priorités revendicatives (voir chapitre 6) tandis que les militantes osent s’attaquer aux chômeurs en état d’ébriété en leur demandant de cesser de s’énerver. Le comité se saisit de ces interventions pour exiger, au nom des « valeurs du Comité », l’interdiction de se rendre en AG après avoir consommé trop d’alcool. Les hommes interpellés se lèvent et quittent l’AG en annonçant leur « démission ». Ils sont rattrapés de justesse par une enseignante. Alors que la menace de quitter le mouvement était récurrente depuis plusieurs semaines, la pratique de quitter l’AG par énervement – mais de revenir le lendemain – s’installe. Le mouvement morlaisien est au bord de l’explosion lorsque le monde extérieur se rappelle à son bon souvenir…
Un nouvel ordre militant fondé sur la féminisation du travail réel
93Il est fort probable que le collectif protestataire de Morlaix n’aurait pu perdurer si un événement extérieur ne lui avait donné l’occasion de se ressouder. En effet, les divisions du groupe apparaissent par à-coups. Cela est lié à la dialectique entre la réactivation du groupe mobilisé par ses actions et son éclatement par les positions contradictoires des sous-groupes qui le composent. Dès que les actions fleurissent, le groupe se ressoude. Lors de la dernière AG au Comité du 23 février, l’éclatement du groupe est suspendu lorsque les participants apprennent que le syndicat intercommunal (SIVOM) refuse de voter la gratuité des transports. Une large majorité se prononce pour une nouvelle occupation continue et s’accorde pour que le mouvement jette ses dernières forces dans cette occupation. Le président du Comité, sans doute le plus réservé, organise la répartition du travail, comme au bon vieux temps de la mairie occupée. Le mode hiérarchique et le mode militant semblent à nouveau se combiner pour préparer l’action.
94La faiblesse du groupe suppose de s’organiser. Des équipes et des horaires sont clairement définis. On assiste alors à une profonde modification de la division du travail par rapport à l’occupation de la mairie. Ceux qui sont vexés par l’incident qui a ponctué l’AG refusent de se porter volontaires, quelle que soit la tâche proposée. Ils déclarent qu’ils ne feront pas les nuits et qu’ils se borneront à venir aux AG. En revanche, plusieurs femmes se proposent tous azimuts pour rendre l’action possible : l’une pour les équipes de nuit ; une autre pour faire à manger midi et soir sur le lieu occupé mais aussi pour faire les courses. Cette fois-ci, ce sont les femmes qui se démarquent par leur surinvestissement. Le sens de cette nouvelle division du travail, en termes de modes de participation et de prise en charge des tâches, mérite une analyse spécifique car la mobilisation survit grâce à une forme de disponibilité permanente sur un mode collectif.
95D’abord, cette nouvelle phase d’occupation continue s’inscrit dans un autre contexte local. Les protestataires sont isolés et ne bénéficient plus d’aucun soutien extérieur (institutions ou organisations militantes). Leur visibilité médiatique est faible. De même, le Comité adopte un mode de participation réservée et apparaît beaucoup moins visible, tant en AG que dans la réalisation concrète des tâches. Celles-ci ont d’ailleurs évolué car le travail matériel de gestion quotidienne s’étend. Il faut maintenant entièrement gérer le problème du ravitaillement qui n’est plus assuré par des soutiens extérieurs. Il faut faire les courses et préparer les repas. Par ailleurs, le travail de nettoyage et de vaisselle s’accroît. Les distributions de tracts reprennent et sont enrichies d’une pétition sur les transports gratuits qu’il faut faire signer.
96Ensuite, la visibilité des militantes est un trait saillant de la nouvelle division du travail. En effet, le passage progressif d’un mode de participation réservée à un mode de participation continue s’observe chez les femmes, chômeuses ou salariées, qui disposent d’un capital militant ou culturel élevé. S’étant investies durant l’occupation de la mairie dans le travail militant (invisible), elles s’autorisent d’abord à remettre en cause le mode de fonctionnement, puis s’impliquent dans toutes les tâches, prescrites ou non, décisionnelles ou non. Ces militantes sont ainsi les premières à critiquer la légitimité de la commission actions fondée sur le secret, à interroger la prise de décision hors AG du trio dominant, à exiger une plus grande rotation de l’accès aux médias, à refuser la doxa de la nécessaire compétence dans l’accomplissement de certaines tâches militantes, etc.
97Lorsque la nouvelle occupation continue est lancée, elles prennent une place de plus en plus importante en AG, parlent davantage, n’hésitent plus à relayer le trio dominant – voire à le remplacer lorsqu’il s’absente – en ce qui concerne diverses tâches dont elles étaient jusqu’alors exclues : la distribution de la parole, le fait de rythmer l’AG, les tâches de bilan et de synthèse, les tâches d’organisation. Elles écrivent spontanément un texte sans l’aval de l’AG. Elles n’hésitent pas à répondre sur le même ton à un homme aux pratiques « autoritaires » :
Un chômeur, ancien ouvrier, prend la présidence de droit et de fait22 pour la première fois. Il rythme l’AG très autoritairement. Il agresse un autre chômeur de 22 ans, sans diplôme, car il parle trop longtemps. Une chômeuse, ancienne commerçante de 50 ans, intervient. Le premier chômeur menace de se casser. La chômeuse lui dit : « Eh bien, casse-toi ! » Le premier chômeur sort de l’AG.
Carnets d’observations, Morlaix, AG du 05/03.
98Leur forte implication dans les tâches prescrites de l’AG est particulièrement visible dès que le conflit entre hommes resurgit. Ainsi, elles acceptent de présider les AG extraordinaires destinées à régler les conflits entre le Comité et le Mouvement. Elles proposent un autre mode de fonctionnement : des tours de table pour que tout le monde « dise les choses ». Elles n’hésitent pas à interrompre l’AG pour présenter le thème discuté ou l’enjeu des débats aux nouvelles recrues.
99Elles s’occupent parallèlement de la gestion quotidienne. Elles sont là et cette présence devient une tâche vitale compte tenu de la faiblesse numérique du groupe. Elles font les courses et les repas, midi et soir, nettoient, font la vaisselle. Parfois, elles s’éclipsent d’une AG pour commencer la préparation des repas dans « la cuisine » afin que l’on puisse dîner ensemble à la fin de la réunion. Elles ne délaissent pas pour autant les actions, notamment celle qui consiste à faire signer la pétition, tâche pour laquelle elles sont souvent seules. Elles s’impliquent aussi dans la gestion des dossiers d’urgence en collaboration avec le Comité. Le plus significatif est qu’elles se proposent dorénavant pour « faire les nuits ». En la matière, elles jouent sur les proximités de classe pour choisir les « bonnes » nuits. Ainsi deux d’entre elles ne s’inscrivent que si des personnes « proches » socialement, quel que soit leur sexe, dorment aussi. L’une s’inscrit puis se raye quand elle s’aperçoit qu’aucun homologue de classe ne fait partie des dormeurs. Seules des militantes du Comité continuent de ne pas faire les nuits parce que les hommes sont surreprésentés parmi les gens qui dorment.
