4. Entrées en scène
p. 121-147
Texte intégral
1Comment rendre compte de l’engagement ? Si ce dernier est désormais pensé comme activant simultanément dispositions et dispositifs, ressources et organisations, trajectoires et contextes, individu et collectif1, qu’en est-il pour les chômeurs mobilisés ? L’opacité du phénomène tient d’abord aux analyses traditionnelles sur le vécu du chômage considéré comme un obstacle à l’engagement individuel. Les travaux attentifs aux rétributions matérielles et symboliques, aux dispositions militantes ou, plus largement, aux différentes ressources jugées nécessaires à l’action peuvent en partie l’éclairer. Cette approche apparaît, en effet, opérante dès lors que les militants possèdent dispositions et ressources attendues ou que les possibilités de rétributions peuvent clairement être identifiées. Elle se révèle en revanche peu prolixe au moment d’expliquer l’engagement de ceux qui n’ont pas eu de socialisation militante, ont peu de capitaux, ont un réseau de sociabilité relativement restreint, ne peuvent a priori définir les enjeux de leur engagement. Comment dès lors rendre compte de leur participation ? Suffit-il de s’intéresser aux membres les plus dotés pour expliquer la mobilisation des moins pourvus en ressources, ce qui supposerait que la force des uns compenserait la faiblesse des autres, ou encore que la présence des uns est bien plus déterminante que la présence des autres ?
2Au regard de l’hétérogénéité du groupe mobilisé, on se doute que les processus d’engagement sont pluriels. Nous avons ainsi cherché à éclairer diverses logiques, même les plus muettes. Ce travail d’objectivation est certes délicat, notamment lorsque les discours se contentent d’affirmer que « ça s’est fait comme ça », voire « naturellement ». En prenant au sérieux les récits de vie a priori sans rapport avec (ce que nous cherchions à savoir ou à repérer sur) l’expérience militante, nous avons notamment observé combien l’entrée en lutte peut se révéler être un simple moment ou un prolongement anodin d’une trajectoire de vie dont les ressorts n’ont, au premier abord, pas grand-chose à voir avec le militantisme. Il en va ainsi du banal espoir de renouer avec une sociabilité ou de la curiosité suscitée par une manifestation qui passe au bas de chez soi. Mieux, certaines trajectoires militantes objectivées ne sont pas nécessairement appréhendées comme telles par les acteurs tandis que certaines expériences antérieures, déconnectées d’une socialisation politique, peuvent s’apparenter à des trajectoires militantes. Il en va ainsi de différentes pratiques et trajectoires de subsistance dont le caractère solitaire apparaît a priori peu compatible avec une quelconque inclusion dans le champ militant, tant la dimension collective – au sens d’action concertée en faveur d’une cause (Neveu, 2015 ; Fillieule et Péchu, 1993) – est introuvable. Pourtant, quand des individus sont nombreux à chercher par tous les moyens à s’extirper de leur condition et partagent des trajectoires individuelles, certes ordinaires par rapport à ce que représente le militantisme mais aussi émancipatrices en ce qu’elles les mènent vers l’expérience militante, n’y aurait-il pas matière à élargir le champ militant et l’univers des dispositions ? En tentant de nous extraire d’une définition normative du militantisme, nous avons ainsi tenté de rendre visible la diversité des logiques d’engagement et, surtout, de ne pas les hiérarchiser.
3Pour ce faire, nous recourons à l’analyse de récits d’entrée en lutte ainsi qu’à des séquences d’observation qui nous ont permis de repérer des logiques d’engagement. Nous les avons appréhendées sous l’angle de processus comprenant différentes étapes, en distinguant notamment la rencontre avec les organisations puis la participation aux actions ou encore l’intégration dans les espaces de la mobilisation. L’analyse des trajectoires dans la lutte mais également antérieure et parallèle à la participation, en lien avec les contextes d’action et les groupes en présence, recoupe en partie celle des « carrières militantes », une notion qui s’est aujourd’hui imposée en France comme un modèle dominant d’analyse de l’engagement (Sawicki et Siméant, 2009 ; Rétif, 2013).
4Nous mettrons d’abord en évidence la diversité des logiques d’engagement dans la cause des chômeurs en cherchant à les relier aux pôles identifiés. Cependant, logiques d’engagement et cartographie des pôles ne se superposent pas nécessairement dans la mesure où ces catégories d’analyse relèvent de critères différents. Alors que les pôles renvoient aux prises de positions – rapportées aux propriétés sociales – des acteurs de l’espace des mouvements, les logiques d’engagement mettent en relief des processus qui peuvent traverser différents pôles. En d’autres termes, elles ne sont pas propres à des groupes mais renvoient davantage à un vécu du chômage et des conditions matérielles d’existence, à une socialisation politique, à des étapes spécifiques au sein des trajectoires biographiques ou encore aux modalités de passage à l’action. Nous privilégierons par ailleurs les logiques d’engagement des chômeurs et délaisserons ici le pôle syndicaliste dont les dynamiques de participation ont déjà été exposées (voir chapitre 2). Nous avons également accordé une attention à des trajectoires d’acteurs qui se situent en marge des principaux groupes répertoriés, dont l’inscription n’est pas stabilisée au moment de l’enquête – d’où leur manque de visibilité – mais qui donnent à voir certaines dimensions spécifiques dans les processus d’engagement. Nous isolerons ensuite, sur un mode davantage biographique, le cas des populations dont l’engagement apparaît le plus surprenant au regard des analyses sur le sujet, ce qui nous permettra d’identifier le rôle d’autres ressorts de l’engagement, notamment des pratiques de subsistance, dans certaines trajectoires vers l’action collective.
Cause du chômage et logiques d’engagement
5L’expérience du chômage ne peut, à elle seule, rendre compte des dynamiques d’engagement pas plus qu’elle ne pourrait, à elle seule, constituer un frein à l’engagement. Aussi, cette expérience est à replacer dans l’ensemble des trajectoires sociales. Nous avons également été attentifs au moment qui entoure la rencontre avec une organisation, un mouvement, à la séquence qu’elle occupe au sein des parcours sociaux. Nous présentons ici trois principales logiques d’engagement qui offrent une déclinaison des possibilités d’entrée dans l’action collective, lesquelles se distinguent en fonction de deux dimensions structurant le groupe mobilisé : le rapport au chômage et l’expérience militante.
Le chômage : une cause politique parmi d’autres
6Un premier processus d’entrée a été observé chez des personnes pour lesquelles l’engagement ne renvoie pas à un parcours de chômeur mais s’inscrit avant tout en continuité d’une trajectoire militante. Le chômage ne se présente pas, dans ce cas, comme un moteur de l’engagement mais comme un terrain d’engagement parmi d’autres. On retrouve plus souvent cette logique d’entrée chez les personnes âgées de 25 à 40 ans, diplômées de l’enseignement supérieur, issues des classes moyennes, parfois intellectuelles, qui ont eu une socialisation militante conséquente dans les réseaux de l’extrême gauche (notamment à la LCR) ou de la mouvance anarchiste2. Qu’ils soient salariés précaires ou sans emploi, la participation à ce qu’ils identifient comme « un mouvement social » semble aller de soi pour ces pluri-militants. Depuis une dizaine d’années, ils ont été actifs dans plusieurs luttes sociales : le mouvement anti-CIP, le mouvement de décembre 1995, le mouvement des sans-papiers, le mouvement antiraciste.
7Sans partager les mêmes thèses sur le travail, ces militants se rejoignent dans une critique relativement radicale de l’ordre social, en particulier de l’ordre politique. Le mouvement social – dont est partie prenante le mouvement des chômeurs – apparaît alors comme le mode de contestation le plus légitimé. On veut que « ça bouge », voire que « ça dégénère », et « on est là pour ça ». Se donnant plutôt une place de « militants », à « plein-temps » pour certains, les motifs de leur présence dans le mouvement des chômeurs sont clairs. Ils font partie d’organisations politiques pour lesquelles la question du chômage (et de la précarité) constitue une préoccupation fondamentale et qui n’hésitent pas à réfléchir à la « notion même de travail ». Ils sont par ailleurs sensibles à l’utilisation de moyens d’action autres que la simple manifestation (occupations). En attente d’un mouvement de chômeurs depuis plusieurs années, ils rejoignent l’action collective d’abord pour un « motif politique », voire dans un « objectif révolutionnaire ». En particulier, même si le vécu du chômage et de la précarité est source d’une certaine envie de participer, ces militants ne sont pas là dans « un but personnel » et ne cachent pas leur espoir de voir le mouvement s’étendre à d’autres secteurs.
8Ainsi, la mobilisation de ces militants s’articule à d’autres formes d’engagements qui sont constitutives à la fois des groupes ou organisations politiques auxquels ils appartiennent et de l’histoire de la contestation sociale en France. Aussi, pour rendre compte de ces engagements, il faudrait pouvoir les étudier en les reliant aux évolutions de l’ensemble des mouvements sociaux et des mutations politiques qui ont cours depuis la fin des années 19703. Ce travail dépassait nos intentions et interrogations initiales mais certains parcours illustrent ces évolutions (encadré 1).
Encadré 1 : Karen, la militante
En décembre 1997, cela faisait seulement quelques jours que Karen participait aux actions d’AC !, mais elle semblait faire partie de l’association depuis plusieurs mois tant elle s’y était inscrite aisément. Elle s’était proposée pour tenir des permanences, organiser des actions, rédiger des comptes rendus et avait même fait un bref passage à la télévision. Âgée de 33 ans, fille d’enseignants, elle milite depuis l’âge de 16 ans aux Jeunesses communistes révolutionnaires puis à la LCR. « V – Comment es-tu entrée dans AC !?
– Alors en fait, je savais par l’intermédiaire de copains qu’AC ! organisait pas mal d’actions. Et je trouvais ça intéressant comme mouvement.
V – Comment ça ?
– Ben, c’est quand même pas si fréquent que les chômeurs se mettent à descendre dans la rue. Tu vois même les occupations d’Assedic, quand tu vois ce que c’est les Assedic. Moi, je sais que je me suis souvent dit que ce serait pas mal que les chômeurs passent à l’action. Donc, quand j’ai su que y’avait pas mal de choses qui se faisaient depuis le mois de décembre, j’ai appelé une copine et je suis passée au local. Et là j’ai croisé un copain, tu sais X [de la LCR] qui lui était là depuis le début. On a discuté et il m’a dit : “Viens, on a besoin de monde” ; et il a ajouté [Rires] : “Mais en plus, toi, t’es pas au chômage ?” Alors effectivement, à ce moment-là, j’étais au chômage. Donc, je suis allée à une action et voilà, là c’était parti.
