5. Qui sont les voyous ?
Sens de l’honneur, politisation pratique « ouvrière » et malentendus productifs lors d’une fermeture d’usine
p. 119-141
Texte intégral
« Il faudrait analyser, comme Thompson l’a fait pour l’époque préindustrielle, la morale économique de la classe ouvrière, déterminer les principes de l’évaluation du prix du travail. »
Pierre Bourdieu1
1Dans les années qui suivent la fermeture de leur usine Vortex en 2008, les 300 salariés licenciés incarneront avec un réel succès, dans l’ensemble des médias nationaux, le retour de la fierté ouvrière. Bien qu’apparemment dépourvus des ressources, sociales notamment, qui, en principe, ouvrent l’accès aux médias dominants (Gans, 1979), bien que relativement peu nombreux2 et fort loin de Paris, ces ouvriers ruraux obtiendront pourtant les soutiens de l’ensemble du champ politique et jusqu’au président de la République lui-même. En luttant pour « l’emploi industriel en France », ils ont réussi, contre toutes attentes, à maintenir l’activité de l’usine et plus du quart des emplois dans ce bourg du sud-ouest.
2La fermeture de l’usine fut décidée par la maison mère à Chicago. La multinationale états-unienne, un équipementier de l’industrie automobile, avait racheté l’usine deux ans plus tôt et l’unité de production demeurait bénéficiaire l’année de sa fermeture. Face à une telle injustice, les salariés licenciés ont à peu près tout envisagé : dans les mois, puis les années qui ont suivi la décision de fermeture, ils ont fait flèches de tous bois, depuis les projets d’autogestion ou de nationalisation de leur usine jusqu’à son plastiquage. Les travailleurs licenciés ont souvent été divisés, parfois à l’extrême. Certains sont jugés trop jeunes, d’autres trop violents sont rapidement encadrés, les femmes s’avèrent régulièrement réduites au rôle de « petites mains » de la lutte3… Mais une association des licenciés de l’usine s’est maintenue qui rassemble toujours plus des deux-tiers d’entre eux près d’une décennie plus tard en raison notamment de la poursuite du conflit sur le plan judiciaire, avec l’espoir d’une condamnation de la maison mère au versement d’importants dommages et intérêts pour chacun d’entre eux. L’association offre par ailleurs, et classiquement, d’autres « rétributions du militantisme4 » : maintien de l’entre soi, repas, fêtes, mutuelle, rencontres amoureuses, entraide face à la dépression… (Baisnée, Bory et Crunel, 2014). Dans ce type de mobilisation l’attente d’intérêts matériels plus ou moins confusément entremêlés d’intérêts symboliques est toujours repérable (Sawicki et Siméant, 2009) mais nous montrerons que ce collectif est surtout inséparable d’une volonté sincère mais presque indicible, fortement « émotionnelle » parce qu’incorporée, de voir l’employeur états-unien reconnaître sa dette à l’égard des générations de travailleurs qui se sont succédés dans l’usine : l’association « solidarité Vortex » porte plus largement une histoire locale et une revendication de dignité ouvrière, une politique sans en avoir l’air, une politique ailleurs ou autrement (CURAPP, 1998 ; Le Gall, Offerlé et Ploux, 2012). La définition des objectifs comme des moyens de la lutte fut d’abord une lutte entre les salariés eux-mêmes mais ils s’accordent toutefois sur un but commun : plutôt que de chercher à maximiser l’indemnité individuelle de licenciement, ils souhaitent avant tout sauver l’emploi ici et maintenant en préservant le peu qu’il reste de leur outil de travail au « païs5 ». Ils choisissent alors d’investir le manque à gagner d’une plus forte indemnité individuelle dans un projet de sauvegarde de l’usine. Ce faisant, ils passent bel et bien des idées aux actes et inversement. Ils vont dépersonnaliser l’enjeu, le désingulariser et sincèrement se battre pour « l’emploi industriel en France » au profit aussi de leur usine qu’ils vont partiellement réussir à sauvegarder.
3Seul le point de vue ethnographique au long cours permet de rendre compte d’autres rationalités politiques produits et vecteurs d’« un équilibre particulier des relations sociales, un environnement de travail fait d’exploitation, de résistances à l’exploitation et de relation de pouvoir » (Thompson, 2015 : 60 ; 1968). Ce qui est en jeu, ici comme ailleurs et autrefois mais autrement, c’est « le sens de l’honneur » en pratique (Bourdieu, 1972 ; 1980). Comprendre cette politisation pratique et « populaire » dans le sud-ouest français c’est comprendre relationnellement des habitus en situation, dans leurs configurations socio-locales et particulièrement les rapports successifs des salariés à leurs employeurs et plus largement aux dominants6. Si les individus licenciés ne cherchent pas à maximiser leurs indemnités individuelles, c’est d’abord parce qu’ils refusent de faire le deuil de leur usine, parce qu’ils défendent une autre conception de la propriété, du droit et de la Justice. Cette « économie morale ouvrière » s’inscrit dans une configuration socio-locale particulière inséparable d’une appartenance de classe. Pour autant, la politisation de leur lutte ne relève pas exactement ou exclusivement d’une « infra-politique », du bottom-up ou du politique par le bas mais plutôt d’un échange inégal, ni prévu, ni voulu, principalement basé sur des « transactions collusives » (Dobry, 1986) ou plus précisément sur des malentendus plus ou moins productifs entre d’une part, les licenciés de l’usine et leurs soutiens locaux et leurs employeurs et d’autre part au niveau national, les champs politique, judiciaire et journalistique. Pour dépasser l’alternative entre le haut et le bas, entre résistances et domination, il s’agit de comprendre que si une relation de domination reste toujours une relation d’échange, les structures sociales hiérarchisées en font une relation d’échange contingente et inégalitaire (CURAPP, 1998).
4Qu’on ne s’y trompe pas : la politisation par le bas n’explique pas tout, loin s’en faut. L’extraordinaire visibilité politique et médiatique de cette fermeture d’usine tient particulièrement au fait que le plus haut responsable de la CGT va faire du cas Vortex un emblème du vol des ouvriers pour une redéfinition de ce que pourrait être une autre économie, plus vertueuse mais aussi plus réaliste et démocratique, tenant compte des compétences et capacités ouvrières :
« Le cas Vortex, qui, pour moi, est emblématique puisque nos camarades qui naturellement connaissent bien leur entreprise savent et comprennent que le rachat dont ils ont été l’objet, deux ans auparavant, n’avait comme objectif qu’un pillage des savoir-faire, des brevets, des connaissances techniques et absolument pas la pérennité du site ou le développement du site. Donc là on est en plus sur un phénomène – comment dire – de pillage donc condamnable : le capitalisme le plus violent qui puisse s’exprimer. Ce n’est pas la première fois… et ce site a la particularité d’être ultra-performant dans son segment voire même expert dans un cadre européen puisqu’il est capable de faire des pièces que personne d’autres ne fait en Europe ; d’où le fait qu’il ait été la cible d’un prédateur international7. »
5Ce haut responsable syndical dit ainsi avoir lui-même convaincu le président de la république du bien-fondé du combat des salariés Vortex, qui en fera lui aussi à son tour, conjoncturellement et pour d’autres raisons, l’un de ses chevaux de bataille dans ses discours autour de la nécessaire réindustrialisation de la France. Lorsque deux autorités politiques aussi éminentes s’accordent, les journalistes suivent, d’autant par ailleurs que, dans un premier temps, les juges condamnent la multinationale et ses dirigeants à plusieurs reprises8 et que toutes les autres sources politiques ou presque s’avèrent unanimes sur « le cas Vortex ».
6Mais la rencontre de ces salariés licenciés ruraux avec ces représentants du champ du pouvoir s’effectue toujours sous le registre de malentendus productifs : car leur cause s’avère à chaque fois retraduite dans les jeux et enjeux propres aux champs qui la médiatisent qu’ils soient politique, journalistique ou juridique.
