1. Les logiques du recrutement et de l’investissement politiques au Parlement européen
p. 29-48
Texte intégral
1Parce que le Parlement européen (PE) réunit des parlementaires de 28 nationalités, élus sur des scrutins nationaux aux logiques plus ou moins spécifiques (Dompnier, 2011), il forme une assemblée unique aux dynamiques contrastées.
2D’un côté, l’hétérogénéité politique et nationale (avec plusieurs centaines de partis nationaux représentés), les élargissements successifs de l’UE, le fort taux d’abstention aux élections européennes (54,5 % en 2004, 57 % en 2009, 57,5 % en 2014), la distance avec les centres politiques nationaux et le manque de reconnaissance par les politiciens, journalistes et autres commentateurs nationaux (Costa, 2009), confèrent au PE une relative instabilité structurelle et une forte hétéronomie aux espaces politiques nationaux. Nommés à l’issue d’un processus électoral très fragmenté et de dynamiques profondément ancrées dans les univers politiques nationaux (Belot et Pina, 2009), beaucoup d’élus ont occupé des positions politiques dans leurs États d’origine à l’échelon local ou national, ou des positions non électives auprès d’élus ou dans un parti politique. De la sorte, les positionnements adoptés au PE dépendent en partie des anticipations associées à des trajectoires inscrites au sein des institutions et des espaces politiques nationaux (Meserve et al., 2009).
3D’un autre côté, les recherches sur les carrières et les profils des eurodéputés montrent une relative stabilisation de leur recrutement et une forme d’autonomisation de cet espace institutionnel (Verzichelli et Edinger, 2005 ; Marrel et Payre, 2006 ; Beauvallet et Michon, 2010 ; Whitaker, 2014). De premières études, sur des élus d’une délégation nationale – britannique (Westlake, 1994), française (Beauvallet, 2007) – ou de plusieurs délégations – allemande, italienne et britannique (Scarrow, 1997) –, ont nuancé voire contredit la représentation alors relativement commune d’un mandat européen de « fin de carrière ». Les unes comme les autres ont relevé qu’une part non négligeable des eurodéputés fait carrière au PE et s’y investit durablement. Dans une étude sur les députés européens de 2004 (hors pays ayant adhéré à l’UE en 2004), L. Verzichelli et M. Edinger ont étayé l’hypothèse d’une élite transnationale émergente. Pour ce qui est des élus français, W. Beauvallet a évoqué une « professionnalisation tendancielle » (Beauvallet, 2007), le PE étant investi de manière conséquente par des élus pour lesquels le mandat européen permet de « vivre de la politique », au sens de Max Weber. À partir d’une enquête sur l’ensemble des parlementaires de la 6e législature (2004-2009), W. Beauvallet et S. Michon ont prolongé cette thèse en précisant les conditions d’émergence de cette élite (Beauvallet et Michon, 2010). Ils ont montré que la position périphérique du PE dans les champs politiques nationaux le rend finalement peu attractif pour les dirigeants politiques. Ce faible intérêt favorise un recrutement plus ouvert, offrant à des acteurs moins dotés en capital politique national une opportunité d’accès au métier politique. Par ce biais, ils ont accès à des ressources monétaires (indemnités, aides à l’embauche de collaborateurs) et à des ressources politiques variées, bien que spécifiques au champ politique européen. Aidés par de petites « entreprises politiques » plus étoffées que dans bien des systèmes nationaux (avec 5,5 assistants en moyenne, Michon, 2014), un ensemble d’eurodéputés se spécialise ainsi sur le travail politique et représentatif européen. L’investissement dans les divers aspects du travail parlementaire – associant présence et intervention dans l’hémicycle et dans les réunions de commission ou de groupe, dépôts et co-signatures d’amendements ou de résolutions, rédaction et suivi de rapports législatifs ou d’information – favorise, sur le long terme, l’accès à des positions de pouvoir et d’influence plus ou moins importantes : rapporteur fictif ou en titre, chef d’une délégation nationale, coordinateur de groupe au sein d’une commission, vice-président ou président d’une commission ou d’un groupe, membre du bureau du PE. L’émergence d’une élite parlementaire supranationale a récemment été confirmée par R. Whitaker qui, à partir d’une analyse diachronique sur des élus de plusieurs législatures, montre que le PE est devenu plus attractif pour faire une carrière législative (Whitaker, 2014). Les carrières parlementaires (Whitaker, 2014), la distribution des principaux postes de direction (Beauvallet et Michon, 2010) et les logiques institutionnelles d’ensemble (Hix et Høyland, 2013) indiquent que le PE est de fait très inséré dans les dynamiques spécifiques au « champ de l’Eurocratie » (Georgakakis, 2012).
4Tout en précisant l’hypothèse de la « professionnalisation », ce chapitre esquisse les liens entre l’évolution du recrutement des élus, les modalités de l’investissement parlementaire et les logiques de la division du travail politique au sein de l’institution. L’analyse des données recueillies sur plusieurs législatures depuis 1979, date de la première élection au suffrage universel, permet d’abord d’actualiser les connaissances sur la composition du PE et de mettre en évidence, par-delà l’hétérogénéité relative des processus en cours au sein de l’institution, la stabilisation relative de ses membres et l’émergence d’une élite parlementaire transnationale placée au centre de l’espace. Elle permet de montrer que, contre l’idée selon laquelle le mandat européen est essentiellement un mandat de fin de carrière, il se présente surtout comme une étape dans une trajectoire politique ascensionnelle, ce qui modifie considérablement la place de « l’Europe » dans les dynamiques politiques individuelles. Elle offre ensuite la possibilité de se représenter les clivages propres à l’institution parlementaire européenne. Appréhendée comme un espace de positions structurées par les trajectoires des élus, cette projection restitue non seulement les différentes voies d’accès au Parlement européen, mais également la manière dont ces dernières orientent les modalités de l’investissement et de la division du travail en interne. Ce sont les élus pour lesquels le PE représente une voie d’accès au métier politique qui s’investissent dans les formes les plus caractéristiques de l’espace politique européen. Les parlementaires européens font valoir une forme de « bonne volonté », qui n’est pas sans rappeler les observations de Bourdieu sur les pratiques culturelles des membres des catégories sociales intermédiaires et en ascension (Bourdieu, 1979). Parce qu’ils ont moins de chance que d’autres d’obtenir des positions nationales équivalentes, ils s’investissent à temps plein dans les productions du PE. Ces « permanents de l’Europe » (Georgakakis, 2012b) sont ainsi en mesure de s’assurer un contrôle relatif de l’institution.
