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    Plan

    Plan détaillé Texte intégral Chronologie de la lutteLes conditions de travail à Electro : les raisons de la colèreUne organisation ouvrière sous tension : la répression antisyndicale comme réponse à la contestationLa dynamique locale de la mobilisation : l’extension de la solidarité pour pallier les réticences des acteurs classiques du monde ouvrierConclusion Bibliographie Notes de bas de page Auteur

    Quand l’industrie proteste

    Ce livre est recensé par

    • Olivier Cléach, Lectures, mis en ligne le 27 avril 2019. URL : https://journals.openedition.org/lectures/33808 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.33808
    • Élisabeth Longuenesse, Sociologie du travail, mis en ligne le 3 juin 2020. URL : https://journals.openedition.org/sdt/30272 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.30272
    • Anouk Arrondeau, Revue internationale des études du développement, mis en ligne le 14 octobre 2024. URL : https://journals.openedition.org/ried/17992
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    Table des matières

    4. Les conditions de travail : les autres raisons de la colère du peuple tunisien ?

    Ethnographie d’une mobilisation syndicale d’ouvrières en contexte révolutionnaire

    Sarah Barrières

    p. 93-115

    Texte intégral Bibliographie Bibliographie Notes de bas de page Auteur

    Texte intégral

    1Tout au long de la mobilisation des ouvrières et syndicalistes d’Electro1, s’enchevêtrent enjeux matériels et immatériels. D’une part, si d’importants éléments pécuniaires et pratiques sont en jeu, c’est principalement la dignité ouvrière et la lutte contre les discriminations sexistes, racistes et syndicales dont est porteuse la lutte qui fait l’objet de notre cas d’étude. D’autre part, plutôt que de traduire en justice leur employeur pour obtenir des indemnités au licenciement de certaines d’entre elles – option que privilégient les principaux responsables syndicaux tunisiens – les syndicalistes d’Electro s’organisent d’abord autour de la revendication de leur réintégration. Malgré l’absence de fondement juridique à cela, elles qualifient d’injuste la facilité avec laquelle un employeur peut se débarrasser de militantes ayant œuvré à l’amélioration des conditions de travail dans une entreprise étrangère peu soucieuse du respect du droit local. Dans ce sens et pour dénoncer la répression antisyndicale, elles entament une grève de la faim, sans obtenir le résultat escompté. Face à l’intransigeance de leur employeur, elles se résignent finalement à lutter pour une augmentation de leurs indemnités de licenciement. Si lutter pour cette cause recouvre des motivations matérielles évidentes, les syndicalistes tunisiennes l’inscrivent ainsi dans des mots d’ordre plus larges, qui recevront un écho favorable du côté de syndicats et collectifs tunisiens et français.

    2Nous tenterons de comprendre, dans un premier temps, l’imbrication entre valeurs, émotions et revendications matérielles dans la mobilisation des travailleuses d’Electro, en rendant compte de l’environnement de travail dans cette usine et en s’interrogeant sur la grammaire revendicative de la protestation. Les protestations ouvrières ne sont, en effet, pas de simples réponses mécaniques à l’exploitation capitaliste, mais se réalisent « au nom de normes qui n’ont pas été respectées, de droits et d’obligations pour lesquels les engagements tacites n’ont pas été tenus » (Fassin, 2009 : 1243).

    3Dans un deuxième temps nous questionnerons les circonstances et les opportunités qui se sont combinées dans cette mobilisation de longue durée, s’étalant sur deux ans, où les répertoires d’actions furent fort composites. Les ouvertures offertes par la révolution tunisienne ont permis aux protestataires d’élargir leur champ d’action. Pourtant si les mobilisations ouvrières ont été nombreuses durant cette période, rares sont celles qui ont connu une telle ampleur. Dès lors, nous nous intéresserons tant aux ressources de ces ouvrières « qualifiées au rabais » qu’aux méthodes de gestion autoritaire des firmes multinationales. A cet égard, l’hypothèse qui se dégage du terrain est que la force de la répression antisyndicale (Amossé et Denis, 2017) et le faible soutien de l’appareil syndical tunisien ont paradoxalement accru le sentiment d’injustice et obligé ces ouvrières à aller chercher des solidarités au-delà de leur cercle de proximité.