7Cette mobilisation s’avère ainsi également grandie par ses puissants soutiens parisiens qui y trouvent divers intérêts conjoncturels, dont le président de la république anticipant les échéances électorales. Le dirigeant de la centrale syndicale met aussi en avant les Vortex en contre-exemple d’une lutte respectueuse du droit et de la hiérarchie syndicale à un moment où son leadership est contesté par un autre collectif d’ouvriers picards plus radicaux face à la fermeture de leur usine. Du côté des journalistes parisiens, ils trouvent aussi chez ces « ouvriers exemplaires » une confirmation de leurs « visions balzaciennes » (Darras, 1994) autrement dit classiques (apprises en classes), bourgeoises et parisiennes, du « bon ouvrier » (travailleur, bon vivant, collectif, authentique, non-violent, « blanc », moqueur et viril mais pas trop…) comme du sud-ouest de la France (Le bonheur est dans le pré… l’usine est située dans un bourg comprenant plusieurs monuments médiévaux au bord d’un fleuve dans un paysage volontiers qualifié d’« enchanteur »).
L’enquête collective associe au final 9 enseignants-chercheurs : Olivier Baisnée (LASSP), Anne Bory (Clersé), Bérénice Crunel (LASSP), Éric Darras (LASSP), Caroline Frau (LASSP), Jérémie Nollet (LASSP), Alexandra Oeser (LASSP puis ISP), Audrey Rouger (LASSP), Fanny Touraille (LASSP), Yohan Selponi (CADIS, LASSP). Le Centre d’Etudes de l’Emploi et le LaSSP ont financé cette recherche jusqu’à l’obtention d’une ANR-JC coordonnée par Alexandra Oeser. Ce financement a permis, depuis 2010, de réaliser une centaine d’entretiens avec des anciens salariés de l’usine mais aussi des acteurs qui, à un titre ou à un autre (journalistes, avocats, experts, responsables syndicaux ou politiques, dirigeants étasuniens), ont joué un rôle à tous les niveaux de l’histoire de cette fermeture d’usine et de la lutte de ces salariés. La recherche se fonde également sur de nombreuses observations dans des circonstances variées qu’elles aient à voir avec la lutte (audiences au tribunal, cortèges lors de manifestations, événements musicaux et plus largement culturels liés à la lutte, assemblées générales de l’association) ou qu’elles procèdent des dispositifs de l’enquête (en immersion collective et par séjours réguliers d’une semaine, 2 à 3 fois par an ou au travers de rencontres plus ponctuelles et informelles mais régulières) : en travaillant régulièrement au sein du local de l’association des personnels licenciés, nous avons eu accès à des aspects relevant du quotidien de ces anciens salariés et de leur collectif/organisation.
8Reste qu’il s’agit de comprendre comment et pourquoi des salariés politisent en désignant un NOUS commun, celui des « ouvriers », et un ennemi commun le EUX de « la finance internationale » soit une nouvelle classe dominante, plutôt que le seul PDG de la multinationale Vortex ou le seul directeur de leur usine. Quels sont les termes du débat ? Deux conceptions de la propriété, du droit et de la Justice s’opposent trait pour trait.
La propriété c’est le vol ?
9Le maire du bourg le répète, les dirigeants états-uniens de la multinationale qui ont décidé la fermeture de l’usine « n’ont pas le même logiciel que nous9 ».
Les salariés voyous d’une France dépassée
10Pour justifier la fermeture de l’usine, les économistes orthodoxes, comme deux des dirigeants de la firme multinationale interrogés par Alexandra Oeser à Chicago, dénoncent pêle-mêle et en substance les rigidités du droit du travail comme les exigences du droit fiscal français, l’incompétence des élus, le manque de compétitivité, de formation, de mobilité voire de volonté des salariés qui bénéficieraient en outre de rentes de situation ; ils stigmatisent encore l’inclinaison à la violence des ouvriers français, leur communisme – ou leur idéologie surannée de la lutte des classes – toutes ces valeurs selon eux désuètes et dangereuses et en premier lieu pour la France elle-même10. Ces explications économiques dominantes autour des bienfaits globaux de la financiarisation qui accélèrerait la sélection « naturelle » (les salariés, machines, usines et pays dépassés sont définis comme des poids morts, des branches à couper, pour le bien commun, pour le progrès économique mondial) par le marché mondialisé face à l’archaïsme industriel français sont (sup) portées depuis plusieurs décennies par les médias et analystes dominants, elles sont devenues omniprésentes, presqu’« évidentes11 ».
Les voyous de la finance mondialisée
11De leur côté, les salariés licenciés continuent pourtant à répondre à l’inverse que la rigidité, la malhonnêteté, la violence, l’incompétence gestionnaire et industrielle, la rente et la corruption se situent du côté des dirigeants de la multinationale états-unienne qui sont autant de « profiteurs », de « voleurs », de « prédateurs opportunistes » ou de « voyous ». Bien avant l’annonce de la fermeture de l’usine, la multinationale a entrepris, selon ses propres termes de « doubler des OS aux US12 » pour réussir à monter « sans risque des produits “clonés” » dans une autre usine du groupe13. Autre illustration, la direction étatsunienne fait signer un document comprenant une clause de confidentialité à plusieurs cadres de l’usine qui acceptent d’organiser, à l’insu de tous les autres salariés de l’usine, « tous les projets de transferts hors de [bourg] », moyennant une prime qui sera versée selon les termes du contrat « à la cessation de la production du site de [bourg] ». D’autres infractions ont été commises par la direction et la justice française condamnera deux gérants de l’usine à six mois de prison avec sursis pour délit d’entrave du comité d’entreprise. Les salariés rappellent ensuite que l’intérêt de l’actionnaire peut entrer en conflit avec l’intérêt des travailleurs ici menacés dans leur existence même comme l’ensemble de la production industrielle française et européenne14. Ils avancent enfin d’autres explications économiques plus ou moins spontanées, tues et méconnues mais parfaitement recevables de leur « bon droit » de propriété sur l’usine : les travailleurs, le travail « manuel » plus particulièrement, contribuent grandement à la valorisation du capital.
12Au terme des rebondissements judiciaires, la Cour de Cassation condamne pourtant les salariés licenciés aux dépens, car il apparaît en droit que la holding de Chicago, Vortex Inc. n’est pas le co-employeur de sa filiale française15. Au terme de la procédure judiciaire, la multinationale ne peut plus donc être poursuivie par les employés qu’elle a pourtant licenciés, elle n’est pas responsable en droit. La justice elle-même apparaît alors injuste, inique : elle semble actualiser K. Marx et F. Engels : « votre droit n’est que la volonté de votre classe érigée en loi ; et il n’y a rien d’autre dans cette volonté que les nécessités matérielles de votre classe » (Marx et Engels, 1994 : 178). Il subsiste en effet des conflits entre légalité officielle et légalités « ordinaires » ou « populaires » : le droit peut en effet criminaliser des actes que la plupart des gens considère comme licites. Il en va ainsi parfois des « libertés » que certains contribuables ou automobilistes s’autorisent, de l’usage de certaines drogues douces, mais aussi de l’usage mesuré de la violence, par exemple lorsque des salariés licenciés lancent des œufs sur des vigiles, retiennent des cadres quelques heures ou démontent puis dissimulent une pièce essentielle d’une machine pour empêcher sa délocalisation. Symétriquement, le droit peut cautionner, travestir, légaliser des appropriations indues, des pratiques localement considérées comme scandaleuses, offensantes voire criminelles comme ce fut le cas avec ce « vol » des stocks et des machines par la multinationale, cette fermeture d’une usine bénéficiaire ou encore ces provocations de vigiles recrutés par les dirigeants états-uniens pour protéger ce qu’ils considèrent eux-aussi comme leurs « biens ».