Données
L’analyse repose sur plusieurs bases de données sur les biographies des membres du Parlement européen de la première législature (1979-1984), la sixième (2004-2009), la septième (2009-2014) et la huitième (2014-2019). Les bases de données ont été complétées principalement à partir du trombinoscope du PE et de dictionnaires biographiquesa. Les indicateurs se rapportent aux propriétés sociodémographiques (genre, âge, niveau et type d’étude, étude à l’étranger), aux trajectoires politiques (types de mandats, expériences électives et non électives) et professionnelles (professions antérieures). Compte tenu des stratégies de présentation de soi pour ce type de données, les informations ont été croisées avec plusieurs sources (sites ou blogs personnels, de partis ou de groupes politiques, d’autres assemblées locales ou nationales au sein desquelles les députés ont pu être élus, sites non officiels tels que Wikipédia ou des organes de presse). Les listes recensant l’ensemble des députés élus depuis la première législature en 1979 (N = 3593) ont également été extraites depuis le site du PE. Une fois fusionnées dans une base unique, elles sont ici mobilisées pour analyser les taux de renouvellement entre législatures ou l’ancienneté des élus.
a. Les données sur la première et la sixième législature ont été saisies par Willy Beauvallet et Sébastien Michon. Celles sur la septième législature l’ont été par Willy Beauvallet, Victor Lepaux et Sébastien Michon, et complétées ensuite par Gomatee Lahsen grâce à un financement du projet Strasbourg School of European Studies (université de Strasbourg, Projet d’Excellence). Les données sur la huitième législature ont été saisies par Victor Lepaux et Céline Monicolle, puis complétées par Sébastien Michon.
Propriétés et trajectoires des élus européens depuis 1979
5Les données recueillies sur plusieurs législatures montrent que le recrutement des eurodéputés s’est diversifié, mais également spécialisé. Délaissé par les élites nationales en raison de son caractère « périphérique » ou « secondaire » dans les espaces politiques nationaux, le mandat européen a été saisi par des personnels dont les profils politiques et sociaux rendaient plus improbable la conquête de positions politiques centrales au national et qui ont trouvé au niveau européen un espace alternatif de « professionnalisation politique ». En accroissant les rétributions potentielles de la présence à Strasbourg, le renforcement des pouvoirs constitutionnels du Parlement depuis 1986 et surtout 1996 et 2009, a favorisé ce processus (Judge et Earnshaw, 2008), de même que l’importance relative – et variable selon le pays d’origine1 – des moyens dont disposent désormais les eurodéputés pour les accompagner dans leur mandat et travailler à leurs positionnements dans les espaces politiques locaux ou nationaux, en vue de leur réélection ou de la poursuite de la carrière politique dans d’autres espaces2.
Stabilité relative des membres du Parlement européen
6Le renouvellement des élus au PE est certes plus important que dans la plupart des parlements nationaux. Alors qu’il représente 30 % à 40 % selon les élections à l’Assemblée nationale française (François et Grossman, 2011), environ un tiers au Bundestag en 2013 et à la chambre des communes en 2010 (Rozenberg, 2014), le taux de non-réélection est supérieur à 50 % au PE. Parmi les 751 députés européens élus en 2014, un peu moins de la moitié d’entre eux (48 %) ont siégé au cours de la précédente législature (la 7e) (voir tableau 1 en annexe). Plus instable que la plupart des parlements nationaux, le PE l’est toutefois moins que lors des premières législatures. Par rapport aux années 1980, les eurodéputés démissionnent moins fréquemment en cours de mandat pour rejoindre une autre position (26 % au cours de la première législature, 17 % au cours de la sixième, 14 % au cours de la septième). Le taux de réélection au PE est en constante augmentation jusqu’au milieu des années 2000 (tableau 2 en annexe). Les carrières s’inscrivent plus qu’avant dans la durée : au début de la 8e législature, près d’un député sur trois effectue son second mandat, 14 % son troisième, et un sur dix présente une longévité de plus de trois mandats. En moyenne, les députés ont siégé dans 1,9 législature, et les réélus dans 2,8 législatures.
Un espace de « professionnalisation politique »
7La stabilisation relative de l’assemblée va de pair avec une transformation des profils des élus (tableau 3 en annexe). Les eurodéputés ne cumulent plus le mandat européen avec le mandat national. Ils cumulent également de moins en moins le mandat européen avec un mandat local (respectivement 15 %, 13 % et 16 % au cours de la 6e, 7e et 8e législature). La part des élus qui se caractérisent par une expérience politique nationale est décroissante jusqu’à la 6e législature (47 % des eurodéputés de la première législature avaient déjà été membres de parlements nationaux, 35 % pour la 2e, 28 % pour la 5e) (Corbett et al., 2011). Si elle s’accroît à partir de 2004 (39 % pour la 6e, 33,5 % pour la 7e, 36 % pour la 8e), elle demeure assez circonscrite. Ainsi, malgré l’affirmation relative du PE dans le fonctionnement général de l’Union européenne (Rittberger, 2005 ; Hix et Høyland, 2013), les acteurs les plus centraux du champ politique national l’ont progressivement délaissé – certes pas totalement.
