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    Plan détaillé Texte intégral Reconstituer des trajectoires scolaires au moyen de dossiers scolairesLes trajectoires de mobilisation et de découragement typiques des classes populairesDe quelques explications sociologiques des mobilisations et découragementsLa mobilisation scolaire suffit-elle à expliquer la réussite ?Conclusion Notes de bas de page Auteur

    Comprendre le social dans la durée

    Ce livre est recensé par

    • Paul Bessey, Lectures, mis en ligne le 30 janvier 2019. URL : https://journals.openedition.org/lectures/27091 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.27091
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    Table des matières

    12. Sociologiser les mobilisations et les découragements scolaires grâce à l’étude localisée de trajectoires scolaires

    Joanie Cayouette-Remblière

    p. 215-230

    Texte intégral Reconstituer des trajectoires scolaires au moyen de dossiers scolairesLes trajectoires de mobilisation et de découragement typiques des classes populairesEntre mobilisations et démobilisations : SafiUne démobilisation discrète : CharlotteUne mobilisation tardive : CédricDes mobilisations entrecoupées : JenniferSe mobiliser pour l’orientation : AbdelouahedDe quelques explications sociologiques des mobilisations et découragementsLa démobilisation comme réponse aux valeurs scolaires faibles« Des efforts trop ponctuels pour surmonter les difficultés »Mobilisations et découragements dans un contexte de scolarisation totaleLa mobilisation scolaire suffit-elle à expliquer la réussite ?Conclusion Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    1Hayet1, fille d’un ouvrier non qualifié du bâtiment et d’une mère sans emploi, représente un cas de grande mobilisation tout au long de sa scolarité au collège. Malgré des difficultés à l’entrée en 6e, elle s’est toujours accrochée aux apprentissages et a développé une relation privilégiée à ses enseignants, qui voyaient en elle une élève vaillante d’origine modeste. Malgré un « ensemble correct2 », elle est considérée comme « agréable ». Bien qu’en difficultés en mathématiques, la jeune fille reste décrite comme « attentive et appliquée » d’année en année. Cette jeune fille des franges les plus défavorisées des classes populaires fait montre de dispositions typiques des classes populaires en général et des filles de sa position sociale en particulier3 : sérieux, application et docilité. Ces dispositions sont accueillies avec ambivalence par les enseignants qui ne peuvent que les encourager, tout en regrettant que Hayet ne parvienne pas à réaliser certaines activités cognitives exigées, notamment en mathématiques. Il n’en reste pas moins qu’elles lui permettent de conserver une position scolaire honorable le temps du collège.

    2Corentin, fils d’un « tuyauteur » et d’une « agent d’entretien », intègre le même collège avec un an de retard. Dès la 6e, il obtient des résultats scolaires très faibles et est considéré comme un élève démotivé : ses bulletins le présentent à la fois comme un élève en difficulté d’apprentissage et indiscipliné. Comme il a déjà redoublé, Corentin passe en 5e mais se retrouve alors en « décrochage cognitif4 », c’est-à-dire que, même s’il reste présent en classe, il ne parvient plus à apprendre ni à comprendre et ne peut plus donner de sens à ce qu’il fait. Sur fond de mauvais résultats, Corentin est désormais dit agité, insuffisamment attentif et ne travaillant pas à la maison. En fin d’année, il obtient son passage en 4e sans ne jamais avoir obtenu la moyenne à aucun trimestre. En 4e, ses résultats passent sous la barre des 8 sur 20 et Corentin est dit « désinvolte », « bavard », « distrait et rêveur ». Ses absences s’accumulent, les « heures de colle » se multiplient et pour la première fois, il est considéré comme un élève « insolent ». Sur le conseil de ses enseignants, il s’oriente vers une classe de pré-apprentissage en CFA (centre de formation des apprentis) et quitte le collège à l’issue de la 4e. Ce garçon d’origine populaire ne semble donc que très rarement s’être mobilisé au collège. D’année en année, son décrochage cognitif n’a fait que s’accentuer et il s’est mis à attendre que le temps passe, jusqu’à l’orientation la plus précoce possible.

    3Hayet et Corentin sont deux collégiens de classes populaires qui évoluent dans les mêmes classes. La première est décrite comme « agréable », « attentive et appliqué » ; le second cumule les mauvais résultats et les appréciations rappelant qu’il ne se mobilise guère dans les apprentissages. La première parvient à garder la tête hors de l’eau et à obtenir l’orientation convoitée vers le lycée général ; le second semble se satisfaire d’une orientation précoce en apprentissage. À première vue, l’étude des parcours de ces deux élèves semble évidente : l’investissement scolaire s’oppose au dilettantisme. Or, à analyser plus finement les parcours de l’un comme de l’autre, plusieurs questions restent en suspens. D’abord, on peut se demander pourquoi l’une se mobilise alors que l’autre abandonne. La sociologie peut-elle tenir un discours sur ce qui est ici interprété comme des traits de personnalité ? Ensuite, on peut questionner l’équation « mobilisation = réussite » (et son corollaire « découragement = échec »). Est-elle suffisante ? Comment cette équation se réalise-t-elle concrètement ? Enfin, on peut constater que Hayet et Corentin représentent, parmi les élèves de classes populaires, deux cas extrêmes et linéaires. La plupart des cas ne sont-ils pas plus complexes et irréguliers ? Comment les expliquer et comment comprendre les trajectoires scolaires qui en découlent ?

    4Pour répondre à ces questions, une approche transversale présenterait plusieurs limites. Elle ne pourrait d’abord saisir la genèse des mobilisations et découragements en milieux populaires et risquerait de tendre de ce fait vers une approche psychologisante des comportements. Elle serait ensuite réduite à constater que la plupart des élèves qui se mobilisent réussissent alors que ceux qui se découragent échouent, sans pouvoir reconstituer « l’ordre dans lequel ces propriétés sont advenues à l’individu5 ». Elle ne saurait enfin considérer la diversité des évolutions puisqu’elle resterait limitée à décrire un état à un temps t.

    5Au contraire, la perspective longitudinale nous permettra de répondre à ces questions en quatre temps. Dans un premier temps, il s’agira de décrire le dispositif construit pour étudier les trajectoires scolaires de façon suffisamment fine pour qu’il soit possible de saisir les investissements et désinvestissements scolaires. Dans un second temps, cinq autres parcours typiques des classes populaires seront décrits à l’aide d’études de cas, puis trois explications des mobilisations et découragements seront dégagées dans un troisième temps. Enfin, l’explication par les mobilisations et découragements sera réintroduite dans une grille d’analyse plus générale des inégalités de progression scolaire au cours du collège. Au terme de ce cheminement, nous aurons montré comment les notions de mobilisation et de découragement gagnent à être approchées dans une perspective longitudinale.

