8. Repenser l’intégration socioéconomique des pieds-noirs en France métropolitaine à l’aide de données longitudinales
p. 147-165
Texte intégral
1Le terme d’« intégration », et le sens qu’il recouvre, ont été l’objet de nombreux débats dans les sciences sociales. Il est ici entendu comme « les modalités d’insertion de l’individu dans tous les rouages de la “machine sociale”1 » et plus particulièrement, dans la présente recherche, au sein du marché du travail. Sous ce terme, nombre de sociologues entendent saisir comment les immigrés font progressivement partie de la société. D’abord investi par les auteurs dits classiques en sociologie (Durkheim, Weber, Halbwachs, etc.), le concept a été adopté par les historiens et sociologues de l’immigration qui ont alors reformulé la problématique qu’il recouvre et en ont fait une notion éminemment temporelle. La nécessité d’adopter une perspective historique longue et de prendre en compte les effets du contexte (de la période) sur les modes de participation à la société d’accueil est régulièrement soulevée. Dès lors, bien que difficiles à mettre en œuvre, les études longitudinales sont, en principe, les mieux à même de saisir le déroulement du processus d’intégration2. La population des rapatriés d’Algérie a pourtant échappé à cette analyse dynamique.
2En 1962, l’accession de l’Algérie à l’indépendance a entraîné le départ massif vers la métropole des Français qui y étaient installés, autrement nommés les « pieds-noirs ». S’il n’existe pas de définition précise de la catégorie « pied-noir », ses membres sont souvent entendus comme « les personnes nées françaises en Algérie lorsque le pays était une colonie et l’ayant quitté au moment de l’indépendance à l’exclusion de ceux que l’on appelait alors les « indigènes musulmans3 ». Bien que leur arrivée en France remonte désormais à plus de cinquante ans, on ne dispose toujours pas d’études approfondies sur le parcours de ces migrants.
3Après avoir brièvement expliqué pourquoi l’étude du devenir des rapatriés d’Algérie a longtemps été limitée dans le temps, la présente contribution cherche à montrer en quoi et comment l’approche longitudinale permet de revisiter la perception que l’on a – et que les pieds-noirs ont eux-mêmes – de leur itinéraire en France métropolitaine entre 1968 et 1999. Pour ce faire, elle présente des résultats issus de l’exploitation croisée de récits de vie (cf. encadré, p. 95-98) et de l’Échantillon Démographique Permanent de l’INSEE (EDP) (cf. encadré p. 150-153). À l’aide de cet important panel, c’est à la fois le rythme, les facteurs explicatifs et le caractère a priori réussi et irréversible de l’intégration des rapatriés d’Algérie qui sont interrogés.
Les pieds-noirs dans les sciences sociales, un regard circonscrit dans le temps
4En 1988, Gérard Noiriel appelait de ses vœux « une réflexion collective sur les points communs et les différences entre l’immigration régionale, coloniale et étrangère4 ». Aujourd’hui, force est de constater que, concernant l’étude des rapatriés d’Algérie, cet appel a été peu entendu. Les travaux qui leur sont consacrés sont circonscrits dans le temps n’excédant pas la période dite des Trente Glorieuses. Or, concernant cette borne temporelle, les chercheurs estiment qu’après avoir surmonté les premières difficultés de l’installation, l’intégration des pieds-noirs a été un succès.
5Durant la décennie 1970, démographes et géographes s’intéressent aux conséquences de l’installation des pieds-noirs en métropole. Compte tenu de l’époque où ils écrivent, ces chercheurs n’ont pas pu adopter une perspective longue. Au début des années 1990, l’attention des historiens s’est portée sur l’exode de 1962, l’accueil et l’insertion immédiate, laissant dans l’ombre l’étendue de l’histoire des rapatriés dont la question de leur devenir en France métropolitaine5. En parallèle de ces travaux se développe au début des années 2000, une sociologie des pieds-noirs. Cette dernière propose de saisir la manière selon laquelle s’est constituée et se réactualise en métropole une forme de mémoire pied-noir et comment se forge autour d’elle une catégorie sociale. Pour ce faire, les chercheurs s’appuient principalement sur des entretiens. Ils trouvent dans l’exploitation de ces matériaux des informations, cette fois rétrospectives, sur le parcours socioprofessionnel des personnes interrogées. Mais, dans la mesure où le discours des pieds-noirs reste enserré dans des enjeux contemporains de présentation de soi et où l’intégration socioéconomique n’est pas le sujet premier de l’analyse, les données restent partielles.
6Contrairement aux immigrés6, les pieds-noirs disposaient, en amont de leur installation dans l’hexagone, de la citoyenneté française. Cette originalité leur a valu d’être peu considérés par les sociologues de l’immigration mettant en œuvre des analyses longitudinales, notamment quantitatives. Les rapatriés d’Algérie sont, en plus, quasiment absents des données de la statistique publique. Les causes de cet oubli sont d’abord à trouver dans la complexité du droit colonial de la nationalité qui différenciait les citoyens français (les pieds-noirs) des Français non-citoyens (les « indigènes musulmans ») sur la base d’un critère ethno-religieux. En effet, si dans le droit métropolitain, nationalité et citoyenneté sont deux concepts intrinsèquement liés, cela n’était pas le cas dans le droit colonial7. À partir du 14 juillet 1865 et jusqu’à la loi électorale du 5 février 19588, la nationalité française fut accordée aux « indigènes musulmans » tout en leur déniant les droits attachés à la citoyenneté9. Cohabitaient donc, en Algérie, des Français citoyens, dont faisaient partie les pieds-noirs, et des Français non-citoyens, les « indigènes musulmans10 ». Cette différenciation reposait sur un critère ethno-religieux aujourd’hui disqualifié par ce que l’on a coutume de désigner comme le « modèle républicain » : la seule distinction juridiquement admise est l’appartenance nationale y compris dans la statistique publique11. Les causes de l’invisibilisation des pieds-noirs dans les sciences sociales sont donc à chercher ensuite dans le fonctionnement de la statistique publique en France. Les statistiques ethno-religieuses sont l’objet de nombreux débats en sciences sociales. Georges Felouzis résume ainsi la controverse : « doit-on nommer au risque de renforcer une vision raciste et racialisée de la société ou s’abstenir de nommer et ainsi laisser dans l’ombre – ou la pénombre – des discriminations aussi structurantes et agissantes sur le destin des individus que celles liées à leur origine ethnique visible12 ? » Le silence a pour l’instant été choisi par l’INSEE. Des variables indirectes sont donc utilisées par les chercheurs souhaitant contourner cette absence de données. Ainsi, pour analyser « la consistance dans le temps de la pénalité ethnique à l’embauche », Roxane Silberman et Irène Fournier utilisent une approche indirecte à partir du seul pays de naissance des parents de jeunes sortis de l’école en 199213. Jean-Luc Richard privilégie, quant à lui, la nationalité à la naissance du « chef de famille » pour décrire les destinées des jeunes issus de l’immigration14. Concernant les rapatriés d’Algérie, les informations sur les ascendants, qui sont par ailleurs rares dans les données de la statistique publique, ne sont pas efficientes15. En principe, les données du recensement de la population ne devraient donc pas offrir de distinguer les pieds-noirs des anciens « indigènes musulmans » et, a fortiori, de rendre compte de leurs trajectoires socioéconomiques respectives. Pourtant, si leur statut différait nettement dans l’Algérie coloniale, il serait intéressant de se demander ce qu’il en est de leur devenir une fois installés en France métropolitaine.