8L’image de l’institution au cours de la première législature et, à un moindre niveau au cours de la seconde, où siégeaient de nombreuses personnalités âgées, à la suite de longues carrières nationales, et où de nombreux élus en situation de cumul démissionnaient avant terme, a donc considérablement changé. Plus qu’une maison de retraite dorée ou une position d’attente d’un retour dans un parlement national ou un gouvernement, le PE se présente majoritairement comme un espace de « professionnalisation politique » pour des personnalités ou des prétendants aux profils politiques et sociaux moins favorables dans les logiques de sélection commandant l’accès au pouvoir politique et aux positions électives centrales. De fait, il permet à un ensemble d’individus d’accéder à un mandat suffisamment rétribué, sur le plan financier comme symbolique, pour « vivre » pleinement de l’activité politique, que ce poste corresponde à un premier mandat électif ou qu’il s’inscrive en prolongement de mandats locaux de plus faible envergure, moins rémunérateurs et dont l’exercice ne permet pas nécessairement de faire de la politique à plein-temps (maire de petite ville, adjoint, conseiller général ou régional).
9Ceux pour qui le PE représente un accès à la profession politique et/ou une ascension dans la carrière sont effectivement plus nombreux dans les années 1990 et 2000 : le mandat européen est souvent un premier mandat d’importance après un mandat local (19 % sur la 1re, 25 % sur la 6e, 27 % sur la 7e législature, 24 % sur la 8e) ou un tout premier mandat (33 % au cours de la 1re, respectivement 35 %, 34,5 % et 38 % pour les 6e, 7e et 8e législatures).
10Premier accès à un mandat ne veut toutefois pas dire novice en politique. En effet, parmi ceux qui accèdent au métier politique par le mandat de député européen, se trouvent des professionnels non élus de la politique, des militants et/ ou des personnes engagées dans des partis politiques ou organisations similaires (syndicats, etc.). Le PE forme, de plus en plus, une voie d’accès à un mandat parlementaire pour des acteurs politiques non élus. Parmi les eurodéputés de la 8e législature, on compte ainsi 26 % d’anciens collaborateurs politiques (assistants parlementaires, membres de cabinets de ministres ou de commissaires européens, permanents d’organisations politiques, etc.) contre 10 % au cours de la 1re législature, 19 % au cours de la 6e, 28 % sur l’ensemble de la 7e. En tout, ce sont 11 % des parlementaires qui n’ont jamais (ou très peu) occupé un autre emploi qu’un emploi politique (collaborateur ou élu).
Figure 1 : Répartition des députés de la 8e législature selon leur classe d’âge (en %)

Figure 2 : Évolution de la part des femmes au sein du Parlement européen (en %)

11Par conséquent, c’est grâce à l’Europe qu’une part croissante de parlementaires accèdent à une position élective qui leur permet d’exercer un mandat suffisamment rémunérateur pour l’exercer à plein-temps, et ce plutôt en début ou en milieu qu’en fin de carrière comme tend à l’indiquer leur âge moyen ; avec 51,9 ans en moyenne au 1er janvier 2015 les élus de la 8e législature sont un peu plus jeunes que la plupart des parlementaires nationaux (Best et Cotta, 20003).
Des profils intellectuels, internationalisés et féminisés
12À l’image des profils politiques, les profils sociodémographiques sont dans l’ensemble relativement stables au cours des dernières législatures. Si les eurodéputés présentent des profils plutôt conformes aux personnels politiques (Best et Cotta, 2000 ; Gaxie et Godmer, 2007), ils se distinguent par leurs capitaux scolaires et internationaux, et surtout par leur féminisation, confirmant de ce point de vue la spécificité du PE.
13Les capitaux scolaires sont particulièrement importants au sein du PE. Assez fréquemment diplômés en lettres et sciences humaines ou en droit, les députés présentent des niveaux d’étude élevés : plus de huit sur dix sont diplômés du supérieur ; 26,5 % des élus détiennent un doctorat, une proportion nettement plus élevée qu’en France par exemple, tant à l’Assemblée nationale (14,5 % en 2007) (Costa et Kerrouche, 2007) qu’au Gouvernement (18 % entre 1986 et 2013) (Behr et Michon, 2013).
14Comme les élites politiques nationales, les parlementaires européens sont en grande partie issus, par leurs professions, des catégories supérieures de l’espace social (Norris et Franklin, 1997 ; Hix et Lord, 1997 ; Navarro, 2009), mais ils se positionnent plus fréquemment au sein du pôle culturel et intellectuel de ces dernières. Les parts de ceux qui ont exercé une profession scientifique ou une profession de l’information, de la communication et du spectacle (respectivement 17 % et 10 % sur la 8e législature) sont effectivement plus élevées que celles observées au sein de pays membres, comme par exemple en France, à l’Assemblée nationale (respectivement 6 % et 2 % en 2007) (Rouban, 2011).