    Chronologie de la lutte

    2011

    4Janvier : juste après le départ de Ben Ali, grève à Electro pour des augmentations de salaire

    5Mars : création du syndicat d’entreprise UGTT Electro

    6Juin : négociation collective pour l’arrêt des harcèlements au travail/signature d’un accord collectif prévoyant l’arrêt des heures supplémentaires illégales

    7Juillet : signature d’un accord collectif prévoyant le respect de la durée légale des congés payés

    8Octobre : début des négociations collectives pour l’obtention d’une grille de classification des emplois et des compétences

    2012

    9Mai : signature d’un accord collectif relatif à la classification des emplois, occasionnant 30 % d’augmentation de salaire pour les ouvrier·e·s

    10Septembre : création d’un syndicat de base concurrent (CGTT), lock-out de la société Electro et tentative de licenciement de l’équipe syndicale UGTT

    11Septembre-octobre : grèves à Electro pour protester contre la répression antisyndicale, signature d’un accord prévoyant la reprise du travail et relocalisation de la production d’Electro en France

    2013

    12Janvier : la direction d’Electro met fin à environ 200 CDD et mute une centaine de travailleur·se·s en CDI sur un autre site de production, licenciement de deux salariées adhérentes au syndicat

    13Mars : manifestation internationale devant l’ambassade de France pendant le Forum social mondial pour protester contre la répression antisyndicale

    14Avril : licenciement de cinq autres salariées adhérentes au syndicat et de trois déléguées syndicales dont la secrétaire générale

    15Décembre : création d’un comité de soutien en Tunisie

    2014

    16Janvier-février : grève des travailleur·se·s d’Electro pour soutenir les ouvrières et déléguées syndicales licenciées

    17Mars : appel à la grève générale locale par l’Union régionale UGTT/accord entre la direction d’Electro et l’Union régionale UGTT pour la réintégration de cinq ouvrières licenciées et le versement d’indemnités pour une des trois déléguées syndicales/annulation de la grève générale locale

    18Juin-juillet : grève de la faim de la secrétaire générale du syndicat UGTT Electro et d’une ouvrière licenciée (27 jours)

    19Juillet : réintégration de deux dernières ouvrières licenciées/obtention d’indemnités de licenciement pour deux déléguées syndicales

    Les conditions de travail à Electro : les raisons de la colère

    20Comme dans de nombreux pays des Suds, les restructurations néolibérales d’un régime autoritaire, parfois qualifié de « capitalisme des copains » (Ferrié, 2012), ayant pour visée la libéralisation des marchés et la privatisation des entreprises publiques, ont aggravé l’inflation et augmenté les inégalités sociales. Ces réformes se sont accompagnées d’un fort taux de chômage, de la suppression d’emplois dans le secteur public et de la précarisation des salariés qui conservaient leurs emplois (Beinin, 2014). Fait moins souvent souligné, elles ont aussi dégradé les conditions de travail et d’emploi, particulièrement dans les usines de la sous-traitance internationale, très féminisées, où le patronat occidental délocalise au Sud une main-d’œuvre qualifiée et bon marché (Talahite, 2013 ; Falquet, 2008).

    De quoi le « miracle économique » tunisien est-il le nom ?

    21La Tunisie a engagé dès 1986 un vaste programme de privatisation suite à l’adoption du Plan d’ajustement structurel. Cette orientation économique a été développée ensuite sous Ben Ali avec l’adhésion au GATT en 1990, la signature des accords avec l’OMC en 1994 et la création d’une zone de Libre-échange avec l’Union européenne en 1996. De 1986 à 2008, 217 entreprises publiques ou semi-publiques sont privatisées (Dhaher, 2010), profitant en grande partie aux investisseurs étrangers (Chamkhi, 2000). Les entreprises exportatrices, filiales ou sous-traitantes d’entreprises européennes dans les services et l’industrie, emploient aujourd’hui plus de 50 % des personnes occupées dans ces secteurs (Tizaoui, 2013). L’État tunisien a également conclu une série d’accords de libre-échange avec l’Union européenne tel que l’« accord d’association » signé en 1995. Il prévoit la levée progressive des barrières douanières et de toutes sortes d’entraves à la circulation des marchandises et des capitaux étrangers en Tunisie. En 1997, un accord bilatéral, passé entre la France et la Tunisie, proscrit les mesures d’expropriation et de nationalisation des entreprises à capitaux étrangers.