7Un fichier de l’INSEE (EDP) permet de pallier la complexité du droit colonial et à l’absence de catégories statistiques ethno-religieuses en France. L’EDP est le seul fichier de l’INSEE qui permet, grâce aux variables qu’il contient et au suivi individuel qu’il autorise, de saisir les trajectoires des pieds-noirs indépendamment de celles des « indigènes musulmans ». Ce fichier débute avec le recensement de 1968. Or, de 1954 jusqu’à cette date, les agents de la statistique publique mettent en œuvre une taxinomie originale qui vise à distinguer, parmi les ressortissants d’Algérie, les « musulmans algériens » des « non-musulmans ». Pour y parvenir, les agents de l’INSEE vont s’appuyer sur le nom et/ou le prénom des individus recensés. Les pieds-noirs sont donc ceux qui se situent dans la seconde catégorie, celle des « non-musulmans ». Cette distinction en fonction des noms et prénoms est supprimée au recensement suivant, en 1975, mais il est, en quelque sorte, trop tard. L’information figure déjà dans l’EDP et le caractère longitudinal du fichier amène dans le temps présent cette taxinomie désuète et, aujourd’hui, explicitement interdite par la loi. L’une des particularités de la présente recherche est de s’engouffrer dans cette « faille » de la statistique publique, qui est par ailleurs en soi un objet d’étude, afin d’identifier les pieds-noirs, ou du moins ceux que les données de l’INSEE permettent d’étiqueter comme tels, et de produire, en conséquence, des statistiques inédites sur leur parcours.
L’Échantillon Démographique Permanent de l’INSEE (EDP)
Marie-Paule Couto
L’Échantillon Démographique Permanent de l’INSEE a été créé en 1967. Il s’agit du premier panel de grande taille en France. Comme son homologue britannique (longitudinal study), il est né de l’idée de rassembler des informations à caractère sociodémographique sur un échantillon représentatif de la population française. Il permet d’étudier d’une part, les comportements démographiques, tels que la fécondité[1], la mortalité[2] et la nuptialité et d’autre part, les mobilités géographiques et professionnelles des individus sur près de cinquante ans[3].
En pratique, comment l’EDP est-il construit ? Il juxtapose des informations provenant de différentes sources : les bulletins d’État civil et le recensement de la population. Les informations disponibles dans l’EDP sont d’abord celles issues des recensements de 1968, 1975, 1982, 1990 et 1999[4]. En 2004, le mode de collecte du recensement de la population en France a changé. Auparavant exhaustif, des enquêtes annuelles visent désormais à recenser en moyenne un individu sur sept. L’enrichissement de l’EDP est donc maintenant annuel, mais partiel. Cela rend son utilisation plus complexe[5].
Jusqu’en 2004, les « individus EDP » étaient les personnes nées entre le 1er et 4 octobre de chaque année. Depuis, l’échantillon a été élargi aux personnes nées le 2, 3, 4 ou 5 janvier et à celles nées les quatre premiers jours du mois d’avril ou de juillet. Autrement dit, les individus inclus dans le fichier sont ceux pour lesquels on dispose d’un bulletin d’état civil (naissance, mariage, décès) ou de recensement et ayant déclaré être nés l’un de ces seize jours de références. Ce peut être des personnes ayant vu le jour sur le territoire ou des migrants venant de s’installer en France. Chaque année, ces individus viennent grossir les rangs de ceux déjà présents dans la base. Entre sa création et aujourd’hui, la taille de l’EDP a donc considérablement augmenté. En 2012, on ne comptait pas moins de 2,7 millions de personnes dans la base d’études, dont moins de 500000 étaient déjà recensées en 1968. En outre, d’abord limité à l’hexagone, le champ couvert a été étendu en 2004 aux départements d’outre-mer. À chaque fois qu’un « individu EDP » renseigne un bulletin d’état civil ou de recensement, les données le concernant sont ajoutées aux précédentes. Ainsi, les trajectoires des « individus EDP » ne cessent de s’enrichir de l’instant où ils sont identifiés jusqu’à leur disparition. En principe, cette dernière n’intervient que lorsqu’ils décèdent ou lorsqu’ils quittent le territoire national.
L’EDP présente donc plusieurs avantages. D’abord, il permet de reconstituer les trajectoires au fur et à mesure sans faire appel aux souvenirs des enquêtés. Le panel n’est pas affecté par des effets de mémoire. Dans le même temps, contrairement à ce que permettent certaines enquêtes par questionnaires et la méthode de l’analyse biographique, les biographies demeurent fragmentaires puisqu’elles sont parfois tronquées par des intervalles de sept à neuf ans (entre le recensement de 1990 et celui de 1999 par exemple). Ensuite, la taille de l’EDP autorise les chercheurs à mener des études approfondies sur des groupes minoritaires, tels que les « rapatriés d’Algérie[6] », les « ultramarins » en France métropolitaine[7], les descendants d’immigrés[8], ou encore les ouvriers en logistique[9]. Elle permet d’analyser la mobilité géographique, professionnelle ou sociale selon des caractéristiques sociodémographiques précises. Enfin, l’EDP peut être associé (apparié) à d’autres sources externes. Des rapprochements avec le fichier général des électeurs ont permis de mener des enquêtes sur la participation électorale[10]. L’EDP peut également être enrichi (et inversement) par le panel DADS (Déclaration Annuelle de Données Sociales) décrivant les caractéristiques individuelles des salariés et de leurs employeurs.