100Il serait abusif et faux de laisser penser que les hommes abandonnent le mouvement aux femmes. Le trio dominant reste présent dans le travail d’AG et dans une partie de la gestion quotidienne (courses), mais les remises en cause dont il a fait l’objet non seulement perdurent mais l’ont épuisé. Même si ses pratiques ont changé, il continue d’être le principal destinataire des critiques. Le Comité, en tant que tel, est régulièrement attaqué, y compris sur sa gestion financière des deniers du mouvement. Le militant indépendantiste est accusé – y compris par ses comparses du trio – de passer outre les décisions démocratiques lorsqu’il prend l’initiative, dans un communiqué de presse, de renommer la coordination régionale pour la faire appeler « coordination bretonne ». Le syndicaliste de SUD est accusé d’avoir tenté de récupérer le mouvement, des critiques que ce dernier juge d’ailleurs audibles, ayant pris progressivement conscience de la domination qu’il a contribuée à produire au sein du mouvement.
« – Même Y [chômeuse de 50 ans, ancienne commerçante, devenue très active dans la mobilisation après une entrée réservée] hein, elle m’a pas fait de cadeaux non plus.
X – Y aussi elle a balancé sur…
– Ouais, elle m’a dit que… – c’est un reproche en plus que je ferais facilement à mon organisation donc ça me pose problème – je m’étais trop rendu indispensable sur un certain nombre de dossiers, et donc après… – et je suis d’accord – elle me disait : “C’est toujours les mêmes qui vont par exemple en délégation.” Alors, je dis : “OK, il faut tourner, il faut qu’il y ait un système de rotation.” Elle me dit : “On ne peut pas tourner parce que y a des gens qui se sont rendus indispensables de par des choses qu’ils ont acquises au cours du mouvement.” C’est véritablement un problème, je pense. »
Enseignant, diplômé du supérieur, célibataire, 28 ans, ancien militant de la Fédération anarchiste, responsable syndical de SUD Éducation, Morlaix.
101De même, les hommes au chômage surinvestis dans la première période ont modifié leurs pratiques. Certains s’efforcent d’aider les femmes pour l’intendance, dans une forme de relation qui s’apparente beaucoup à « l’aide » du conjoint dans le travail domestique. Mais la plupart, cristallisés dans le groupe du Mouvement, continuent de boire collectivement et ne parviennent pas à se réinsérer dans le travail militant. Ils reprennent les nuits mais s’énervent beaucoup plus vite au moindre problème d’organisation. Les incidents continuent alors de ponctuer les AG, de plus en plus rythmées par des départs intempestifs, et d’épuiser les militantes qui se démènent pour faire vivre le collectif.
102Finalement, dans cette nouvelle division du travail, on constate un mouvement de bascule : le mode de participation continue devient celui des femmes les plus dotées en capital militant et/ou culturel tandis que les hommes entrent tous dans un mode de participation alternée. Le mode de participation réservée caractérise maintenant les gens du Comité qui se préparent à quitter le mouvement. Au niveau des modes de prise en charge des tâches, le mode hiérarchique a disparu sous l’effet de l’action conjuguée des militantes et, dans une moindre mesure, du syndicaliste de SUD. Le mode militant a été remis en cause et le mode professionnel s’est quasiment éclipsé.
103Le mode disponible a en revanche pris de la place, mais deux éléments le modifient : ce n’est plus une disponibilité pour un travail résiduel mais une disponibilité pour un travail collectivement organisé en AG (répartition des équipes de nuit et de jour, organisation matérielle, signature de la pétition). D’autre part, il devient une relation de service basée sur une disponibilité permanente des plus militantes, et dans une moindre mesure du syndicaliste. C’était le « prix à payer » pour que le mouvement rebondisse malgré les conflits qui continuent de le diviser.
104Lors de la dernière AG dans la mairie occupée de Saint-Martin, le groupe se ressoude sous l’effet de la menace imminente d’expulsion. Un militant préside et organise les horaires de relais. Cette AG voit une augmentation du nombre de participants et le retour confirmé de plusieurs chômeurs et chômeuses qui avaient disparu. Elle compte autant de monde que lors de la première période. Dans cette AG décisive, pour la première fois, l’absence du président du Comité ne contrarie pas le déroulement des échanges et la prise de décisions. Le travail des militantes était-il en train de modifier en pratique le mode de fonctionnement ? L’expulsion policière de la mairie le lendemain, à 6 heures du matin, ne permettra pas de tester l’hypothèse selon laquelle le nouveau mode de prise en charge du travail militant favorisait un arrêt de l’effritement et de l’éclatement du mouvement.
Des syndicalistes aux chômeurs : les transformations de l’organisation de la lutte au sein d’AC !
105Il s’agit à présent de focaliser l’attention sur un morceau de l’organisation du travail militant à travers une tâche particulière : celle de porte-parole d’une association nationale. En la matière, AC ! constitue une expérience significative. Dans le cadre d’une enquête réalisée sur une période étendue qui, tout en comprenant le mouvement de 1997-1998, ne s’y réduit pas, nous avons pu également observer des modes d’organisation différenciés combinant une hiérarchisation des tâches et, alternativement, un travail collectif ou un travail séparé. Si la comparaison permet de rendre compte de certaines permanences, notamment l’accaparement des tâches les plus prestigieuses pas des militants confirmés ou encore le mode de participation disponible des femmes et leur caractère bien souvent central dans le maintien des collectifs, on observe là aussi que les modes d’organisation ne sont pas figés.
106Le poste de porte-parole est au cœur des tensions inhérentes à un fonctionnement qui, au nom du principe de l’horizontalité, s’affiche comme relevant d’une forme en réseau. La question du porte-parolat va alors se transformer en sujet de débats et de conflits, notamment entre le pôle chômeur et le pôle syndicaliste, pour aboutir à l’affaiblissement de ce dernier.
Un mode de fonctionnement en réseau : horizontalité prescrite et verticalité réelle
107Analyser les modes d’organisation au sein d’AC ! suppose au préalable de saisir les principes et règles de fonctionnement régissant ce réseau au niveau théorique mais également dans la pratique. À partir des types de pouvoir présents dans la capitale (« chez ceux de Paris », comme disent les militants des autres régions), on peut, dans un premier temps, rendre compte des divisions qui s’opèrent et de leur transformation.