V – Et donc tu étais au chômage…
– Oui, c’est vrai qu’en plus j’étais au chômage. Mais le chômage si tu veux pour moi, ça n’a jamais été un réel problème. Et j’ai jamais vraiment cherché du travail. En fait ça fait plusieurs années que j’ai des périodes d’emploi et de chômage. Mais j’ai toujours trouvé du travail, on m’en a toujours proposé. »
Le chômage n’est en effet pas perçu comme un moteur de son engagement et elle se définit d’ailleurs moins comme chômeuse que comme précaire. Elle envisage le chômage comme une étape constitutive de son parcours professionnel. Titulaire d’un DEA d’histoire, depuis maintenant sept ans, elle connaît régulièrement des périodes d’emploi et de chômage qu’elle parvient difficilement à distinguer, dans la mesure où le temps de chômage est souvent investi dans des projets à plus long terme qui ne sont pas toujours rémunérés. Les emplois occupés sont variés : serveuse, secrétaire, pigiste, formatrice. Le chômage n’a jamais pris pour Karen la forme d’une épreuve. Sa mobilisation s’inscrit dans une contestation plus globale et son statut de chômeur n’est finalement qu’un élément justifiant sa place dans le mouvement.
9Cette forme de mobilisation est commune à de nombreux acteurs mobilisés depuis plusieurs années, pour qui les mouvements sociaux deviennent les pricipaux terrains de l’engagement militant. Elle renvoie plus largement à des dispositions militantes corrélées à une analyse critique du monde. La condition et la position de chômeur peuvent renforcer des convictions, orienter l’engagement, mais elles n’en constituent pas le principal moteur. Ce constat induit cependant un effet trompeur et on n’évacuera pas aussi vite de l’analyse l’incidence du rapport au chômage. Il apparaît en effet relativement plus simple pour ces chômeurs de revendiquer cette appartenance précisément parce qu’ils ne sont pas que des chômeurs. On observe par ailleurs, dans la durée, que leur implication est d’autant plus importante que leur retrait du marché de l’emploi est temporaire et qu’ils parviennent à aménager leur précarité. Lorsque certains sont placés dans des situations de plus forte vulnérabilité économique, ils sont aussi amenés à un certain désengagement.
Le chômage : une occasion de s’engager et de se révolter
10Une deuxième logique d’engagement concerne un certain nombre de jeunes chômeurs mobilisés, d’origine populaire, pour lesquels le chômage (parfois la précarité) apparaît comme une occasion de militer auprès des chômeurs. À la différence des chômeurs précédents, ils n’ont pas d’expérience militante. Les motifs exprimés se rapprochent cependant des multi-militants mais leurs arguments sont moins stabilisés, plus soucieux de la condition des chômeurs. Le sens de cet engagement se distingue selon le rapport au travail et la signification que prend alors le chômage dans les trajectoires.
Militer plutôt que glander ou travailler
11Pour certains, le chômage apparaît comme une occasion de militer qui se conjugue à un arrêt des études universitaires et une critique du travail, laquelle n’est pas forcément théorisée. Le chômage constitue ici une temporalité spécifique dans les trajectoires sociales offrant une disponibilité qui favorise et donne sens à l’implication militante. Celle-ci peut en effet se présenter comme un substitut à l’emploi lorsque l’expérience du chômage est de courte durée mais a vocation à se prolonger tant le travail est associé à la souffrance. En s’engageant auprès des chômeurs, il s’agit d’utiliser le militantisme pour faire échec à « la glande » et à ses effets incertains quant au rapport à l’emploi. Cette dimension a été soulignée chez de jeunes hommes réfractaires au travail, qui formera à Rennes le sous-groupe des libertaires au sein du pôle anarchiste (Dunezat, 2001). Après avoir échoué aux examens universitaires, sortis sans diplôme de l’université, ils connaissent une période qu’ils définissent comme une « galère ». Celle-ci combine « la glande » (activité limitée à la consommation festive d’alcool et à une consommation relativement fréquente de cannabis) et « la démerde », ensemble d’attitudes qui associent le vol à petite échelle avec la succession très rapide de « stages bidons » jamais achevés, de « petits boulots » vite délaissés, de dons familiaux peu élevés vite dépensés, de « baratins » permettant de contourner individuellement les attentes des institutions (ANPE, assistantes sociales, animateurs d’insertion, etc.) afin de toucher de l’argent sans se plier aux contreparties socialement exigées. Ces jeunes soulignent que, juste avant leur engagement, ils étaient en pleine hésitation, semblant souffrir de manière croissante d’un temps libre se transformant en temps vide.
12Leurs motifs protestataires sont flous : peu axés sur le vécu du chômage et de la précarité, ils mettent en avant les moyens d’action (occupations), des amis déjà présents dans le mouvement, une manifestation croisée « par hasard », un « reste » des grèves étudiantes. Ils se rejoignent largement pour motiver leur participation par « la curiosité », « l’inactivité » qu’il ne faut pas confondre avec le chômage. Ces motifs protestataires induisent une entrée progressive dans le mouvement, une phase d’observation qui se traduit par un mode de participation longtemps inactive en assemblée générale et qui ne débouche sur une participation durable que si certaines conditions sont remplies. En particulier, l’entrée collective – via une fratrie et une sociabilité masculine préalable à l’engagement – apparaît décisive. Dans les entretiens, les uns et les autres évoquent la participation préalable ou simultanée d’un « copain » ou d’un frère pour justifier leur inscription dans les mobilisations de chômeurs. Ces dernières sont d’abord, dans un premier temps, l’occasion de renforcer les liens préalables, tandis qu’une socialisation politique accélérée se consolide. Sans doute sous l’effet d’un sentiment d’incompétence4, l’entrée dans l’engagement ne va pas de soi et fait suite à la participation hésitante et suiviste – de la mouvance anarchiste – dans les mouvements lycéens ou étudiants.
Révolte et engagement auprès des chômeurs
13Pour d’autres, issus de milieux populaires, diplômés ou quasi-diplômés de l’enseignement supérieur, qui ne sont pas (encore) assurés de trouver du travail, l’engagement auprès des chômeurs apparaît davantage dissociée de son propre parcours et difficilement dissociable de l’expérience du chômage. C’est durant les premières tentatives d’insertion sur le marché professionnel que ces personnes vont à la rencontre des collectifs de chômeurs. Cette rencontre se réalise soit pendant une campagne d’actions, le mouvement des chômeurs jouant ainsi un rôle attractif, soit en dehors d’événements médiatisés où rentrer dans une organisation revient à participer de façon plus active à la critique de ce qu’ils nomment « le système ».
14Cette logique s’appuie sur une volonté de ne pas relier leur engagement à leur position. Une distinction s’opère en effet entre leur propre situation de chômeur et leur participation à des organisations de chômeurs, qui peut se résumer de la façon suivante : « Je serais là même si je n’étais pas au chômage. » Cette attitude se rapproche de celles observées chez les pluri-militants. Cependant, à la différence de ces derniers, il s’agit pour ces jeunes chômeurs et précaires de leur première mobilisation politique. Avant de rejoindre les chômeurs, ils avaient envie de s’impliquer dans une action collective ; c’est de cette manière qu’ils ont pris contact avec des collectifs. D’autres se sont laissé happer par la dynamique du mouvement de 1997-1998. Qu’il s’agisse d’une démarche inattendue ou recherchée, celle-ci n’est ni présentée ni justifiée à partir de leur condition et de leur expérience de chômeur. Comme en témoignent les raisons invoquées par deux jeunes chômeuses rencontrées à Grenoble, après trois mois de participation au mouvement :
« V – Comment êtes-vous entrées dans le mouvement ?
– On a rencontré quelqu’un qui nous a parlé du mouvement.
V – Vous connaissiez cette personne ?
– C’est Michèle. Mais on ne la connaissait pas. On était sur la place du marché, et y’avait elle et quelques autres d’AC ! qui distribuaient des tracts. Elle a commencé à nous parler, à nous expliquer ce qui se passait, ce qu’ils avaient fait jusqu’à maintenant. Tu vois Michèle, c’est vraiment la militante décidée qui insiste. Elle a une énergie, c’est incroyable. Elle nous avait donné le rendez-vous de la prochaine action. Donc, on y est allées. C’était l’investissement de la Bourse du travail. On est arrivées quand les CRS évacuaient les lieux. On est rentrées comme ça le soir. Y’a eu une AG, c’est comme ça qu’on a vu comment ça se passait et là on s’est senties concernées, on a voulu militer.
V – Pourquoi dis-tu : “On s’est senties concernées” ?
– Parce qu’on était dans la situation d’une part et d’autre part, même si j’avais pas été dans la situation, je me serais sentie concernée, parce que bon, il faut que ça change. C’est très général mais on ne peut pas continuer comme ça. Donc, c’était un petit espoir de remettre les choses un peu en place. Donc, voilà c’est pour ça que je me suis engagée. »
Chômeuses, licence d’histoire et Deug de psychologie, 23 ans, Grenoble.
15Le mouvement des chômeurs s’est présenté comme un moyen de formuler une contestation qui n’avait pas encore trouvé d’espace collectif pour s’exprimer. Peu habitués aux discours militants et aux stratégies politiques, ces jeunes se sont avant tout référés à « l’atmosphère » qui se dégageait des AG, à « l’ambiance » des occupations. Comme pour de nombreuses personnes non militantes, les premières prises de contact ont eu un rôle déterminant. Mais c’est parce que le mouvement était porteur d’une critique plus globale que ces jeunes chômeurs y ont trouvé une place.
16La distinction qu’ils établissent entre leur situation de chômeur et leur engagement peut se lire en premier lieu comme une manière de spécifier que la lutte contre le chômage dépasse la seule question du chômage. Mais leurs propos tendent également à souligner que les critiques émises à l’égard du système économique et politique sont antérieures à leur expérience du chômage et de la précarité. Elles s’enracinent dans les milieux populaires dont ils sont issus, et ont été par la suite alimentées au cours d’échanges et de lectures qui ont contribué à façonner une certaine vision du monde. Pour apporter des éléments de légitimation à leur action, ils convoquent en effet l’histoire de leurs parents ouvriers, immigrés. Ce sont également eux qui ont été particulièrement frappés par la pauvreté des chômeurs rencontrés lors des occupations, des situations qu’ils relatent comme des cas exemplaires, à leurs yeux, des inégalités sociales.