D’autre part, l’exploitation de l’EDP soulève quelques difficultés, dont certaines sont communes à de nombreux panels. Les informations disponibles évoluent au cours du temps au gré des changements de nomenclature, celles des diplômes et des professions nécessitant une attention particulière. Évidemment, lors de l’analyse, il faut aussi être attentif à la signification des catégories sur la période : avoir son baccalauréat en 1968 n’a pas la même signification qu’en 2012. Les informations disponibles dans la base évoluent également en fonction de la collecte et du contenu des bulletins d’état civil et de recensement. Certaines années souffrent par exemple d’un défaut de collecte des bulletins d’état civil. Les analyses portant sur la mortalité sont particulièrement sensibles à ce problème. Aussi, les variables à disposition dans le fichier restent relativement rudimentaires, mais leur enrichissement va croissant. En 1968, le fichier comprenait uniquement les informations issues des bulletins individuels du recensement. L’EDP intègre en 1975 certaines informations issues des autres bulletins dont des détails sur le logement, le ménage, le « conjoint » et le « chef de ménage ». À partir de 2004, les informations sur toutes les personnes du ménage sont intégrées.
L’accès aux données de l’EDP reste relativement encadré dans la mesure où il s’agit d’informations personnelles très détaillées. L’accès est autorisé aux chercheurs extérieurs à l’INSEE depuis 2010 seulement. Cela explique la rareté des travaux mobilisant cette source. Désormais, les personnes souhaitant exploiter les données de ce fichier doivent s’adresser au Centre Sécurisé d’Accès aux Données (CASD).
Schéma synthétique

Pour en savoir plus
Couet C., « L’échantillon démographique permanent de l’Insee » Courrier des statistiques, no 117-119,2006, p. 5-14.
Jugnot S., « La constitution de l’Échantillon Démographique Permanent de 1968 à 2012 », INSEE, document de travail no F1406, 2014, 83 p.
Niel X., « Les facteurs explicatifs de la mortalité infantile en France et leur évolution récente. L’apport de l’échantillon démographique permanent », INSEE, Document de travail no F1106, 2011, 35 p.
Robert-Bobée I., « Étudier la fécondité à l’aide de l’échantillon démographique permanent », Courrier des statistiques, no 117-119, 2006, p. 15-20.
[1] Robert-Bobée I., « Étudier la fécondité à l’aide de l’échantillon démographique permanent », Courrier des statistiques, no 117-119, 2006, p. 15-20.
[2] Niel X., « Les facteurs explicatifs de la mortalité infantile en France et leur évolution récente. L’apport de l’échantillon démographique permanent », INSEE, Document de travail no F1106, 2011.
[3] Voir le numéro 316-317 d’Économie et statistique « Échantillon démographique permanent » introduit par François Héran en 1998, p. 63-173.
[4] Pour une description détaillée du fonctionnement de l’EDP sur cette période voir Couet C., « L’échantillon démographique permanent de l’Insee », Courrier des statistiques, 117-119, 2006, p. 5-14.
[5] Pour davantage d’informations sur les conséquences de ces changements et sur les utilisations possibles de l’EDP dans sa nouvelle version voir Jugnot S., « La constitution de l’Échantillon Démographique Permanent de 1968 à 2012 », INSEE, Document de travail noF1406, 2014.
[6] Couto M.-P., « L’intégration socio-économique des pieds-noirs en France métropolitaine. Le lien de citoyenneté à l’épreuve », Revue européenne des migrations internationales, 29 (3), 2013, p. 93-119.
[7] Haddad M., Trajectoires migratoires et positions sociales des ultramarins, Paris, Sciences Po, Paris, thèse en cours.
[8] Richard J.-L., Partir ou rester. Destinées des jeunes issus de l’immigration, Paris, PUF, 2004.
[9] Tranchant L., Nouveaux emplois, nouvelle condition ? Recomposition du groupe ouvrier, INRA, Dijon, thèse en cours.
[10] Héran F., « Les intermittences du vote : un bilan de la participation de 1995 à 1997 », Insee Première, 546, Insee, 1997.
De la mise en récit de la réussite à la représentation d’une installation pérenne
8Les études dont les données sont circonscrites dans le temps, c’est-à-dire n’excédant pas la période dite des Trente Glorieuses, et les travaux rétrospectifs, s’appuyant en l’occurrence sur les récits des pieds-noirs, concluent tous que les premières difficultés de l’installation surmontées, l’intégration socioéconomique des rapatriés a été un succès. Au cours des entretiens que j’ai réalisés, les pieds-noirs rencontrés ont effectivement relayé cette image de réussite. Néanmoins, une analyse des contours et des conditions de production de ces discours montre que, par-delà la description des parcours, cette mise en récit du succès des pieds-noirs par les pieds-noirs eux-mêmes visait à répondre à un enjeu spécifique : asseoir, face à une forme de stigmate, leur légitimité en métropole. Or, comme va le révéler ci-dessous l’entretien avec Didier, tous ces éléments concourent à renvoyer une image pérenne de l’installation des pieds-noirs que les données de panel permettent, ensuite, d’interroger.
9Au cours de notre rencontre, Didier, alors âgé de 63 ans et ayant quitté l’Algérie à 16 ans, s’attarde longuement sur les trajectoires scolaires et professionnelles de deux de ses neuf frères, l’un de ses aînés, anciennement directeur financier et l’un de ses cinq cadets, encore à l’époque, ingénieur. Il évoque, notamment, les diplômes, classements et autres évaluations que ces derniers ont obtenu à l’école : « il [son frère cadet] était toujours premier avec 18 de moyenne ». Il cite, également, les gratifications qu’ils ont pu tirer de leurs emplois respectifs : « Mon frère aîné était le plus jeune expert comptable de France à l’époque. » Fort de ces exemples, il impute ensuite une « capacité » à réussir aux pieds-noirs en général et, dans un même temps, cherche à les (se) distancier de ceux qu’il désigne comme les harkis.
« Mon frère aîné était directeur financier de la General Electric pour toute l’Europe. La General Electric, c’est la plus grosse boîte du monde. Il a terminé, il n’y a pas longtemps. Il est à la retraite, mais il est resté consultant. La réussite, c’est une capacité pied-noir. C’est… oui, oui. Regardez, vous avez l’exemple, vous avez les harkis qui étaient des gens remarquables, mais ils sont encore dans leurs bouibouis, alors que malgré tout on les aide. On en parle encore dans des bidonvilles, dans le Sud, dans des choses… Alors que les pieds-noirs, vous n’en entendez plus parler. Vous ne voyez pas de problème, il n’y a pas de souci particulier avec les pieds-noirs. Vous allez à la télé, il y a beaucoup de pieds-noirs. Vous avez en cardiologie… il y a beaucoup de pieds-noirs. Dans les cadres supérieurs, il y a beaucoup de pieds-noirs… »
Didier, 1945 [63 ans], sans-diplôme, employé dans une agence immobilière, en arrêt longue maladie.