108Proposé par des syndicalistes échaudés par les pratiques autoritaires et les évictions, le modèle organisationnel d’AC ! se construit en opposition au modèle de type « léniniste », pyramidal, bureaucratique, hiérarchique : limitation des instances de délégations, prise de décision au consensus, valorisation d’un fonctionnement horizontal23. Initialement, l’objectif n’est donc pas de construire une organisation mais plutôt un réseau, regroupant avant tout des instances collectives (syndicales, associatives) plus que des individus. Cependant, la structuration du réseau va très rapidement se construire à partir de collectifs locaux, implantés dans les principales villes de France et autour d’un mode de fonctionnement qui se veut horizontal. Il s’agit de mettre en place des moyens de communication, des outils permettant à l’ensemble des collectifs de participer, de décider, d’interférer sur le développement du réseau et ses orientations.
109Pour y parvenir, s’organisent des assises nationales, qui ont lieu deux fois par an, et durant lesquelles sont prises les principales décisions et orientations générales (mots d’ordre, procédés d’action, calendrier des actions). Elles ne font jamais l’objet de votes mais sont prises théoriquement « au consensus ». Cependant, toutes les décisions ne peuvent être arrêtées à cette occasion car certaines d’entre elles dépendent de l’agenda politique (directives gouvernementales). Les coordinations nationales, intervenant une fois par mois, se présentent alors comme des instances intermédiaires qui, en théorie, n’ont pas le pouvoir de décision mais qui, en pratique, sont souvent amenées à prendre des décisions. Le même phénomène s’observe à l’échelle du secrétariat national (le « National »), chargé d’établir la liaison entre les différents collectifs locaux. Son rôle principal consiste donc en une mise en circulation de l’information, qui s’opère le plus souvent au moyen de la Lettre Rapide. Cette instance s’occupe également de la communication avec les instances gouvernementales, les administrations et les médias. En centralisant l’essentiel de l’information et en se présentant comme un organe officiel d’AC !, le secrétariat national se trouve aussi, dans certaines circonstances, en position de décider de mots d’ordre, d’un calendrier d’action, etc. Par exemple, les décisions relatives aux revendications unitaires d’une hausse de 1500 francs des minima sociaux – revendication centrale lors du mouvement de 1997-1998 – ont été l’objet de négociations entre les différentes instances nationales des organisations de chômeurs. Cette revendication n’a jamais été décidée en assises. Enfin, les porte-parole – qui, en théorie, n’ont pas de pouvoir de décision car « tout le monde est porte-parole » – sont amenés, dans des contextes spécifiques de mobilisation, à se prononcer sur certaines mesures, sans pour autant en avoir discuté préalablement avec l’ensemble des membres d’AC !
110Au sein du réseau, il existe ainsi des postes et modes de participation stratégiques, lesquels confèrent du pouvoir ou tout au moins peuvent influer sur des orientations. Cette division du travail recoupe bien souvent une distinction territoriale entre Paris et les collectifs locaux, lesquels soulignent fréquemment la domination exercée par les instances parisiennes. Ces dernières ont longtemps été occupées par des salariés, syndicalistes et militants politiques rejoints par les militants cargotistes (notamment au National). Ce sont ainsi des syndicalistes fondateurs qui faisaient offices de porte-parole et s’occupaient par ailleurs de la rédaction des communiqués de presse, de l’interface direct avec les médias et les autorités. Ils se chargeaient également de synthétiser les orientations nationales, fonction déterminante dans un système ignorant le vote et préférant le consensus24.
111Ces modes organisationnels, conçus en principe pour limiter le pouvoir de quelques-uns peuvent difficilement remplir leur fonction dans des univers marqués par des inégalités de capital scolaire et de position sociale. Les porte-parole eux-mêmes sont amenés à le reconnaître. Ainsi, Claire Villiers, plus « sensible » à ces modes de domination pour en avoir fait l’expérience dans son parcours militant, souligne les contradictions de ces types de fonctionnement.
« On n’est plus dans la période des organisations pyramidales, par contre ce qu’on a pas su inventer c’est le mode de transparence qui va avec. On ne sait pas faire, personne n’a trouvé le truc, là il faut qu’on trouve mais on va trouver. Pour le moment ça repose sur des capacités d’individus, Christophe [Aguiton] et moi, on arrive à exprimer le message du mouvement. Imaginons qu’on dégage, y’a pas de copains pour le moment qui soient capables de faire ça. […] C’est difficile de faire consensuel sans faire fade, ça suppose que tu connaisses la position de tel et tel collectif. Moi, quand j’ai débarqué à la CFDT-ANPE, je ne savais pas faire ça. Moi, j’ai appris à faire ça par la CFDT-ANPE. Au départ, je débarquais ; j’étais responsable de ma section, après j’ai appris à faire la synthèse des différentes sections, puis des différentes régions. Après, j’ai fait de l’interprofessionnel, t’es capable de faire la synthèse de ce qui se passe non seulement dans ton secteur mais aussi dans d’autres : métallurgie, textile… Il faut dix ans pour apprendre à faire ça. Si tu ne sais pas le faire, tu ne peux pas diriger un mouvement aussi compliqué qu’AC !. Pour moi, les assises d’AC !, c’est l’endroit le plus compliqué qui soit. Si tu veux sortir avec quelque chose, il faut sentir ce qui est commun, différent, quels sont les points convergents à un moment. Comment pousser le débat ? C’est du feeling, mais appris. C’est la difficulté qu’on a aujourd’hui, c’est que dans un truc classique, les gens gravissent les échelons, c’est initiatique. Tu passes au conseil national, tu représentes ta région, mais tu entends les autres régions, quand tu passes au National faut être capable de représenter les régions. Peu à peu, tu vois qui sait faire ça, et tu construis ton réseau de responsables. À AC !, tu peux pas faire ça puisque la porte est ouverte à n’importe qui. C’est un avantage, mais c’est une organisation trop sensible au vent. Et il faut qu’il y ait des gens qui assurent la stabilité, donc c’est des salariés et des retraités. C’est pour cela que les réponses ne sont pas bonnes sur le thème “on ne veut pas qu’il y ait des permanents”, parce qu’il y a des permanents de fait. La vraie manipulation est là25. »
112Les décisions prises n’entament pas, cependant, la marge de manœuvre des collectifs locaux, qui restent entièrement libres de leurs activités. En ce sens, le pouvoir de décision est, dans ce type de système, à relativiser. Les syndicalistes peuvent également exercer des formes de résistance à l’application d’une décision avec laquelle ils sont en désaccord. Les exemples sont certes plus rares dans la mesure où ils ont longtemps occupé les postes stratégiques. Leur emprise a commencé à être moins forte avec le mouvement de décembre 1997-1998, mais surtout à mesure que les chômeurs se sont inscrits dans AC ! et ont pu participer aux instances nationales26. Lors d’une coordination nationale, en mars 1998, un chômeur, qui avait joué un rôle important lors des occupations, parvient à faire adopter la décision d’organiser une marche en France. Parce qu’il connaissait les principes sous-jacents à la prise de décision, il en a parlé au préalable à quelques personnes, alors actives mais ne faisant pas partie des instances d’AC !, qui ont appuyé sa proposition. Le syndicaliste à la tribune s’est trouvé contraint d’entériner la décision, alors même qu’il avait émis des réserves sur le sens et la faisabilité de cette action. La marche a été organisée, mais elle a souffert d’un manque patent de moyens, d’une absence d’information, de relais. Significativement, elle n’a fait l’objet d’aucun commentaire dans la Lettre rapide.