13On retrouve donc une opposition de classe qui se focalise sur des définitions différentes de la propriété : d’une part celle commune, coutumière, locale, durable, populaire, celle de la force collective de travail entretenant une capitalisation commune (Thompson, 1993) contre celle, d’autre part, du capital, de la propriété privée absolue, bourgeoise, mondialisée, devenue financière et spéculative. Ce processus d’accaparement des usines, donc du travail, par l’argent et le droit poursuit celui que Marx, inspiré par Proudhon, avait analysé avec « le vol de bois » (Marx, 1982a ; Lascoumes et Zander, 198416). Ce fût d’abord grâce à l’emprise croissante de l’État national que la classe dominante elle-même élargie à l’échelle de l’État-Nation avait déjà pu imposer son droit, devenu LE droit de propriété absolu sur tous les droits coutumiers ou presque. Edward Palmer Thompson puis Éric Hobsbawn en ont décrit les résistances avec les guerres des forêts fortes de leurs « bandits sociaux17 ». L’oligarchie capitaliste s’internationalise et pourrait appliquer les mêmes recettes à une échelle supérieure : la stratégie de l’accaparement. De leur côté, les salariés revendiquent la reconnaissance d’un droit à rester au « païs », d’un « droit à avoir des droits18 ».
De la légitime défense à la forclusion de la violence
14Pour les salariés licenciés, la violence est donc d’abord patronale et fait suite à une série de trahisons depuis le défaut d’information du comité d’entreprise jusqu’au vol des moules, c’est un lock-out qui provoque le PSE, ce sont les « mercenaires » payés par la multinationale qui gardent l’entrée de leur usine… Toute l’histoire du droit de réunion dans l’espace public rappelle toutefois aux syndicalistes que les débordements de violence peuvent s’avérer particulièrement contreproductifs, spécialement auprès des journalistes (Champagne, 1984). Ici aussi le comportement vertueux des leaders syndicaux (reconnu comme tel par tous ou presque à l’exception des dirigeants de la multinationale) facilitera le ralliement des élites locales, dont le prêtre, puis la réussite politique et médiatique au niveau national. Les personnes présentes, journalistes y compris, constatent de visu que les leaders syndicaux ont à plusieurs reprises disciplinés, prévenus et éviter des débordements. On peut y voir des motivations stratégiques : comme dans la lutte pour les droits civiques ou celle pour l’indépendance de l’Inde, la violence des dominants apparaît par contraste d’autant plus cruelle et injuste, illégitime que les dominés sont eux irréprochables19. Mais la forclusion de la violence s’explique aussi autrement : le légalisme et la discipline collective doit beaucoup à l’économie morale ouvrière avec sa conception du droit de propriété collectif et historique de l’usine, de son stock, ses brevets et machines : car en effet, ils sont persuadés au plus profond d’eux-mêmes d’être « dans leur bon droit », ces salariés licenciés attendent réparation ; ils anticipent des décisions favorables des juges, en qui ces travailleurs blessés dans leur dignité placent très tôt et sincèrement leur espoir que « justice soit faite ».
15À nouveau, du point de vue des salariés licenciés, les stocks, les outils, les machines comme l’usine constituent aussi leur patrimoine et il s’agissait de le défendre. Plutôt qu’une « mentalité », ce « texte caché qui fonctionne un peu à la manière dont une langue fait système20 » vient à l’habitus par l’incorporation principalement non conscientisée21. La cohésion et la force des Vortex tiennent à une économie morale réaliste et pour beaucoup incorporée qui s’inscrit dans une histoire et un réseau d’interconnaissances locales, dans des conditions matérielles d’existence particulières. Relativement autonomes, ces travailleurs d’usine à la campagne pensent donc globalement pour mieux agir localement. Mais ils le font autrement que les représentants de la bourgeoisie culturelle parisienne (politiques, journalistes, artistes, universitaires) qui relaieront leur message par la grâce de méprises interprétatives plus ou moins heureuses22.
Le bon sens économique des salariés licenciés
16Nul besoin d’une agrégation en science économique pour comprendre que l’emploi industriel repose sur les capacités d’innovation locale, et en conséquence sur des conditions socio-historiques qui ne sont pas exclusivement « économiques » au sens de l’orthodoxie économique. Depuis sa fondation pendant la guerre, l’usine était dirigée par des patrons plus ou moins paternalistes qui résidaient dans le bourg mais avec le rachat par la multinationale états-unienne, les salariés ne connaissent plus du tout leurs dirigeants qui vivent désormais à Chicago ; dans le même ordre d’idées, le bureau d’étude et ses ingénieurs sont partis s’installer près de Paris. Les salariés comprennent fort bien les effets pervers induits de ce que N. Elias nomme l’allongement des chaînes d’interdépendance, mais encore la possibilité offerte aux propriétaires capitalistes des « crimes de bureau » (les licenciements massifs) en toute impunité.
17L’ailleurs du politique subsiste surtout à l’état de traces au sens de C. Ginzburg (1989), ce qui lui vaudra toujours d’être aisément réfutable par les plus positivistes. Reste qu’avec leurs mots, les salariés licenciés expliquent que le maintien de l’emploi industriel suppose avant toute chose des investissements réguliers et abondants en recherche et développement. Ce sont d’ailleurs les élus salariés du CE qui ont très tôt tiré la sonnette d’alarme moins d’un an après le rachat par la multinationale états-unienne. Ils savent également que les infrastructures, qu’elles soient routières ou formées des réseaux (rebaptisés « clusters ») universitaires et industriels, sont décisives. Les travailleurs licenciés ont ainsi lancé un appel à la recherche universitaire dès les débuts de leur grève (celui au principe de notre rencontre), ils ont pu ensuite s’impliquer mais prudemment (pour ne pas être « récupérés ») dans des structures visant la revalorisation du bassin d’emploi. L’histoire longue du capitalisme s’inscrit d’ailleurs dans le paysage du bourg depuis le xixe siècle, et notamment avec l’autre usine imposante, aujourd’hui désaffectée, sur l’autre rive du fleuve. Comme le résume un ouvrier Vortex, Étienne Vion, c’est l’usine « qui a employé des générations, qui a fait vivre le village. Tu as cet exemple qui fait mal, et on a aussi, quand tu vas [au local de] l’association [des licenciés Vortex], tu vois [depuis les fenêtres] les vieux bâtiments de l’usine, ça c’était la gloire quand même du xixe siècle, c’était magnifique et tu n’as plus rien. Et ça c’est un autre exemple de capitalisme qui s’est planté parce qu’ils n’ont pas su investir, et le vieux n’a pas lâché les rênes quand il fallait23 ». Pour eux aussi, l’histoire locale se répète en farce tragique du capitalisme mondial, beaucoup des Vortex ont succédé à leurs parents dans leur usine créée en 1942 et qui à son apogée employait plus d’un millier de familles alentour.
La nécessaire reconnaissance du travail manuel
18Les salariés dénoncent donc le capitalisme « sauvage », les « licenciements boursiers » ou les investissements « opportunistes » à court terme, mais ils n’emploient guère le terme de capital pour dénoncer la propriété juridiquement absolue. Derrière leurs explications plus ou moins confuses, les salariés retrouvent pourtant fidèlement, et généralement sans le savoir, la dénonciation marxiste de la propriété capitaliste et l’extorsion du surtravail.