    Reconstituer des trajectoires scolaires au moyen de dossiers scolaires

    6Cette analyse s’appuie sur un travail mené de 2009 à 2013 sur les parcours scolaires des élèves de classes populaires après les politiques de démocratisation scolaire des années 1980 et 19906. Ce travail mobilise deux types de matériaux. Le matériau principal est nommé base Cohortes : construite par nos soins, cette base est la reconstitution des trajectoires scolaires de l’ensemble des élèves entrés en 6e en 2001 et 2002 dans deux collèges de banlieue parisienne, au moyen de leur dossier scolaire7. Ces grandes chemises renferment entre autres les pièces suivantes : fiches administratives (renseignant, notamment, sur la carrière professionnelle des deux parents), fiches d’inscription avec les options choisies et les classes fréquentées, bulletins trimestriels. S’y ajoutent des pièces supplémentaires (correspondance école/famille, avis de retenues, etc.) qui varient d’un dossier à l’autre. Les trajectoires des élèves ont été complétés avec d’autres données récoltées au sein de l’inspection académique, du rectorat et du service interacadémique des examens et des concours. Dans une perspective proche de celle des nouvelles générations de prosopographes (cf. encadré, p. 217-219), il s’est agi de reconstruire des biographies (scolaires) à l’aide de toutes les données conservées par l’institution à leur sujet. Des matériaux complémentaires issus d’une enquête ethnographique « classique » (entretiens avec les élèves de la base Cohortes, avec leurs anciens enseignants de collège, observations au sein des collèges, etc.) ont été recueillis.

    La prosopographie
    Claire Lemercier
    La prosopographie n’est pas tant une méthode d’analyse qu’une manière de rassembler des informations. Son nom lui vient de ses inventeurs, des spécialistes d’histoire ancienne, et désigne tout simplement une pratique de biographie collective. À l’origine, sur quelques dizaines ou centaines d’individus – aujourd’hui parfois plus –, on essaie de regrouper et de structurer toute l’information disponible dans toutes les sources imaginables : on constitue un index par noms, puis un dictionnaire biographique. L’idée a été étendue à des périodes historiques plus récentes dès l’entre-deux-guerres, puis, en France, à la sociologie et à la science politique, depuis les années 1970. Le fait de tenir compte des biographies individuelles, tout en les rendant comparables par l’objectivation et en les saisissant collectivement, paraissait particulièrement pertinent pour les travaux inspirés par la sociologie de Pierre Bourdieu – y compris en histoire, dans le sillage notamment de Christophe Charle.
    Le passage de l’histoire ancienne à l’histoire contemporaine et aux autres sciences sociales s’est accompagné de deux évolutions préjudiciables. D’une part, il n’a plus été question de chercher l’information dans toutes les sources imaginables. Souvent, les prosopographes ont retravaillé un matériau déjà présenté de manière biographique, qu’il ait été produit par d’autres chercheurs ou par des acteurs (notamment les dictionnaires de type Who’s Who). D’autre part, ce rapprochement entre une pratique historienne et des questionnements sociologiques a conduit à une relative standardisation du questionnement. La prosopographie a alors souvent été envisagée sous forme de fiches reprenant des variables (im) pensées comme les « variables sociologiques classiques » : sexe, date de naissance, profession du père, diplôme, profession. En histoire, on parle couramment de « faire la sociologie du groupe » pour désigner cette opération de remplissage de fiches permettant la production de pourcentages.
    En réaction à ces pratiques très routinisées, une nouvelle génération de prosopographie est apparue depuis les années 2000, au confluent de l’histoire, la sociologie et la science politique. Elle s’arme plus souvent de sources de première main, en particulier les dossiers de carrière (notamment des fonctionnaires) – ou de « carrières » de malades, de locataires, d’usagers des services sociaux, etc. – archivées en grand nombre depuis le xxe siècle. Alors que la prosopographie avait au départ partie liée avec l’histoire et la sociologie des élites, pour lesquelles on disposait déjà de biographies, la méthode est ainsi étendue à d’autres milieux sociaux. La mise en ligne d’une quantité croissante d’informations sur les carrières contemporaines (curriculum vitae), mais aussi sur les trajectoires passées (sources numérisées dans l’intérêt des généalogistes) vient appuyer ce tournant. Nombre de prosopographes ont aussi pris acte des critiques constructivistes de la quantification : ils et elles discutent plus explicitement les frontières du groupe à prendre en compte et les effets des sources disponibles quant à la visibilité et à la catégorisation de l’information biographique. L’enquête de N. Mariot et C. Zalc, qui suit pendant la Seconde Guerre mondiale 991 Juifs de Lens – en s’interrogeant sur les identifications et auto-désignations comme « Juif » et leurs enjeux – est un modèle à cet égard. En outre, l’information recueillie est de moins en moins limitée à des variables standards, valables pour tout groupe social. Ainsi, ces nouveaux usages de la prosopographie permettent de mieux comprendre les relations entre les variables qui décrivent la socialisation primaire et d’autres, propres au groupe étudié, qui concernent les positions et prises de position – par exemple les prix littéraires reçus, les choix d’éditeurs ou de genre littéraire, dans les travaux de G. Sapiro.
    Surtout, cette nouvelle génération prend au sérieux le caractère longitudinal des biographies. Ce n’était pas nécessairement le cas lorsqu’on considérait les catégories standardisées de « profession », « mariage » ou « adresse »… mais il est vrai que jusqu’aux années 2000, il était particulièrement difficile de traiter, voire en amont de stocker, une information précisément datée. Le développement de la saisie sous forme d’épisodes de carrière et des traitements par l’event history analysis ou l’analyse de séquence – encore à vrai dire peu pratiquées, mais de plus en plus connues – ouvre de nouvelles possibilités. Là où, précédemment, on publiait des pourcentages (et parfois des analyses des correspondances multiples) fondamentalement statiques, accompagnés par des zooms sur quelques biographies redonnant un sens aux carrières, il est désormais possible de proposer des typologies, voire des modèles explicatifs, pour traiter du cursus honorum ou des chances différentielles d’accès à telle ou telle position dans le groupe.
    Pour en savoir plus
    Charle C., La République des universitaires, Paris, Seuil, 1994,
    Laurens S., Une politisation feutrée. Les hauts fonctionnaires et l’immigration en France (1962-1981), Paris, Belin, 2009.
    Lemercier C. et Picard E., « Quelle approche prosopographique ? », in Nabonnand P. et Rollet L. (dir.), Les uns et les autres… Biographies et prosopographies en histoire des sciences, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 2012, p. 605-630 (disponible en ligne, avec de nombreuses pistes bibliographiques complémentaires).
    Mariot N. et Zalc C., Face à la persécution. 991 Juifs dans la guerre, Paris, Odile Jacob, 2010.
    Sapiro G., La guerre des écrivains, 1940-1953, Paris, Fayard, 1999.