113Plus structurellement, le fonctionnement et le recrutement du porte-parolat ont été matérialisés, lors de certaines actions, par une division du travail militant qui a fonctionné au bénéfice des syndicalistes et au détriment des chômeurs. En témoigne l’occupation du Château de Versailles dont la force symbolique est assombrie et remise en cause par nombre de chômeurs qui ont été littéralement exclus de la « prise de Versailles » (encadré 3).
Encadré 3 : L’occupation du château de Versailles, « une action ratée »
L’occupation du 13 avril 1997 s’inscrivait dans une campagne de mobilisation contre le projet de « Loi de cohésion sociale » élaboré par le gouvernement Juppé qui avait attiré l’attention du réseau. Il s’agissait d’une des premières mesures gouvernementales depuis l’élection de Jacques Chirac, en mai 1995, visant à « lutter contre les exclusions ». AC ! s’était emparée de cette annonce et avait organisé durant plusieurs mois des débats et des réunions publiques. Plusieurs journées d’action nationales avaient été décidées et cette action d’occupation avait été préparée avec différentes associations revendicatives (Droits devant !, le DAL, l’APEIS, le CDSL) et avec des syndicats (SUD, CNT). La date retenue avait été choisie en fonction de la présentation du projet de loi à l’Assemblée, qui devait avoir lieu le 14 avril, et correspondait également au lancement des marches contre le chômage.
Le rendez-vous était fixé gare Montparnasse et il apparaissait impossible de compter les participants, tant ils étaient nombreux. À 14 heures, le groupe s’est dirigé vers les quais pour prendre le train. Quelques personnes disséminées dans les wagons indiquaient les correspondances à prendre. À la station de Versailles, une course silencieuse a commencé. Les RG peinaient à rattraper l’avant-garde. La distance qui séparait le lieu d’occupation de la gare a fini par disloquer la masse et certaines personnes prévenues de la localisation du lieu occupé ont été chargées d’indiquer le chemin à prendre. Ce n’est qu’en arrivant devant son entrée que la plupart ont compris qu’il s’agissait du château de Versailles, que certains voyaient pour la première fois.
Le cortège s’est alors dirigé vers le bâtiment visé : les appartements du Roi. Le lieu était déjà investi par une vingtaine de personnes, qui s’étaient rendues en avance plus discrètement dans les locaux et attendaient l’arrivée du groupe, mais aussi celle des journalistes, afin que cette visite puisse prendre l’allure d’une action collective. Celle-ci a consisté en une occupation par quelques-uns du balcon de la chambre du Roi, situé au premier étage du bâtiment. Les militants y avaient installé une énorme banderole rouge où s’étalaient en grosses lettres les slogans suivants : « Pas de cohésion sociale sans abolition des inégalités. Pour les pauvres, c’est pas la vie de château. » Au balcon siégeait une équipe composée des principaux responsables des associations à l’initiative de l’action : Jean-Claude Amara, Claire Villiers, Jean-Baptiste Eyraud et enfin Léon Schwartzenberg. Derrière eux, un petit groupe de militants moins connus.
En bas, dans la cour, de nombreuses personnes ont cherché à se joindre à l’occupation et à accéder à ce fameux balcon qui, à lui seul, semblait symboliser l’action. Cependant, des gardes, mais aussi des militants, leur coupaient le passage en affirmant : « On ne peut pas tous monter ; on ne peut pas prendre le risque de dégrader ces locaux ; ça ne sert à rien de monter, c’est une action symbolique ». Certains ont pourtant tenté d’emprunter d’autres voies, mais sans succès : l’accès au palais était verrouillé. Après un moment d’agitation, le calme est revenu lorsque les militants à la tribune ont pris les mégaphones pour énoncer les motifs de leur intrusion. Face aux militants, aux journalistes, mais également aux touristes, à tour de rôle, chacune de ces personnalités a introduit son discours en insistant sur le caractère symbolique de cette action : « C’est depuis ce balcon que, le 4 août 1792, a été annoncée l’abolition des privilèges. C’est pourquoi nous avons choisi cet endroit pour réclamer l’abolition des inégalités ! C’est de cet endroit que fut lancée l’abolition des privilèges il y a deux cents ans, nous demandons l’abolition de l’exclusion. » Profitant des discours, certains ont tenté une seconde fois d’investir les locaux mais ils ont été refoulés. Les déclarations terminées, ils ont voulu prendre la parole mais, sans mégaphone, et sans accéder au balcon, il était difficile d’attirer l’attention. La plupart se sont alors assis par terre et ont discuté. Les membres d’AC !, qu’on pouvait retrouver régulièrement lors d’autres actions d’occupation et qui représentaient la majorité des chômeurs présents, étaient médusés. Ils s’interrogeaient sur le sens de leur présence, critiquaient l’organisation de cette action et ses organisateurs. La critique a fait place à l’ennui et, vers 15 heures, le groupe est reparti prendre le train en direction de Paris.
Le caractère symbolique de cette occupation, limitée à quelques heures et réservée à quelques personnes, n’a échappé ni aux journalistes ni aux participants, et en particulier aux chômeurs. Les premiers, auxquels l’action semblait destinée – les quotidiens notamment – n’ont pas manqué de souligner le « coup de force » réalisé, reprenant dans leurs titres les symboles mobilisés par les manifestants. Le 14 avril 1997, on pouvait lire dans la presse les titres suivants : « Les exclus prennent le château de Versailles » (Libération) ; « Versailles : les manifestants s’invitent au château » (Le Parisien) ; « À Versailles pour l’abolition de l’exclusion » (La Nouvelle République du Centre-Ouest). Le 16 avril, Charlie Hebdo titrait de son côté : « Exclusion : les sans-culottes réquisitionnent Versailles ».
Les participants, dont la mobilisation repose sur d’autres logiques, ont quant à eux saisi le caractère symbolique de l’occupation en jouant le rôle qui leur était demandé : celui du peuple. La dissymétrie des positions (eux en bas, les autres au balcon), mais aussi du nombre (quelques-uns à la tribune face à des centaines de personnes), a conduit à renforcer un statut de dominé contre lequel, précisément, ils se mobilisent. Aucune des personnes rencontrées ne mentionnera par la suite cette action autrement que pour la critiquer.