19Philippe Margerin qui est entré dans l’usine comme ouvrier à l’âge de 17 ans exprime clairement, contre les patrons états-uniens, ce sentiment de dépossession :
« Je ne pense pas qu’ils s’attendaient à ça. Parce que pour moi, personnellement, ils ont fermé quelques sites et ça c’était passé pour eux relativement simplement. On te donne un peu d’argent, “ne vous embêtez pas, on reprend les machines et puis c’est fini” mais avec nous c’est mal tombé. Nous on est tombé sur une petite offre qu’on n’était pas d’accord du tout. Pourquoi ? Pourquoi ? Parce qu’on avait quand même du savoir, du savoir. […] C’est voler quelqu’un quoi. Comme si tu allais cambrioler quelqu’un. Tu lui prends quelque chose qu’il a mis des années et des années à acquérir, tu lui prends pour te faire plaisir, bon, pas pour le plaisir, mais bon que tu te sers. Voilà. Et c’est aussi pour ça que je suis dans la lutte comme je le suis, et que je serais, si la lutte continue même si je fais ce que j’ai envie de faire24. »
20Pour K. Marx comme pour les Vortex qui, sauf exceptions, ne l’ont jamais lu, seul le travail est créateur de valeur, de richesse25. La reproduction et l’accroissement du capital repose toujours sur l’extorsion du surtravail. L’usine, les machines elles-mêmes (le capital) sont toujours des produits du travail, celui intellectuel des ingénieurs, mais aussi celui manuel et intellectuel des ouvriers et techniciens même si elles appartiennent au final juridiquement au propriétaire capitaliste. Après 32 ans passés dans l’usine, l’un des principaux leaders pose clairement l’opposition entre propriété des travailleurs et propriété capitalistique au soir de la principale manifestation qui suit la fermeture de l’usine en 2008 :
« Quand je suis rentré dans l’entreprise, j’ai vu des gens qui bossent, qui aimaient leur boulot. Au fil des dégradations qui se sont passées, j’ai vu… les anciens qui nous prenaient, ils étaient fiers, fiers du travail qu’ils faisaient. Le travail a évolué. Il y a l’an dernier une journée portes ouvertes qui a été faite ici, les gens qui sont venus voir et les anciens, l’évolution technologique qui a été faite. Cette évolution technologique qui s’est passée, c’est le fruit de notre travail. Les machines qui sont là-dedans ce sont des machines que nous avons conçues. Les outillages qui sont là-dedans sont des outillages que nous avons conçus. Le travail qui est sorti, c’est nous qui le faisons. Vortex en 2004 quand ils sont venus nous chercher… le côté automobile de Vortex Europe était déficitaire. En rachetant [notre usine], l’année suivante, le côté automobile de Vortex Europe passait bénéficiaire. On les a soutenus, [notre usine] les a soutenus. Ils ont monté une usine en Slovaquie, on les a aidés à monter cette usine, on a aidé les gens, on les a formés et aujourd’hui on vient tout nous prendre…? Aujourd’hui j’ai envie de dire que ce qui se passe ici c’est un vol, c’est un vol manifeste. C’est un vol manifeste juste pour satisfaire l’appétit des actionnaires. Parce que c’est ça qu’on nous propose aujourd’hui. C’est ça qu’il faut changer et ça y en a marre26. »
21Mais la fierté ouvrière du travail, celle aussi du travail bien fait, ne passe généralement pas par des mots que la modestie de ces ouvriers et employés interdit. Elle prend toute son importance au travers des émotions visibles lorsqu’ils nous montrent leurs produits manufacturés, le boitier XYZ ou les connecteurs automobiles, pour tenter de nous expliquer la complexité et la finesse du processus de fabrication avant de nous les offrir ; objets de fierté manipulés avec précaution soigneusement rangés dans une boîte comme une « sorte de reliquaire qu’on me confie, je suis gêné27 ».
22L’usine Vortex appartenait certes à une autre temporalité : les ingénieurs travaillaient sur place, aux côtés des ouvriers et techniciens, ils élaboraient tous ensemble les nouveaux produits et adaptaient de concert les machines et les outils qui servaient à les produire : le modèle traditionnel (et non ancien ou dépassé puisqu’il perdure en Allemagne notamment, avec le succès que l’on sait) de la culture d’atelier. À la fin du millénaire, le travail ouvrier y était encore reconnu tant pour produire que pour reproduire l’outil de production, l’usine et les machines.
23Dès lors, c’est un sentiment de spoliation que vivent les Vortex, clairement résumé par le leader national de la CGT :
« C’était bien un pillage, que les savoirs faire étaient là, les compétences professionnelles et techniques. Moi j’avais visité le site : les personnels ici avaient conçu des machines uniques en Europe ; ils étaient les seuls à savoir faire certaines pièces parce qu’ils avaient inventé des machines eux-mêmes ; voilà bon en matière technologique c’est précieux ça ! Il y a même des secteurs industriels qui investissent beaucoup en recherche et développement pour justement trouver des technologies nouvelles de mises au point de nouveaux produits. Eux dans leur petite entreprise perdue au fin fond d’une campagne ils l’avaient fait ! Et au point de pouvoir fournir toute l’industrie automobile sur des pièces qu’eux étaient les seuls à savoir faire. »
24Dans cette usine où la CGT est ultra-majoritaire, les discours du leader syndical sont d’autant plus appréciés qu’il synthétise et valorise mieux que d’autres ce réalisme économique des travailleurs :
« [Les salariés licenciés de Vortex] sont donc à la fois des experts techniques mais aussi des experts économiques de leur entreprise. C’est souvent le cas. Les salariés sont les meilleurs experts de leur propre entreprise c’est eux qui connaissent son histoire : est-ce qu’on a suffisamment investi ? Est-ce qu’on a suffisamment formé ? Est-ce qu’on a suffisamment assuré la transmission des savoirs ? Et surtout dans les milieux technologiques pointus c’est essentiel. Est-ce que la politique de recrutement de l’entreprise a été conforme ? […] on peut résister, on peut être plus fort, si on a justement cette capacité, ce patrimoine historique, cette expertise qui est ancienne et qui est incarnée dans le syndicat de l’entreprise, on ne l’a pas naturellement, spontanément28. »
25Certains économistes hétérodoxes accordent d’ailleurs aux travailleurs ce droit de propriété sur l’outil de production, sur le capital. Ainsi, pour M. L. Dertouzos, R. K. Lester et R. M. Solow, la séparation des activités de production et de conception relève dans certains secteurs d’activité d’un grave déni et d’une méconnaissance suicidaire pour l’entreprise, celui de la collaboration effective entre ouvriers, techniciens et ingénieurs, entre faire, savoir-faire et savoir, entre l’atelier et le service de recherche et développement (Dertouzos et alii, 1989, cités par Colletis, 2012).
26Mais ces salariés licenciés ne s’intéressent pas aux sciences économiques ou politiques. D’une manière générale, ils confient volontiers ne pas aimer lire et se montrent peu politisés ; ils ne se reconnaissent généralement pas partie prenante de la lutte des classes et regardent plutôt TF1 comme la plupart des membres des classes populaires. Dès lors, comment expliquer cette politisation du conflit ?
Quelques explications matérialistes d’une économie morale réaliste
27« Le problème, con, c’est les experts, con ». Avec cette boutade plusieurs fois répétée et les explications qui suivent, l’un des principaux leaders du conflit nous fait malicieusement comprendre (et ressentir) que face aux (pseudo) « experts » (du droit, de l’économie, de la politique que nous, universitaires, représentons nous-aussi) et face aux pouvoirs politiques et économiques qui prétendent les dépasser de très loin, il s’agit surtout pour ces derniers de « rester groupés », solidaires et disciplinés. Car leurs ressources sont ici et non ailleurs, ce sont celles du collectif local, du nombre et de la force mais aussi de la gueule et de l’ironie qu’ils mobilisent sciemment dans leur relation aux élus, aux journalistes et aux intellectuels, tous plus ou moins « parisiens ».
Des ouvriers bâtisseurs d’usines
28Il suffit avant tout de rappeler une réalité fort simple mais fortement déniée par les économistes orthodoxes. Si ces salariés comprennent fort bien que le capital se nourrit de leur travail et de leur savoir-faire, c’est parce que ce sont eux, des techniciens et des ouvriers, pas seulement les ingénieurs et certainement pas les propriétaires capitalistes de l’usine, qui ont depuis plusieurs décennies, installé des usines pour le groupe au Portugal, en Tunisie ou en Angleterre. Ce sont eux qui y ont formé d’autres travailleurs, réparé des machines… ce qu’aucun cadre n’est en mesure de faire. Leur travail a donc permis l’accumulation et l’internationalisation du capital des propriétaires successifs de l’usine de ce bourg rural. Les propriétaires leur en étaient d’ailleurs jusqu’alors reconnaissants. Fort qualifiés – même sans les diplômes idoines – ces ouvriers et techniciens fabriquaient des produits transformés semi-finis complexes et innovants mais aussi des outils, des machines, d’autres usines comme ils formaient leurs pairs. Ils appartenaient à une certaine « aristocratie ouvrière » et n’étaient donc, en réalité, pas si aisément remplaçables, comme on le voit par exemple dans les activités d’extraction de matières premières.