15Une autre spécificité du recrutement au PE renvoie au fait que les trajectoires scolaires et professionnelles sont assez fréquemment internationalisées et européanisées. Parmi les eurodéputés, près d’un sur cinq a effectué tout ou partie de ses études dans un pays différent du sien, et un sur dix a occupé une position au sein du champ de l’Eurocratie. Outre l’un ou l’autre agent de groupe d’intérêt, il s’agit surtout de membres d’une institution européenne : commissaire européen, membre du cabinet d’un commissaire, fonctionnaire à la Commission, membre du Comité des régions, et surtout collaborateur politique au PE, en tant qu’assistant parlementaire d’un eurodéputé ou agent d’un groupe politique (6 %). Au cours des deux dernières législatures, la progression de ces profils est sensible par rapport aux législatures antérieures.
16Mais le changement le plus important dans les profils des élus depuis 1979 est incontestablement la féminisation. Avec 37 % de femmes, l’assemblée européenne est plus féminisée que la plupart des Parlements nationaux (25,4 % en moyenne dans les pays de l’Union européenne4). Si la parité est encore loin d’être atteinte, la féminisation est une tendance lourde : la proportion de femmes a doublé entre la première législature et les trois dernières (16 % en 1979, 30 % en 1999, 31 % en 2004, 35 % en 2009).
17Le PE forme donc une voie d’accès au métier politique pour des acteurs très diplômés, plutôt internationalisés, dont une part importante de femmes. Appréhender les grandes évolutions caractéristiques de la composition de l’assemblée depuis sa première élection au suffrage universel de 1979 permet d’illustrer certaines caractéristiques et dynamiques du champ politique que dessine l’Union européenne (Kauppi, 2005), mais aussi de souligner le profil social particulier de ces acteurs de l’UE. Il s’agit maintenant de comprendre les effets de ces positionnements sociaux sur les investissements parlementaires.
Le Parlement européen : un espace de positions et d’investissements
18Si l’analyse met en exergue un type de profil émergent – les élus pour lesquels le PE représente un accès au métier politique –, l’hétérogénéité relative des profils et parcours des élus européens ne doit pas être minimisée. De ce point de vue, la construction de l’espace parlementaire à partir des indicateurs de la trajectoire politique met en évidence les lignes de clivage et d’opposition propres à l’espace sociopolitique qu’ils forment collectivement.
Trois voies d’accès au PE
19L’analyse géométrique des données est particulièrement adaptée à l’étude d’espaces sociaux dont la structure d’interrelations est complexe. Grâce à une analyse des correspondances multiples (ACM) (Lebaron et Le Roux, 2015), la position des eurodéputés peut être interprétée relationnellement aux autres individus.
20Nous proposons ici de construire un espace des parlementaires européens à partir d’une ACM effectuée sur l’ensemble des élus de la 7e législature (N = 857). De type spécifique (Le Roux et Rouanet, 2010), cette ACM est construite à partir de six indicateurs de trajectoire politique (14 modalités associées) : la carrière politique gouvernementale ou élective (passage par le gouvernement, exercice d’un mandat parlementaire national, exercice d’un mandat local) ; la dynamique de la carrière (durée de la carrière élective au premier mandat au PE) ; les expériences de collaborateurs politiques (membre d’un cabinet ministériel, d’un cabinet d’exécutif local ou collaborateur d’élus). Les deux premiers axes forment un bon résumé de l’espace des trajectoires politiques des eurodéputés.
21Le premier axe (25,74 % de l’inertie totale, valeur propre 0,3432) distingue les eurodéputés selon la durée de leur carrière politique à l’entrée au PE (l’indicateur de durée est hiérarchisé sur l’axe). Cet axe oppose ainsi, à l’entrée au PE, les détenteurs d’un capital électif de ceux qui en sont dépourvus. D’un côté se trouvent ceux qui accèdent au PE à la suite de carrières souvent longues au gouvernement, au parlement national ou dans un exécutif local (région, commune) (supérieure à 10 ans voire 20 ans). D’un autre côté se situent ceux pour qui le mandat européen représente un accès au métier politique : ils n’ont jamais été élus précédemment. Sans expérience élective, ils ne sont pas nécessairement, on l’a dit, sans expérience politique, dans la mesure où une partie d’entre eux a exercé des fonctions dans des entourages politiques. Sur cet axe de la longévité élective, se superpose également l’âge : les plus expérimentés étant souvent les plus âgés.
22Le deuxième axe (15,60 % de l’inertie, valeur propre 0,2081) est construit à partir des types de positions exercées précédemment. Il représente un axe de volume et de structure des capitaux politiques. Il oppose d’un côté des élus relativement proches du centre du champ politique et des partis politiques – c’est-à-dire de ceux qui constituent les listes et attribuent les circonscriptions (Lefebvre et Marrel, 2012) (responsables de partis, anciens ministres, parlementaires nationaux et anciens membres de cabinet ministériel), aux élus locaux et aux anciens collaborateurs d’élu (assistant parlementaire, permanent) d’un autre côté, moins souvent positionnés au centre du jeu politique, mais néanmoins proches de personnalités locales d’envergure.
23Sur le plan formé des deux premiers axes, les anciens ministres et parlementaires nationaux se répartissent dans un quadrant sud-est, les anciens membres de cabinet ministériels dans un quadrant sud-ouest, les ex-collaborateurs politiques dans un quadrant nord-ouest, tandis que les anciens ou actuels élus locaux se retrouvent dans un quadrant nord-est. Ce plan donne donc à voir une structure en triangle, à partir de trois voies d’accès au PE : la voie nationale, à la suite d’un passage au gouvernement ou au parlement national (elle représente près de 40 % de l’ensemble) ; la voie directe de ceux qui n’ont pas été élus ou été membre d’un gouvernement précédemment (un tiers environ) ; la voie locale, par les espaces politiques infranationaux (un peu moins de 30 %).