    7L’exploitation de ces données conduit d’abord à objectiver des écarts de valeur scolaire en 6e selon l’origine sociale. En outre, il a été possible de constater que ces écarts entre groupes sociaux s’accroissent de la 6e à la 3e : c’est ce que nous appelons des inégalités de progression en fonction de l’origine sociale. Les mobilisations et les découragements ont ensuite été appréhendés d’une double manière : d’une part, ils peuvent être déduits des commentaires dans les bulletins trimestriels ; d’autre part, ils ont été évoqués dans les entretiens réalisés avec les élèves, alors que ceux-ci étaient âgés de 20-21 ans. Or, les informations recueillies « au fil du temps » sont ici souvent dépendantes du point de vue des enseignants, là où les informations recueillies a posteriori souffrent des écueils propres aux récits de vie. La triangulation simple et complexe a été utilisée pour exploiter au mieux à la fois l’information disponible grâce à ces deux sources et les décalages éventuels entre elles8.

    Les trajectoires de mobilisation et de découragement typiques des classes populaires

    8Les parcours de Hayet et Corentin présentés en introduction représentent deux situations extrêmes parmi les élèves des classes populaires étudiés. La plupart du temps, les mobilisations et découragements sont plus complexes et moins linéaires, comme le montrent les cas suivants.

    Entre mobilisations et démobilisations : Safi

    9L’exemple de Safi, jeune fille résidant en cité avec sa mère secrétaire juridique, rend compte du fragile équilibre entre mobilisations et démobilisations qui structure nombre de parcours des élèves des classes populaires. Après une scolarité heureuse en primaire, Safi est déstabilisée à l’arrivée au collège ; elle est d’emblée remarquée pour une attention insuffisamment soutenue et un manque de rigueur (cf. tableau 1). Au second trimestre, elle « fait des efforts », et, parvenant sans grande pompe à des résultats que d’autres obtiennent plus aisément, « [abandonne] vite ». Safi se décourage, notamment en mathématiques. En 5e, elle alterne de nouveau entre investissement et résistance et parvient, pour la première fois depuis son entrée en 6e, à décrocher la moyenne en mathématiques au troisième trimestre. Mais en 4e, la hausse du niveau d’exigences semble venir à bout de sa bonne volonté ponctuelle ; Safi est désormais considérée comme une élève qui ne travaille pas suffisamment. Souhaitant absolument intégrer une 2nde GT, elle est encouragée à se remobiliser en 3e, malgré ce que ses enseignants appellent désormais son « manque de confiance » en elle-même, sorte de capital d’expérience acquise l’assurant qu’elle ne parvient pas aussi facilement que les élèves complices des évidences scolaires à réussir, même lorsqu’elle fait des efforts. Mais le conseil propose une orientation en 2nde professionnelle. Safi sort de l’impasse en demandant un redoublement qui lui permet ensuite d’obtenir l’orientation souhaitée en lycée GT.

    Une démobilisation discrète : Charlotte

    10Charlotte, dont les deux parents sont sans emploi, constitue quant à elle un exemple d’une démobilisation progressive et discrète. Charlotte est repérée comme « ayant des difficultés » dès le primaire, malgré le fait qu’elle reste « sage et sérieuse » en classe. En 6e, elle est considérée comme une élève « faisant des efforts » malgré des difficultés. Pour ses enseignants, le risque de découragement est latent : à chaque trimestre, ils l’invitent à « ne pas se décourager ». Les bulletins de Charlotte laissent paraître la mobilisation constante d’une élève en difficulté. En entretien, son discours marque cependant un décalage avec ces commentaires : elle se décrit comme « normale », c’est-à-dire non perturbatrice, réalisant ses devoirs pour se mettre en conformité, mais n’ayant jamais révisé une leçon ou réalisé un exercice non obligatoire. Ce n’est pas le temps passé aux exercices ni l’envie de bien faire qui faisait défaut à Charlotte, c’est surtout la maîtrise des dispositions scolairement valorisées – mise au calme et concentration chez soi, organisation du travail sur le long terme, etc. – qui lui manque. Au principe de ses difficultés scolaires se situe une mobilisation non rentable scolairement.

    Tableau 1. Safi : entre « efforts » et découragements

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    En italique, les trimestres où ses enseignants la considèrent démobilisée ; en gras, les trimestres où elle est créditée d’« efforts ».

    11C’est donc une élève discrète, qui ne met jamais en péril la gestion de classe mais qui n’acquiert guère les connaissances exigibles d’une collégienne, qui évolue d’année en année. Bien que Charlotte bénéficie de commentaires bienveillants, elle parvient de moins en moins à satisfaire les exigences du collège, ce qui la conduit à « décrocher » en 3e : « J’étais plus dedans. Je ne sais pas pourquoi d’ailleurs », dit-elle en entretien.

    Une mobilisation tardive : Cédric

    12Élève d’abord « agité » et « indiscipliné », Cédric, dont le père est déclarant aux douanes et la mère, agent logistique, fait partie de cette majorité d’élèves des classes populaires qui s’investit ponctuellement : lorsqu’il est en échec au collège et en conflit avec ses parents, Cédric convient de redoubler sa 3e pour se donner une chance d’obtenir son brevet. En décrochage cognitif depuis la 5e, il obtient des résultats et des commentaires « catastrophiques » lors de sa première 3e. En entretien, Cédric se souvient d’avoir résisté à tous les apprentissages scolaires, dans une attitude d’opposition qui semble puiser son origine dans l’accumulation des mauvais résultats et commentaires désobligeants dont il a été l’objet depuis son entrée en 6e 9. Mais lorsque Cédric accepte de redoubler, il se convainc d’obtenir son brevet. En vain : dès le premier trimestre, il obtient de nouveau des résultats « insuffisants » et, même s’il est désormais plus calme puisque la plupart de ses amis ont quitté le collège, il ne parvient guère à obtenir les résultats souhaités. Au sein de la classe, ses enseignants – persuadés de ses faibles « capacités » – n’ont pas le temps de lui fournir le soutien individualisé dont il aurait besoin. En effet, dans un contexte où, d’une part, le décrochage cognitif est si ancien que Cédric ne dispose pas des « bases » sur lesquels asseoir les connaissances qui lui sont proposées et où, d’autre part, la gestion de classe en 3e est compliquée (cf. infra), sa bonne volonté reste vaine. Il ne trouve, dans la classe, aucune bouée à laquelle s’accrocher. Sa mobilisation scolaire s’estompe au fil de l’année et Cédric n’obtient pas son brevet à l’issue de sa deuxième 3e.