Solidarités d’usine
29La stratégie (au sens de P. Bourdieu) « collective » de ces salariés ne trouve pas son fondement dans un calcul coûts/avantages personnel, comme le voudraient les libéraux orthodoxes mais on ne le trouvera pas non plus dans un projet politique explicite comme l’idéalisent les marxistes orthodoxes. Le sens du collectif est engrammé dans les conditions de travail et d’existence « ordinaires » de ces salariés heureux et/ou contraints depuis toujours à diverses formes de solidarités au quotidien.
30L’unité et la socialisation politique des Vortex se nourrissent notamment des solidarités d’usine entretenues par les pratiques d’Eigensinn, ces petits moments quotidiens d’entre soi et de « quant-à-soi » ouvriers imposés aux contremaitres, dont la « pause Ricard » (Lüdtke, 2015) ou la perruque toujours au cœur des complicités ouvrières (Anteby, 2003) ; autant de pratiques informelles et politiques (ailleurs) que la lutte perpétuera au-delà de l’usine. Car le jour de la « grande » révolte advient plus aisément dans et par des corps politisés parce qu’entretenus par une gymnastique régulière et collective de micro-résistances, par des gestes répétés plutôt que des mots qui soudent le groupe : absentéisme, braconnage, mascarade, entraide contre les chefs… Ni damnés de la terre, ni hommes de marbre, les travailleurs de cette usine se vivent co-créateurs et donc co-propriétaires de leur usine parce qu’elle était selon leurs propres termes « presque familiale », à « taille humaine », ils y étaient formés et assurés d’un salaire correct avec de précieux avantages sociaux « acquis de haute lutte » ; les recrutements s’y effectuaient régulièrement de père et mère en fils ou en fille au profit d’une prospérité certes fluctuante mais vérifiable jusqu’au bout et qui profitait à tous, à l’échelle du bourg et au-delà. Pour dire les termes du contrat de confiance intergénérationnel avec leurs mots : « un ouvrier ça bosse » et en retour « un patron, ça ferme pas sa taule ».
31On ne peut séparer la politisation institutionnelle d’une hypothétique politisation « spontanée » tant l’une ne va pas sans l’autre, comme on l’a vu avec les discours des leaders qui synthétisent et entretiennent le sens des pratiques. La politisation de la lutte passe concurremment par l’intersyndicale dirigée par une CGT localement peu contestable. La délégation aux leaders CGT est acceptée sans qu’il s’agisse d’une relation obligée ou nécessaire (Mischi, 2011 ; Bourdieu, 1984) mais en raison de la reconnaissance de ses leaders locaux appréciés dans l’usine, du fait notamment de leurs faits d’armes lors des précédents conflits. Les Vortex ont ainsi longtemps su résister aux stratégies patronales de division en jouant d’une part sur la force du nombre uni, du groupe rassemblé, la mobilisation collective effective et d’autre part sur les recours au prétoire et aux journalistes via la délégation à deux porte-parole de confiance. C’est « tous ensemble » qu’ils se rendent aux audiences des procès pour « faire masse », aussi nombreux que possible devant les tribunaux. Ils ont aussi bénéficié de leur expérience des luttes antérieures et su créer, toujours à l’initiative des deux leaders locaux de la CGT, une association loi de 1901 pour tenter de gérer (non sans difficulté) les rétributions matérielles (dons, aides financières, mutuelle, frais de justice en commun…) et symboliques (fêtes, lieu de rencontre et de sociabilité…) de chacun dans le collectif ; il s’agissait aussi de mieux orchestrer et inscrire leur combat dans la durée en poursuivant notamment une division du travail pas toujours si éloignée de celle qui prévalait dans l’usine. L’association Solidarité Vortex relève aussi d’une solidarité de classe, qui le plus souvent ne s’exprime jamais verbalement, voire s’ignore comme telle, mais qui n’en est pas moins incorporé dans l’habitus et mieux perçu et exprimé par les principaux leaders qui ont précisément créé ce collectif qui leur préexistait donc mais en filigrane en quelque sorte. L’association loi de 1901 créée au lendemain de la fermeture de l’usine finance aussi les coûts des procès, et ce recours au droit apparaît lui-même singulier par sa dimension collective, « avec les copains ». Un engagement collectif qui se formalise parce qu’il le faut bien mais s’inscrit lui-même dans la tradition ouvrière comme dans l’histoire locale : pour justifier le recours collectif le président de l’association fait plusieurs fois et spontanément référence aux faucheurs volontaires d’OGM liée à José Bové, cette autre figure politique locale devenue nationale voire internationale (Bourad, 2014), qui demandent à être tous mis en examen, « tous ensemble ».
L’éloignement physique des « criminels de bureau »
32L’éloignement géographique des propriétaires successifs de l’usine rend également compte des transformations en cours de cette économie morale localisée. L’usine créée en 1942 fut longtemps gérée sur un mode paternaliste avant d’être rachetée par un groupe public puis revendue à la multinationale Vortex. Au moment de la fermeture perçue localement comme une trahison, les dirigeants de la multinationale, on l’a vu, dénoncent vivement la violence et les menaces des salariés et iront jusqu’au dépôt de plaintes. La violence aveugle de la foule ouvrière relève du mythe entretenu à dessein par les groupes d’intérêts patronaux, leurs historiens et journalistes (Perrot, 1984 ; Barrows, 1990) ; cette peur bourgeoise de la foule ouvrière dangereuse, incontrôlable, éruptive, « hystérique29 » exerce toujours ses effets. On le voit dans certaines descriptions médiatiques excessives de la « retenue » de deux dirigeants de l’usine (par des journalistes du Figaro notamment). Reste que la proximité physique, dont certaines formes de menace populaire et des formes symétriques de crainte des dominants, a pu jouer un rôle prophylactique dans l’exploitation et la spoliation des travailleurs. À partir du moment où le propriétaire est installé à Chicago, il est en quelque sorte géopolitiquement protégé, il n’a plus guère besoin de l’État, de sa police ou de son armée pour assurer sa propre sécurité ; au contraire du patronat autrefois local, il ne craint plus les intimidations, les insultes, l’atteinte à ses biens (pneus crevés, vitres cassées…), pas même les inévitables rumeurs ou les moqueries, la politique ailleurs. D’ailleurs, si les deux principaux leaders de l’usine en grève ont fait le déplacement jusqu’à Chicago avec le soutien du syndicat, les vigiles leur ont interdit l’entrée de l’immeuble de la multinationale en dépit de convocations au conseil d’administration en bonne et due forme (selon nos interlocuteurs, celles qu’un syndicat états-unien leur avait procurées) ; les douaniers états-uniens manifestement prévenus de leur arrivée les avaient d’emblée retardés.
33Plusieurs années après le traumatisme de la fermeture, certains salariés licenciés font encore des cauchemars récurrents dans lesquels ils répondent à la violence et à la morgue des patrons par la violence30. Il n’y a que dans un film humoristique, Louise Michel, que l’on imagine des travailleurs licenciés se cotiser pour financer l’assassinat de leur patron aux États-Unis. Auparavant les dominés étaient d’une certaine manière protégés par leur proximité physique aux dominants, par leur autochtonie et leur parfaite connaissance du terrain31. Le roi Jean (incarnation réelle du légendaire Robin des bois selon E.P. Thompson) et ses Blacks, bandits d’honneur, « étaient capables de disparaître aussi facilement dans les replis de la dissimulation populaire que le Viêt-Cong dans la jungle » (Thompson, 2015 : 71). Du paternalisme industriel de l’après-guerre à la condescendance puis au mépris des dirigeants états-uniens de passage au village avec leurs gardes du corps provocateurs, c’est aussi l’extension et la complexification des circuits de domination et donc de légitimation qui rend compte de l’aveuglement et de l’incompréhension mutuelle. Le propriétaire de Chicago ne laissera pas l’usine à son fils ainé, comme jadis le patron local. Les travailleurs d’aujourd’hui comprennent ainsi fort bien les enjeux de l’opposition qui se joue entre, d’une part le capitalisme étatique ou familial (« à la française » ou le « modèle Rhénan ») qui privilégiait l’investissement au long cours et le capitalisme financier (anglo-états-unien) internationalisé qui maximise les profits des actionnaires à court terme (Amable, 2005). Le rapport à l’espace définit le rapport au temps et inversement, ils signalent à tous les nouveaux usages de la propriété, du capital.