« Tu vois Yvette, un jour elle m’a raconté un peu sa vie, c’était pendant l’occupation de l’Assedic. C’est vraiment pas possible des histoires pareilles. Ses enfants ont été mis à la DDASS parce qu’elle avait pas assez de fric. Et elle a dit que la prochaine fois qu’on lui reprendrait ses gamins, elle préfère se suicider. C’était fort. C’est vachement dur de voir des trucs pareils. Y’a plein de gens ici qui sont complètement broyés. Je crois que c’est un des trucs qui m’a le plus révolté. »
« Ce qui m’a le plus marquée, c’est une femme qui est venue un matin, elle était vraiment énervée. C’était la première fois qu’elle venait rencontrer des chômeurs et elle, ça fait des années qu’elle est au chômage. Elle a trois enfants, elle en a un qui a 13 ans. Et la première chose qu’elle m’a dit : “J’en ai marre, mon môme, il a 13 ans, il a pris vingt-deux centimètres en deux mois et j’ai même pas pu lui donner un bout de viande.” C’est-à-dire que là, c’est vraiment dans les entrailles des gens que c’est placé. Pour moi, le chômage, dans ce cas, ça devient une maladie, c’est vécu comme une maladie. Si à cause du chômage, il doit y avoir des maladies, telles que le rachitisme, la névrose ou la psychose, c’est plus normal, c’est plus acceptable. Et ce qu’il faut pas oublier, c’est qu’en fait, c’est une grande roue qui tourne. Tous les mois, y’en a qui se retrouvent au chômage. Ce que je veux dire, c’est que ça s’arrête jamais et le chiffre des chômeurs, il augmente, il augmente et c’est bien qu’il y ait eu une action qui a germé quelque part. »
Chômeur, DEA, 28 ans, AC ! Paris.Chômeuse, BTS, 24 ans, Grenoble.
17S’ils ne mentionnent pas directement leurs parcours et leur expérience, qu’ils considèrent nettement moins difficiles que ceux de leurs aînés et s’ils n’ont pas attendu d’être chômeurs pour être révoltés, leurs propres difficultés à accéder au marché de l’emploi contribuent à orienter leur engagement. Plus précisément, cette situation les autorise à exprimer une révolte qui est devenue audible à partir du moment où les stratégies ascensionnelles paraissent remises en question. La révolte de ces jeunes diplômés d’origine populaire précède leur entrée au chômage. Mais c’est en étant eux-mêmes confrontés aux contradictions du système économique et politique qu’ils acquièrent une légitimité pour se mobiliser. Leur participation à cette lutte est cependant chargée d’une ambivalence qui est perceptible dans la difficulté à se mobiliser en leur propre nom, en tant que chômeur. On repère dans ces discours un jeu subtil d’appropriation et de distanciation avec ce statut. En participant à des collectifs revendicatifs de chômeurs, ils acceptent de se faire reconnaître comme tels. Mais parallèlement, et à la différence des « pluri-militants », ils renoncent à cette identification, comme si celle-ci consacrait une condition dans laquelle ils ne peuvent ou ne veulent se reconnaître. Et en proclamant que leur engagement ne peut être corrélé à leur situation de chômeur, ils nous disent à leur manière « qu’ils n’en sont pas encore là ». Ils peuvent néanmoins manifester et agir avec les chômeurs, en d’autres termes être solidaires.
L’épreuve du chômage comme ressort de la contestation
18Une troisième logique d’engagement relie explicitement la déstabilisation des trajectoires professionnelles et l’engagement : c’est parce qu’on est chômeur que l’on a rejoint une mobilisation de chômeurs. L’expérience du chômage apparaît ici centrale pour éclairer l’entrée en lutte mais elle s’articule, pour certains, à une socialisation militante antérieure à l’expérience du chômage.
Le ras-le-bol du chômage et de la précarité
19Cette logique d’engagement se repère au sein de parcours et de positions de classe hétérogènes, tant en termes de capital culturel et de capital militant que de vécus professionnels. Cependant, l’expérience du « chômage total » (Schnapper, 1994 [1981] : 99-162) et le désir de travailler dominent. L’exclusion durable du salariat stable (CDI) engendre une évaluation négative du chômage, même si l’expérience a pu apparaître « enrichissante » pour certaines. Par ailleurs, ces chômeurs continuent d’être en contact régulier avec le monde du travail professionnel et ont des trajectoires discontinues avec succession d’emplois précaires, de formations et de périodes de chômage de courte à moyenne durée. Globalement, même si les difficultés financières sont parfois aiguës, la précarisation accentuée des conditions matérielles de vie est évitée grâce à l’activité des conjoints ou à l’accès aux services sociaux.
20Qu’ils soient au chômage depuis plusieurs années ou en situation de précarité dans l’emploi, leur entrée dans des collectifs de chômeurs est avant tout l’expression d’un ras-le-bol face à des situations qui perdurent et pour lesquels ils ne voient pas d’issue. Ce ras-le-bol renvoie chez certains – ceux disposant d’un niveau de diplôme supérieur ou égal au baccalauréat ou d’un capital militant – à l’impossibilité d’obtenir un emploi stable en dépit d’une recherche quotidienne constante et fastidieuse. Pour d’autres – plus âgés, au chômage depuis plusieurs années – le « ras-le-bol » exprime davantage une grande difficulté à trouver un emploi, quel qu’il soit. Comme l’explique l’un d’eux :
« Qu’est-ce qui m’a décidé à participer ? Décidé à participer… C’est qu’avec 70 balles par jour, je n’irai pas bien loin. Et lorsque je vais rechercher du travail quelque part, on me reproche mon âge. On me balance à la figure mon âge. Partout, partout, partout, partout, partout, partout. Et je me sentais… si j’étais rejeté de ma famille, je me sentais quelque part rejeté de la société. […] Même si j’ai quelques difficultés… beaucoup de difficultés physiques, mais enfin je pouvais accomplir un autre travail. Et je me suis présenté pour… pour être… pas chauffeur routier parce que je ne peux pas mais pour faire des transports express, ou des choses comme ça, non non, j’étais trop vieux. […] À 47 ans, c’était trop vieux. Bon à foutre à la poubelle. [Silence]. »
Chômeur, diplôme inférieur au baccalauréat, ancien employé, divorcé et père de trois enfants, 47 ans, Morlaix.
21Selon une autre logique davantage domestique, « le ras-le-bol » professionnel se conjugue à un besoin de « faire quelque chose » avec les chômeurs afin de ne plus être « toute seule, comme ça dans ma pièce5 ». Aussi, ils sont nombreux à indiquer : « J’en pouvais plus quoi. C’était le ras-le-bol que je gardais à l’intérieur de moi » ; « J’avais envie de pousser ma gueulante, j’avais la colère quoi, et plus je me penchais sur le problème, plus ma colère elle montait » ; « Il fallait que je puisse gueuler que j’en avais plein le cul, que je voulais changer de situation ». Et davantage que d’exprimer une « peur du vide » ou une forte « inquiétude » par rapport à l’avenir, il s’agit d’affirmer un « ras-le-bol » qui « déborde », qui doit « sortir ».
22Mais l’expression de cette « rage », engendrée par le vécu du chômage total, ne saurait constituer le motif protestataire ultime. L’enjeu consiste à faire du chômage et de la précarité « un problème social » – non plus individuel –, à dénoncer l’existence de ce problème global, à le rendre visible mais aussi contesté. Il s’agit également de sortir de l’isolement, de se montrer, de se faire entendre, de se faire reconnaître non pas seulement en tant que « chômeurs » mais en tant qu’« individus », en tant que dépositaires au même titre que les autres de la « dignité humaine » et ainsi « montrer qu’on était capables de faire des choses, comme par exemple un mouvement social6 ».
23Si l’on enregistre à maintes reprises ces types de motifs, on a également cherché à les restituer au sein des trajectoires sociales. La colère est en effet la résultante d’un parcours de chômeurs qui, pour certains, se conjugue à une socialisation politique. Le motif de l’expérience du chômage est alors si prégnant qu’il supplante le motif politique, y compris quand le capital militant est d’une nature quasi identique à celui du pôle syndicaliste ou du pôle anarchiste. C’est cependant cette socialisation qui éclaire les modalités du retour sur la scène politique de ces chômeurs.
Retour et réaffirmation d’engagements militants
24On a ainsi pu repérer au sein du pôle chômeur des militants, âgés de 40 à 54 ans, qui tout en ayant des trajectoires familiales, scolaires, professionnelles et militantes différentes, présentent une même logique de mobilisation, laquelle s’appuie à la fois sur une expérience de chômage spécifique et sur une socialisation militante préexistante à leur entrée au chômage. Issues de familles modestes, ces personnes ont pour la plupart suivi des études universitaires après l’obtention du baccalauréat ou durant leur trajectoire professionnelle. Elles ont par ailleurs appartenu à des milieux politisés diversifiés et leurs trajectoires militantes s’inscrivent dans l’histoire de la contestation sociale en France. Les plus âgés, ceux qui avaient 20 ans en 1968, ont ainsi fait partie de groupes politisés au sein du PCF ou de l’extrême gauche. Les plus jeunes, ceux qui militent à la fin des années 1970, étaient membres de Lutte ouvrière, de la Gauche prolétarienne, de la Fédération anarchiste et tous ont connu leur première expérience militante lors de leurs années de lycée. Leur participation active à des organisations militantes s’estompe au milieu des années 1980, même s’ils maintiennent des pratiques contestataires (manifestations, activités militantes contre le FN, soutien aux sans-papiers).
25L’entrée au chômage n’a pas induit mécaniquement leur mobilisation. On peut repérer dans ces parcours plusieurs phases qui dessinent des rapports évolutifs au chômage et au statut de demandeur d’emploi. La première se présente comme une découverte d’un nouveau statut. Si la plupart ont déjà connu des périodes de chômage durant leur trajectoire professionnelle, ils n’ont en revanche jamais eu de difficultés à trouver un emploi. Le caractère inédit de la situation de chômeur réside donc avant tout dans les changements opérés quant à la recherche d’emploi. Ils ne peuvent plus en effet compter sur leur réseau professionnel et ne trouvent pas auprès de l’ANPE les offres d’emplois désirés. Ce constat ne s’accompagne pas pour autant d’une déstabilisation. Tout en prenant acte des transformations de la problématique de l’emploi, ils diffèrent l’expérience du chômage (Schnapper, 1994 [1981]) en s’accordant le temps nécessaire pour rechercher un emploi mais encore s’offrent la possibilité de mettre à profit cette période pour suivre des formations qualifiantes : reprise des études universitaires, stages, apprentissage d’une langue étrangère. Cet aménagement du temps est rendu possible non seulement parce qu’ils disposent de ressources économiques mais également parce qu’ils sont confiants quant à la poursuite de leur trajectoire professionnelle, souvent qualifiée. C’est lorsque l’espoir de retrouver l’emploi projeté s’amenuise que le chômage et la précarité s’apparentent progressivement à une impasse. Alors l’engagement se précise et la mobilisation se réalise. Si plusieurs de ces chômeurs réactivent des savoir-faire militants pour créer des associations locales de chômeurs, ce passage du chômage à la mobilisation est particulièrement mis en relief chez les personnes qui connaissaient AC ! et avaient même assisté à quelques réunions avant de s’y impliquer activement. Le récit de l’un d’entre eux souligne ainsi les articulations qui peuvent s’établir entre l’investissement dans l’action collective et la déstabilisation de la trajectoire professionnelle mais également domestique.