    Des mobilisations entrecoupées : Jennifer

    13Jennifer, fille d’un chef d’atelier et d’une mère sans emploi, a alterné, pendant ses années de collège, entre des phases de mobilisation intensive et des périodes de découragement.

    « En fait, au début du collège, je voulais vraiment travailler parce qu’en fait, au primaire, j’étais une élève moyenne. Arrivée au collège, je voulais vraiment bien travailler et tout et quand je voyais que ça se passait pas tellement bien avec les autres élèves, ça m’a un peu démotivée et je voyais que les profs, ils m’ont pas aidée non plus à m’améliorer. Ça m’a démotivée mais complètement ! »

    14Jennifer a donc commencé le collège pleine de bonne volonté. Ce sont d’abord ses mauvais résultats qui l’ont découragée. D’élève sérieuse en 6e, elle devient une élève dite « faible » et « découragée » à partir de la 4e. Ses résultats chutent régulièrement, passant de 11,5 en 6e à 9 en 3e. Mais la pression de ses parents et de la réussite scolaire qu’elle ressent comme un impératif l’invite à se remobiliser en 3e. Pour le brevet blanc, elle s’investit au maximum, travaille des heures entières. Elle sollicite alors les enseignants et raconte s’être confrontée à des refus :

    « Une fois, j’avais bossé comme une tarée, je m’en rendais même malade ! Et finalement, je l’ai pas eu le brevet blanc ! J’étais un peu déçue ; les profs, ils me décevaient aussi parce que voilà, ils ne voulaient pas trop m’aider à m’améliorer en cours et tout. Et moi, je ne demandais que ça en fin de 3e. Avant, je ne m’intéressais pas en cours, mais en fin de 3e, je voulais quand même bosser dur et tout. Et ils ne voulaient pas. […] Et du coup, ils ne m’ont pas aidée et moi, ça m’a encore plus démotivée et du coup, pour le brevet, j’ai rien révisé du tout. »

    15L’absence de soutien des enseignants de Jennifer envers son investissement aussi intense que soudain se comprend lorsque l’on intègre dans l’analyse les conditions de scolarisation dans les collèges actuels (cf. infra). Or, pour Jennifer, il semble avoir été lourd de conséquences et il lui a fallu attendre l’intégration du lycée professionnel pour mettre en place un nouveau départ.

    Se mobiliser pour l’orientation : Abdelouahed

    16Abdelouahed, dont le père est agent de maîtrise et la mère, au foyer, était un élève moyen dès l’entrée en collège. Petit à petit, il estime avoir pris de « mauvaises habitudes » et fait de moins en moins ses devoirs. Son « envie de bien faire » s’est évaporée au gré des mauvais résultats. Évoquant d’abord des efforts et des progrès, ses enseignants lui reprochent dès la fin de la 6e un investissement inégal, jusqu’à considérer, en 3e, une absence de travail. Cependant, malgré ses investissements irréguliers, Abdelouahed souhaite être orienté en 2nde GT, la seule orientation qu’il considère alors « bien » et où il peut suivre ses copains. Il tente donc d’amadouer les enseignants et de se présenter sous le nouveau jour d’un élève sérieux (un « vrai élève », dit-il). Ses bulletins en portent d’ailleurs la trace : aux deuxième et troisième trimestres de la 3e, ses enseignants notent des progrès et ses résultats augmentent de trimestre en trimestre. Cependant, ces efforts ne suffisent pas aux yeux de ses enseignants, et Abdelouahed doit faire appel de la décision d’orientation du conseil de classe en fin de 3e pour parvenir à obtenir l’orientation souhaitée.

    De quelques explications sociologiques des mobilisations et découragements

    17Au terme de cette incursion dans les trajectoires de (dé)mobilisations des élèves des classes populaires, on peut en dégager trois explications sociologiques.

    La démobilisation comme réponse aux valeurs scolaires faibles

    18Premier constat : les élèves qui se démobilisent tôt sont des élèves faibles dès la 6e. La lecture qualitative des trajectoires montre bien que la plupart des élèves étudiés, qu’ils soient faibles ou forts, tentent d’abord de se conformer aux exigences scolaires de la 6e. Plusieurs raisons peuvent expliquer cette mobilisation première. D’abord, la plupart d’entre eux ont vécu une expérience heureuse du primaire. Ensuite, eu égard à la place qu’occupe la scolarité dans la vie de tout individu aujourd’hui, ils ont le sentiment qu’en entrant au collège, ils intègrent un univers important qui représente un réel enjeu pour leur vie future. Enfin, les enfants de classes populaires reçoivent bien souvent le mandat familial de « sauver l’honneur » – comme le dit Abdelouahed – et de réussir à l’école.

    19Or, chez les élèves qui ne partagent pas les évidences scolaires et qui de surcroît sont déstabilisés par leur entrée en 6e, s’efforcer de se conformer aux exigences du collège implique souvent des efforts considérables. Dans le même temps, ils constatent que d’autres élèves parviennent à accomplir sans trop de difficultés ce qui pour eux est parfois une épreuve – que ce soit d’arriver à l’heure en cours, de réaliser un exercice de mathématiques ou encore une production artistique. On peut donc parler d’inégalité de rendement des efforts et de la bonne volonté, en fonction du volume de « capital cognitif10 » et de la valeur scolaire en 6e. En conséquence, ces élèves développent une frustration et une fatigue qui les conduisent à revenir à leur « naturel », c’est-à-dire à des dispositions moins ascétiques. La plupart n’abandonnent pas l’idée de réussir, de surmonter ce qu’ils peuvent appeler leurs « difficultés ». Selon la personnalité des enseignants, selon leur humeur, selon les disciplines et les enjeux, ils s’investissent donc plus ou moins. Dans ce fragile équilibre entre mobilisations et découragements, les élèves oscillent entre l’envie de réussir à l’école et le constat que, n’y parvenant pas, ils ont intérêt à s’orienter vers d’autres aspects de leur vie, notamment le groupe des pairs et/ou le quartier, comme ce fut ponctuellement le cas de Cédric et d’Abdelouahed.