La remise en cause progressive de la parole dominante
114La question des modes organisationnels et décisionnaires font partie des débats récurrents dans AC !. Elle a systématiquement été posée à mesure que l’organisation se développait, notamment lors des assises, où les participants consacrent rituellement une demi-journée à traiter du fonctionnement ou plus précisément de « la désorganisation » du réseau. Les principales critiques portent sur l’absence de démocratie, l’opacité des décisions, le pouvoir officieux de quelques-uns. Elles s’adressent principalement aux membres du National et aux porte-parole. Les réflexions du type « ce sont toujours les mêmes qui parlent », « on ne peut pas parler » ou « on n’est pas écouté » sont fréquentes. Ces critiques sont ici résumées dans une contribution réalisée par un chômeur :
« Le collectif national est en fait l’émanation des copains et des syndicalistes qui ont eu l’idée, “l’intuition” de la marche et d’AC !. Ce collectif fonctionne au consensus et en principe pour des questions d’organisation technique. Les décisions d’orientation sont prises en assises ouvertes à tous. Ce fonctionnement correspondait à une étape, celle de l’initiative de syndicats d’accord sur l’essentiel de leurs orientations et qui pouvaient donc fonctionner au consensus. Aujourd’hui AC ! repose toujours sur cette initiative, sur le soutien des syndicats et associations engagées, mais AC ! c’est aussi un réseau national de plus d’une centaine de collectifs, c’est cette réalité qu’il faut prendre en compte. En effet, la persistance des modes de fonctionnement du départ pose aujourd’hui, dans ce nouveau contexte, des problèmes de démocratie et d’efficacité : opacité et caractère aléatoire des décisions en assises. Souvent les décisions dépendent des capacités de l’un ou de l’autre de faire la “bonne” synthèse de tel ou tel groupe de travail, voire de discussions de couloirs. C’est un fonctionnement où celui qui parle, qui monopolise le débat, peut avoir le dernier mot. Enfin, les décisions prises ne font pas l’objet d’une évaluation ; alors à quoi bon débattre si longtemps. […] Dans les faits, l’absence de procédure claire de délégation et de mandats permet à n’importe qui de dire n’importe quoi. C’est celui qui parle le dernier ou le plus fort qui a raison. »
Contribution aux assises d’octobre 1996, Lettre rapide, n° 53.
115Durant et après les mobilisations de l’hiver 1997-1998, ces critiques deviennent particulièrement virulentes. Elles proviennent fréquemment de personnes qui ne disposent pas de socialisation militante, ne connaissent pas les codes d’un discours politique qu’elles ne maîtrisent pas et qui s’opposent au seul mode d’expression dont elles disposent : le témoignage de leur expérience, le récit de leur vie. Cette dépossession est d’autant plus violente qu’elle frappe des individus qui n’ont pas de représentants et dont l’expression directe est, en somme, le seul bien qui leur reste. Ce sont fréquemment des femmes qui, lors des entretiens ou en marge des débats publics, ont exprimé leurs difficultés à faire valoir leurs points de vue, soulignant la domination exercée par des syndicalistes. Lorsqu’elles parviennent à prendre la parole, elles constatent souvent que « dire ne suffit pas pour être entendu ».
116Parmi les témoignages recueillis, nous en avons choisi deux qui émanent de femmes au chômage, faiblement diplômées, sans expérience militante ou associative, et qui de ce fait sont plus que les autres exclues des espaces de débats publics. Silencieuses lors de leur première expérience en AG, elles ont toutes deux par la suite cherché à s’exprimer. Leur participation aux occupations et leur présence prolongée dans des locaux occupés leur offraient une nouvelle légitimité. Leurs difficultés à imposer leur parole en assemblée les conduisent à élaborer une critique « des grosses têtes ».
117La première, 24 ans, est titulaire d’un bac technologique, elle a occupé successivement de nombreux emplois précaires et connu des périodes de chômage, le plus souvent non rémunéré. Cette instabilité économique s’est ajoutée à une grande fragilité psychique, qui l’a conduite à être hospitalisée en psychiatrie à plusieurs reprises. Son expérience de « la galère » et de l’enfermement a alimenté un discours contestataire, qu’elle a exprimé dans les espaces de débats, et qu’elle retourne également contre tous ceux qui mettent en doute sa légitimité à s’exprimer, qui « écrasent » la parole des dominés – « chômeurs », « jeunes des cités », « arabes » –, catégories auxquelles elle a souvent été assimilée et dont elle était sur le point de se distancier en préparant une formation d’infirmière.
« Avec le mouvement, c’est vite vu, tu regardes le mouvement. Dans une AG, y’a les beaux parleurs, les syndicats qui sont là “que te parla, que te tcha tcha”. Eux, c’est les premiers à te dire “faut pas parler de cette façon-là, faut pas être grossier”. Eux, ils institutionnalisent le mouvement à 200 %. Et y’a ceux qui viennent, ils ont un ulcère d’estomac parce que, dans trois jours, ils vont se faire expulser de chez eux. Eux, quand ils prennent la parole, bien sûr, ils arrivent pas à s’exprimer et ils savent pas le faire, parce que ça fait des années qu’ils s’expriment pas, tu vois, c’est une question d’habitude. Et on leur dit : “Apprends à parler et après tu viens nous voir.” Mais leur tour de parole, ça fait des années qu’on leur prend, qu’on leur dit : “T’as pas le droit à la parole.” Ils vont pas attendre leur tour de parole, parce qu’on leur a pris à plusieurs reprises leur tour de parole. Et puis t’as tous les petits jeunes, on est pas mal, on doit être une dizaine, on se regroupe entre nous parce qu’on vit les mêmes choses ; eux ils se taisent, et ils attendent qu’on leur donne la parole. Mais si les corbeaux, avec leurs autocollants, CGT, CFDT, SUD, ils fermaient un peu leur gueule, eh bien on arriverait mieux à parler. Et pour moi, parler, c’est pas s’exprimer dans des termes ou d’une certaine façon, c’est juste sortir des sons de sa bouche. Après, c’est l’atmosphère qui fait qu’on sait si la personne en face, elle est crédible. Et ça, on laisse pas assez de place à ces gens-là […].