« V – Comment es-tu entré à AC !?
– Un copain m’avait branché sur le collectif de l’arrondissement. Mais au départ, j’y allais tout doucement. Parce que parallèlement à ça, j’étais en formation à Centrale sur un truc de chef de projet, donc j’avais encore… je pensais que les choses allaient se régler assez rapidement. C’est important parce que les moteurs sont pas les mêmes. C’est pas la même chose quand t’y vas en soutien. Et, y’a un moment, c’est pas que j’ai basculé, mais je me suis senti de l’autre côté.
V – À quel moment ?
– Je ne sais plus, au bout d’un moment, j’avais besoin… ça allait plus du tout, je commençais franchement à péter les plombs. Le chômage, je l’ai vécu… Tout à l’heure, je signalais des engagements, mais c’était pas des engagements, enfin si, mais ça ressemblait plus à de la bonne conscience. Y’a des choses que je voyais pas. Le chômage, le revenu minimum. Je me permettais d’avoir une position très distante. J’étais pas loin de penser que de donner de l’argent aux gens, c’était quand même les inciter à boire et à regarder la télé. À un moment, j’ai vu que c’était quand même plus compliqué, notamment à un moment où j’ai pété les plombs. Ne voyant plus comment mon insertion professionnelle allait se faire, je combinais des problèmes affectifs complètement classiques liés à ces questions. En fait, c’était la fin d’une histoire affective qui avait duré assez longtemps. Rupture : on vit ensemble, on vivait plus ensemble. […] Ça n’allait plus, il fallait que je me réinvestisse en positif. Je le sentais. Parallèlement à ça, y’avait eu Saint-Bernard, une unité qui se créait entre ces soutiens directs, toutes ces assoc[iations], c’était très fort. J’avais été impressionné rue du Dragon où il y avait je ne sais combien de personnes de tous bords qui étaient là. Ensuite, y’a eu la négociation de l’Unedic qui allait démarrer à la rentrée donc j’étais actif à ce moment-là et en septembre, je me suis dit que je chercherais pas de boulot et que j’allais faire ça. […]
Ce qui est dur [en parlant de l’engagement], c’est de le décider. Parce que t’as toute ta semaine, donc tu t’organises comme tu veux, t’as tout le temps que tu veux. Mais il faut le décider. Il faut admettre sa situation. Je suis un chômeur qui est dans la merde. À un moment donné, j’ai décidé des choses. Cette décision à l’automne 1996 de foutre le paquet, ça m’a simplifié la vie sur plein de trucs, sauf sur la recherche de boulot. Mais j’ai balayé plein de choses, c’était réglé. C’était 24 heures sur 24, la disponibilité. »
Chômeur, Deug, technicien, célibataire, 39 ans, AC ! Paris.
26L’extrait de cet entretien condense les principales formes de déstabilisation induites par le chômage. La première est relative à la détérioration des situations affectives et matérielles. L’instabilité économique se conjugue fréquemment à une instabilité conjugale pouvant conduire à une instabilité résidentielle. La dégressivité des allocations ou le changement de régime d’allocations placent ces personnes dans des situations de vulnérabilité économique inédites qui, pour certaines d’entre elles, les criblent de dettes et les contraignent à changer de domicile. La deuxième est davantage statutaire. Si le chômage prend la forme d’une épreuve, c’est qu’il génère un doute quant à la poursuite du devenir professionnel. Le sentiment d’une exclusion progressive du marché de l’emploi n’est pourtant pas lié à la durée passée sans emploi. Tous ont eu, durant la période qui précède leur entrée dans des collectifs protestataires, des expériences de travail de courte durée. Cependant, la précarité professionnelle, parce qu’elle n’annule pas les sentiments d’insécurité et peut parfois s’apparenter à une déqualification, n’a fait que souligner le caractère durable d’une situation qui était pensée comme transitoire.
27C’est ce que souligne une femme, impliquée dans un collectif du sud-ouest. Elle a quitté l’école à 16 ans après l’obtention d’un BEP de sténodactylo. Au cours de sa trajectoire, elle a eu l’occasion de passer un BT puis un BTS de gestion. En 1983, elle est employée dans une entreprise de confection et accède à un poste de direction. En 1993, la société dépose le bilan ; elle est licenciée économique.
« Je pensais pas rester aussi longtemps au chômage. Alors c’est vrai, depuis 1993 j’ai fait des remplacements. Mais c’étaient des courtes durées ; c’est pour cela que j’ai l’impression d’être au chômage depuis 1993. Ces périodes comptent pas parce qu’à chaque fois, c’est rebelotte, aller à l’ANPE, renvoyer des centaines de lettres, avoir des centaines de réponses négatives. Et avec cette idée que c’est sans issue, ça donne rien, strictement rien. À force, j’ai l’impression que le travail, c’est comme un dinosaure, personne n’en trouvera. J’ai l’impression qu’il y a plus de travail tout en sachant que le chômage il est pas tombé du ciel. »
Chômeuse, BTS, secrétaire, mariée, sans enfant, 43 ans, AC ! Bordeaux.
28La conscience de la situation du marché du travail et des logiques qui le structurent ne leur a pas épargné les douloureuses déceptions que subissent tous les demandeurs d’emploi. En dépit d’un taux de chômage élevé et d’une forte compétition, ces personnes pensaient échapper aux mécanismes de relégation. L’investissement intensif dans la recherche d’emploi, la volonté de trouver du travail ou encore la multiplication des démarches entreprises devaient, un jour ou l’autre, payer. Cette confiance était par ailleurs renforcée par la possession de titres scolaires et de compétences professionnelles qui laissaient espérer non seulement une embauche, mais encore à des postes désirés. Le caractère inattendu de ce temps de chômage prolongé ou encore de la difficulté à trouver le poste espéré ne peut se comprendre en dehors de leurs trajectoires ascendantes, marquées par un investissement dans la carrière professionnelle. De ce fait, le chômage est éprouvant parce qu’il s’apparente sinon à une impasse, au moins à un déclassement social.
29C’est en éprouvant la condition de chômeur qu’ils renouent avec une participation militante soutenue. Si ces essais répétés les ont déstabilisés, ils ne se sont pas associés à une remise en question de leur valeur sur le marché du travail. Ces chômeurs considèrent que les difficultés rencontrées ne relèvent pas de leurs caractéristiques personnelles mais résultent des logiques économiques et politiques qui gouvernent la société. Cette capacité à se distancier des sentiments de culpabilité et d’infériorité associés au statut de chômeur provient certes des positions qu’ils ont occupées mais également d’une socialisation militante. Bien que les univers politiques traversés soient différents, les discours véhiculés amènent à une critique du système capitaliste et à une conscience des rapports sociaux qui le fondent. Cette grille d’analyse préexistante à leur entrée au chômage leur permet d’envisager le chômage dans un registre réactif. C’est ce que nous explique Pierre, au chômage depuis 3 ans, ancien militant au PCF.
« Le chômage, c’est une épreuve et tous ceux qui sont passés par là te le diront. Mais, y’a pas que ça. Moi, je suis rentré à AC !… j’aime bien les anecdotes, ça permet de comprendre. Avant de connaître AC !, je me suis retrouvé dans une période où je me suis dit : “C’est complètement absurde, je cherche du travail, je suis pas sûr d’en trouver alors que j’ai encore toutes mes capacités pour faire des choses, pour penser, pour travailler, pour être créatif par rapport à la société.” Et tout à coup, tu te retrouves dans un truc et tu te dis : “C’est complètement absurde, y’a bien quelque chose autre que ça.” Tu vois au bout d’un moment, y’a quand même une réaction. Et puis comme j’avais fait un peu de politique, y’avait Salmon que je connaissais très bien, il s’est occupé de SOS Racisme, j’avais travaillé là-bas avec lui. Je lui ai téléphoné et il m’a dit : “Écoute y’a un truc qui se monte, je suis dedans, c’est vachement bien.” Voilà, c’est comme ça que j’ai rencontré AC ! »
Chômeur, diplômé de l’université, cadre, divorcé, 54 ans, AC ! Paris.
Trajectoires militantes vers AC !
30L’entrée dans AC ! est facilitée pour les chômeurs qui ont maintenu des liens avec des réseaux militants. On peut cependant s’interroger sur les raisons qui les ont conduits à opter pour cette organisation plutôt qu’une autre. Certains d’entre eux n’ont pas eu à choisir dans la mesure où AC ! était alors le seul réseau de lutte contre le chômage qui existait dans leur commune. D’autres ont rejoint AC ! par le biais d’associations de chômeurs implantées dans leur région. Il s’agit de personnes mobilisées avant la naissance d’AC ! et ayant fait partie d’associations, parfois à l’initiative de la création de groupes revendicatifs qui ont été, par la suite, membres de la fédération d’AC !. Avec la naissance d’AC !, ces associations ont progressivement disparu pour devenir l’un des collectifs du réseau. Le caractère fédératif, l’organisation non pyramidale et l’aspect fortement revendicatif d’AC ! sont les principales dimensions qui ont suscité l’adhésion de ces militants déçus par les organisations politiques. C’est en effet au regard de leur expérience politique passée que l’on peut comprendre l’attirance pour la forme organisationnelle que représente AC !
31L’exemple le plus manifeste nous a été donné par Pierre, qui a fait son entrée aux Jeunesses communistes à l’âge de 16 ans, et s’est fait exclure du parti quelques années après en 1968, après l’invasion de la Tchécoslovaquie. Sa trajectoire militante commencée au sein des partis politiques s’est poursuivie dans le mouvement associatif contestataire, au sein duquel il a également retrouvé des difficultés à adhérer aux tendances dominantes, à se plier aux règles du jeu, à accepter les formes de pouvoir informel. Au regard de cette trajectoire, marquée tout à la fois par l’engagement et la dissidence, il n’est pas étonnant qu’il ait été séduit par le projet originel d’AC !.
« J’ai ressenti le besoin de trouver une structure autre que celle que j’avais pu connaître. Je voulais plus d’organisation pyramidale, étroite. Et puis, je cherchais des thèmes où je me retrouvais, le travail, le chômage, je cherchais ça. L’opportunité a fait que j’ai rencontré AC !, mais ça correspondait à ce que je cherchais. C’est marrant, quand je suis rentré dans AC !, c’était un petit groupe de travail qui était avant tout un groupe de réflexion. Je me suis vite intégré parce que c’étaient des salariés, quelques chômeurs et le gros de la réflexion était de savoir comment on allait faire pour relier le problème qui touchait tant de personnes, dont moi. Comment on allait faire pour développer quelque chose par rapport aux mouvements sociaux. Faut savoir qu’à l’origine, l’objectif était de faire bouger les mouvements sociaux […]. Pour résumer ce qui était motivant pour moi : j’ai toujours pensé que, si on voulait un mouvement social, fallait pas de ghettoïsation. Le pari de 1994 était un pari très, très fou, de faire travailler ensemble des classes sociales différentes. C’est un pari difficile, mais c’est comme ça qu’on fera bouger les choses. Le rôle d’AC ! était avant tout fédérateur. Je suis certain qu’il doit le rester. Son rôle doit être de fédérer tous les îlots de résistance. »
Chômeur, diplômé de l’université, cadre, divorcé, 54 ans, AC ! Paris.