    20En outre, ce que montrent les cas étudiés, c’est également que, pour ces élèves de classes populaires, « il n’y a pas de place au découragement11 ». Au contraire des élèves ayant acquis par « osmose » les évidences scolaires, les élèves faibles et volontaires doivent mener une lutte de tous les instants contre des dispositions qu’ils ont acquises dans leur socialisation familiale ; pour eux, un renoncement – même provisoire – réduit à néant leurs possibilités de revenir dans le jeu. Pour Charlotte par exemple, la démobilisation est loin d’être première, mais elle amplifie la dynamique d’échec dans laquelle elle s’engage.

    21Les cas étudiés conduisent donc à proposer que la valeur scolaire initiale produit une inégalité de rendement des efforts scolaires. Pour les élèves des classes populaires, qui sont les plus concernés par les valeurs scolaires initiales faibles, nulle place ne peut être laissée au découragement. Cependant, même lorsqu’ils tentent de se mobiliser comme Charlotte, en s’acquittant des diverses tâches exigées par le collège, ils ne parviennent pas toujours à obtenir les résultats qui leur permettraient de considérer que ces efforts paient. D’où la remarque d’Abdelouahed : « Quand j’ai loupé, que je n’y arrivais pas, que les notes ne suivaient pas, logiquement, j’étais plus intéressé. J’étais dégoûté. » En outre, lorsque ces élèves souhaitent se remobiliser, il est souvent trop tard : après plusieurs années de décrochage cognitif, un élève comme Cédric ne peut revenir dans le jeu malgré sa mobilisation et son redoublement de la 3e. Bref, suivant la valeur scolaire initiale, les élèves sont à la fois inégalement sujets aux découragements et inégalement sensibles à ceux-ci.

    « Des efforts trop ponctuels pour surmonter les difficultés »

    22S’y ajoute le fait que, selon leur régularité, les efforts ne sont pas accueillis de la même façon par les enseignants. Les élèves de classes populaires se distinguent par une propension à l’irrégularité. C’est notamment le cas en ce qui a trait aux efforts que déploient des élèves comme Safi, Cédric ou Jennifer. Cependant, ce qui est en jeu ici, c’est non seulement le fait que les façons de travailler de ces élèves des classes populaires sont illégitimes et/ou inadaptées aux yeux des enseignants, mais c’est également le fait que, lorsqu’ils se mobilisent, ces élèves souhaiteraient être soutenus par les enseignants. Or, ces derniers s’intéressent avant tout aux élèves réguliers et ne « voient » pas ces efforts de mobilisation.

    23Ainsi, lorsque Jennifer se mobilise pour le brevet blanc, elle considère « donner » aux enseignants ce qu’ils lui demandent depuis son arrivée au collège. Elle s’attend en retour à ce que ses enseignants soutiennent ses efforts et l’aident à rattraper le retard qu’elle a accumulé. Cependant, Jennifer reste étiquetée comme une élève en difficulté et peu « courageuse » ; dans le contexte difficile de la 3e, ses enseignants privilégient alors le soutien aux élèves sinon plus « récupérables » scolairement, au moins plus réguliers dans leurs efforts. Lorsque Jennifer abandonne de nouveau à la suite de son échec au brevet blanc, elle conforte d’ailleurs ses enseignants dans l’idée que l’aide qu’ils auraient pu lui apporter n’aurait été que peu rentable puisque Jennifer était prête à abandonner de nouveau. De son côté, Jennifer déduit de son échec que le travail ne suffit pas à la faire réussir ; déçue du manque de considération de ses enseignants lorsqu’elle leur a fourni les signes de bonne volonté qu’ils lui réclamaient, elle se sent trahie et injustement mise à l’écart.

    Mobilisations et découragements dans un contexte de scolarisation totale

    24Cependant, les efforts irréguliers de Jennifer ne suffisent à expliquer que ses enseignants n’ont pas soutenu sa tentative de rattrapage. Il faut également prendre en compte le contexte dans lequel ces interactions s’inscrivent. Pour ce faire, nous recourons au concept de « scolarisation totale », afin de penser ensemble les modifications sociétales et scolaires découlant de l’extension de la scolarisation, à savoir, notamment, la modification du sens de l’échec scolaire12, la hausse des ambitions sociales et de l’inquiétude scolaire en milieux populaires, les nouvelles modalités disciplinaires de gestion des collégiens qui découlent de l’injonction de scolariser l’ensemble d’une classe d’âge, l’augmentation de la concurrence entre établissements ainsi que les transformations dans les pratiques pédagogiques des enseignants pour s’ajuster aux « nouvelles populations » et garder le contrôle de leur classe13.

    25En 3e, les élèves en décrochage cognitif sont nombreux et la gestion de classe s’en trouve compliquée. Par ailleurs, les enseignants doivent conduire le plus d’élèves possible au brevet des collèges et s’assurer que les élèves qui intègreront le lycée GT auront les connaissances nécessaires pour y réussir. Par conséquent, les questions des élèves qui tentent de se raccrocher tardivement sont souvent mal accueillies puisqu’elles mettent en péril l’avancement général et la gestion délicate de la classe.

    26Dans ce contexte, nombreux sont les enseignants qui estiment devoir « trier » les sollicitations et laisser quelques élèves « de côté ». En entretien, une enseignante de mathématiques, avoue explicitement qu’elle choisit d’abandonner deux élèves qui ne parviennent pas du tout à suivre son cours et de concentrer ses efforts sur ceux qu’elle « peut sauver ». De même, une enseignante d’espagnol, consent, mi-désabusée, mi-déçue : « Dans une classe à vingt-huit, on perd malheureusement quatre ou cinq élèves qu’on ne peut pas récupérer. »

    27Ces aveux14 d’enseignants trouvent leur écho dans les entretiens réalisés avec les élèves. Ces derniers sont effectivement nombreux à évoquer des enseignants qui ne répondaient pas à leurs questions, même lorsqu’elles étaient importantes à leurs yeux. Cédric raconte ainsi sa relation avec certains enseignants :

    « Moi, j’avais des profs, je leur posais des questions, ils disaient : “ouais, t’avais qu’à écouter mon cours !” C’est parce que voilà, je n’ai pas compris ! Ça me saoulait ! Là, je préférais lâcher l’affaire à chaque fois. Dès que j’avais un prof comme ça, je décrochais, je me mettais dans mon coin, on foutait le bordel, et voilà ! »

    28Le processus décrit par Cédric est fréquent. L’élément déclencheur se situe dans le faible volume de « capital cognitif » de l’élève : d’abord, Cédric n’a pas compris et n’a pas fait preuve des dispositions sociales que ses enseignants apprécient. Ensuite, lorsque Cédric questionne ses enseignants, ceux-ci le renvoient à son incompréhension ; on peut comprendre la réaction des enseignants à la fois par leur souci de gestion de classe et par leur propre histoire scolaire qui les rend souvent peu sensibles aux causes premières des difficultés scolaires d’élèves comme Cédric. Enfin, se sentant injustement traité et ne comprenant toujours rien à ce qui se passe en cours, Cédric décroche et développe des attitudes anti-scolaires.