    22L’ouverture au marché s’est, en outre, accompagnée de réformes nationales. En 1972, l’État tunisien créé un régime fiscal dit offshore, très avantageux pour les entreprises étrangères. Il concerne aujourd’hui 45 % du paysage productif tunisien (Tizaoui, 2013). Elles sont exemptées de taxes et de droits de douanes sur les importations de matières premières et équipements nécessaires à la production et sont exonérées de l’impôt sur les sociétés les dix premières années de leur activité. Par la suite, en 1996, le code du travail a fait l’objet de modifications visant à rendre l’emploi plus flexible. Les formes d’emploi précaires, telles que les contrats à durée déterminée, ou l’intérim sont rendues légales. La précarité contractuelle, comprise comme la possibilité permanente de perdre son emploi (Jounin, 2008) connaît alors une expansion très rapide. À titre d’exemple, en 2009, on dénombre 44 % des travailleurs du secteur textile sous contrat à durée déterminée. La « flexibilité du travail » fait d’ailleurs partie des principaux critères d’attractivité pris en compte par les multinationales (Hattab-Christmann, 2009).

    23Contre les conséquences des ajustements structurels, des protestations ouvrières se sont fait entendre dans l’industrie textile dès les années 2000. Au sein de l’entreprise Fantasia, une usine de fabrication de jeans, une lutte d’ampleur a impulsé par la suite plusieurs mobilisations dans des entreprises appartenant au même secteur d’activité. C’est le cas notamment de l’International Company Ayadi Beton (ICAB) en 2002, de la société Sotapex-Covertex en 2003, ainsi que d’Hotrifa en 2004, situées dans la région du Sahel, où les ouvrier·e·s ont lutté contre la privatisation de leurs usines et les licenciements abusifs2. En 2008, le malaise social et économique éclate à nouveau et prend la forme d’une protestation sociale de grande ampleur dans le bassin minier de Gafsa contre les pratiques népotiques de recrutement (Allal, 2010). En 2011, de manière contre-intuitive, les branches d’activité les plus touchées par des grèves, ne sont pas les entreprises publiques, mais celles où les firmes multinationales sont les plus implantées. Tendanciellement plus de la moitié des grèves ont éclaté dans les branches de l’industrie textile et mécanique et électrique ainsi que celle des services3. Les mouvements de grève sont concentrés dans les zones industrielles de Tunis et de Sfax, lieux de forte concentration d’entreprises manufacturières.

    24C’est dans ce contexte que la mobilisation des ouvrières d’Electro se déploie.

    La dureté de l’environnement de travail

    25La zone industrielle qui abrite cette usine est située dans la proche banlieue de la capitale, localité à fort développement économique. Pourtant pour s’y rendre, la chaussée de la voie principale est défoncée, les ouvriers marchent à quelques centimètres des voitures pour se rendre sur leur lieu de travail. En fin de journée, c’est dans le noir qu’ils attendent au bord de la route un moyen de transport pour rentrer chez eux. À l’intérieur des usines les conditions de travail sont déplorables, situation typique des filiales des multinationales qui exportent les risques, les dangers et les souffrances en l’absence de toute responsabilité (Purser, 2006).