24Plusieurs indicateurs ont été placés en variables supplémentaires. Ces variables supplémentaires ne participent pas à la construction des axes, mais peuvent être projetées à titre indicatif. Il s’agit d’une part des propriétés associées à la nationalité, au groupe politique, et aux trajectoires sociales et scolaires (profession d’origine, niveau de diplôme, type d’étude, etc.). Il s’agit d’autre part des indicateurs d’investissement dans l’activité législative : longévité au PE, commissions parlementaires dans lesquelles siègent les élus, investissement dans les principales pratiques législatives (rédaction de rapports, de rapports pour avis ou de propositions de résolution, interventions en plénière, etc.), ou encore nombre d’assistants recrutés au PE. Ces indicateurs d’investissement permettent d’observer la distribution de l’activité parlementaire selon le type d’entrée au PE, et donc de mettre en évidence les profils des élus les plus disposés à s’investir dans l’assemblée.
Des différences nationales
25La répartition des groupes politiques indique que le mandat européen est plus souvent une entrée directe pour les élus des plus petits groupes, notamment EFDD (75 %), GUE-NGL (54 %) et Verts-ALE (48 %) que pour les élus des deux principaux groupes, PPE (30 %) et S & D (36 %), plus passés par une voie nationale ou locale. Ce résultat traduit le fait que, dans un certain nombre de pays, pour des raisons tenant aux modes de scrutin autant qu’à l’économie des transactions politiques au sein de marchés périphériques (Beauvallet et Michon, 2008), les élections européennes sont plus ouvertes qu’au niveau central ou infranational, et permettent aux formations politiques dominées ou périphériques d’accéder plus facilement à des positions électives.
26Telle que l’illustre la répartition des nationalités, le mandat européen est avant tout une voie d’accès au métier politique pour les élus des Quinze (pays membre de l’UE avant 2004) : pour trois quarts d’entre eux, le mandat européen est un premier mandat ou un premier mandat d’importance après un mandat local, contre un tiers seulement des membres issus des élargissements post-2004. Parmi les Quinze, tel est particulièrement le cas des élus de Grèce, des Pays-Bas, du Luxembourg et du Royaume-Uni. Pour les députés issus des pays ayant adhéré à l’UE depuis 2004, l’accès au mandat européen se fait surtout par la voie nationale : sous la 8e législature, 58 % sont d’anciens parlementaires nationaux contre seulement 27 % parmi ceux issus des Quinze. Pour les élus des pays post-2004 et des « petits » États des Quinze, la confusion des parcours européens et nationaux est plus importante que dans le cas des « grands » États qui sont aussi les plus anciens, et pour lesquels une différenciation plus nette des parcours européens et nationaux tend à s’imposer. Si cette situation découle en partie des effets liés au nombre plus faible d’individus concernés dans ces petits États, elle est également liée à un positionnement différent du mandat européen dans des espaces politiques nationaux. D’une part, ces derniers sont plus étroitement connectés aux espaces transnationaux (le cas du Luxembourg étant ici idéal typique). D’autre part, dans les pays de l’Est de l’Europe notamment, le PE bénéficie d’attraits symboliques et financiers particulièrement importants au regard de ce que peuvent offrir les positions nationales équivalentes. Tirées vers le haut par les États les plus généreux dans ce domaine, les indemnités et facilités financières dont bénéficient les eurodéputés (harmonisées avec le statut d’élu à la fin des années 2000) se révèlent très avantageuses pour des élus issus des pays au niveau de vie moins élevé. Bien entendu, l’homogénéité des élus des derniers élargissements doit également être tempérée, puisque les élus des pays Baltes, de la Slovaquie, de la Pologne et de la Roumanie sont plus expérimentés au national que les élus tchèques et bulgares, de même que les élus finlandais ou danois.
27Les élus s’opposent ensuite selon la structure des ressources sociales et politiques, selon des logiques somme toute classiques, opposant les « avant-gardes technocratiques aux pouvoirs sociaux à base locale » pour reprendre les termes de Bourdieu et Boltanski (Bourdieu et Boltanski, 1976). Les parlementaires qui ont exercé une profession scientifique ou été hauts fonctionnaires se situent au sud du plan formé des deux premiers axes, du côté des élus entrés au PE par la voie nationale. Ce sont pour une part importante des élus des pays des élargissements de 2004, 2007 et 2014 : plus diplômés, ils sont aussi plus internationalisés (28,5 % des élus des élargissements des années 2000 ont effectué une partie de leurs études à l’étranger contre seulement 12,5 % des élus des Quinze). Au nord du plan, les élus caractéristiques de la voie locale sont en revanche plus souvent agriculteurs, artisans-commerçants, enseignants du secondaire, médecins, etc. Ils correspondent à des profils marqués par l’importance de ressources sociales et politiques territorialisées. On les retrouve plus fréquemment parmi les élus des pays fondateurs de l’UE : Allemagne, Belgique, France, Italie. Enfin, à l’ouest du plan, parmi les élus entrés au PE par la voie directe, se trouvent les auxiliaires politiques de métier, collaborateurs d’élus, membres de cabinets ou permanents au sein de partis qui n’ont jamais exercé d’une activité professionnelle en dehors du champ politique et qui entrent au PE sans expérience élective. Émergente parmi les jeunes générations, cette voie d’accès au métier politique est empruntée par des diplômés en sciences politiques. Elle est également plus internationalisée que la filière locale et plus féminisée que les deux autres filières : les hommes sont dans l’ensemble un peu plus expérimentés en politique et plus souvent représentés dans les filières d’entrée nationales (18 % ont été membres d’un gouvernement contre 13 % des femmes ; 35 % ont été membres d’un parlement contre 32 % des femmes). La féminisation du personnel politique, plus fréquente au sein groupes de gauche (GUE-NGL, S & D, Verts-ALE) et des délégations des Quinze, s’est donc en partie jouée via cette voie d’entrée au PE.