    29Dans certains cas moins conflictuels, l’interaction entre l’élève faible et l’enseignant peut prendre la forme d’un pacte implicite, où les deux parties considèrent impossible le retour dans le jeu scolaire de l’élève. Tout se passe comme si enseignants comme élèves assumaient que l’élève doit « faire son temps » au collège, sans pour autant que le collège puisse lui apporter quoi que ce soit. L’enseignant accepte de laisser l’élève tranquille du moment que celui-ci ne perturbe pas le cours. Il peut réduire ses exigences, par exemple en ne lui demandant plus que d’arborer les signes extérieurs de l’élève. L’exemple d’Aminata, dont la mère est vendeuse et femme de ménage et le père, décédé, autorise cependant à relativiser l’aspect consensuel de ce pacte. Alors que cette jeune fille avoue qu’elle pouvait régulièrement dormir en cours le matin, elle accuse ses enseignants de ne guère avoir cherché à la réintégrer dans le jeu scolaire. « Ils s’en foutent », conclut-elle. Ou encore : « Mes profs d’anglais, ils se prenaient pas la tête. “Tu veux travailler ? Travaille. Tu ne veux pas travailler ? Tant pis pour toi !” Et pour les personnes qui ont des problèmes, des difficultés, ils étaient pas là pour nous aider à avancer ». On comprend bien, à suivre Aminata, que ce pacte implicite peut produire du découragement implicite15.

    30Malgré leurs difficultés, les élèves de classes populaires sont de plus en plus nombreux à souhaiter poursuivre en lycée GT16. D’où ce que d’aucuns pourraient considérer comme le dernier recours de l’institution pour stimuler la motivation des élèves : la crainte de l’orientation en voie professionnelle. On retrouve chez Prost cette idée selon laquelle, en se démocratisant quantitativement, l’école rend plus difficiles les conditions d’exercice du métier d’enseignant ; la menace « travaillez sinon vous serez orientés17 » constituerait alors la seule arme dont disposent les enseignants pour surmonter l’apathie et le désintérêt des élèves. Ce qui conduit entre autres, nous dit Prost, à une multiplication des interrogations écrites qui s’apparente à une pression exercée sur les élèves pour les maintenir en haleine, d’un trimestre à l’autre, d’une « interro » à l’autre, d’une note à l’autre.

    31La mobilisation d’Abdelouahed s’appuie sur cette menace. Avant la 3e, il estimait qu’il remplissait son devoir scolaire et ne se mobilisait que a minima sur les apprentissages. C’est lorsque ses enseignants de 3e le menacent d’une orientation en voie professionnelle qu’il modifie son attitude vers plus de conformité et s’attache à augmenter ses résultats. Ce type de mobilisation produit cependant deux conséquences paradoxales. D’une part, il s’agit d’une mobilisation factice, voire stratégique, qui ne vise qu’à mieux se faire voir des enseignants et à travailler en fonction des notes et des contrôles. Cela amplifie en quelque sorte le malentendu sur le rapport au savoir puisque, plutôt que de s’approprier le savoir, les élèves tentent alors encore davantage de s’acquitter des diverses tâches et de surmonter les épreuves scolaires, les unes après les autres. Par ailleurs, une fois cette orientation obtenue, cet élève relâchera ses efforts – au moins jusqu’à la prochaine menace d’orientation. D’autre part, cette menace entretient la hiérarchisation des filières d’enseignement ainsi que la dévalorisation de la voie professionnelle.

    La mobilisation scolaire suffit-elle à expliquer la réussite ?

    32Nous avons donc mis en évidence trois causes des mobilisations et découragements des élèves. Mais ce que l’analyse des parcours de ces élèves démontre également, c’est que les mobilisations et découragements ne jouent qu’un rôle limité dans l’explication des inégalités de progression scolaire au collège. Tout autant que l’on ne saurait les ignorer, il importe, dans cette dernière partie, de relativiser leurs effets.

    33D’abord parce que ces mobilisations et découragements prennent directement appui sur la valeur scolaire initiale. Comme on l’a expliqué précédemment par l’expression « inégalité de rendement des efforts », la valeur scolaire initiale est une source de mobilisation ou de découragement.

    34Ensuite parce que les mobilisations et découragements dépendent toujours des conditions de scolarisation, c’est-à-dire du type de classes fréquentées, des particularités des enseignants ou encore des politiques d’établissement. Les cas étudiés réintègrent le travail des enseignants dans le processus qui conduit à des mobilisations (c’est le cas de Hayet, soutenue par ses enseignants) ou à des découragements (comme dans les cas de Cédric, Abdelouahed et Jennifer, que les enseignants ne soutiennent pas – ou peu – dans leurs efforts ponctuels). Dire que les enseignants participent à ce processus, c’est aussi affirmer que ce processus dépend des spécificités de chaque enseignant, de chaque classe et de chaque établissement, et non plus des seules caractéristiques des élèves en question.

    35Enfin parce que les mobilisations et découragements ne parviennent que rarement à modifier durablement les parcours scolaires des élèves. Les cas extrêmes l’illustrent remarquablement bien. Surmobilisée, Hayet ne parvient pourtant pas à l’excellence scolaire. Quant à Corentin, on comprend très bien que même s’il se mobilisait (comme l’a fait Cédric lorsqu’il redouble sa 3e), il ne parviendrait pas à combler les « lacunes » qu’il accumule depuis des années ; en ce sens, on peut donc affirmer que la cause première de ses mauvais résultats n’est pas son découragement.

    36Ces remarques invitent à questionner deux thèses classiques en sociologie de l’éducation, qui s’appuyaient sur des études transversales des mobilisations et découragements.