Au-delà de l’usine : la configuration socio-locale du païs
34Vient ensuite le « capital d’autochtonie », ce capital social populaire (Retière, 2003 ; Renahy, 2010). Car ces familles ouvrières sont aussi souvent et simultanément des familles de paysans ou d’anciens paysans, des « gars du coin » (Renahy, 2005), qui ont pu dans une certaine mesure préserver certains des droits ou « petites libertés » des « pauvres » au-delà de l’usine. Le bourg qui comprend encore quatre bars populaires et de nombreux commerces, le travail d’à-côté (Weber, 1989) jusqu’au « braconnage » dans les bois et rivières ont entretenu localement une certaine solidarité, un égalitarisme au travers d’une économie informelle des échanges, d’autres usages collectifs et coutumiers des droits de propriété… qui ont trouvé à s’actualiser dans ce conflit. Il en va ainsi des droits de chasse, de pêche, de glanage comme de tous ces usages des bois et des rivières qui sont autant de propriétés collectives et sources de ressources qui serviront utilement dans la lutte : le gibier chassé est par exemple partagé lors des repas de lutte qui peuvent rassembler plus d’une centaine de personnes, dont des journalistes, des universitaires ou des élus politiques sincèrement impressionnés, « sous le charme ».
35Les principaux leaders du mouvement sont ainsi eux-mêmes des responsables influents de la vie associative du bourg et de ses environs : l’un est en charge de la société de chasse, auparavant de l’entraînement des jeunes du club de foot ; un autre de l’amicale automobile qui organise l’événement annuel le plus important du bourg. En retour, les paroissiens, les parents d’élèves, les voisins comme les chasseurs nourriront les piquets de grève puis participeront plus ou moins activement à l’organisation matérielle des événements Vortex (notamment les concerts de soutien) ; d’ailleurs le maire n’aura d’autre choix que de confier pendant plusieurs années un local au sein même de l’Hôtel de ville à l’association Solidarité Vortex. La réussite de cette mobilisation se comprend comme toujours relationnellement et s’explique par la coalition des réseaux locaux de sociabilité, par la conversion ponctuelle des solidarités locales en ressources politiques associant les ouvriers de l’usine avec les commerçants, et y compris le prêtre.
36C’est donc dans et par le « mode de vie » (au sens de E.P. Thompson par opposition au « niveau de vie32 ») relativement autonome du païs, sa qualité de vie sociale, son autarcie et son autonomie relatives, que réside l’essentiel de l’explication de cette mobilisation des salariés licenciés. On mesure tout particulièrement l’importance de cet entre soi au travers de l’intensité des éclats de rire aux larmes mobilisant des expressions d’occitan avec Y. Selponi, le seul membre de notre équipe de recherche capable d’échanger des blagues, mots et codes en langue vernaculaire33. Or certains gestes ne prennent leur signification politique que par une bonne maîtrise des codes indigènes. Lorsqu’un ouvrier « costaud » et par ailleurs chasseur se déchausse pour menacer de frapper à coup de « savate » (comme son chien de chasse mal dressé) l’un des dirigeants états-uniens de passage dans l’usine, il signale surtout la profondeur de son mépris à l’encontre de ceux qu’ils considèrent, non seulement comme des voleurs et des exploiteurs mais aussi des traitres, des voyous… des chiens mal éduqués sans morale ni vergogne qui mériteraient d’être traités comme tels. Une lutte pour l’honneur. La vie au village explique encore la force des soutiens locaux des Vortex.
Les soutiens locaux : l’exemple du prêtre de la paroisse
37Les réminiscences bibliques facilitent, avec les proverbes (Bourdieu, 1972) et plus souvent de nos jours les références télévisuelles (Gamson, 1992), la mise en mots des injustices en milieu populaire. S’agissant de la dénonciation du profit outrancier sans respect de la dignité des travailleurs, la cause des ouvriers s’accorde aisément avec les discours des élus locaux, des juges, des journalistes, des gendarmes, de certains économistes mais aussi de nombre de patrons de l’industrie. Mais c’est sans doute le soutien du prêtre de la paroisse, plus encore que celui des commerçants et des associations, qui rend le mieux compte de la coagulation des intérêts et groupes locaux, non, à nouveau, sans quelques inévitables quiproquos et malentendus.
38Le prêtre du bourg se rend immédiatement sur les piquets de grève. Dès la première manifestation de solidarité « ville-morte », il prend l’initiative de faire sonner le tocsin, annonciateur d’un danger imminent, « de la guerre ». Il ira jusqu’à afficher une banderole de l’association « Solidarité Vortex » sur l’autel lors d’une messe comme il mettra à disposition de ses paroissiens un tract sous le porche de l’église précisant aux paroissiens qu’ils sont « l’objet d’une démarche néo-coloniale34 ». Les discours du prêtre apportent à la cause des Vortex un registre de justifications propre à faire l’unanimité, à faciliter la montée en généralité, à attirer les journalistes et à convertir les plus politiquement éloignés.
39Le curé prend publiquement position contre le « capitalisme outrancier » au nom de la doctrine sociale de l’Église : « depuis le début de l’industrialisation, l’Église a sans cesse dénoncé les dérives des systèmes uniquement basés sur le capital ». Cet intellectuel septuagénaire, docteur en théologie est aussi le fils d’entrepreneurs qui firent faillite dont il confie qu’ils furent « traumatisés » par la mise au chômage de leurs employés. Le prêtre est arrivé récemment dans la paroisse du bourg après avoir longtemps été immergé dans le monde du travail35. On sait au moins depuis M. Weber (1964), les divergences entre le catholicisme et l’éthique protestante sur le rapport à la justice, la propriété, l’enrichissement, sur la responsabilité sociale les riches qui peuvent devenir criminels s’ils provoquent la misère et la faim (le criminel pour le catholique n’étant pas celui qui mendie mais celui qui fait mendier…). Les sermons et homélies du prêtre, ses interviews rejoignent, structurent et amplifient ainsi les discours des autres porte-parole. Le discours du capucin s’articule autour de quatre fondements – au moins – de la doctrine sociale de l’église contre le « capitalisme outrancier » : en premier lieu, il y a le respect de la dignité humaine contre l’ultralibéralisme (« si l’Église n’a pas de modèle politique, elle condamne certaines dérives. Celle du capitalisme dans les grosses firmes annihile les rapports humains et considère l’homme comme un objet, au même titre que ce que l’on vend. C’est odieux, c’est inacceptable. Ça dépasse les bornes et on doit le dénoncer36 ») ; en second lieu vient l’économie de « l’amoncellement de l’argent » sans cause ; en troisième lieu, le discours du prêtre rejoint presqu’exactement celui des travailleurs Vortex sur leur définition de la capacité ouvrière, de la propriété commune par le travail par opposition à la propriété absolue mal acquise par l’argent : « le traumatisme que nous avons vécu ici est justement le fruit d’un mépris évident de la dignité de la personne humaine à la fois dans son travail et dans la capacité des ouvriers et des ingénieurs à construire et à mettre en œuvre les outils nécessaires à la fabrication des pièces demandées. Ceci s’appelle d’une part la valeur du travail et la valeur de l’investissement […] la financiarisation de l’économie mondiale tue peu à peu non seulement le tissu social mais aussi les entreprises même lorsqu’elles sont performantes si la valeur ajoutée n’est vue qu’à travers la lorgnette de la rémunération du seul capital » ; en quatrième lieu, on retrouve classiquement chez le père, le droit à une vie familiale décente, le droit de vivre et travailler au « païs ».
40Lorsque pointe l’ennemi commun, ici « le capitalisme financier », les ennemis d’hier se rassemblent parfois, ceux qui croyaient et ceux qui ne croyaient pas, la rose et le réséda. La politique au village (Agulhon, 1970) repose donc sur l’économie informelle du village qui assure temporairement, non pas une sécurisation affective, trop illusoire, mais une solidarité sincère et effective au début du mouvement ; elle facilitera considérablement la mobilisation autour des Vortex et le succès politico-médiatique de leur cause. On comprend dès lors ce que la persistance de ce répertoire d’actions politiques pratiques dans le Sud-Ouest de la France doit à des conditions de possibilité et de félicité qui ne se rencontrent plus dans les métropoles pas plus que dans les usines « modernisés » par le néo-management dont les Peugeot d’aujourd’hui à Aulnay ou ailleurs37.