32Outre le caractère attractif d’une organisation qui se veut souple, fluide, non pyramidale, fédératrice, c’est la volonté de répondre à une question sociale spécifique tout en offrant une contestation plus globale qui a séduit la plupart de ces chômeurs militants. Cet attrait n’est pas sans rappeler celui souligné chez les salariés syndiqués, qui se sont trouvés à plusieurs reprises marginalisés, sinon exclus des organisations dans lesquelles ils s’étaient vivement impliqués, et qui ont par ailleurs vécu les années 1980 comme un essoufflement de la contestation sociale. Ces expériences communes, même si elles se sont déroulées dans des lieux différents, induisent inévitablement un rapprochement. Il n’est donc pas étonnant que les premiers chômeurs investis dans AC ! aient, eux aussi, partagé un certain nombre d’épreuves qui, tout en permettant – du moins dans les premiers temps – une proximité avec les fondateurs, ont facilité l’adhésion au projet initial. Les rapprochements avec les syndicalistes s’arrêtent cependant là car une distinction, voire une opposition, va progressivement se dessiner entre chômeurs militants et salariés syndiqués pour lesquels la lutte contre le chômage ne représente pas les mêmes enjeux (voir chapitres 5 et 7).
Pratiques de subsistance et processus d’engagement
33Il s’agit ici de rendre compte d’un processus d’engagement spécifique qui a prioritairement été observé chez des chômeurs, depuis longtemps écartés du marché de l’emploi, marqués par des conditions d’existence précaires. Certains sont restés plusieurs mois, d’autres le temps seulement de quelques AG, d’une occupation, d’une campagne de lutte. Parfois remarqués par des discours véhéments, indignés, parfois discrets mais s’inscrivant progressivement dans les espaces collectifs, ils sont sans doute les figures les plus marquantes de ces luttes, celles également qui s’éloignent des figures habituelles du militantisme. Si cet engagement peut sembler surprenant au regard des travaux sur le chômage et l’action collective, ces individus ne condensent pas pour autant des caractéristiques ou expériences singulières qui les distingueraient d’autres chômeurs (socialement proches) non mobilisés7.
34Le détour par les formes de déstabilisation liées à l’expérience du chômage de longue durée est indispensable pour comprendre comment, chez ces chômeurs, des pratiques de subsistance doivent être mises en place et vont se révéler déterminantes dans l’activation d’une trajectoire militante. Plusieurs récits biographiques permettent d’illustrer combien le champ des « ressources » pour l’engagement apparaît bien plus diversifié et accessible, si l’on veut bien prêter attention à ces trajectoires ordinaires de survie dans lesquelles des chômeurs ont appris à se mobiliser et seront, conséquemment, mobilisables. Néanmoins, le rôle mobilisateur de l’organisation apparaît central et, simultanément, ambivalent. D’une part, il donne sens à l’engagement en permettant de remobiliser un réseau relationnel, de renouer avec un sentiment d’utilité sociale, de remplir le temps vide de l’inactivité et de l’isolement. D’autre part, il peut se révéler en décalage face aux attentes et espoirs de ces participants.
De la mobilisation individuelle à la mobilisation collective
35Les chômeurs mobilisés que nous proposons ici d’isoler ont pour principale singularité d’avoir expérimenté un chômage de longue durée qui, progressivement, les a conduits vers un retrait durable du marché du travail. Certains ne peuvent plus prétendre au statut de chômeurs, les institutions les ayant faits basculer dans d’autres catégories de l’action sociale. Les trajectoires sont alors marquées par une diversification des guichets susceptibles d’alléger la condition vécue. C’est dans cette quête de secours, à la fois individuellement organisée et collectivement partagée, que s’ancrent des pratiques de subsistance, dont le ressort pour l’engagement mérite d’être pris en compte dans l’analyse des trajectoires militantes.
Entre « chômage total » et « chômage nié »
36L’expérience du chômage rejoint ici celle du « chômage total » (Schnapper, 1994 [1981]) car elle signifie humiliation, ennui, désocialisation. Les hommes insistent en effet sur le sentiment d’inutilité provoqué par l’arrêt brutal de l’activité professionnelle. Les femmes en revanche mettent l’accent sur « la mort sociale » provoquée par l’arrêt de leur activité, leur dépendance vis-à-vis de l’assistance et/ou du conjoint et leurs difficultés à exister en dehors des rôles domestiques qui leur sont assignés.
37Cette épreuve est rendue particulièrement difficile en raison de l’impossibilité de bénéficier d’un « statut de substitution » leur permettant de se redéfinir et de réaménager leur vie quotidienne. Ces personnes ont organisé leur vie autour du travail et sont aujourd’hui, dans leur majorité, célibataires. Quant aux mères de famille, elles ne considèrent pas l’éducation des enfants comme un substitut mais plutôt comme « un enfermement ».
38Il faut par ailleurs souligner que la situation de chômage est d’autant plus déstabilisante qu’elle s’associe à des épisodes traumatisants (divorce, décès, procès, accidents) générant un état dépressif (alcoolisme, tentatives de suicide) et renforçant leur vulnérabilité initiale, économique et relationnelle. Ce sont pour ces personnes que la dynamique de la « désaffiliation » (Castel, 1991) est alors la plus manifeste. L’arrêt de l’activité professionnelle induit en effet une forte vulnérabilité économique qui se traduit par des conditions d’existence difficiles (risques d’expulsion du logement et coupure de l’électricité, du téléphone) et s’accompagne d’un faible soutien relationnel.
39L’impasse dans laquelle elles se trouvent les oblige à se diriger vers les services sociaux. Les démarches entreprises sont ici de deux sortes. Certaines, en raison d’une diminution drastique de ressources et de l’impossibilité de faire appel à des réseaux protecteurs, ont sollicité à la fois l’assistance sociale et les institutions caritatives. D’autres ont tenté de se réaménager un statut disqualifié car associé à « l’assistanat ». Cependant, les institutions qu’elles ont rencontrées ne leur ont apporté ni les soutiens attendus ni le réconfort souhaité. Le caractère inextricable de leur situation s’en est trouvé renforcé.
40Pour certaines personnes, particulièrement représentées dans le mouvement de Morlaix, ce chômage de longue durée débouche sur ce que nous avons nommé l’expérience du « chômage nié » (Dunezat, 2004). Comme le souligne cette enseignante de 27 ans :
« C’était pas qu’un mouvement de chômeurs quoi, enfin c’était un mouvement des gens qui avaient rien, qui étaient… Donc aussi qui étaient chômeurs évidemment, mais il y avait beaucoup de gens à Morlaix qui étaient pas chômeurs, enfin qui échappaient complètement à la définition du chômage par l’INSEE ou par l’ANPE hein, des gens qui étaient payés par la COTOREP parce qu’invalides, des gens à la retraite, enfin… […] Je veux dire, Morlaix c’était la misère du monde quoi, c’est… le mouvement de Morlaix. Et moi je suis pas tellement allée à Rennes, je suis allée à une ou deux réunions comme ça, des grandes AG, donc j’ai pas bien vu les gens mais […] tu avais pas cette concentration de misère quoi, enfin vraiment, c’était… ouais moi je trouve que c’était assez impressionnant à ce point de vue-là. »
Enseignante, diplômée du supérieur, célibataire, 27 ans, Morlaix.
41L’expérience du chômage nié est corrélée à un renoncement au travail. Elle concerne des femmes et des hommes, de tous âges, des catégories ouvrières et employées. Davantage que sans emploi, ces personnes ont été exclues du monde du travail professionnel par différents dispositifs (COTOREP, maladie professionnelle longue, préretraite) qu’on les a incités à « choisir », en utilisant notamment l’argument d’un niveau de revenu supérieur à celui qu’occasionnerait la situation de chômeur au sens officiel. Non seulement ces personnes disqualifiées (Paugam, 2000 [1991]) sont niées en tant que chômeurs mais elles tendent à s’auto exclure du groupe des chômeurs et de la situation de chômage.
« J’ai été au chômage pendant pas mal de temps, bon j’ai fait des CES, j’ai été au RMI à moment donné. Justement, c’est le toubib qui m’a conseillé de faire une demande COTOREP. Même à la mairie, le mec il me disait… – vu que je travaillais – il me disait : “Mais fais une demande COTOREP, tu seras tranquille, tu toucheras plus”. »
« X – Tu as connu des périodes de chômage, toi ?
– Jamais.
X – Jamais ? C’est vrai, t’as jamais connu des périodes de chômage ? En fait, depuis combien de temps t’as arrêté de travailler alors ?
– Là, ça fait trois ans et demi là maintenant.
X – Mais pourquoi t’as… t’es passé du… Parce que t’étais infirmier y a trois ans
et demi ?
– Ouais.
X – Et t’as arrêté…
– … À la suite de problèmes de santé.
X – C’est à cause de problèmes de santé ?
– Ouais. J’ai eu un cancer de l’estomac en 90 et puis… après, je pouvais plus porter des malades, des trucs comme ça. Mais j’ai continué à bosser comme ça et… [Silence]. Mais je n’étais plus apte à faire mon travail correctement. Problèmes de dos, problèmes de musculation, les pratiques je pouvais plus les soigner. J’ai arrêté. […] Je suis en… j’ai une pension pour l’instant. Et après, j’aurai ma retraite quand j’aurai l’âge… si j’y arrive. (Rires.)
X – Oui…
– Tu sais, la mort me fait pas peur… »
Inactivité pour cause de maladie professionnelle, diplômé du baccalauréat,
Allocataire adulte handicapé, diplôme inférieur au baccalauréat, ancien employé, divorcé et père d’un enfant, 46 ans, Morlaix. ancien employé, divorcé et père de cinq enfants, 40 ans, Morlaix.
42Dans cette expérience du chômage, c’est bien en termes d’intégration sociale que la détérioration est la plus sensible. Presque tous et toutes sont célibataires suite à des ruptures conjugales ou des décès de conjoint. Tout en partageant avec les protestataires de l’expérience du chômage total une représentation très négative du chômage (« c’est de la merde », « c’est un désespoir », « c’est dégradant », « tu déprimes », « t’as pas d’avenir »), ce groupe de personnes s’est résigné à renoncer au travail. Pourtant, en dépit d’expériences professionnelles parfois pénibles, les souvenirs laissent transparaître un regret de la reconnaissance passée, voire du plaisir au travail. « J’ai toujours aimé mon travail, comme un samaritain […] J’appelle ça un sacerdoce », affirme un ancien infirmier.