Parce que y’a qu’eux qui disent la vérité, dans le sens où l’exclusion, la merde, ils la vivent à 100 %. Et moi, en fait, me positionner par rapport à cela… Je suis en train de me rendre compte qu’à l’intérieur du mouvement, ils agissent exactement pareil, en fait c’est une micro société. Se battre contre les moulins à vent, c’est aussi se battre contre les syndicats. Je suis d’accord, ils ont des moyens, ils nous aident, etc. Eux, ils agissent dans le sens “on t’aide alors ferme ta gueule”. Ils ont le statut en plus, en te disant : “Moi ma petite, j’ai 25 ans d’expérience dans le domaine du dialogue social.” Pour moi, c’est pas un argument. C’est des mauvais penseurs, ils agissent mal, à chaque fois qu’ils parlent avec quelqu’un, ils analysent d’abord son comportement, son aspect expérience, etc. Moi, je suis pas sur le marché de l’emploi, j’ai pas à prouver que j’ai une légitimité de parole. Moi, je pense que juste le fait que je leur dise que j’ai 24 ans et que je suis exploitée, la légitimité de parole, j’estime que je devrais l’avoir. […] Moi j’ai eu une discussion avec un syndicaliste, tu sais ce qu’il m’a dit ? “Ma petite, va prendre un bonbon et va le sucer dans un coin”… Et voilà ! »
118Les propos qui suivent ont été tenus, en aparté, à la fin d’une AG où la question principale était de savoir « comment élargir le mouvement ». Les syndicalistes insistent alors sur l’élargissement aux salariés et proposent de se rendre dans des entreprises, usines et administrations publiques. De leur côté, les chômeurs considèrent qu’il faut aller vers les « autres chômeurs ». Une femme, âgée d’une quarantaine d’années, qui n’a pas d’expérience militante, a plus d’une fois tenté d’exprimer son point de vue, en partant de sa situation concrète : « Moi, par exemple, je serais pas là si j’avais pas vu les chômeurs. Les gens qui crèvent la dalle, c’est dur pour eux de tout à coup se mettre à gueuler ; il faut aller dans les quartiers. » Ses propositions n’ont pas été retenues.
« Tu vois, c’est toujours pareil, on peut rien dire parce qu’on n’est pas des grands militants. Avec leurs histoires de tour de parole, où tu peux pas parler parce qu’il faut faire ceci, dire cela… En même temps, qui c’est qui fait des grandes envolées pendant des heures ? C’est toujours les syndicalistes, les leaders d’AC !, de machin, la grande carcasse du truc quoi […]. Ils sont gentils avec leurs discours qu’il faut aller dans les entreprises, les 35 heures tout ça. Moi je veux bien, mais un mec qui crève la dalle, qui peut pas faire bouffer ses enfants, c’est pas ouais, 35 heures, dans quinze ans les patrons embaucheront. Je vois pas du tout les choses de la même façon que les gens d’ici. Les grosses têtes pensantes du mouvement, ils veulent absolument faire venir les gens aux AG du soir, enfermer dans le mouvement. Et moi, je pense que c’est le contraire qu’il faut faire. […] Moi je trouve que c’est pas comme ça qu’on peut arriver à motiver les gens. Mais de toute façon, tu peux rien dire.
[…] C’est vrai qu’il faut pas que des grosses têtes. Y’en a deux trois syndicalistes, avec des badges de partout, “camarades faut faire ci, camarades, faut faire ça”, bon ça c’est la CGT. Mais même ceux d’AC !, y’en a, je cite pas de noms, mais bon ! On a deux, trois bonnes femmes et bonhommes qui nous gavent. Et c’est plutôt les salariés qui viennent donner des conseils aux chômeurs. Comme M., elle milite depuis 65, elle a commencé par le mouvement des femmes, après elle a fait 68, elle a fait la campagne anti-avortement [sic], elle milite depuis qu’elle a 15, 16 ans. Elle commence à être rasoir. C’est vrai que c’est des personnes avec qui j’ai pas du tout d’atomes crochus, mais ça ne m’empêche pas de les écouter, et j’aimerais bien que, quand moi je parle, on m’écoute aussi.
[…] Quand on essaie dix fois de te convaincre d’une idée alors que t’es convaincue du contraire, alors ils nous disent : “Nous on milite depuis longtemps.” Mais moi je suis dans la merde depuis longtemps aussi [Rires] ; je milite aussi, moi. Parce que, quand tu gamberges pendant des heures, faut quand même reconnaître que tous ceux qui te balancent ça, c’est quand même des gens qui ont une situation, des revenus, bon pas énormes, mais au moins un salaire au moins égal au SMIC. Tu te dis, bon. »
Chômeuse, 42 ans, CAP, mariée, mère de trois enfants, trois ans de chômage.
119La contestation de l’hégémonie syndicale sur la parole se conjugue à une remise en question de la légitimité des syndicalistes à représenter les chômeurs. Elle est particulièrement portée par des chômeurs qui ont progressivement occupé des positions centrales dans le réseau mais ont le plus souvent une forte implication dans des collectifs locaux (non parisiens). Cette critique s’alimente de plusieurs griefs et du constat de différences irréductibles. En premier lieu, il est reproché aux syndicalistes de ne pas être « sur le terrain », de ne pas militer avec les chômeurs, voire d’éviter de se « commettre » avec les chômeurs :
« Souvent les syndicats se disent les défenseurs des chômeurs mais, dans la réalité, si ils étaient vraiment défenseurs, ils devraient se trouver de temps en temps devant l’ANPE à distribuer des tracts et être près des chômeurs, et c’est pas le cas. »
Chômeur, Deug, technicien, marié, 2 enfants, 3 ans de chômage, 48 ans, AC ! Grenoble.
120Par ailleurs, ils sont suspectés de défendre d’abord leurs propres intérêts. Les appartenances multiples (à un syndicat et à AC !), mises en relief par l’habitude des syndicalistes de se présenter dans les débats sous leur « étiquette » syndicale, sont d’autant plus suspectes aux yeux des chômeurs que ces derniers sont peu au fait des subtilités des divisions internes du monde syndical. Certains s’étonnent ainsi que « l’on puisse être à la CFDT et à AC ! ». Surtout lorsqu’ils sont porte-parole, les syndicalistes sont soupçonnés d’ambitions carriéristes, que faciliteraient les contacts avec la presse, les passages à la télévision, etc. Ils accèdent en tous cas à une reconnaissance dont sont privés les chômeurs.
121Le mécontentement s’est accentué lors du mouvement de l’hiver 1997-1998. Son intensification correspond également à un processus d’affirmation du pôle chômeur. Comme le résumait l’un d’eux : « La position sur les porte-parole est très simple. Quand c’est les postiers qui font grève, c’est eux qui prennent la parole, quand c’est les profs, c’est pareil alors quand les chômeurs font grève, c’est eux qui prennent la parole, c’est tout ». Après le mouvement des chômeurs, la légitimité des syndicalistes à être porte-parole est officiellement remise en question. Des assises sont organisées, en juillet 1998, spécialement pour les remplacer. Les syndicalistes – et notamment Claire Villiers, bien que déçue et révoltée par une décision qui remet en cause la légitimité de sa présence auprès des chômeurs – ne s’y sont pas opposés. Ils ont cependant émis des réserves sur la possibilité pour des chômeurs d’occuper un tel poste, dans la mesure où « ils ne pourront plus, s’ils deviennent permanents, rechercher du travail », renvoyant ainsi les chômeurs à la catégorisation officielle de « demandeur d’emploi » et rappelant que « le chômeur en lutte » est une contradiction dans les termes.