Conclusion
41Cette politisation pratique se vit ou s’exprime autrement que dans les termes de l’économie ou de la politologie orthodoxe, elle s’avère toutefois tout aussi « complexe, disciplinée et ayant des objectifs précis38 ». Ni archaïque, ni infra-, ni proto-politique, elle ne relève pas d’une sous-politique mais d’une politique ailleurs ou autrement. Certes, on l’a vu et c’est fondamental, cette autonomie politique n’est que relative, car elle s’avère aussi encadrée, promue, synthétisée, reformulée et récupérée non seulement par l’institution toujours structurante de ce monde de la métallurgie, la CGT mais aussi par les politiques et les médias dominants. Notre travail redonne pourtant sens et dignité aux salariés licenciés sans sacrifier à une perspective populiste ou romantique, héroïsant les « ouvriers » victimes devenant rebelles authentiques. Car ces salariés licenciés n’en sont pas moins les « perdants de l’Histoire » (Waechtel, 1971). Il faudrait y insister. Mais rendre la parole aux travailleurs, par un travail collectif de terrain avec des enquêtés considérés comme des co-enquêteurs, c’est aussi faire de la science économique et politique autrement ; c’est élaborer des modèles explicatifs des transformations sociales en cours mieux fondés sur la description et l’explication réaliste « plutôt que sur la seule déduction » pour offrir ajoute P. Bourdieu, « des antidotes efficaces au morbus mathematicus » de la science économique orthodoxe qui accompagne quant à elle la justification de la domination des firmes multinationales (Bourdieu, 2000 : 26).
42Ce qui surprend au fond c’est l’agency, au sens de E.P. Thompson, de ces travailleurs, cette capacité qu’ont parfois les dominés de « surmonter les limites imposées par les circonstances et la nécessité historique39 » ; cette appétence puis cette compétence politiques ailleurs et autrement, cette capacité d’agir est inséparable d’une écologie socio-locale et de la force du sentiment d’injustice. Certes le droit reste un instrument privilégié par lequel les propriétaires capitalistes s’accaparent les biens communs ou le fruit du travail des autres en expropriant les savoir, savoir-faire et patrimoines des communautés locales (de la pharmacopée des sociétés de l’Amazone aux usines rurales françaises). L’oligarchie capitaliste s’est mondialisée pour s’inscrire dans un champ du pouvoir désormais mondial, autrement dit, dans un champ de forces et de luttes partiellement divisé dans lequel les universitaires mais aussi les religieux sont parties prenantes40. Pour E. P. Thompson, mais aussi pour la bourgeoisie la plus lucide41, un droit positif incapable de contraindre les intérêts des plus puissants risque l’effondrement de la légitimité politique et de l’ensemble du système de domination. Dès lors, l’arme du droit a souvent pu être retournée contre les abus des plus dominants, qu’ils s’agissent des paysans du xviiie comme des indépendantistes indiens, ceux liés aux parents de E. P. Thompson, dont la famille Nehru ou de ceux qui développeront le meilleur des « subaltern studies ». De nos jours, la consécration juridique de la propriété capitaliste et de la liberté presque indéfinie du commerce mais aussi les technologies de domination à distance (des traités internationaux aux drones) rendent possible à l’échelle mondiale l’accaparement des terres comme de toutes les richesses et sources de richesse communes par une bourgeoisie capitaliste mondialisée en voie de parachèvement. Mais le pire n’est pas sûr, rien n’est jamais inéluctable comme l’illustre à sa modeste mesure le combat des Vortex, qui ont de surcroît obtenu le maintien sur place d’une partie de leur usine et de 70 emplois. Nous savons que « la promptitude de l’espèce humaine à définir ses besoins et ses satisfactions dans les termes matériels du marché – et à jeter toutes les ressources du globe sur le marché – peut menacer l’espèce elle-même, au Sud comme au Nord, d’une catastrophe écologique. L’ingénieur de cette catastrophe sera l’homo economicus, qu’il s’agisse de sa forme capitaliste classiquement cupide ou de celle rebelle de la tradition marxiste orthodoxe » (Thompson, 2015 : 68).
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Waechtel Nathan, 1971, La Vision des vaincus. Les Indiens du Pérou devant la Conquête espagnole, Paris, Gallimard.
Weber Florence, 1989, Le travail d’à côté. Étude ethnographique ouvrière, Paris, éd. de l’EHESS.
Weber Max, 1964, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon.
10.5007/2175-7976.2020.e74818 :Whyte Richard, 1991, The Middle Ground : Indians, Empires, and Republics in the Great Lakes region, 1650-1815, Cambridge University Press.
Willemez Laurent, 2006, Le droit du travail en danger. Une ressource collective pour des combats individuels, Marseille, Agone.
Notes de bas de page
1 En conclusion d’une table ronde sur l’histoire sociale européenne de la MSH Paris, 2 et 3 mai 1975 repris dans Bourdieu (1984 : 260).
2 On recense approximativement un millier de fermeture d’usine entre 2008 et 2012 (pour 500 créations) faisant disparaître 100000 emplois industriels en France ; bon nombre de PSE à la même époque que celui de l’usine Vortex aboutissent au licenciement collectif de plus d’un millier de salariés.
3 Au travail comme dans l’action politique, ouvrier n’est toujours pas « synonyme d’ouvrière », pour reprendre la belle formule de Kergoat (2012). Voir également : Oeser et Touraille (2012).
4 Dès ses travaux sur la Kabylie, P. Bourdieu complique la notion économique d’intérêt personnel dans une réflexion notamment poursuivie en science politique par D. Gaxie (1977 ; 2005).
5 Les guillemets signalent et soulignent l’emploi des termes indigènes (ceux des salariés, ou des journalistes, politiques, universitaires). Dans le sud-ouest populaire rural français, la langue occitane se perpétue par certains idiomes eux-mêmes révélateurs de la forte persistance du sentiment d’appartenance locale, de l’habitus primaire.
6 Notre recours au concept d’« économie morale » vaut reconnaissance de dette à l’égard d’E. P. Thompson mais nous privilégions à dessein les concepts de politisation pratique, d’habitus et de malentendus productifs. Pour d’autres lectures des intérêts et limites du concept d’économie morale : Fassin (2009), Siméant (2011).
7 Entretien avec É. Darras.
8 Leurs « patrons voyous » seront condamnés pénalement et dans un premier temps, les Vortex « gagnent » leurs procès successifs (c’est en tout cas l’interprétation qu’ils feront des décisions de justice parfois plus complexes et nuancées). L’expression « patrons voyous » est souvent mobilisée mais les dirigeants des multinationales qui licencient sont rarement condamnés pénalement comme le furent des dirigeants de Vortex (Mazade, 2013).
9 Entretien avec É. Darras et Y. Selponi.
10 Entretien avec A. Oeser.
11 Avec la mise en concurrence de tous contre tous, le travail est toujours plus perçu (comme la terre ou la monnaie) telle une marchandise (un capital tandis que le travail ne peut pourtant pas être séparé du travailleur…) appropriable par les propriétaires capitalistes et commercialisable sur un marché économique désencastré du social, toujours plus mondialisé et « libéré » des contraintes légales (Polanyi, 1983 ; Fligstein, 1993 ; 2002).
12 On reprend ici les termes exacts d’un document interne de la multinationale que les tribunaux doivent interpréter mais qui semblent relativement clairs.
13 Informations vérifiées dans des documents internes de la direction miraculeusement récupérés par les salariés et produits au tribunal correctionnel.
14 La valeur pour l’actionnaire fait passer la maximisation à court terme des dividendes devant la pérennisation de l’entreprise puisqu’elle concurrence l’investissement dans la recherche et le développement et donc les perspectives à long terme (notamment : Aglietta et Rébérioux [2005] ; Dezalay et Bryant [1998]).