« Bon j’ai travaillé à des remplacements à l’hôpital. Bon j’étais au service des malades, ça par contre ça me plaisait. Et pourtant je travaillais en psychiatrie, j’aime autant te dire que…
X – Ouais, ça devait être dur…
– Non, justement. Tout le monde s’imagine ça.
X – Ah ouais, c’était agréable en fait…
– Ben tu travailles avec des personnes qui n’ont pas leur tête. […] J’ai eu le cas d’une jeune, alors par contre, elle était pas con celle-là, je lui disais : “Mais t’as des problèmes…” Sa mère était assistante sociale. “Mais qu’est-ce que tu fais en service fermé ?” Tu vois, c’était une chose que je… que j’avais du mal à admettre. Et j’ai discuté avec sa mère, et elle me disait : “Mon Dieu, quand elle m’a parlé de vous, elle… on… on… elle a une confiance illimitée en vous.” Et je dis : “Qu’est-ce que je suis ici à l’hôpital ? Je suis rien du tout, je suis pas infirmière, je suis pas aide-soignante…” Donc elle me dit : “Mais vous savez vous mettre à la portée des gens.” Alors j’ai dit : “Oui, j’essaye. C’est pas toujours facile, c’est pas toujours facile, hein.” »
Préretraitée, diplôme inférieur au baccalauréat, ancienne employée, en concubinage et mère d’un enfant, 64 ans, Morlaix.
43La rencontre avec des collectifs a lieu à la suite de cette expérience prolongée du chômage, d’une réduction sur le long cours des ressources financières et d’un profond découragement concernant les chances, sinon de retourner sur le marché de l’emploi, du moins d’améliorer les conditions d’existence. Ces personnes s’adressent à un collectif de chômeurs comme à un dernier guichet, après avoir entrepris différentes démarches auprès des institutions qui ont en charge les chômeurs.
L’activation d’une trajectoire militante : les pratiques de subsistance
44Pour tenter de mettre en relief ce type de logique d’engagement, il est nécessaire de se distancier de certaines hypothèses de recherche ou encore de déplacer le regard sur des dimensions négligées. Les entretiens réalisés relatant les premiers pas dans la lutte, ou encore les séquences d’observation lors de permanences tenues au sein de locaux, nous ont d’abord permis de constater qu’il n’est pas nécessaire d’avoir déconstruit le caractère négatif ou stigmatisant du chômage ni d’avoir repéré des responsabilités institutionnelles pour rejoindre des collectifs. En partie, parce que les collectifs ne sont pas nécessairement appréhendés comme des groupes protestataires ou militants. Une part des participants rencontrés ont fait appel aux organisations de chômeurs, non pas seulement pour se révolter, mais en pensant qu’ils y trouveraient une aide matérielle, un soutien moral8, des moyens d’agir contre leur chômage. C’est ce que nous avons pu observer lors de permanences tenues dans l’un des locaux d’AC ! situé à la Maison des ensembles (MDE) à Paris, où de nombreuses personnes se sont présentées pour obtenir une aide financière (un fonds d’urgence), pour être conseillées sur la constitution de dossiers administratifs et être informées de leurs droits (concernant des demandes de RMI, d’AUD, d’ASS, d’allocations vieillesse…). Certaines venaient également pour être mises en relation avec un collectif, partager des expériences. Lors des séries d’occupations, d’autres pouvaient également se rendre aux permanences, suite à des relations houleuses avec des institutions, et suggérer ainsi des lieux à occuper. Parmi les personnes rencontrées, certaines ont par la suite participé à des actions collectives, des distributions de tracts, des occupations de locaux ; d’autres ont rejoint des collectifs.
45Ces prises de contacts ne supposent pas nécessairement la désignation préalable de coupables, l’acceptation du statut de chômeur, dans la mesure où les attentes formulées ne sont pas sans rappeler les demandes faites dans les centres d’action sociale. Il s’agissait donc, dans un premier temps, de s’interroger sur les étapes qui conduisent ces personnes à s’adresser à des organisations de chômeurs. Par ailleurs, le passage de la simple démarche à la participation à des actions collectives demande ici d’être précisé. Il ne suffit pas en effet de rencontrer un groupe contestataire pour se joindre à une mobilisation. Différents paramètres interviennent dans ce passage, entre autres : les personnes rencontrées, le contexte d’action, les discours entendus, qui apportent des outils à partir desquels il devient possible de réinterpréter sa situation, et alimentent ou non le désir de s’engager.
46Aussi, saisir des logiques d’engagement suppose de s’intéresser non pas seulement à des représentations, ou à un vécu du chômage mais également à des pratiques. L’analyse des trajectoires d’entrée en lutte nous a en effet permis de considérer que cette rencontre s’inscrit dans des trajectoires ordinaires de chômeurs et que ce sont moins des ressources singulières qu’il s’agit de débusquer que des pratiques et étapes qui balisent les conditions de celles et ceux qui vivent en situation d’insécurité sociale.
47La rencontre avec un collectif est alors envisagée dans le cadre d’une mobilisation déjà effective. Pour l’entrevoir, encore faut-il considérer les populations assistées comme particulièrement actives. La précarité des conditions d’existence (entendue ici comme l’absence de revenu ou encore sa faiblesse et son instabilité) conduit en effet à développer des actions pour pallier l’absence ou encore la pauvreté des revenus du travail qui s’apparentent à une « activité à temps plein » (Bozec et Reguet-Petit, 2015 : 257), « une chasse » (Merklen, 2009 : 218) ou « une lutte permanente » (Laé et Murard, 2015). Celle-ci est structurée par une contrainte économique qui vise à accéder à des ressources pour organiser l’existence, dont les attentes diffèrent selon les acteurs, leur niveau de précarisation, la pente de leur trajectoire, leur positionnement dans les rapports sociaux. Elle répond également à un souci de respectabilité, où l’enjeu est de mettre à distance toute forme de stigmatisation, qui là aussi prend un sens différent selon l’histoire sociale des acteurs et les réseaux dans lesquels ils s’inscrivent ou vers les groupes auxquels ils aspirent à être identifiés. Cette mobilisation renvoie ainsi à un ensemble de pratiques spécifiques que l’on peut qualifier de pratiques de subsistance car elles consistent à trouver, construire, activer des ressources et limiter les dépenses9. Parmi les différentes tâches à accomplir pour faire sa subsistance, celles qui retiennent ici notre attention concernent l’action même de se protéger – faire sa protection – et renvoient aux activités visant des aides, des droits, provenant des circuits institutionnels et des réseaux associatifs. Elles comprennent l’obtention et le maintien d’allocations sociales (minima sociaux, allocations logement ou familiales) ainsi que des garanties en matière de santé, de logement, de transport, d’aide juridique. À rebours des représentations véhiculées sur les assistés, taxés de passifs et d’oisifs, on observe ainsi que faire sa protection relève d’une activité à part entière, car si des droits et aides peuvent exister, y accéder, les obtenir, les conserver supposent différentes démarches d’information10, administratives (Siblot, 2006), de négociation et de justification avec les institutions. Les allocations sous conditions ne sont pas versées systématiquement et certaines aides comportent des critères relativement flous, soumis à l’appréciation des personnels administratifs (Dubois, 2008 ; Lima, 2013), telles que des aides ponctuelles pour payer des factures, des formations ou les transports ; obtenir un service juridique, un logement, des soins… Plus largement, la tendance à l’activation, qui structure désormais le champ de l’intervention sociale, multiplie et exacerbe les démarches visant à rendre des comptes, à faire la preuve de sa bonne conduite, à mériter d’être secouru (Murard, 1999). Aussi, les chômeurs sont tenus à une mobilisation conséquente, contrainte par leurs conditions matérielles d’existence, réglée, normée et contrôlée par des institutions. C’est bien souvent dans la continuité de cette mobilisation que la rencontre avec un collectif s’opère.
Michel, Claudine et Françoise
48Pour apprécier plus précisément les épisodes qui conduisent à rencontrer des collectifs protestataires, nous présentons quelques parcours qui mettent en relief les processus de retrait du marché de l’emploi, les tentatives entreprises pour « s’en sortir », les conditions d’accès et d’inscription dans une lutte collective.
49Nous avons rencontré Michel, alors âgé de 42 ans, en avril 1998 dans un collectif situé dans une commune de l’ouest de la France, affichant un taux de chômage conséquent. Il était alors chargé de l’accueil des chômeurs. Depuis l’obtention d’un CAP de maçonnerie, il a travaillé sans discontinuité comme maçon, carreleur ou manutentionnaire et le plus souvent en intérim. En 1982, après une mission sur un poste de manutentionnaire, la société pour laquelle il travaillait depuis huit mois l’a embauché à durée indéterminée puis l’a licencié douze ans plus tard. Michel s’est attardé longuement sur ce licenciement abusif, qui s’est produit un an après un accident de travail dont il porte encore les stigmates. Depuis 1986, le travail de nombreux manutentionnaires s’était intensifié. Les trois-quarts du personnel avaient été licenciés ; ceux qui sont restés ont vu leur charge de travail augmenter. Michel indique qu’à lui tout seul il faisait le travail de trois personnes. Il a eu un accident en 1993, alors qu’il travaillait de nuit, et il a perdu l’usage de son bras droit. Après plusieurs mois en arrêt maladie, il n’a pu retrouver sa place dans l’entreprise et s’est fait licencier pour cause de « non-reclassement ». Son accident n’a jamais été enregistré comme accident du travail et son invalidité n’a pas non plus été reconnue par la Sécurité sociale qui a classé son dossier dans la rubrique « antécédents lombaires ». Si Michel est intarissable sur les différentes batailles menées avec les institutions en charge de son dossier, il est cependant difficile de saisir sa situation administrative tant son discours est confus, traduisant les difficultés à faire valoir ses droits. Cet épisode dramatique a eu par ailleurs des conséquences sur sa vie familiale : en raison de sa perte de revenus et de la détérioration de sa santé, on lui retire la charge de sa fille âgée de 10 ans, dont il était parvenu à obtenir la garde après son divorce. Avant de participer aux activités d’AC !, Michel confie qu’il s’était mis à boire et avait songé plusieurs fois à mettre fin à ses jours. Sa situation a pris l’allure d’une impasse. Il ne peut plus espérer retrouver des postes pour lesquels il était auparavant embauché ; aussi il a cessé de chercher un emploi. Il est pourtant toujours enregistré comme demandeur d’emploi et craint chaque jour d’être radié. Il a entrepris de nouvelles démarches, pour faire reconnaître son invalidité et changer de statut, qui occasionnent du temps et des frais.