Figure 3 : ACM à partir des indicateurs de la trajectoire politique des eurodéputés (variables actives) (eurodéputés de la 7e législature, N = 857)

Aide à la lecture : Les modalités des variables actives de l’ACM (les principaux indicateurs de trajectoire politique de l’ensemble des députés de la 7e législature) ont été projetées sur le plan formé des axes 1 et 2. Sont également projetées trois variables supplémentaires : le type de carrière (voie locale, voie nationale, ou voie directe), le passage par une fonction au sein du champ de l’Eurocratie (« posUEavant »), et le passage par une fonction de collaborateur politique au Parlement européen (CollabPE). Les variables supplémentaires ne participent pas à la construction des axes, mais leur projection permet d’observer leur positionnement dans l’espace des variables actives.
Aide à la lecture des points : CollabPolitique (sansCab) : a été collaborateur politique en dehors de membre de cabinet ministériel ; CollabPE : a été collaborateur politique au Parlement européen ; Gouv ou Gouvernement : a été membre de gouvernement ; Carr0an : carrière élective de 0 année à l’entrée au Parlement européen
Figure 4 : ACM à partir des indicateurs de la trajectoire politique des eurodéputés avec projection de la nationalité et du groupe politique (eurodéputés de la 7e législature, N = 857)

Aide à la lecture : Le pays d’élection et le groupe politique – deux variables supplémentaires – ont été projetés sur le plan formé par les axes 1 et 2 de l’ACM. On peut ainsi observer la répartition des groupes et des nationalités sur l’ACM construite à partir des indicateurs de trajectoire politique. On constate ainsi que les élus de Lettonie, Lituanie, Slovénie, Croatie, Estonie, sont plus souvent d’anciens membres de gouvernement que les élus d’Italie et de France, qui sont eux plus souvent d’anciens élus locaux.
Aide à la lecture des points des groupes politiques : ADLE : Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe ; ECR : Conservateurs et réformistes européens ; EFDD : Europe de la liberté et de la démocratie directe ; GUE : Gauche unitaire européenne-Gauche verte nordique ; NI : Non inscrit ; PPE : Parti populaire européen ; S & D : Socialistes et démocrates ; Verts : Verts-Alliance libre européenne.
Figure 5 : ACM à partir des indicateurs de la trajectoire politique des eurodéputés avec projection des caractéristiques professionnelles et scolaires (eurodéputés de la 7e législature, N = 857)

Aide à la lecture : le niveau de diplôme, le type d’étude et la principale profession exercée (variables supplémentaires) ont été projetés sur le plan formé des axes 1 et 2. Le point « Hauts-fonctionnaires » se situe à proximité du point « CabinetMinisteriel » : les anciens membres de cabinet ministériel sont souvent d’anciens hauts fonctionnaires.
Aide à la lecture des points : CadsupPub : cadre supérieur du public ; CadsupPrivé : cadre supérieur du privé ; ProfLiberal : professions libérales ; profinter : professions intermédiaires ; profsecondaire : professeur du secondaire ; InfoComSpec : professions de l’information, de la communication et du spectacle ; collabpol : collaborateur politique de métier.
Figure 6 : ACM à partir des indicateurs de la trajectoire politique des eurodéputés, projection des commissions parlementaires (eurodéputés de la 7e législature, N = 857) (zoom sur le centre)

Aide à la lecture : l’appartenance à chacune des 20 commissions parlementaires (qui représentent chacune une variable supplémentaire) a été projetée sur le plan. Les députés situés au sud-est du plan, anciens parlementaires nationaux ou membres de gouvernement, sont surreprésentés au sein de la commission AFET (affaires étrangères).
Aide à la lecture des points : AFCO : Affaires constitutionnelles ; AFET : Affaires étrangères ; AGRI : Agriculture et développement rural ; BUDG : Budget ; CONT : Contrôle budgétaire ; CULT : Culture et éducation ; DEVE : Développement ; ECON : Affaires économiques et monétaires ; EMPL : Emploi et affaires sociales ; ENVI : Environnement, santé publique et sécurité alimentaire ; FEM : Droits de la femme et égalité des genres ; IMCO : Marché intérieur et protection du consommateur ; INTA : Commerce international ; ITRE : Industrie, recherche, énergie ; JURI : Affaires juridiques ; LIBE : Libertés civiles, justice et affaires intérieures ; PECH : Pêche ; PETI : Pétitions ; REGI : Développement régional ; TRAN : Transports et tourisme.
Figure 7 : ACM à partir des indicateurs de la trajectoire politique des eurodéputés, projection de pratiques législatives et d’indicateurs d’investissement (eurodéputés de la 7e législature, N = 857) (zoom sur le centre du plan)

Aide à la lecture : les variables supplémentaires projetées sont des indicateurs de pratiques législatives (nombre de rapports parlementaires, d’avis, de questions posées, de déclaration écrites, et de propositions de résolutions), et du type d’investissement (nombre d’assistants parlementaires recrutés au Parlement européen (PE) et en circonscription). Ce sont cette fois des variables quantitatives continues, d’où la projection de flèches. Le nombre augmente lorsque l’on suit la flèche. Par exemple, pour « AssistantsParlementairesPE », le nombre d’assistants parlementaires au Parlement européen augmente lorsque l’on va vers la flèche, quand on se situe dans le quart sud-ouest du plan composé des axes 1 et 2 de l’ACM. Pour « QuestionsPosees », le nombre de questions posées par les députés est quasiment superposé au deuxième axe : les députés situés au nord du plan tendent à poser plus de questions, au contraire de ceux au sud du plan qui tendent à proposer plus de résolutions.