    26Dans les entretiens, les ouvrières expliquent qu’avant la création du syndicat, elles souffraient principalement du harcèlement moral, des humiliations et de l’arbitraire de l’encadrement. Le travail s’organise en effet à la discrétion de la hiérarchie : l’octroi de prime, de jours d’absence, les évolutions de carrière jusqu’aux pauses pour aller aux toilettes ne répondent pas à des règles explicites. Elles dépendent essentiellement des relations d’amitié avec les chefs d’équipe ou l’acceptation (parfois forcée) de relations intimes avec des responsables. Le harcèlement sexuel n’est cependant clairement dénoncé que par les leaders syndicales de l’entreprise. S’il est évoqué en filigrane, il reste un sujet tabou et difficile à aborder avec les autres ouvrières.

    « Les conditions de travail étaient terribles et défavorables. […] Il y avait les insultes de la part des cadres et maîtrises, les ouvrières étaient discriminées, par exemple ils ne disent pas une câbleuse, ils disent “blouses bleues”. […] On entend des gros mots : “vous êtes bêtes”. On entend des gros mots que je ne peux pas dire.
    On a vécu des harcèlements sexuels. Et surtout de 2008 à 2010, il y a le responsable de production qui harcèle les filles ouvertement, dans l’atelier. Moi j’ai vécu ça. J’étais bouche bée. Je le pousse, je lui dis “arrête, qu’est-ce que tu fais !” C’est grave ce qu’il fait ! Il parle juste devant le visage des filles, il les embrasse. C’est pas normal. […] Il y a des cadres qui ne font pas ça, mais c’est la majorité, on a vécu plein de choses de la part de personnes différentes. […]
    Dans le temps, les augmentations de salaires c’était à la tête du client. Si tu es amie avec le chef de production, que tu acceptes son comportement, alors tu auras une augmentation, mais si tu n’acceptes pas sois sûre que tu n’auras jamais d’augmentation ! […] Si tu acceptes les harcèlements, si tu acceptes d’aller prendre un café avec lui le samedi. »
    Ines B., déléguée syndicale, mars 2014.

    27D’autres règles managériales autoritaires telles que la tentative d’imposer l’usage de la langue française entre les ouvrières et d’interdire le voile à l’usine sont dénoncées par les ouvrières tunisiennes. Ces pratiques apparaissent comme une tentative de reprise de contrôle sur leurs corps et leur langage. Si nous pouvons qu’émettre l’hypothèse que la multinationale se sent investie d’une mission civilisatrice, nous pouvons cependant affirmer que la hiérarchie cherche à assoir son pouvoir en considérant qu’elle a un droit sur ses employé·e·s dans des domaines qui ne sont pas liés à l’accomplissement du travail, par une maîtrise des échanges interpersonnels entre les travailleuses et de leur tenue vestimentaire. En effet selon B. Destremau, « l’enrôlement féminin dans le salariat capitaliste s’appuie sur une construction des rapports sociaux et une division du travail sexuée, de classe et ethnique, que les relations d’emploi contribuent à reproduire » (Destremau, 2013 : 92).

    28Ainsi, les humiliations, les harcèlements, les injustices sont les principaux ressorts de l’engagement des ouvrières comme le précise Ines B. : « ce qui nous a le plus touchées c’est l’irrespect4 » même si les conditions matérielles de travail sont aussi dégradées. L’exemple le plus significatif qui ressort dans la plupart des entretiens est celui des heures supplémentaires. Elles sont particulièrement éprouvantes pour les ouvrières en l’absence de toute planification. Non seulement l’irrégularité des horaires perturbe la vie familiale, mais les heures de travail effectuées en soirée suscitent des appréhensions. En effet, la zone industrielle présente des dangers quand elles doivent rentrer chez elles une fois la nuit tombée.

    « On a fait, de 2005 à 2010, des heures supplémentaires sans arrêt, je dis bien sans arrêt ! […] Normalement on fait 40 heures. Avec les heures supplémentaires on arrive à 60-65 heures par semaine. Pour un salaire de 247 dinars […] Et on vient même travailler le dimanche. »
    Alia T., secrétaire générale du syndicat d’entreprise, mars 2014.

    29Ces conditions de travail leur sont d’autant plus pénibles que les ouvrières d’Electro sont attachées à leur domaine d’activité et au produit de leur travail.