50N’ayant finalement jamais obtenu de solution acceptable de la part des différents interlocuteurs rencontrés depuis son accident, il s’est alors dirigé vers un collectif AC ! en espérant que, là où les autres avaient échoué, cette organisation pourrait peut-être « l’aider ». Une voisine, participant au collectif, lui conseille de s’adresser à cette « association », dont le local se situe à proximité de son domicile. Michel s’y rend et on le dirige vers des syndicalistes qui prennent en charge le dossier. Il assiste aux réunions puis aux actions. C’est dans cet espace revendicatif qu’il peut enfin exprimer sa colère vis-à-vis « des patrons », « de la justice de merde », « des Assedic », « de la sécurité sociale ». Comme il le dit : « Moi, ça m’a permis de m’exprimer, avant je parlais pas beaucoup ; ça m’a permis de continuer à me battre. » Le combat de Michel entrepris avant son arrivée dans AC ! s’est en effet poursuivi dans un cadre collectif dans lequel, à défaut de trouver des solutions immédiates à ses difficultés, il a trouvé un espace d’échanges, de rencontres et d’expression.
51Tout comme Michel, Claudine, âgée de 58 ans, s’occupe plusieurs fois par semaine de la permanence d’un collectif de la région parisienne. Son dernier emploi, un CDD de six mois, remonte à l’année 1993. Elle a commencé à travailler en 1958, à l’âge de 16 ans, après une formation en sténodactylo dans laquelle « on » l’a orientée après l’obtention d’un certificat d’études. Sa trajectoire professionnelle est marquée par une forte instabilité professionnelle. En quarante ans, elle a en effet occupé plus d’une vingtaine d’emplois dans différentes régions de France. Cette mobilité, elle la doit en partie aux hommes. À un mari tyrannique qui, par ses déplacements, l’obligeait à changer d’emploi, à des amants qui l’ont retenue au foyer et enfin à certains employeurs « indélicats ». Elle est fille unique et a vécu seule avec sa mère, employée par l’armée comme femme de ménage, qui a divorcé quelques années après la naissance de Claudine. Elle aurait aimé « faire carrière », posséder « un home » et construire « une famille ». Elle n’a jamais aimé son métier mais a toujours trouvé à se faire embaucher comme secrétaire et, malgré ses changements fréquents de postes, elle cumule presque trente-six annuités. C’est depuis 1995 qu’elle ne parvient plus à travailler et connaît d’importantes difficultés financières : Claudine est au RMI. Au moment de l’enquête, cela faisait plusieurs mois qu’elle ne payait plus son loyer et redoutait à tout moment de se faire expulser. Elle vit seule et confie qu’à son âge elle n’ose plus « demander de l’aide » aux rares membres de sa famille. Pour sortir de ces impasses, elle a entrepris plusieurs démarches. Après différents entretiens avec des agents de l’ANPE, elle opte pour une reconversion professionnelle qui passe par une déqualification. Elle cherche à s’occuper d’enfants, puis de personnes âgées. Sans réponse, elle cherche alors à négocier un statut de préretraitée pour percevoir l’APR (allocation des chômeurs préretraités) réservée aux chômeurs âgés de 55 ans qui cumulent quarante annuités. Mais ne pouvant justifier de quarante années de travail, ce droit lui est refusé. « En désespoir de cause », elle demande des aides financières à l’assistance sociale qui avait en charge son dossier, puis des aides alimentaires à la mairie de sa commune, au Secours populaire, et aux Restos du cœur. Enfin, la dernière démarche est de prendre contact avec ce qu’elle identifie comme « l’association de chômeurs » de son quartier.
« V – Pourquoi t’es-tu dirigée vers AC !?
– Je cherchais une association de chômeurs pour savoir quels étaient les moyens d’introduction et de défense. J’ai vu à l’ANPE des affichettes AC !. Comme j’en entendais parler, eh bien je me suis dit : “C’est le moment.” Lors d’une manifestation pour les… vacataires dans le milieu artistique… les intermittents. J’avais vu qu’il y avait une bonne masse AC !. Je me suis dit : “Alors écoute, il faut absolument que tu trouves cette association.” Quand j’ai vu cette affiche, j’ai pris le téléphone et je me suis mise en contact avec eux. Mais ça ne s’est pas très bien passé dès le début. J’y suis restée une réunion ou deux et c’est tout, break. Plusieurs mois, et un beau jour, J.-G. m’a recontactée. Eh bien là, j’ai mis le pied dedans carrément et je me suis mise à entrer petit à petit dans ce milieu de militants, de syndiqués que je ne connaissais pas. J’avais des a priori, bien entendu, parce que les syndicats ont trop poussé à une époque, surtout la CGT. »
52Les attentes adressées aux organisations de chômeurs ne sont pas toujours clairement formulées. Certains viennent sans une demande affichée, en quête plutôt de liens, pour renouer avec une vie sociale, trouver un compagnon, une compagne. Ces raisons ne sont cependant pas déclarées par les personnes et il est parfois plus simple de justifier sa venue « pour la prime », « pour démêler un dossier », ou encore « pour protester », que par désir de sociabilité. D’autres encore n’évoquent aucune raison spécifique et mentionnent tout au plus que « ça s’est fait comme ça, tout bêtement ».
53C’est en ces termes que Françoise résume son entrée dans le mouvement. Elle fait partie de ces figures qui incarnent de manière exemplaire une mobilisation imprévue dans laquelle elle se retrouve « aspirée » et au cours de laquelle elle parvient à redéfinir sa situation. Nous l’avons rencontrée en mars 1998 dans une occupation à Grenoble qui a duré plus d’un mois. Le collectif « des chômeurs et chômeuses en lutte » avait investi une ancienne école pour en faire son quartier général. La plupart appartenaient à AC !. Françoise a adhéré au collectif après plusieurs mois passés à manifester, à occuper, à diffuser des tracts. À 44 ans, elle n’avait jamais eu d’activités militantes. Titulaire d’un CAP de puéricultrice, elle a travaillé plus d’une dizaine d’années comme aide-soignante à l’hôpital et a cessé son activité lors de la naissance de son troisième enfant. Mais elle souligne qu’elle n’a « jamais choisi de rester à la maison, la vie s’est faite comme ça ». Une fois ses enfants scolarisés, au milieu des années 1980, elle songe à retourner sur le marché de l’emploi, avant d’être atteinte d’un cancer. En 1988, elle est hospitalisée pendant plusieurs mois. Ses enfants sont placés à la DDASS, car ni son mari ni sa famille ne souhaitent s’en occuper. Après son rétablissement, elle obtient deux CDD de six mois dans une halte-garderie. Depuis 1992, elle n’a plus d’emploi. L’absence de travail salarié se conjugue à d’importantes difficultés financières qui l’ont contrainte à se diriger vers les services sociaux et les institutions caritatives. En janvier, lorsque le mouvement s’est développé à Grenoble, elle confie qu’elle était très dépressive et passait la plupart de son temps à regarder la télévision. Le jour de la première manifestation des chômeurs à Grenoble, Françoise a pourtant quitté son domicile pour rejoindre le cortège. Mais lorsqu’on lui demande d’indiquer les raisons qui ont motivé cette décision, ses motifs restent évasifs.
« V – Comment es-tu entrée à AC !?
– Ça s’est passé tout bêtement, je suis allée à la manif et là on a commencé à discuter
V – Et pourquoi, es-tu allée à cette manif ?
– Comme ça, pour sortir [Rires]. Non mais je savais pourquoi, contre la précarité, l’exclusion, les machins, les bidules. C’est vrai qu’en plus il faisait beau. Et puis, on nous a donné des papiers dans la manif et puis on a été à une AG, à deux AG, on a rencontré des gens qui nous ont dit de venir pour les occupations. Et puis ça s’est fait comme ça. Moi ça m’avait refroidie un peu car c’étaient tous des grands syndicalistes, et puis moi j’aime pas me mettre dans un carcan. Mais en même temps, y’avait pas que des grosses têtes, y’avait des gens, des gens sur qui aujourd’hui je sais que je peux compter. On a parlé. Ça faisait longtemps que j’avais pas autant parlé parce que moi j’ai l’habitude de dire que je suis morte socialement. […] Enfin, voilà, tu vas au prochain rendez-vous et y’en a un autre. En janvier, c’était tout le temps que y’avait des choses à faire. C’est comme ça que je suis rentrée dans le mouvement, ça s’est fait tout bêtement. »
Les conditions de mobilisation et d’inscription dans des collectifs
54Un certain nombre de conditions doivent être réunies pour que ces chômeurs puissent se diriger vers des collectifs : un événement médiatisé qui puisse les informer de l’existence même de l’organisation, la présence d’un collectif dans la région et plus encore d’un local proche du domicile. Si, pour Michel et Claudine, la participation aux actions est passée par l’inscription dans un collectif local, d’autres circonstances d’accès ont été observées lors de périodes de mobilisation nationale.
55Le mouvement des chômeurs de l’hiver 1997-1998 a reposé en partie sur la participation de nombreux chômeurs non-militants qui ont trouvé dans les actions et les revendications du mouvement des occasions de s’agréger à des collectifs protestataires. La prime de Noël a eu un rôle d’« incitation sélective » (Olson, 1978 [1965]) conduisant certaines personnes à occuper des Assedic dans l’espoir de repartir avec une somme d’argent. Ils se mobilisaient pour la « prime », et le versement de celle-ci les incitait à reconduire leur action. La perception d’un gain s’est apparentée à une récompense que les chômeurs ne devaient qu’à leur détermination, leur courage, leurs efforts. Si ce calcul rationnel incite, en effet, à la mobilisation collective, il ne constitue qu’un ressort de l’engagement. Les actions d’occupations se présentent aussi comme des espaces de socialisation, au sein desquels circulent des informations, des idées, des témoignages, de l’affect et peuvent faire de l’action une fin en soi. L’espoir du gain matériel apparaît alors comme un prétexte pour continuer à s’associer. Les multiples occasions de rassemblements offertes par le mouvement, qu’il s’agisse des occupations, des AG ou des manifestations, permettent de baliser le processus de mobilisation. Les individus peuvent être attirés par la dynamique même du mouvement sans avoir préalablement réfléchi leur engagement.
56L’inscription dans un collectif est quant à elle nettement dépendante des conditions d’accueil et plus largement des liens qui sont tissés. Comme l’explique Claudine, c’est parce qu’un militant la recontacte et l’invite à participer que son affiliation devient possible. Le travail relationnel des collectifs constitue une dimension essentielle de la mobilisation. Enfin, la possibilité d’occuper une place, une activité, dans la structure – qui n’exige pas de compétences militantes spécifiques – accélère l’intégration de ces chômeurs (voir chapitre 7).