15 En 2015, la loi « pour la croissance et l’activité » dite Macron rend désormais quasiment impossible ce type de recours au prétoire par les salariés licenciés ; auparavant, le droit français aurait pourtant pu permettre par la sanction de mieux responsabiliser les firmes multinationales qui acquièrent ainsi en France des unités de production concurrentes et rentables pour ensuite les placer en faillite tout en récupérant les stocks, les brevets, les parts de marché et les machines les plus performantes.
16 Pour des perspectives récentes plus philosophiques, juridiques ou normatives (Chardeaux, 2006 ; Dardot et Laval, 2015).
17 Le bandit social ou bandit d’honneur est un « hors-la-loi que le seigneur et l’État considèrent comme un criminel, mais qui demeure à l’intérieur de la société paysanne, laquelle voit en lui un héros, un champion, un vengeur, un justicier, peut-être même un libérateur » précise E. Hobsbawn (1972 : 8).
18 L’expression d’H. Arendt vaut pour ceux qui n’ont plus d’État et par extension pour ceux qui sont abandonnés par l’État, dont aujourd’hui selon nous, les salariés de l’industrie dans la France rurale.
19 Au cours d’un repas, l’un des principaux leaders du mouvement insiste sur l’importance de la non-violence pour la reconnaissance des droits civiques des Afro-Américains, il cite également le film Gandhi (Carnet d’enquête d’É. Darras). La stratégie de la non-violence semble elle-même envisageable puis facilitée lorsqu’il subsiste une division au sein du champ du pouvoir et donc un soutien effectif d’autres dominants ; dans son classique sur le Freedom Summer, D. Mc Adam (1990 : 125) ne l’ignore d’ailleurs pas : « Non-violence might be defensible as long as SNCC was relying on the power and influence of others – federal officials, the media, Northern Liberals – to make changes and restrain segregationist violence. »
20 Mais dans quelle mesure (Scott, 1990) ?
21 « Il va de soi en effet que l’éducation politique ne se réduit pas à la transmission consciente des représentations les plus directement liées à la sphère du politique au sens ordinaire du terme : il serait absurde de réduire les conditions de la production des dispositions qui sont au principe des jugements et des pratiques politiques à la socialisation politique – ou pire, à son aspect institutionnalisé, l’instruction civique » explique P. Bourdieu (1980 : 524).
22 Cette sociologie à venir des malentendus productifs entre groupes dominés et le champ du pouvoir gagnerait à s’inspirer des avancées intellectuelles de l’histoire connectée et particulièrement du concept de « middle ground » de R. Whyte (1991).
23 Entretien avec A. Oeser.
24 Entretien avec Christelle Lazareno.
25 Par exemple : « Le capital, entre autres choses, est aussi un instrument de production, il est aussi du travail passé, matérialisé. » Marx (1982b : 238).
26 Discours public de l’un des leaders locaux, 2008.
27 Carnet de terrain d’É. Darras. À d’autres moments, on nous offre également et significativement des objets produits de la perruque dans l’usine (un porte-clés par exemple). En recevant un tel don, l’enquêteur s’avère alors lui-même intimidé et sans doute maladroit ; ces émotions ressenties par l’enquêteur peuvent alors elles-mêmes être prises pour objet par l’enquêteur lui-même : car ces impuretés de l’enquête constituent autant d’indices précieux devenant résultats (la difficulté de verbaliser la fierté ouvrière) en pratiquant l’indispensable réflexivité (elle-même facilitée dans un collectif de recherche).
28 Entretien avec É. Darras. C. Lomba (2013) montre toutefois que les syndicats ont pu historiquement négliger ces savoirs ouvriers expropriés par la direction et ses gestionnaires.
29 Car « La simplicité et l’exagération des sentiments des foules font que ces dernières ne connaissent ni le doute ni l’incertitude. Comme les femmes, elles vont tout de suite aux extrêmes » selon les élucubrations de G. Le Bon (La Psychologie des foules, Paris, Félix Alcan, 1905 (1895), p. 33).
30 Lors d’une discussion informelle, un ouvrier licencié raconte qu’il sort à peine des insomnies et se trouve mieux depuis qu’en rêve, il a enfin réussi à appuyer sur la gâchette d’un fusil à lunette (à distance) pour tuer X (un dirigeant de l’usine) ; surpris, son voisin de table confie avoir fait « presque le même rêve ! » Carnet d’enquête d’É. Darras, 20 avril 2011.
31 La domination rapprochée autorise bien sûr symétriquement d’autres formes d’exploitation que celle à distance, qui peuvent être particulièrement brutales, comme on le voit avec les plantations esclavagistes ou la violence toujours faite aux femmes et aux enfants en milieu domestique ; il conviendrait de mieux souligner ses spécificités sans occulter les capacités d’agir des dominé·e·s. Voir Memmi (2008) et Achin et Naudier, 2013.
32 « Il est tout à fait possible que les moyennes statistiques et les expériences humaines suivent des directions opposées Un accroissement des facteurs quantitatifs par habitant peut fort bien s’accompagner d’une détérioration qualitative du mode de vie des gens, des relations traditionnelles et d’une accentuation de la répression. Les gens peuvent fort bien consommer davantage et, dans le même temps, se trouver moins heureux et moins libres. » Thompson (1968 : 271). E. P. Thompson y dénonce outre l’accaparement des biens communs, l’exploitation des enfants lors de la révolution industrielle.
33 Illustration parmi cent autres disponibles de la fécondité de l’enquête ethnographique collective puisqu’elle confronte les habitus des enquêté·e·s à des habitus de chercheurs différents. Une part essentielle de la production de résultats provient toujours d’une mobilisation de l’habitus primaire du chercheur, donc de ses connaissances incorporées dès l’enfance.
34 Dans un tract rédigé et diffusé par le comité de soutien Vortex datant d’août 2009 on peut lire : « Appel à la solidarité. Nous sommes tous des Vortex. »
35 Spécialiste reconnu des orgues, sa trajectoire, apparaît, toutes proportions gardées, plus proche de celle des prêtres ouvriers « plus exposés au monde social car immergés dans des situations de travail sans la protection de cadres institués ; ils sont amenés à réagir selon des schèmes de comportement adaptés à cet espace et fort peu cléricaux » (Suaud et Viet-Depaule, 2004).
36 Les extraits mentionnés sont issus de nos entretiens avec le prêtre.
37 Comme le note, sur un mode certes enchanté, un journaliste de la presse quotidienne nationale interrogé par O. Baisnée : « Et chez Airbus [ce type de lutte] ça n’existe pas, et chez Sanofi n’en parlons pas… Bref ça a subsisté cette histoire parce que c’était isolé, c’était une entreprise au milieu de la campagne, qui continuait à vivre comme si la télé n’existait pas, qui perpétuait cette culture de la classe ouvrière en n’étant confronté à aucune autre culture dominante. Il n’y avait pas de facs à côté, pas les ingénieurs d’Aérospatiale, c’était un peu comme le village gaulois de la classe ouvrière. » Sur l’évolution du droit du travail et l’intensification du travail ouvrier : Willemez (2006) ; Corouge et Pialoux (2011) ; Hatzfeld (2002 ; 2004).
38 Pour reprendre les termes de E. P. Thompson (1988 : 33).
39 Il convient toutefois de recontextualiser ce concept devenu gadget ; car E. P. Thompson écrit en 1958 pour dénoncer chez les “sociaux-démocrates” de l’époque comme chez les pro-soviétiques « the denial of the creative agency of men, when considered not as political or economic units in a chain of determined circumstances, but as moral and intellectual beings, in the making of their own history ; in other words, the denial that men can, by a voluntary act of social will, surmount in any significant way the limitations imposed by “circumstances” or “historical necessity” ».
40 Les débats, certes utiles sur la notion de champ, ne devraient toutefois pas aboutir à retarder sa mobilisation pour une meilleure compréhension de ce qui se joue désormais au cœur d’un champ du pouvoir internationalisé. Voir Dezalay (2004).
41 Celle qui demande par exemple à être plus lourdement imposée…
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