10Si j’ai choisi ici de m’attarder sur le cas de Didier, c’est que ce dernier met en récit la réussite des pieds-noirs, sans nécessairement disposer, dans sa trajectoire individuelle, d’éléments pour l’étayer16. En effet, s’il retrace, avec force de détails le parcours de ses frères, il est, en revanche, peu loquace sur son propre itinéraire, pourtant objet de notre rencontre. Il dit « faire des affaires, mais pas officiellement ». Il élude mes questions sur sa scolarité, brouille les pistes concernant sa profession. Or, finalement, il admet à demi-mot au terme de notre entrevue, ne pas avoir obtenu de diplôme. Ayant rencontré des difficultés déjà en Algérie, sa scolarité s’est trouvée d’autant plus perturbée par son brusque départ pour Paris. Son arrivée en France a donc vite coïncidé avec la fin de ses études. Il a depuis occupé, sans se stabiliser, une succession d’emplois : technicien électronicien, négociateur immobilier, photographe. Il se dit de nouveau négociateur immobilier au moment de notre rencontre, profession nécessitant des ressources culturelles, mais pas nécessairement certifiées par un diplôme et qui peut être soumise à une forte incertitude économique17. Il est, qui plus est, en arrêt maladie au moment de l’entretien. Dès lors, lorsqu’il parle des succès des pieds-noirs ce n’est pas « au nom de soi-même » mais davantage « au nom d’une valeur générale18 », le général renvoyant ici au « groupe pied-noir ». Ainsi, Didier attribue au « collectif pied-noir » des caractéristiques spécifiques. En tant que membre du groupe, il fait rejaillir sur lui les qualités qu’il lui concède : « C’est comme nous, nous on nous appelle les pieds-noirs ». Cela est d’autant plus important dans son cas qu’il peine à proposer par ailleurs une image favorable de son parcours. En d’autres termes, en se dissimulant derrière ses frères d’abord, et en se fondant dans le « groupe pied-noir » ensuite, il peut bénéficier d’une aura de réussite. Or, cette aura de réussite qu’il s’efforce de construire se révèle être l’une des réponses possibles à une forme de stigmate : le fait que Didier se voit ou croit être vu comme différent des « Français d’ici », les métropolitains. Ainsi, comme l’a noté Abdelmalek Sayad à propos des immigrés, « il se voue à la recherche de l’« assimilation » comme on dit, ce qui suppose tout un travail de présentation de soi et de représentation (celle que les autres ont de soi et celle qu’on veut leur donner de soi), […] afin, d’une part, de faire disparaître tous les signes susceptibles de rappeler le stigmate […] et, d’autre part, d’afficher par mimétisme l’adoption des traits qui, par contraste, semblent être caractéristiques emblématiquement de ceux auxquels on voudrait s’assimiler19 ». Dans le discours des pieds-noirs, la « recherche de l’« assimilation »» prend encore d’autres formes que celle d’une rhétorique de la réussite. Il s’agit notamment pour les enquêtés de rappeler le passé qu’ils ont en commun avec les métropolitains, ci-dessous la participation à la Première Guerre mondiale.
« J’ai fait mon service. Et si on m’avait demandé je serais parti aussi pour la France, comme mes grands-parents, comme mes parents. Mon grand-père, il a fait la guerre 14-18. Les deux ont fait la guerre 14-18. Ils ont été à Verdun. Comme tout le monde, on est Français. »
Didier, 1945 [63 ans], Oran, sans-diplôme, employé dans une agence immobilière, en arrêt longue maladie.
11Ainsi, les deux procédés – mise en récit du succès socioéconomique des pieds-noirs et évocation des sacrifices que les familles ont pu consentir au titre de leur appartenance nationale – visent à s’inclure dans la société française, à légitimer sa place en métropole. Tous ces éléments contribuent nécessairement à renvoyer une image pérenne de l’installation des pieds-noirs. L’idée selon laquelle certains d’entre eux auraient pu choisir, par exemple, de s’établir ailleurs qu’en France mettrait à mal cette représentation d’une « bonne assimilation ». L’extrait d’entretien ci-dessous réalisé avec une autre enquêtée, Josiane, étaye encore davantage cette analyse.
« Chacun on s’est fait notre situation et on vit comme tout le monde, comme les Français20. On s’est acheté une maison, une jolie maison, ça prouve bien que… Et maintenant on est là bien. On est bien là dans notre maison. »
Josiane, 1929 [79 ans], Oran, Sans-diplôme, Agent de service dans un établissement scolaire.
La « partie immergée de l’iceberg »
12Comme Gérard Noiriel l’a souligné à plusieurs reprises, parler d’une assimilation sans problème, « c’est déjà ignorer toute la partie “immergée de l’iceberg”, c’est-à-dire ces millions d’immigrés qui n’ont fait que passer sur le territoire français21 ». Si cette remarque semble d’emblée pertinente pour les migrants dont traite ce sociohistorien, elle peut paraître incongrue lorsqu’il est question des pieds-noirs – titulaires de la nationalité française, véhiculant dans leurs discours une image d’installation pérenne et dont le « territoire d’origine » sur lequel ils seraient susceptibles de retourner, autrement dit l’Algérie française, n’existerait plus en tant que tel. Pourtant, l’exploitation de l’EDP conduit à revenir sur le caractère incongru de cette remarque.
13Effectivement, avec ce fichier de l’INSEE, on peut suivre les individus sur cinq dates de recensement (1968, 1975, 1982, 1990 et 1999). Dans cette perspective, on remarque que, d’une date à l’autre, des individus disparaissent des données. Ce phénomène, commun dans les enquêtes longitudinales, est généralement désigné sous le terme d’« attrition » (cf. encadré, p. 59-61). L’originalité ici est que l’attrition observée s’agissant des pieds-noirs s’est révélée être significativement différente (avec une probabilité associée au Chi2 inférieure à 0,0001) de celle connue par les métropolitains. Ainsi, sur 100 métropolitains présents en 1968 dans l’EDP, 57 sont encore recensés en 1999, contre seulement 51 pieds-noirs (figure 1). Les causes de ces disparitions peuvent être de deux ordres. En effet, l’EDP s’appuyant sur le recensement qui est une enquête obligatoire, les individus quittent logiquement la base de données lorsqu’ils partent de l’hexagone, mais aussi lorsqu’ils décèdent. Dans l’EDP, les informations du recensement couplées à celles de l’état civil offrent l’opportunité de saisir l’ampleur de chacune de ces causes. En l’occurrence, si un individu EDP est absent lors d’un recensement alors que le fichier ne fait pas état d’un bulletin de décès en France, il est fort probable que la personne ait quitté, à un moment donné, le territoire22. Dès lors, selon cette méthode, les pieds-noirs sont plus nombreux que les métropolitains à connaître une mobilité géographique hors de France métropolitaine sans que nous puissions savoir vers où ils se dirigent (13 % en 1975, contre 6 % des métropolitains à cette date [figure 3 et 4]23).