57C’est en s’intéressant à ceux qui ont quitté des collectifs que certaines de ces conditions apparaissent le plus distinctement. Une immersion prolongée sur le terrain a permis de suivre des participants et de saisir tour à tour des ressorts de leur engagement et de leur désengagement. Le cas de Sylvie est à cet égard particulièrement révélateur des différentes dynamiques qui sont à l’œuvre dans ces parcours de mobilisation (encadré 2).
a. Valérie Cohen.
Encadré 2 : Processus d’engagement et de désengagement1
J’aia rencontré Sylvie à la Maison des Ensembles, en janvier 1998, alors que je tenais régulièrement une permanence. Sa demande est clairement formulée. Elle cherche à rejoindre des chômeurs. Résidant dans l’arrondissement parisien du collectif auquel je participe, je l’informe de l’existence de ce groupe et de son mode de fonctionnement, notamment l’organisation de réunions régulières chez Maria qui habite à quelques rues de son domicile. Étant également chargée d’appeler certaines personnes pour convenir des rendez-vous, je lui propose de la tenir informée dès qu’une date se précise. À cette époque, on fonctionnait sans adresse électronique, il existait dans le collectif une chaine téléphonique, chaque membre ayant pour mission d’appeler une personne pour la prévenir d’un rendez-vous, confirmer une réunion ou encore annuler un rassemblement.
Suite à cette première entrevue, elle est venue à quelques réunions. Très réservée, elle a rarement pris la parole mais a été présente pendant environ 6 mois. Durant cette période, l’une des femmes du collectif, Maria, la relance régulièrement, la
convie à certains rendez-vous (distribution de tracts, rassemblements, occupations, AG du collectif). Elle répond favorablement puis brutalement disparaît. J’avais gardé son numéro et la rappelle quelques mois plus tard pour faire un entretien. C’est lors de ces échanges que je comprends les raisons de sa participation, aussi brève soit elle, et dans le même temps les facteurs qui ont précipité son départ.
Au moment de nos échanges, elle vient d’avoir 45 ans, perçoit le RMI depuis 4 ans. Certains mois, elle confie prendre ses repas dans des associations caritatives ou à la mairie de son arrondissement. Il est néanmoins difficile d’imaginer que Sylvie a recours à ce type de secours dès lors que l’on franchit le seuil de son domicile. Elle est en effet propriétaire d’un petit appartement situé dans les quartiers ouest de Paris, dont l’ameublement et la décoration témoignent d’une vie passée dans laquelle elle pouvait se permettre de consommer. Elle a toujours beaucoup aimé les vieux meubles et confie timidement, comme pour répondre à mon étonnement, qu’elle s’est procuré ces différents biens lorsqu’elle travaillait. Quant à son petit deux-pièces, dans lequel les objets et les meubles sont entassés, elle l’a acheté après la mort de ses parents. Enfant unique, elle a hérité de leur seul capital : une maison située dans une zone rurale de la région parisienne, qui appartenait à la branche paternelle d’origine paysanne. Sa mère était couturière à domicile et son père – qui n’a jamais connu la stabilité de l’emploi – a été magasinier, ouvrier à la chaîne, manœuvre dans de nombreux chantiers, puis veilleur de nuit à la fin de sa vie professionnelle. Ses parents lui ont donc légué un capital qui la protège aujourd’hui des risques matériels engendrés par un retrait prolongé du marché de l’emploi.
Cela fait en effet plus de six ans que Sylvie n’a plus d’emploi ; elle ne sait plus comment son intégration professionnelle pourrait désormais se réaliser. Titulaire d’une licence d’Anglais, elle a acquis plus de dix années d’expérience professionnelle en tant que secrétaire de direction. Ces titres et ces compétences n’ont cependant pas suffi à enrayer un processus de déstabilisation qui s’inscrit non seulement dans un contexte économique pénalisant mais également dans un itinéraire marqué par un manque de capital social et de soutien moral. En treize ans d’activité continue, Sylvie n’a connu que deux entreprises. Elle a quitté la première parce qu’on lui proposait ailleurs un meilleur salaire et des avantages sociaux intéressants. La seconde l’a licenciée après plusieurs mois de pressions lui signifiant que la direction souhaitait embaucher une autre personne. Durant ses six mois de préavis, son père est décédé et, sans aucune attache à Paris, elle a pris la décision d’aller vivre auprès de sa mère, à la campagne, dans la maison familiale. Elle est convaincue qu’elle aurait pu retrouver du travail si elle était restée à Paris, mais sans véhicule et dans une région mal desservie par les transports en commun, elle n’a pas pu donner suite aux entretiens d’embauche et s’est trouvée obligée de restreindre sa recherche d’emploi aux villages environnants. En six ans, elle n’a obtenu que deux remplacements de quelques mois dans la mairie de son village. La mort de sa mère et la vente de cette maison, en mettant fin à son enfermement, ont ainsi été vécues comme une « délivrance ». Cependant, le retour à la capitale, après tant d’années passées au chômage, ne s’est pas accompagné d’une reprise d’activité. Elle a pourtant cherché activement un emploi et a accepté les différents stages qui lui ont été proposés, mais n’est jamais parvenue à retourner sur le marché de l’emploi. Découragée par ces échecs successifs, Sylvie confie qu’elle a désormais renoncé à retrouver un poste lié à ses qualifications. Au moment de l’enquête, elle avait entamé différentes démarches auprès d’une assistance sociale, pour trouver des aides matérielles, et de conseillers à l’emploi pour trouver « même quelques heures ». L’impasse dans laquelle elle se trouve et la recherche d’échanges sont les principaux motifs invoqués pour expliquer son souhait de rejoindre un collectif de chômeurs. Timide et réservée lors des réunions, elle se révèle révoltée et meurtrie lors de l’entretien. Après les autres, elle confie son découragement, l’absence de perspectives, l’incompétence des administrations et enfin son isolement. Elle n’a plus ni famille ni amis. La recherche d’une association est alors présentée comme un moyen de combler ce vide, de partager des expériences, de lutter contre sa solitude.
« AC ! c’était un moyen de sortir des difficultés liées à l’emploi en rencontrant d’autres personnes et en parlant. Avant de rencontrer des gens du collectif, j’espérais un petit peu quelqu’un de mon âge ayant les mêmes problèmes. Et c’est pas le cas. Ce sont des jeunes hommes qui sont très militants, moi je suis pas très militante. Bon, y’a Maria qui ne travaille pas, mais elle a cette chance-là et, Karine, je ne l’ai vue qu’une seule fois. Donc, je dois avouer qu’AC !, je me disais, non seulement ça me permettra de casser ma solitude par rapport au chômage et par rapport à ma solitude personnelle, ça me permettra peut-être de rencontrer quelqu’un un petit peu avec le même profil et c’est pas le cas non plus. »
La médiatisation du mouvement permet à Sylvie d’aller à la rencontre du collectif. Cependant, cette phase intense d’actions n’est alors pas favorable à son inscription. Durant ces quelques mois, les membres du collectif sont particulièrement dispersés dans de nombreuses activités militantes. Dans le même temps, les réunions dans le quartier sont plus rares. Aussi, le mouvement, qui se déroule sur Paris, transforme les modes d’organisation du groupe. Les réunions ne se feront plus chez Maria mais de plus en plus dans des AG centralisées à la MDE, où circulent de nombreuses personnes, souvent des militants. Certaines réunions se dérouleront également dans un local syndical d’une commune limitrophe où vont venir majoritairement des hommes et les plus militants. Bref, les femmes du quartier qui auparavant venaient chez Maria ou Juliette (qu’elle considérait avant tout comme des voisines) seront désormais absentes. Sylvie se retrouve ainsi dans un fort décalage. Elle ne parvient pas à se lier au groupe ni à trouver une place, dans un contexte où la participation repose le plus souvent sur des pratiques militantes, ni encore à échanger car les sujets de conversation portent en permanence sur les logiques d’action, les stratégies… et non plus sur le quotidien, le vécu du chômage, le récit d’une rencontre avec tel agent, telle institution.
58Aussi, le groupe – avec ses contours, sa composition sexuée, son orientation militante, ses modes d’organisation – participe à la démobilisation de cette femme qui, par ailleurs, n’était pas venue pour en découdre avec les institutions en charge du chômage ou encore avec le gouvernement mais cherchait plutôt à sortir d’une très grande solitude. Cette étude de cas montre que, pour saisir les logiques d’entrée, il faut certes analyser les trajectoires et vécus des acteurs mais également saisir ce qui se déroule au sein des mobilisations, s’intéresser aux dynamiques internes, qui sont l’objet de la troisième partie.
Notes de bas de page
1 Voir notamment Sawicki et Siméant (2009), Fillieule (2001, 2005), Nicourd (2009), Agrikoliansky et al. (2010), Mathieu (2012).
2 Certaines font partie du pôle anarchiste, d’autres se rapprochent des positions défendues au sein du pôle syndical (notamment des fondateurs d’AC !).
3 Ce type de « sociologie historique de l’engagement » a été proposé, par exemple, pour les anticapitalistes de la LCR et du NPA (Johsua, 2015).
4 Les trajectoires scolaires sont certes ascendantes par rapport à celles des parents (accès à un baccalauréat) mais marquées par le redoublement, une orientation subie et l’échec universitaire, limitant les horizons professionnels.
5 Chômeuse de longue durée, diplôme inférieur au baccalauréat, ancienne employée, mariée et mère de deux enfants à charge, 45 ans, Rennes.
6 Le ras-le-bol peut toutefois, chez certains chômeurs dont l’origine sociale est plus populaire que la moyenne, déborder vers le registre de la haine (« j’avais de la haine à exploser », dit l’un) et l’affirmation commune de n’attendre rien « des politiques », « de la société ». On veut changer les choses, mais cela passe par « foutre le gouvernement en l’air » plutôt que par montrer que l’on est encore capable de faire, d’agir.
7 Comme nous avons pu le constater suite à d’autres enquêtes portant sur les allocataires de minima sociaux (Cohen et Larguèze, 2001, 2008).
8 Un constat qui apparaît également dans d’autres travaux (Maurer, 2001 ; Demazière et Pignoni, 1998).
9 Pour une analyse territorialisée des pratiques et plus largement du travail de subsistance en milieu populaire, on peut se reporter à la recherche réalisée par le Collectif Rosa Bonheur (2016, 2017a, 2017b), auquel Valérie Cohen a participé, portant sur les modes d’organisation des classes populaires dans la ville de Roubaix.
10 C’est en partie ce que mettent en évidence les études sur le non-recours aux droits (Warin, 2016) où l’on comprend que la connaissance des droits délivrés par les institutions est ici centrale.
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