Des pratiques socialement déterminées
28Cet espace de positions renvoie également à un espace d’investissement au PE. En effet, les pratiques concrètes des élus ne se distribuent pas au hasard ni simplement en fonction de préférences individuelles ou politiques, comme cherchent à le montrer Julien Navarro ou Nathalie Brack par exemple (Navarro, 2009 ; Brack, 2014). Elles sont en partie déterminées socialement, au sens où elles dépendent de la structure des propriétés sociales et politiques détenues par les élus et dont les propriétés font sens relationnellement. C’est ce dont rendent compte les projections sur l’ACM de la longévité, du type de pratiques législatives, du nombre de collaborateurs recrutés, des commissions parlementaires investies, ou encore de l’occupation des principales positions de direction de l’Assemblée (présidences et vice-présidences du PE, des commissions et des groupes). Véritables « permanents de l’Europe » dans un univers relativement instable, les élus les plus actifs dans l’assemblée sont aussi ceux qui font état de la plus forte longévité.
29Ils se retrouvent majoritairement parmi les élus de la voie directe, ceux pour qui le mandat européen constitue le premier mandat. D’une part, les élus qui présentent la longévité la plus importante ne sont pas tant ceux qui sont caractéristiques de la voie nationale (1,7 mandat au PE en moyenne), que de la voie locale (1,8 mandat) et surtout de la voie directe (1,9 mandat). D’autre part, les indicateurs d’investissement dans les pratiques parlementaires sont concordants. Les députés issus de la voie nationale s’investissent moins que les autres élus dans la vie parlementaire, en dehors des interventions en plénière qui correspondent aux pratiques les plus visibles et les plus légitimes au niveau national, mais dont l’importance demeure relative au PE, en raison d’une emprise moins forte de la rhétorique politique dans cet univers politique transnational et de l’importance tout à fait déterminante du travail en commission. À l’inverse, ce sont les députés entrés au PE par la voie directe qui sont les plus actifs dans les pratiques qui, bien que moins visibles, sont aussi les plus distinctives au PE et dans le champ de l’Eurocratie plus généralement, en raison de leur emprise plus forte sur la définition et la discussion de l’expertise sur laquelle repose l’action publique et la production du droit européen (Robert, 2003 ; Beauvallet et Michon, 2012b ; Vauchez, 2014) : rapports parlementaires divers, propositions de résolution, déclarations écrites. Les élus issus de la voie directe ont ainsi rédigé 2,9 rapports en moyenne contre 2,1 pour ceux issus de la voie nationale (respectivement 2,6 rapports pour avis contre 2,0). Cet investissement dans le travail législatif va de pair avec un recrutement d’assistants parlementaires plus nombreux et plus fortement positionnés à Bruxelles5 et Strasbourg, au contraire des élus entrés par la voie locale et dont les équipes sont plus étoffées en circonscription (Michon, 2014).
30La différenciation des investissements concerne également les domaines d’action publique abordés dans le cadre des commissions parlementaires. Les élus caractéristiques de la voie nationale privilégient, sur un modèle proche des observations menées à l’Assemblée nationale (Riaux, 2014), des commissions traditionnellement prestigieuses au national (Affaires étrangères, Affaires constitutionnelles), qui sont toutefois sans pouvoir proprement législatif au niveau européen. Les parlementaires qui accèdent au PE à la suite d’un mandat local – et qui cumulent pour certains d’entre eux le mandat européen avec un mandat local – se consacrent plus fréquemment à des thématiques en prise directe avec des enjeux fortement territorialisés (Agriculture, Politique régionale, Transports-tourisme, Pêche, Industrie). Enfin, les élus entrés par la voie directe sont plus prompts à s’investir dans ce qui est aussi perçu comme le cœur du travail parlementaire, à savoir la discussion des projets de législations relatives à la gestion du marché unique. Ils se tournent ainsi plus souvent vers les commissions Pétitions, Affaires juridiques, Marché intérieur, Culture, Économie et monétaire ou Libertés civile, autant de secteurs d’activité que nombre d’élus locaux ou nationaux ont tendance à considérer comme plus techniques, moins politiques et moins prestigieux. Ces commissions renvoient cependant, et dans le même temps, aux secteurs de politiques publiques concernés par la procédure législative ordinaire (ou codécision) et donc aux routines de l’exercice du pouvoir communautaire (Smith, 2010)6. Elles recouvrent des enjeux déterminants pour les acteurs qui ont partie liée avec le cœur du champ de l’Eurocratie, en raison de leur intérêt direct à une présence durable à Bruxelles du fait de leur faible capacité à reconvertir leurs positions dans les espaces politiques nationaux en raison de la faiblesse de leurs ressources locales ou centrales. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que les formes de « bonne volonté parlementaire » (Beauvallet, 2007) se retrouvent essentiellement parmi ces franges « intermédiaires » des élus européens (entre les modes d’entrée par le « haut » et par le « bas »). Rien d’étonnant non plus à ce que ces élus soient fortement représentés parmi les leaders de l’Assemblée, c’est-à-dire les détenteurs des principales positions de pouvoir, en particulier au sein des commissions.
31Les logiques sociales de l’investissement parlementaire contribuent ainsi à éclairer les dispositions et types de capitaux les plus favorables pour s’imposer depuis le PE comme « permanent » de l’Europe (Georgakakis, 2012b), une situation dont les caractéristiques renvoient à une double dimension de longévité et de centralité au sein de l’institution.