122Les membres fondateurs ne se sont pas opposés aux évolutions de l’organisation et se sont pour la plupart retirés, investissant d’autres terrains de lutte. Leur départ s’est accompagné de la montée en puissance de nouveaux cadres militants au chômage. Formés au sein de groupes politiques ou d’associations revendicatives, ces derniers ont acquis au fil du temps des savoir-faire militants et des compétences juridiques particulières en matière d’indemnisation chômage et de protection sociale, comme l’attestent les luttes sur la refonte des filières d’indemnisation de l’assurance chômage (Cohen, 2004). Mais si ces chômeurs ont pris la relève des membres fondateurs, les postes de porte-parole du mouvement ont disparu. En effet, confrontés à leur victoire, les chômeurs mobilisés n’ont pas su désigner de nouveaux représentants. Si les plus militants d’entre eux et impliqués de longue date ont réfléchi à l’hypothèse de se porter candidats, ils l’ont eux-mêmes formulée en des termes qui rappellent ceux qui leur étaient opposés : comment être chômeur et militant ? Cette ambivalence mènera à la suppression pure et simple des postes de porte-parole.
123Finalement, au-delà de la hiérarchie militante et des divisions sociales que la division du travail militant est susceptible d’actualiser, reste en débat l’hypothèse selon laquelle une organisation de chômeurs sur le long terme apparaît compromise lorsque ces mêmes chômeurs n’ont pas abandonné l’idée de retrouver un emploi. Certains chômeurs particulièrement impliqués dans l’organisation constatent ainsi que « militer, ça donne de l’aisance, tu baissais la tête, tu la relèves, tu reprends le contrôle de toi-même […] mais faut pas se prendre les doigts dedans. Le problème, c’est par rapport au travail, c’est plus compliqué. Il arrive un moment où il faut resituer les choses. Cet engagement, si tu le soutiens, qu’est-ce que ça veut dire ? Tu consacres ta vie à ça ? C’est une question qui se pose27 ». Lorsque l’engagement militant devient trop chronophage ou lorsque l’organisation du travail militant prend la forme d’une spécialisation durable dans des tâches dont la survie de l’organisation dépend, militer contre le chômage et rechercher un emploi sont bien souvent vécus comme antinomiques. Outre le fait que ces deux types d’activité demandent du temps, elles reposent sur des logiques bien souvent contradictoires. Le temps collectif passé à dénoncer le chômage et ses effets peut s’avérer, matériellement et symboliquement, décourageant lorsque les logiques individuelles de la recherche d’emploi doivent être réactivées, en particulier les logiques de concurrence, de distinction, de valorisation. Ceux qui à un moment donné de leur trajectoire se sont pleinement consacrés à AC ! soulignent ainsi que, plus la situation de chômage perdure, plus il apparaît difficile de militer. Sous cet angle, la participation des salariés, mais également de retraités ou encore de personnes ne se définissant pas ou plus comme demandeurs d’emploi, se présente comme une ressource importante car elle permet d’assurer un certain maintien des collectifs revendicatifs. Pour tenter de pallier ces difficultés et ces contradictions, AC ! a mis en place des CEC (Contrat Emploi Consolidé), permettant à des chômeurs d’occuper des postes de permanents. Longtemps débattue, cette mesure avait été jusqu’alors écartée en raison de l’ambiguïté qu’elle véhicule : recourir aux CEC ne revient-il pas à participer à la précarisation de l’emploi que l’on conteste par ailleurs ? Dans ce cas, les représentants d’AC ! ne seraient donc plus tout à fait des chômeurs mais des salariés précaires. Si les chômeurs militent, la question des ressorts d’un engagement durable reste ouverte. Comme pour tout groupe mobilisé mais de manière singulière.
Notes de bas de page
1 On peut distinguer trois types d’occupations selon les objectifs visés. Les plus nombreuses se sont déroulées dans des lieux pour des revendications parfois très ponctuelles : ANPE (droit d’affichage, de réunion), Assedic (indemnisations), EDF (coupures d’électricité), Trésor Public (exonération), RATP (transports gratuits), CAF/CAS (fonds sociaux). Viennent ensuite les occupations d’espaces décisionnaires (mairies, ministères, conseil général ou régional, CNPF, DIRMI) et enfin les occupations de lieux symboliques qui sont prioritairement conçues pour attirer l’attention des médias (tels que par exemple le château de Versailles ou le Louvre dans la région parisienne).
2 Le répertoire d’action des chômeurs ne se limite pas cependant aux marches et aux occupations. Si nous insistons sur ces deux registres, c’est en raison de leur importance dans les processus de formation des groupes. On recense en effet d’autres modes d’action, telles les réquisitions d’emploi (voir chapitre 6) et les réquisitions de richesse qui consistent à faire des courses dans des supermarchés puis à négocier la sortie des marchandises avec la direction, ou encore à s’inviter dans des restaurants prestigieux.
3 Lorsque les occupations sont devenues difficiles en raison du blocus policier et des ordres ministériels d’évacuation, les participants se sont rabattus sur d’autres lieux qui ne se présentaient pas comme des cibles stratégiques mais comme des bases pour organiser la lutte. Dans de nombreuses villes de France, on a ainsi vu se construire des occupations beaucoup plus longues, parfois nuit et jour, dans des « Maisons du peuple », des « Maisons des ensembles », des « Maisons du mouvement » au sein de locaux municipaux, de salles des fêtes, d’anciennes écoles…
4 Par exemple, à Rennes, le groupe mobilisé s’est réuni, sous une forme ou sous une autre, près de 20 heures par semaine pendant trois mois ; à Morlaix, ce sont près de quatre semaines qui ont dû être gérées et organisées, nuit et jour, lors des occupations en continu de la mairie de Morlaix (du 13 janvier au 27 janvier 1998), du syndicat intercommunal (SIVOM) puis de la mairie de Saint-Martin (du 24 février au 7 mars 1998).
5 C’est une dimension particulièrement soulignée dans les travaux récents portant sur les mouvements d’occupation, où il est question d’occupation de longue durée, comme pour le cas des ZAD (Pruvost, 2017 ; Dechezelles et Olive, 2017) ou des expériences de squats madrilènes (Nez, 2017).