    Des ouvrières fières de leur métier

    30Les ouvrières rencontrées ont entre 27 et 37 ans, la plupart habitent dans les quartiers populaires autour de la zone industrielle. Les pères et les maris sont souvent ouvriers ou employés, toutes les mères sont au foyer. Elles ont en majorité été à l’université ce qui n’était pas le cas de leurs ascendants. Elles travaillent à Electro depuis 6 à 11 ans, et il s’agit généralement de leur premier ou deuxième emploi. Dans cette usine comme dans de nombreuses autres de la zone industrielle, les ouvrières travaillent avec les personnes de leur entourage.

    31Elles expriment toutes leur fierté de travailler dans cette usine malgré la difficulté des conditions de travail. Cette fierté ouvrière se manifeste à l’égard du produit, de l’attachement au travail et de l’entreprise. Travaillant dans une industrie de haute technologie elles mettent en avant les responsabilités que leur procure leur métier comme l’explique Alia T., la secrétaire générale du syndicat : « on travaille pour Airless, c’est pas n’importe qui5 ! » Le travail de câbleuse pour l’aéronautique demande en effet un haut niveau d’exigence en termes de qualité et de sécurité. La fabrication du câblage est un long processus qui se décompose en plusieurs tâches. Chaque étape est réalisée par une équipe composée d’une dizaine à une trentaine d’opératrices – dont une contrôleuse – et d’un·e chef·fe d’équipe. Pour être embauché dans cette entreprise, il faut avoir le bac et passer plusieurs entretiens et tests à la fois théoriques et pratiques. Au cours de l’apprentissage, les ouvrières doivent intégrer et respecter de nombreuses procédures et réglementations. Les câbleuses acquièrent ainsi diverses compétences appelées « qualif » qu’elles doivent ensuite entretenir régulièrement par des formations et en changeant de poste de travail pour les mettre en pratique. Les impératifs de rigueur liés au secteur aéronautique et la minutie dont elles doivent faire preuve dans leur travail sont d’ailleurs soulignés lors des entretiens : « on travaille dans le domaine de l’aéronautique donc, c’est un peu délicat, il faut faire attention aux réglages des câbles car si on fait des fautes, il y a des vies humaines qui sont en jeu6 ». Pourtant ces ouvrières estiment que leurs compétences et leur savoir-faire spécifiques ne sont pas reconnus à leur juste valeur, ce qui témoigne de la déconsidération dont elles font l’objet.

    32Ayant pour la plupart fréquenté l’université, les ouvrières d’Electro sont représentatives de l’évolution des milieux populaires face à un marché du travail tunisien caractérisé par un fort taux de chômage, même pour les diplômé·e·s.

    33Olivier Schwartz, à propos de l’évolution du monde ouvrier en France, a mis en lumière l’émergence d’un nouveau groupe social, les « dominés aux études longues » : « les membres des classes populaires parvenus jusqu’au bac ou au-delà, et chez qui l’accès aux études longues se serait peut-être opéré sans rupture majeure avec les modes de vie et les pratiques de leur milieu d’origine » (Schwartz, 1998 : 154). Pour autant, les ouvrières croient en la valeur du diplôme ce qui opère un décalage entre leurs aspirations et la réalité de l’insertion. Malika Z., par exemple, ne s’attendait pas à travailler comme ouvrière :

    « J’ai été embauchée comme câbleuse, malgré le fait que j’ai un diplôme de technicien supérieur en automatisme industriel. »
    Malika Z., ouvrière, avril 2014.

    34Partant des discours de ces ouvrières et déléguées syndicales, nous pouvons émettre l’hypothèse que des dispositions à l’engagement et à l’indignation morale de ces femmes résident dans un hiatus entre leur condition de femmes travailleuses, plus indépendantes économiquement que leurs mères, avec un capital culturel plus élevé que leurs parents, et la déconsidération dont elles font l’objet dans leur travail marqué par des dominations multiples7.