32Moins positionnés sur les espaces politiques locaux et nationaux, les élus « permanents » s’avèrent aussi plus disponibles que d’autres, moins tenus par des engagements locaux en particulier. Cette position est ensuite conditionnée par l’appartenance à l’un des groupes les plus au centre du jeu parlementaire (S & D, PPE, ADLE voire Verts). Ces derniers détenant l’essentiel des rapports, des postes de pouvoirs et, plus largement, de la capacité de négociation des décisions internes, ils fonctionnent comme des formes de banques de « crédit européen » dont peuvent se prévaloir leurs membres les plus investis. La capacité à se conformer aux spécificités du métier politique européen, à l’hexis et aux savoir-faire caractéristiques de la figure de l’expert dans un espace historiquement marqué par la prééminence de l’eurocrate (Georgakakis, 2002 ; Eymeri, 2010 ; Robert, 2010b), dépend également des parcours scolaires et professionnels. Les études à l’étranger qui ont permis d’acquérir, au-delà des compétences linguistiques, des ressources multiculturelles fortement valorisées dans les univers bruxellois (Wagner, 2005), des études de droit ou de sciences politiques, ou encore une activité professionnelle au sein d’un entourage politique, particulièrement d’un eurodéputé ou d’un commissaire européen, constituent des expériences favorables. C’est en lien avec ces caractéristiques sociales que le PE s’est imposé comme une voie de professionnalisation pour les femmes et un lieu d’investissement privilégié pour celles-ci (Beauvallet et Michon, 2008). C’est également au prisme de ces propriétés qu’il convient d’analyser les formes différenciées de l’investissement entre les élus issus des Quinze et les autres (2,6 rapports parmi les élus des Quinze contre 1,9 pour les pays des élargissements post-2004).
Figure 8 : Nombre moyen de mandats au PE des eurodéputés de la 8e législature

selon le groupe politique
Figure 9 : Nombre moyen de mandats au PE des élus de la 8e législature

selon la nationalité
33Mais la position de permanent de l’Europe est aussi dépendante de la capacité à assurer la stabilité de sa position. Or, la capacité à se faire réélire est très dépendante de la configuration nationale dans laquelle se trouvent les élus. De fait, les élus plus expérimentés dans l’assemblée sont plus souvent issus des Quinze (2 mandats contre 1,7 mandat pour les représentants des pays entrés dans l’UE à partir de 2004). C’est le cas en particulier du Luxembourg (3 mandats), de l’Allemagne (2,5 mandats), de la Belgique (2,3 mandats), du Royaume-Uni (2,3 mandats), de la Finlande (2,2). La France (1,9), la Lettonie (1,9 mandat), la Pologne, la Roumanie et la Slovaquie (1,8) occupent une position intermédiaire, tandis que les élus bulgares, tchèques (1,5), chypriotes (1,3) ou encore hollandais (1,6), italiens (1,5) et grecs (1,1) apparaissent comme les moins expérimentés.
Conclusion
34Cette étude offre une vue historique et transversale du PE en tant qu’espace social et politique transnational. Contre des représentations communes qui ont la vie dure, elle montre que les eurodéputés se présentent moins comme des élus en fin de carrière que des élus pour lesquels le PE offre une voie d’accès à la professionnalisation politique, orientant directement ses membres sur différentes formes de « bonne volonté politique » à l’égard des rôles institués au sein du champ de l’Eurocratie. À l’inverse des analyses qui insistent sur le poids déterminant de variables individuelles, voire psychologiques, pour expliquer les « rôles » parlementaires, elle met en évidence des déterminations des investissements des élus européens au sein de l’assemblée. Elles ne se comprennent qu’en rapport à un espace de position complexe mêlant les dimensions sociales, politiques et nationales. L’analyse montre comment s’impose, au sein du PE, un groupe de « permanents de l’Europe » disposés à jouer le jeu parlementaire, à tenter de le dominer, et à se positionner, sur cette base, dans les concurrences plus larges caractéristiques du champ de l’Eurocratie.
Notes de bas de page
1 Voir le chapitre de Cédric Pellen.
2 Outre l’indemnité parlementaire (8213,02 euros avant imposition en 2015), de frais généraux (4320 euros en 2015), de frais de voyage ou encore l’indemnité journalière, les parlementaires européens disposent d’une indemnité mensuelle de 23392 euros pour recruter des collaborateurs (en 2015), à comparer avec les 5500 euros mensuels de l’indemnité d’un député à l’Assemblée nationale en France et aux 9300 euros de l’enveloppe collaborateurs.
3 En 2012 par exemple, la moyenne d’âge des membres de l’Assemblée nationale était de 59,5 ans.
4 Source : « Femmes au sein des 27 Parlements nationaux (chambres basses ou uniques) », Fondation Robert Schuman, 26 septembre 2012, [http://www.robert-schuman.eu/doc/femmes_en_europe.pdf].
5 Les élus européens disposent d’une indemnité mensuelle pour recruter des assistants au PE ou en circonscription. Les élus choisissent de leur lieu d’affectation et de leurs pratiques.
6 La procédure de codécision, devenue procédure législative ordinaire, fait référence à une procédure partageant le pouvoir effectif entre trois institutions : la Commission (en raison de son monopole de l’initiative), le Conseil et le Parlement européen qui doivent tous les deux s’entendre sur la version finale du texte.
Auteurs
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Willy Beauvallet
Maître de conférences en science politique, Triangle, université Lyon 2.
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Sébastien Michon
Chargé de recherche, CNRS, SAGE.
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Victor Lepaux
Ingénieur d’études, CNRS, SAGE.
-
Céline Monicolle
Ingénieur d’études, CNRS, SAGE.
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