    37La perspective longitudinale invite d’abord à développer un nouveau regard sur les « miraculés scolaires ». En effet, la plupart des travaux sur la question mettent l’accent sur l’investissement considérable qu’a nécessité pour ces élèves la réussite scolaire. C’est ce que fait J.-P. Laurens en tentant d’objectiver a posteriori les raisons du surinvestissement scolaire des rares enfants d’ouvriers devenus ingénieurs18. Or le biais d’interprétation qui guette ce type de conclusion est que, si les élèves de classes populaires qui réussissent les épreuves scolaires se sont forcément mobilisés pour réussir (et sont même conduits à mettre l’accent sur cette mobilisation pour faire valoir leur position sociale actuelle), ce n’est pas pour autant que tous les élèves qui se mobilisent réussissent. Il semblerait même plutôt que seuls les élèves pour lesquels la mobilisation paie au moins en partie continuent de chercher dans l’école un quelconque salut : l’analyse qualitative des trajectoires révèle qu’aucun élève en échec durable continue à se mobiliser – ni même à jouer le jeu scolaire – sur le long terme. Aussi, l’étude des parcours met en évidence que, qu’ils se mobilisent ou non, les élèves des classes populaires rencontrent pour la plupart des difficultés scolaires au cours de leur scolarité au collège : en conséquence, la plupart d’entre eux se découragent, plus ou moins progressivement. Les mobilisations ne peuvent donc pas être considérées comme le principe directeur des réussites scolaires paradoxales ; elles ne font qu’amplifier la dynamique de réussite nécessaire à toute mobilisation durable.

    38Ce travail longitudinal conduit ensuite à relativiser l’interprétation de J.-P. Terrail à propos des inégalités de réussite entre garçons et filles19. En effet, ce sociologue considère que ces inégalités doivent avant tout être interprétées comme le produit du surinvestissement scolaire des filles qui s’inscrivent dans une dynamique intergénérationnelle suivant laquelle elles souhaitent accomplir ce que leur mère (qui a accédé au statut de femme active) n’a pas complété, à savoir parvenir à une position professionnelle jugée suffisante. L’investissement scolaire des filles devient essentiel puisque, pour elles, l’unique voie de l’émancipation individuelle est la réussite scolaire. En dépit de sa profondeur historique, cette thèse ne peut suffire du moment que l’on sait que les mobilisations scolaires ne parviennent que rarement à modifier durablement les destins scolaires des un·es et des autres.

    Conclusion

    39Grâce à une analyse fine et localisée des parcours scolaires des élèves de classes populaires, nous avons montré ce que ce type de perspective longitudinale apporte à la compréhension sociologique des mobilisations et des découragements scolaires. Cette approche fut particulièrement heuristique afin de saisir, sur le temps long, le poids du jugement d’institution sur les élèves ou encore de comprendre l’évolution des interactions enseignants/élèves au fil des carrières scolaires.

    40Pour conclure, il nous reste à souligner deux limites de cette approche. La première est que les mobilisations et découragements ne sont saisis que de façon indirecte, par le biais des commentaires des enseignants dans les bulletins trimestriels, auxquels peuvent parfois être croisés les souvenirs des élèves, recueillis lorsqu’ils avaient 20-21 ans. Une analyse des parcours scolaires « au fil du temps » autoriserait à plus de finesse et à une meilleure approche des bifurcations. La seconde limite concerne le caractère localisé de la recherche. Certes, il renvoie à un choix méthodologique qui privilégie l’analyse en détails de certains cas, au détriment de la multiplication des lieux d’enquête. Cependant, avant de généraliser les résultats analysés ici, il serait pertinent de se pencher sur d’autres configurations locales.

    Notes de bas de page

    1  Tous les noms de lieux et de personne ont été anonymisés.

    2  Les termes entre guillemets sont issus des commentaires des enseignants dans les bulletins trimestriels.

    3  Baudelot C. et Establet R., Allez les filles ! : Une révolution silencieuse, Paris, Points, 2006 ; Siblot Y., « Je suis la secrétaire de la famille ! La prise en charge féminine des tâches administratives entre subordination et ressource », Genèses, no 64, 2006, p. 46-66.

    4  Bautier É., Terrail J.-P., Branca S., Bonnery S., Bebi A. et Lesort B., Décrochage scolaire : genèse et logique des parcours, Paris, Direction de la programmation et du développement, 2002.

    5  Passeron J.-C., « Biographies, flux, itinéraires, trajectoires », Revue Française de Sociologie, 1990, vol. 31, no 1, p. 16.

    6  Cayouette-Remblière J., L’école qui classe. 530 élèves du primaire au bac, Paris, PUF, coll. « Le lien social », 2016.

    7  Cayouette-Remblière J., « Reconstituer une cohorte d’élèves à partir de dossiers scolaires. La construction d’une statistique ethnographique », Genèses, 2011, no 85, p. 115-133.

    8  Olivier de Sardan J.-P., « La politique du terrain. Sur la production des données en anthropologie », Enquête, 1995, no 1, p. 71-109.

    9  Merle appelle « découragement explicite » toute « action du professeur, souvent publique, jugée intentionnellement décourageant par l’élève concerné », comme le sont les propos vexatoires ou dévalorisants. Cf. Merle P., « Mobilisation et découragement scolaires : l’expérience subjective des élèves », Éducation et sociétés, no 13, 2004, p. 193-208.

    10  Ce concept désigne les pratiques culturelles, la maîtrise des savoirs scolaires ainsi que les habitudes linguistiques légitimes et scolairement rentables. Cf. Millet M. et D. Thin, Ruptures scolaires - L’école à l’épreuve de la question sociale, Paris, PUF, 2012.

    11  Commentaire adressé en 3e (deuxième trimestre) à une élève sérieuse (fille, père chef d’équipe dans le bâtiment, mère femme de ménage), en équilibre précaire autour de 10 depuis la 6e.

    12  Depuis la seconde explosion scolaire (1985-1989), les conséquences de l’échec scolaire se sont démultipliées, et les devenirs des non diplômés se sont profondément assombris. Par ailleurs, l’échec scolaire est de plus en plus interprété en termes psychologiques et/ou pathologiques, ce qui n’est pas sans conséquence symbolique sur les élèves et familles concernés.

    13  Cayouette-Remblière J., L’école qui classe, op. cit.

    14  On peut parler d’aveu au sens où ces pratiques se situent en contradiction avec l’ethos professionnel des enseignants et qu’ils ne les dévoilent qu’après que la confiance se soit installée dans l’entretien.

    15  Merle P., « Mobilisation et découragement scolaires », op. cit.

    16  Poullaouec T., Le diplôme, arme des faibles. Les familles ouvrières et l’école, Paris, La Dispute, coll. « L’enjeu scolaire », 2010.

    17  Prost A., « “Travaillez, sinon vous serez orientés” : essai sur les difficultés actuelles des collèges et lycées français », The French Review, vol. 58, no 6, 1985, p. 793-804.