6 D’autres travaux ethnographiques ont cependant décrit l’activité davantage routinière des organisations de chômeurs, en période de faible intensité (Kim, 2014 : 117-155).
7 On inclura ici les recherches de Maud Simonet sur « le travail bénévole » (2010) et sa proposition de « penser le bénévolat comme travail » (2004), ou encore celles de Sophie Rétif sur « la division sexuelle du travail associatif » (2013 : 401-467).
8 Par exemple, l’analyse croissante du genre du militantisme a révélé combien les normes orientaient les pratiques en définissant « un modèle du militantisme masculin » qui combine des figures héroïques masculines, des pratiques au masculin ou encore la mise en avant de figures publiques masculines produisant in fine, chez les militantes, « l’intériorisation d’un sentiment d’infériorité par rapport aux camarades masculins » (Johsua, 2015 : 178-186). Ce mode d’analyse présente l’intérêt de rapporter les inégalités et la division des rôles à des effets de socialisation. Dans une logique complémentaire, nous proposons ici une approche qui prête davantage attention aux mécanismes matériels par lesquels la division du travail militant active des trajectoires clivées.
9 Grâce à sa définition extensive du travail, Sophie Rétif repère notamment que les modalités de la division sexuée intérieur/extérieur sont plurielles selon les types d’associations : assignation des femmes aux tâches associées à l’espace domestique versus répartition des tâches de la vie interne des associations et des tâches relevant des relations avec l’extérieur versus « pratiques homophiles » afin de favoriser une « sociabilité non-mixte » (ibid. : 443).
10 Être présent sans rien dire, souffler/bâiller/dormir, sortir fumer une cigarette, rompre l’ordre du jour, poser un problème d’organisation ou de fonctionnement, dénoncer l’orientation du mouvement ou la domination d’une organisation, donner une information hors ordre du jour, raconter « sa vie » ou une anecdote personnelle, faire une blague, agresser un bouc-émissaire, menacer de quitter le mouvement, quitter l’AG par énervement, etc.
11 Ces positions sont aussi racisées mais nous en avons délaissé la dynamique (voir chapitre 3).
12 En manifestation, il s’agit de prendre la parole avant le défilé, porter des banderoles et/ou des pancartes, crier des slogans, distribuer des tracts aux passants, parfois se déguiser. La distribution de tracts hors manifestations se fait en général en petits groupes de deux ou trois, répartis dans les différents lieux décidés en AG. Outre le fait de donner le tract, il est de bon ton de discuter avec les gens, cette tâche restant très mal définie et sujette à des interprétations personnelles.
13 Dans les locaux associatifs prêtés par la mairie, il faut disposer/ranger les chaises et les tables pour l’AG, parfois répondre au téléphone. À la fin de l’AG, les présents s’occupent de ranger collectivement les chaises et les tables, parfois de nettoyer un peu la salle pour les autres usagers de l’après-midi.
14 Dans les entretiens, alors que les hommes commencent par évoquer une tâche définie puis énumèrent diverses tâches auxquelles ils ont participé, les femmes qui n’ont pas adopté un mode de participation inactive ne font qu’énumérer diverses tâches et combinent cette énumération avec l’affirmation d’une difficulté à trouver une place dans ce mouvement, i. e. sans doute une tâche définie.
15 À notre sens, il ne s’agit pas tant pour les organisations de chômeurs de contrôler le mouvement que d’imposer une conception du mouvement social comme réunion de diverses tendances sur la base de leur « représentativité ». Mais à partir du moment où des assemblées générales « ouvertes à tous » – et justifiées par un discours démocratique faisant de « la base » la source des décisions – sont mises en place, les organisations de chômeurs peuvent être rapidement remises en cause.
16 Ces départs discrets, très féminisés, concernent notamment celles que Florence Johsua (2015 : 197), dans son étude des anticapitalistes, nomme « les muettes », autrement dit celles qui se taisent et se désengagent individuellement sans bruit.
17 Selon la commission « actions », il s’agit d’entrer dans une grande surface, de remplir des caddies et de faire un pique-nique avec le « butin ».
18 Non seulement cette manifestation a été la plus importante mais, en plus, un article du Monde fait alors de Morlaix la seconde ville de France par l’importance relative de sa mobilisation.
19 Expression d’une interviewée (Chômeuse, diplôme inférieur au baccalauréat, ancienne employée, en concubinage, 35 ans, adhérente du Comité de Morlaix).
20 Parce que l’occupation offre une certaine reconnaissance sociale qui est « liée au fait de ne pas se sentir jugé pour ce que l’on est », on se sent utile et on peut valoriser ses savoirs et savoir-faire, même disqualifiés (Dechezelles et Olive, 2017 : 18).
21 Les thèmes proposés sont la taxe Tobin, le partage du temps de travail, la progressivité de l’impôt…
22 À Morlaix, la présidence de droit de l’AG — le rôle de «casse-couilles» — est souvent laissée aux hommes chômeurs mais, c’est le trio dominant qui préside.
23 D’après Daniel Mouchard (2001 : 192), ces formes organisationnelles se retrouvent dans les différents mouvements de « sans » : « Au premier abord, l’examen des formes organisationnelles adoptées par ces mobilisations semble confirmer l’hypothèse d’une position alternative au regard de la représentation politique. Elles présentent en effet des caractéristiques communes qui les rapprocheraient d’un modèle alternatif, à la fois antilibéral et antiléniniste : limitation maximale de la délégation et de l’institutionnalisation ; préservation de l’autonomie par rapport au champ politique, valorisation de procédures “horizontales”, de communication et de délibération. »
24 Par exemple, lors des assises, les deux cents participants généralement présents se réunissent en commissions thématiques. Un rapporteur désigné dans chaque commission présente le lendemain, en séance plénière, les différents points abordés la veille. La salle réagit aux interventions puis décide des orientations générales. Le récapitulatif des décisions revient à quelques personnes qui élaborent une synthèse. Ce système profite à ceux dont les capacités de synthèse sont les plus grandes, qui ont l’expérience de la prise de parole politique, et qui ont la vision la plus transversale d’AC !. Les syndicalistes, de par leur formation et leur participation régulière aux instances qui centralisent l’information, sont ainsi les mieux placés pour influer sur les orientations.
25 Ces propos ont été recueillis la veille d’un débat sur les porte-parole où il était question de les remplacer. Depuis plusieurs mois, Claire Villiers et Christophe Aguiton faisaient en effet l’objet de vives critiques.
26 Là encore, on observe un système de délégation informel. Pour accéder aux espaces décisionnaires, il faut au préalable avoir une activité au sein d’un collectif local, être reconnu pour sa participation militante. Les chômeurs n’interviennent donc au niveau national qu’après un temps prolongé de participation au réseau.
27 Chômeur, Deug, technicien, célibataire, 39 ans, AC ! Paris.
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