Figures 1 à 4. Ampleur et causes de l’attrition dans l’Échantillon démographique permanent (en %)

Figure 5 : Régression logistique (odds ratio) Probabilité de disparaître de l’EDP entre deux dates de recensements (t et t +1)

Variables de contrôle : sexe (homme, femme), statut matrimonial à la date t (Célibataire, marié, divorcé, veuf), Génération < à 61 ans à la date t (1908-1914, 1915-1921, 1922-1929, 1930- 1938, 1939-1945, 1946-1952), diplôme à la date t (sans diplôme, CEP, BEPC, CAP-BEP, Baccalauréat, supérieur au Bac.), position socioprofessionnelle à la date t (agriculteur, artisan-commerçant-chef d’entreprise, cadre ou profession intellectuelle supérieures, profession intermédiaire, employé, ouvrier, chômeur, étudiant, inactif), lieu de résidence à la date t (Île-de-France, autres régions), taille de l’unité urbaine à la date t (moins de 20000 hab., entre 20000 et 100000 hab., plus de 100000 hab.).
Champ : individus présents à la date t et pour lesquels on ne dispose pas de bulletin de décès en t +1
14En conséquence, lorsque je débute ma campagne d’entretiens en 2008 – comme pour tous les chercheurs qui ont travaillé à partir d’entretiens rétrospectifs – une part significative de pieds-noirs va, quoi qu’il arrive, m’échapper : les pieds-noirs qui sont décédés certes, mais aussi ceux qui ne se sont pas durablement établis en France. Cette part, que seules les données longitudinales de l’EDP permettent de saisir et de (re)découvrir, est, il est vrai, sans aucune commune mesure avec celle observée pour les immigrés (figure 2 : dès 1975, seuls 45 % des immigrés intercensitaires 1962-1968 sont encore présents), qui ont, toutes choses égales par ailleurs, 16 fois plus de chance que les métropolitains de disparaître des données (sans trace de leur décès) entre 1968 et 1975 (figure 5). Cette probabilité diminue avec le temps, mais reste toujours nettement supérieure à celle des métropolitains. En revanche, celle connue par les pieds-noirs est stable, mais demeure à tout moment 2 fois plus élevée que celle de leurs compatriotes (figure 5). Bien que de moindre ampleur pour les pieds-noirs, le phénomène n’est donc pas anodin. Or, dans une perspective compréhensive, les pieds-noirs concernés retraceraient sans doute différemment de ceux qui sont restés dans l’hexagone leur itinéraire. L’analyse du cas de Patrick peut permettre d’approcher la diversité de ces représentations.
15Patrick a 66 ans au moment de notre rencontre. Désormais retraité, il était auparavant cadre supérieur dans une entreprise pharmaceutique et est titulaire d’un doctorat en pharmacie. Au cours de notre entrevue, il a sélectionné « certains événements significatifs » et leur a « donné cohérence24 ». Ce processus de sélection opéré par les enquêtés a été analysé par Bourdieu sous les termes d’illusion biographique (cf. encadré, p. 95-98). Les modalités selon lesquelles les enquêtés reconstruisent leur parcours n’en demeurent pas moins un objet d’analyse. Ainsi, la cohérence que Patrick instaure diverge sur plusieurs points de celle que j’ai eu l’habitude de rencontrer auprès d’autres pieds-noirs. Effectivement, la plupart des individus interrogés ont structuré leur récit autour de l’idée qu’ils étaient installés dans la colonie parce qu’elle était française, qu’ils l’ont quittée, car cela n’a plus été le cas et qu’ils sont désormais en métropole puisqu’il s’agit du territoire national. Patrick propose quant à lui un agencement différent des événements dans son discours. Il m’explique d’abord longuement, et références bibliographiques25 à l’appui, que l’Algérie a été un certain temps sous domination espagnole, et cela bien avant la colonisation française. Il insiste ensuite sur le nombre important d’Espagnols résidant à Oran où il a grandi. Enfin, il évoque, concernant l’indépendance algérienne, alors qu’à cette date il était étudiant à Nancy, l’intervention de Franco pour évacuer les ressortissants espagnols.
« Donc la culture de cette région s’est transférée en Algérie puisqu’à Oran on considère que l’immigration d’origine espagnole a été beaucoup plus, c’est une certitude, beaucoup plus forte que l’immigration française. Donc, j’ai d’ailleurs un livre là-dessus fait à Valence par… une thèse d’un Valencien où il a ressorti toutes les statistiques françaises d’émigration et d’immigration entre 1850 et 1914 et donc le gros afflux. »
« Comme Oran avait été une ville occupée par les Espagnols qui en avait fait une place forte. Il y avait des souvenirs importants qui étaient là quand même depuis le xvie siècle […]. Les Espagnols ont laissé des traces énormes dans la ville. »
« Quand, il y a eu la débâcle Franco, dont parfois il faut reconnaître les mérites, il n’y a pas que des choses négatives, qui est le premier à envoyer des bateaux. Il criait haut et fort, je rapatrie, les gens de nationalité espagnole, je ne les poursuivrai pas. Ils peuvent rentrer en Espagne et ils auront en Espagne un pays qui les accueillera. »
Patrick, 1942 [66 ans], Oran, doctorat, cadre supérieur dans une entreprise pharmaceutique.
16Cette manière qu’a Patrick de faire sans cesse référence à un autre territoire que celui de la France, renvoie directement aux spécificités de son parcours. Il a, durant sa carrière professionnelle, été muté en Espagne où il a vécu un an. Sa maîtrise de la langue notamment, lui a valu ensuite de diriger une filiale de l’entreprise au Mexique durant sept ans. En d’autres termes, dans son discours, le contexte qui donne « une consistance et une constance26 » à son itinéraire et à son ascension professionnelle est relatif non pas à la France, mais davantage à un autre territoire de référence, en l’occurrence l’Espagne. En conséquence, le cas de Patrick permet d’envisager une certaine diversité dans la mise en récit du parcours des pieds-noirs. Toutefois, si je parviens à l’interroger en 2008, c’est qu’il réside désormais en France métropolitaine. Dans cette perspective, l’intérêt des données de panel est de nous confronter aux insaisissables, ceux qui sont morts ou sont partis vivre ailleurs. Elles permettent de saisir l’importance de ce phénomène et ainsi de nous rappeler que l’intégration dont on parle aujourd’hui – et dont les pieds-noirs eux-mêmes parlent – est, avant tout, celle de ceux qui restent. Fort de ce constat, l’EDP va être ensuite un formidable outil pour appréhender les itinéraires des individus à travers leurs déclarations au recensement, à chaque date où ils étaient encore présents et sur une période largement inexplorée jusqu’alors (1968-1999).