    18  Laurens J.-P., 1 sur 500 : La réussite scolaire en milieu populaire, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1992 ; Voir aussi Zéroulou Z., « La réussite scolaire des enfants d’immigrés : L’apport d’une approche en termes de mobilisation », Revue française de sociologie, vol. 29, no 3, 1988, p. 447-470.

    19  Terrail J.-P., « Réussite scolaire : la mobilisation des filles », Sociétés contemporaines, no 11, 1992, p. 53-89.

    Auteur

    • Joanie Cayouette-Remblière
      Sociologue, chargée de recherche à l’Institut national des études démographiques (INED).
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    1  Tous les noms de lieux et de personne ont été anonymisés.

    2  Les termes entre guillemets sont issus des commentaires des enseignants dans les bulletins trimestriels.

    3  Baudelot C. et Establet R., Allez les filles ! : Une révolution silencieuse, Paris, Points, 2006 ; Siblot Y., « Je suis la secrétaire de la famille ! La prise en charge féminine des tâches administratives entre subordination et ressource », Genèses, no 64, 2006, p. 46-66.

    4  Bautier É., Terrail J.-P., Branca S., Bonnery S., Bebi A. et Lesort B., Décrochage scolaire : genèse et logique des parcours, Paris, Direction de la programmation et du développement, 2002.

    5  Passeron J.-C., « Biographies, flux, itinéraires, trajectoires », Revue Française de Sociologie, 1990, vol. 31, no 1, p. 16.

    6  Cayouette-Remblière J., L’école qui classe. 530 élèves du primaire au bac, Paris, PUF, coll. « Le lien social », 2016.

    7  Cayouette-Remblière J., « Reconstituer une cohorte d’élèves à partir de dossiers scolaires. La construction d’une statistique ethnographique », Genèses, 2011, no 85, p. 115-133.

    8  Olivier de Sardan J.-P., « La politique du terrain. Sur la production des données en anthropologie », Enquête, 1995, no 1, p. 71-109.

    9  Merle appelle « découragement explicite » toute « action du professeur, souvent publique, jugée intentionnellement décourageant par l’élève concerné », comme le sont les propos vexatoires ou dévalorisants. Cf. Merle P., « Mobilisation et découragement scolaires : l’expérience subjective des élèves », Éducation et sociétés, no 13, 2004, p. 193-208.

    10  Ce concept désigne les pratiques culturelles, la maîtrise des savoirs scolaires ainsi que les habitudes linguistiques légitimes et scolairement rentables. Cf. Millet M. et D. Thin, Ruptures scolaires - L’école à l’épreuve de la question sociale, Paris, PUF, 2012.

    11  Commentaire adressé en 3e (deuxième trimestre) à une élève sérieuse (fille, père chef d’équipe dans le bâtiment, mère femme de ménage), en équilibre précaire autour de 10 depuis la 6e.

    12  Depuis la seconde explosion scolaire (1985-1989), les conséquences de l’échec scolaire se sont démultipliées, et les devenirs des non diplômés se sont profondément assombris. Par ailleurs, l’échec scolaire est de plus en plus interprété en termes psychologiques et/ou pathologiques, ce qui n’est pas sans conséquence symbolique sur les élèves et familles concernés.

    13  Cayouette-Remblière J., L’école qui classe, op. cit.

    14  On peut parler d’aveu au sens où ces pratiques se situent en contradiction avec l’ethos professionnel des enseignants et qu’ils ne les dévoilent qu’après que la confiance se soit installée dans l’entretien.

    15  Merle P., « Mobilisation et découragement scolaires », op. cit.

    16  Poullaouec T., Le diplôme, arme des faibles. Les familles ouvrières et l’école, Paris, La Dispute, coll. « L’enjeu scolaire », 2010.

    17  Prost A., « “Travaillez, sinon vous serez orientés” : essai sur les difficultés actuelles des collèges et lycées français », The French Review, vol. 58, no 6, 1985, p. 793-804.

    18  Laurens J.-P., 1 sur 500 : La réussite scolaire en milieu populaire, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1992 ; Voir aussi Zéroulou Z., « La réussite scolaire des enfants d’immigrés : L’apport d’une approche en termes de mobilisation », Revue française de sociologie, vol. 29, no 3, 1988, p. 447-470.

    19  Terrail J.-P., « Réussite scolaire : la mobilisation des filles », Sociétés contemporaines, no 11, 1992, p. 53-89.

    Comprendre le social dans la durée

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    Ce livre est cité par

    • (2019) Culture et Société La différenciation sociale des enfants. DOI: 10.3917/puv.depoi.2019.01.0365
    • Gauthier, Yannick. (2019) « Devenir quelqu’un ». (Re)valorisation de l’identité sociale par les bénéfices symboliques de l’engagement participatif. Participations, N° 24. DOI: 10.3917/parti.024.0111

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    Format

    Cayouette-Remblière, J. (2018). 12. Sociologiser les mobilisations et les découragements scolaires grâce à l’étude localisée de trajectoires scolaires. In J. Cayouette-Remblière, B. Geay, & P. Lehingue (éds.), Comprendre le social dans la durée (1‑). Presses universitaires de Rennes. https://doi.org/10.4000/books.pur.145622
    Cayouette-Remblière, Joanie. « 12. Sociologiser les mobilisations et les découragements scolaires grâce à l’étude localisée de trajectoires scolaires ». In Comprendre le social dans la durée, édité par Joanie Cayouette-Remblière, Bertrand Geay, et Patrick Lehingue. Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2018. https://doi.org/10.4000/books.pur.145622.
    Cayouette-Remblière, Joanie. « 12. Sociologiser les mobilisations et les découragements scolaires grâce à l’étude localisée de trajectoires scolaires ». Comprendre le social dans la durée, édité par Joanie Cayouette-Remblière et al., Presses universitaires de Rennes, 2018, https://doi.org/10.4000/books.pur.145622.

    Référence numérique du livre

    Format

    Cayouette-Remblière, J., Geay, B., & Lehingue, P. (éds.). (2018). Comprendre le social dans la durée (1‑). Presses universitaires de Rennes. https://doi.org/10.4000/books.pur.145417
    Cayouette-Remblière, Joanie, Bertrand Geay, et Patrick Lehingue, éd. Comprendre le social dans la durée. Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2018. https://doi.org/10.4000/books.pur.145417.
    Cayouette-Remblière, Joanie, et al., éditeurs. Comprendre le social dans la durée. Presses universitaires de Rennes, 2018, https://doi.org/10.4000/books.pur.145417.
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