Une autre image du parcours des pieds-noirs ?
17Qu’en est-il alors de la participation des pieds-noirs au marché du travail à la fin et après les années 1960 ? Pour répondre à cette question, on se limitera à la lecture de régressions logistiques qui ont été choisies, ici, parce qu’elles permettaient simultanément d’étayer et de relativiser les résultats obtenus par les travaux antérieurs sur les rapatriés d’Algérie27.
18Comme déjà spécifiés, ces travaux nous disaient d’abord que l’intégration socioéconomique des pieds-noirs a été un succès. Ils précisaient ensuite que l’un des facteurs pour l’expliquer était la conjoncture économique favorable durant laquelle les pieds-noirs ont rejoint l’hexagone. Certains résultats, pourtant, viennent relativiser cette interprétation et, dans un même temps, l’image heureuse de l’insertion socioéconomique de cette population (figure 6 : l’axe O représente la situation des métropolitains). En effet, en 1968, juste avant la fin des Trente glorieuses, la probabilité de ces derniers d’être en emploi plutôt qu’au chômage est nettement inférieure (toutes choses égales par ailleurs) à celle de leurs compatriotes. En 1975, bien que cette probabilité s’approche de celle des métropolitains, elle reste encore, treize ans après l’indépendance de l’Algérie, significativement plus faible.
Figure 6 : Régression logistique (coefficients) Probabilité d’être en emploi plutôt qu’au chômage

Variables de contrôle : sexe (homme, femme), statut matrimonial à la date t (Célibataire, marié, divorcé, veuf), Génération < à 61 ans à la date t (1908-1914, 1915-1921, 1922-1929, 1930- 1938, 1939-1945, 1946-1952), diplôme à la date t (sans diplôme, CEP, BEPC, CAP-BEP, Baccalauréat, supérieur au Bac.), lieu de résidence à la date t (Ile-de-France, autres régions), taille de l’unité urbaine à la date t (moins de 20000 hab., entre 20000 et 100000 hab., plus de 100000 hab.). Champ : Population active.
19À partir de 1982, et jusqu’en 1990, les différences observées entre les populations ne sont plus significatives. En réalité, sous les effets de la crise économique, le taux de chômage augmente pour tous, mais croît cependant moins vite pour les pieds-noirs que pour les autres, amenant les métropolitains à les rejoindre. Les rapatriés semblent, de ce point de vue, moins exposés aux aléas de la conjoncture économique. Et pour cause : une part importante d’entre eux était alors fonctionnaire. En 1990, près du tiers des pieds-noirs actifs occupés étaient fonctionnaires ou assimilés, contre un peu moins d’un quart des métropolitains.
20Il est intéressant de noter que, dans le discours qu’ils tiennent en entretien, les pieds-noirs nient cette explication, préférant se vouer à une forme d’« hypercorrection sociale28 », en entretenant la figure de l’entrepreneur. Le recours durant les entretiens à l’image de l’entrepreneur participe de la rhétorique de la réussite décrite plus tôt. Peu importe sa « réalité » statistique, elle vise à conforter, encore, leur légitimité en France métropolitaine. Les pieds-noirs n’en restent pas moins protégés par la fonction publique.
« Comme on a un esprit plus entrepreneur, plus que fonctionnaire, voilà. Bien qu’il y a beaucoup de fonctionnaires chez nous, mais plus entrepreneur que fonctionnaire. » .
Didier, 1945 [63 ans], Sans-diplôme, Employé dans une agence immobilière, en arrêt longue maladie
« Les pieds-noirs, ils se sont bien intégrés parce qu’ils sont travailleurs, déjà d’une. Ils ne sont pas feignants et que tous ils avaient des enfants, qu’il fallait qu’ils se bougent pour élever leur famille et chacun, avec leurs malheurs, ils se sont débrouillés et ils ont trouvé du travail. Que même en Corse, on a critiqué les pieds-noirs parce qu’ils prenaient le travail des Corses, mais pourquoi ? Parce que les Corses ce n’étaient que des feignants. Et là-bas, le pied-noir il a fait de la vigne, des fruits, il a fait de tout parce que là-bas, il n’y avait rien. Ce n’était que des châtaignes, il n’y avait rien. Et les pieds-noirs, ils ont évolué. Ils ont travaillé et ils ont réussi. »
Josiane, 1929 [79 ans], Oran, Sans-diplôme, Agent de service dans un établissement scolaire.
21En 1999, la situation des pieds-noirs actifs se détériore. Leur taux de chômage dépasse à cette date les 12 %, contre 8,7 % pour les métropolitains. Toutes choses égales par ailleurs, à cette date, la probabilité des pieds-noirs d’être en emploi est bien inférieure à celle de leurs compatriotes (figure 6). Ce phénomène trouve en partie son origine dans la loi du 4 décembre 1985 portant amélioration des retraites des rapatriés. Cette loi autorise, notamment, les Français ayant exercé une activité professionnelle dans les territoires autrefois administrés par la France à obtenir une aide de l’État pour effectuer le rachat de leurs cotisations d’assurance vieillesse. Sont concernés par cette dernière les Français rapatriés, mais aussi les conjoints survivants de ces personnes. Elle permet ainsi aux pieds-noirs de quitter un marché de l’emploi en crise. Ces départs n’interviennent qu’en 1999 puisque c’est à cette date que la génération bénéficiaire de la réforme s’approche de l’âge de la retraite. La loi offre ainsi aux membres de cette génération l’opportunité de s’extraire du marché du travail. Mais, au sein de cette génération, elle est avant tout saisie par les rapatriés disposant des trajectoires d’emploi les plus stables. La loi laisse, en conséquence, les personnes fragilisées, c’est-à-dire trop éloignées des quarante années de cotisations, sur le marché du travail. Ce phénomène explique, de la sorte, la détérioration de la situation des pieds-noirs en 1999 et, dans un même temps, met à jour des inégalités sociales au sein même du groupe des pieds-noirs que sans une perspective longitudinale nous n’aurions pu identifier.
22Un autre facteur avancé pour expliquer le devenir des pieds-noirs en France métropolitaine était leurs caractéristiques démographiques, leur relative jeunesse et leur niveau de diplôme élevé notamment. La probabilité des pieds-noirs en emploi, d’occuper une catégorie socioprofessionnelle intermédiaire ou supérieure (plutôt qu’une autre moins prestigieuse) surpasse celle des métropolitains (figure 7 : l’axe 0 représente la situation des métropolitains). Cet « avantage » s’observe dès 1968 et perdure jusqu’en 1990. La structure socioprofessionnelle de la fonction publique, où les cadres et les professions intermédiaires sont nombreux et les ouvriers moins représentés, a pu jouer en faveur des pieds-noirs. En revanche, puisque cette probabilité a été calculée à sexe, statut matrimonial, génération, diplôme, lieu de résidence et taille de l’unité urbaine contrôlés, l’explication par les spécificités démographiques des rapatriés n’épuise pas complètement l’analyse de leur insertion sur le marché du travail. Au moins en début de période, le taux d’activité relativement faible des pieds-noirs, en particulier des femmes (avec en 1968 un taux de 41 % contre 51 % pour les métropolitaines) laisse à penser qu’une sélection s’opère en amont de l’entrée sur marché du travail.
Figure 7 : Régression logistique (coefficients) Probabilité d’occuper une profession intermédiaire ou supérieure plutôt qu’une autre profession

Variables de contrôle : sexe (homme, femme), statut matrimonial à la date t (Célibataire, marié, divorcé, veuf), Génération < à 61 ans à la date t (1908-1914, 1915-1921, 1922-1929, 1930- 1938, 1939-1945, 1946-1952), diplôme à la date t (sans diplôme, CEP, BEPC, CAP-BEP, Baccalauréat, supérieur au Bac.), lieu de résidence à la date t (Ile-de-France, autres régions), taille de l’unité urbaine à la date t (moins de 20000 hab., entre 20000 et 100000 hab., plus de 100000 hab.). Champ : Population en emploi.
Conclusion
23Ce qui m’a amenée à repenser l’intégration socioéconomique des pieds-noirs en France métropolitaine renvoie à trois manières différentes d’appréhender les données longitudinales. Les entretiens rétrospectifs d’abord, qui, riches en informations, n’ont été analysés qu’à la lumière de la position sociale des individus aujourd’hui. Entretiens au sein desquels se développent des stratégies de présentation de soi qui contribuent à véhiculer l’image d’une « bonne assimilation » des pieds-noirs. De la même façon que l’a observé Abdelmalek Sayad pour les immigrés, en réaction à une forme de stigmate, « l’enjeu semble être, [dans les entretiens], de se donner à soi-même et de donner de soi au moyen de stratégies de simulation et dissimulation, de « faire semblant », de bluff, l’image qui plait et dans laquelle on se complaît, l’image qu’on veut la plus conforme à ses intérêts matériels et symboliques, l’image la moins éloignée de l’identité dont on se réclame29 ». En conséquence, les interactions dans la situation d’entretien sont mobilisées, dans la présente recherche, comme autant d’occasions d’appréhender d’une part les contours de cette image et d’autre part, les moyens différenciés et socialement situés de tracer ces contours. Le suivi de panel ensuite, grâce auquel on a pu conserver une trace de ceux que nous ne sommes justement plus en mesure d’écouter désormais. Ces individus décédés ou partis vivre ailleurs nous rappellent que la « bonne assimilation » a peut-être ses contradicteurs. Ce suivi longitudinal m’a permis, enfin, d’inscrire la problématique du devenir des pieds-noirs dans différents contextes (périodes), notamment ceux de la dégradation de la conjoncture économique, et de revisiter ainsi les explications ordinairement avancées pour expliquer la forme de leur parcours.
24Pour conclure, nous souhaiterions revenir sur les bornes mobilisées dans ce travail longitudinal. Si l’analyse de l’intégration socioéconomique des rapatriés d’Algérie peut être conduite jusqu’à leur sortie du marché du travail, ce suivi longitudinal reste contraint par les bornes temporelles imposées par l’EDP. Ainsi, le recensement de la population de 1968 devient, dans les analyses statistiques, le « point de départ » des trajectoires. De son côté, François Héran invite à considérer la date d’installation en France comme « le point de départ obligé de l’observation » de l’intégration des immigrés et de leurs enfants30. Or, si la borne retenue dans les analyses statistiques reste arbitraire, il est loin d’être évident que le franchissement d’une frontière soit plus pertinent. En effet, bien que, durant les récits de vie cinquante ans après les faits, les pieds-noirs évoquent avec précision la date à laquelle ils ont rejoint l’hexagone, cette date laisse dans l’ombre la préparation en amont de cette immigration. Comme Geneviève ci-dessous, les pieds-noirs présentent l’été 1962 comme un moment charnière de leurs parcours :
« Voilà, je me suis mariée en 1961. Ma fille est née en juin 1962. Et je me suis sauvée, avec elle, le 5 juillet 1962, jour de la proclamation de l’indépendance. Le jour même, je suis partie le jour de la proclamation d’indépendance. »
Geneviève, 1938 [70 ans], Alger, certificat d’études, cheffe de magasin.
25La précision de cette datation renvoie à la manière dont ils s’approprient collectivement l’indépendance algérienne. Si la solidification des mémoires autour de cette séquence historique est lourde de sens, elle participe à dissimuler les liens tissés avec la métropole en amont de l’installation, souvent par les plus dotés de mes enquêtés. Or, Geneviève qui présente son mari comme un gradé de l’OAS, disposait d’une voiture, envoyée au Havre avant la déclaration d’indépendance. Le couple a pu rapidement se constituer un capital en vendant ce bien. Ils ont ainsi tiré parti en métropole de ressources matérielles dont ils disposaient déjà en Algérie. Le pécule constitué par la vente de la voiture a permis à Geneviève de se rendre en Espagne où elle a résidé deux mois, avant de retourner en Algérie. Ce n’est finalement qu’en octobre 1962 qu’elle « atterrit ici à Marseille ». En érigeant l’été 1962 en « point de départ », nous occulterions les déplacements géographiques multiples et vécues comme plus ou moins définitifs par les familles. En conclusion de cet article, la trajectoire de Geneviève permet donc de rappeler que l’intégration est un processus continu ne débutant pas avec le franchissement d’une frontière, et qu’aucun bornage ne permet de l’appréhender pleinement.
Notes de bas de page
1 Beaud S. et Noiriel G., « L’immigration dans le football », Vingtième siècle, no 26, 1990, p. 90.
2 Safi M., Le devenir des immigrés en France. Barrière et inégalités, thèse de doctorat en sociologie, Paris, EHESS, 2007.
3 Savarèse É., L’invention des pieds-noirs, Paris, Séguier, 2002. À l’inverse, la catégorie de « métropolitains » employée par les enquêtés désigne les personnes nées françaises en France.
4 Noiriel G., Le creuset français. Histoire de l’immigration XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2006 [1988], p. VII.
5 Scioldo-Zürcher Y., Devenir métropolitain. Politique d’intégration et parcours de rapatriés d’Algérie en métropole, Paris, EHESS, 2010.
6 Nous nous référons à la définition de la catégorie « immigré » adoptée par le Haut Conseil à l’Intégration : « est immigré toute personne vivant en France née étrangère à l’étranger ». En conséquence, dans les traitements statistiques qui vont être proposés ensuite, on comparera le devenir des pieds-noirs à celui des immigrés au sens de cette définition et arrivés durant la même période intercensitaire (entre le 1er janvier 1962 et mars 1968).
7 Blévis L., « Les avatars de la citoyenneté en Algérie coloniale ou les paradoxes d’une catégorisation », Droit et Société, no 48, 2001, p. 557-580.
8 La loi du 5 février 1958 établit le collège unique et réaffirme l’appartenance de l’Algérie à la République française.
9 Weil P., Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la révolution, Paris, Gallimard, 2005, p. 19. Les « indigènes israélites », quant à eux, sont déclarés collectivement citoyens français par le décret Cérmieux du 24 octobre 1870. Ce décret est abrogé le 7 octobre 1940 avant d’être rétabli le 22 octobre 1943.
10 Après l’indépendance, les personnes régies par le droit commun, autrement dit les pieds-noirs, ont automatiquement conservé la nationalité française. En revanche, les individus régis par le droit local, les « indigènes musulmans » ont dû se plier à des formalités de reconnaissance de la nationalité ou, à défaut d’y avoir souscrit dans les délais, aux formalités de réintégration dans la nationalité. Durant la période prescrite par la loi pour procéder aux déclarations de reconnaissance, les intéressés continuaient à posséder la nationalité française mais ils étaient, à nouveau, privés de la citoyenneté. En l’absence de déclaration, au-delà de cette période, ils perdaient l’une et l’autre.
11 Schnapper D., « Les enjeux démocratiques de la statistique ethnique », Revue française de sociologie, 1 (49), 2008, p. 133-139.
12 Felouzis G., « L’usage des catégories ethniques en sociologie », Revue française de sociologie, 1 (49), 2008, p. 128).
13 Silbermann R. et Fournié I., « Les secondes générations sur le marché du travail en France : une pénalité ethnique ancrée dans le temps. Contributions à la théorie de l’assimilation », Revue française de sociologie, 2 (47), 2006, p. 243. Les enquêtes Générations réalisées périodiquement par le CÉREQ et exploitées par ces auteures font partie des rares enquêtes où figurent la nationalité et le lieu de naissance des ascendants des individus interrogés. Ces informations sont nécessaires à l’approche indirecte qu’elles mettent en œuvre.
14 Richard J.-L., Partir ou rester ? Destinées des jeunes issus de l’immigration étrangère en France, Paris, PUF, 2004. Le « chef de ménage », tel que défini par l’INSEE, renvoie au parent de sexe masculin d’un couple avec un ou plusieurs enfants.
15 Pour les raisons évoquées plus haut, la distinction entre pieds-noirs et anciens « indigènes musulmans » ne repose ni sur la nationalité de leurs ascendants, ni sur le pays de naissance de ces derniers.
16 Au cours de notre campagne d’entretiens, j’ai souvent rencontré ce cas de figure, mais il s’agissait la plupart du temps de femmes peu qualifiées qui, nées dans les années 1920, n’ont pas connu, à un âge où cela aurait pu les concerner, l’essor de l’emploi féminin. Ces dernières ont donc peu travaillé, mais elles évoquent durant les entretiens les « bonnes situations » des pieds-noirs.
17 Bernard L., « Le capital culturel non certifié comme mode d’accès aux classes moyennes. L’entregent des agents immobiliers », Actes de la recherche en sciences sociales, no 191-192, 1, 2012, p. 68-85.
18 Pollak M., L’expérience concentrationnaire. Essai sur le maintien de l’identité sociale, Paris, Métailié, 2000, p. 233.
19 Sayad A., « Immigration et “pensée d’État” », Actes de la recherche en sciences sociales, no 129, 1999, p. 10.
20 Il est intéressant de noter que la recherche de l’assimilation conduit Josiane à comparer la situation des pieds-noirs à celle de ceux qu’elle désigne comme « les Français ». Dès lors, on voit se dessiner un paradoxe que nous n’avons malheureusement pas l’espace ici d’analyser plus avant, mais au sein duquel les pieds-noirs revendiquent la nationalité française tout en se distinguant de ceux avec qui ils la partagent.
21 Noiriel G., « Immigration : le fin mot de l’histoire », Vingtième siècle, no 7, 1985, p. 141-150.
22 Richard J.-L., Partir ou rester ? Destinées des jeunes issus de l’immigration étrangère en France, op. cit.
23 Cette estimation demeure néanmoins partielle car elle n’a été réalisée que sur les individus nés les 1er et 4 octobre, les informations issues de l’état civil 1982-1989 étant manquantes pour les personnes nées les autres jours de référence de l’enquête (les 2 et 3 octobre).
24 Bourdieu P., « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, 62 (62-63), 1986, p. 69.
25 J’ai pu relever l’usage de références bibliographiques, principalement de travaux d’historiens, dans plusieurs entretiens. Les enquêtés qui mobilisent ce type de supports sont quasi-exclusivement des hommes disposant d’un important capital culturel.
26 Ibid., p. 69.
27 Pour une analyse plus détaillée des trajectoires des pieds-noirs, voir Couto M.-P., Les paradoxes de la citoyenneté. Le devenir des pieds-noirs en France métropolitaine, thèse de doctorat en sociologie, EHESS, Paris.
28 Sayad A., « Immigration et « pensée d’État »», art. cité.
29 Sayad A., « Immigration et « pensée d’État »», art. cité.
30 Héran F., « La mobilité sociale et professionnelle à la lumière de l’Échantillon Démographique Permanent », Économie et statistique, no 316-317, 1998, p. 71. La date d’installation constitue le « point de départ » de l’analyse dans la mesure où elle définit une promotion de migrants dont il s’agit de suivre les expériences au fil du temps.
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