    Logiques de subjectivation et construction des revendications

    35Nous pouvons identifier, à travers les témoignages des ouvrières, les rapports de pouvoir en jeu dans les relations de travail en portant attention à la façon dont elles définissent le « nous » par opposition à un « eux » (les dirigeants). Ceci nous montre comment elles se positionnent dans des « arrangements institutionnels de pouvoir [et] comment leur subjectivité se forme en s’appropriant ou en rejetant des catégories ou des stéréotypes qui préexistent à leur entrée dans l’emploi » (Le Renard, 2013 : 101). Celles qui osent s’exprimer et critiquer les agissements de l’encadrement sont systématiquement renvoyées à leur condition de femme subalterne. Selon les leaders syndicales, les contremaîtres tunisiens comme les cadres français expatriés répondent avec mépris à leurs revendications par des invectives racistes et sexistes : « vous, vous êtes des femmes… », « vous êtes têtues », « voilà comment on paye les esclaves8 ». L’une d’entre elles me relate, pour appuyer son propos, un échange avec le directeur de l’usine en vue de mettre fin au travail dominical qui est évocateur du mépris de classe et de la gestion paternaliste des relations collectives de travail :

    « Le directeur me dit : moi j’habite Sidi Bou Saïd, je vois la mer de mon balcon et je viens quand même travailler le dimanche. Je lui ai répondu : moi je vois les ruines de ma fenêtre, mais je suis fatiguée, je ne viendrai pas travailler dimanche. »
    Ines B., déléguée syndicale, mars 2014.

    36Sans avoir pu rencontrer les directeurs d’Electro, on peut néanmoins signaler que l’un d’entre eux, un ingénieur diplômé en mécanique, n’a travaillé que trois ans dans des sites d’aéronautique français avant d’être expatrié à Tunis, où il a progressivement gravi les échelons. Sur son site LinkedIn, ce cadre expatrié se présente comme « capitaine de réserve » de l’État-Major des Forces no 3 de Marseille et indique qu’il était « chef d’îlot9 » de Mutuelleville pendant la révolution, coordonnant la sécurité de ce quartier qui abrite les villas des expatriés et les résidences des ambassades. Cette présentation de soi met ostensiblement en valeur une certaine virilité. Il semble fier d’afficher ses compétences en matière de sécurité et disciplinaires. Il doit ainsi espérer tirer un bénéfice de cette « virilité ressource » (Achin et Dorlin, 2008) en montrant un certain potentiel d’autorité dans la sphère personnelle comme professionnelle.

    37La formulation des revendications s’est ainsi construite en opposition à l’expression des différentes formes de dominations et d’exploitation. Dans ce conflit, les revendications salariales recouvrent un certain nombre de demandes matérielles (augmentation des salaires, encadrement des heures supplémentaires, respect des congés payés). Néanmoins à travers ces demandes, c’est une amélioration des conditions de vie, une plus juste répartition des richesses et la reconnaissance de la valeur de leur travail qui sont revendiquées. D’ailleurs les syndicalistes insistent sur le fait que l’importante augmentation de salaire demandée (30 %) est le résultat de l’élaboration d’un projet de classification professionnelle prenant en compte leurs compétences et leur niveau d’étude. Quant aux heures supplémentaires, au-delà de l’épuisement physique qu’elles engendrent, leur limitation et la possibilité de les refuser sont demandées par ces femmes pour passer plus de temps avec leur famille mais aussi parce qu’elles sont tenues par des contraintes domestiques telles qu’aller chercher leurs enfants à la crèche ou préparer le diner.

    38Mais ce qui se joue de manière forte dans cette lutte ouvrière, c’est aussi la recherche de la dignité (karama10) et de la reconnaissance comme personne ainsi que le souligne Ines B, une des deux leadeurs du mouvement, avec émotion : « c’est vrai qu’il y avait aussi des problèmes matériels, le salaire… mais le plus piquant, c’est quand quelqu’un nous insulte11… » Les ouvrières revendiquent ainsi le respect de l’encadrement, l’arrêt des humiliations et du harcèlement sexuel mais aussi des demandes symboliques comme le remplacement de leur blouse bleue « dégueulasse » par une blanche (à l’identique des contremaîtres et des cadres).

    39Les pancartes brandies par les ouvrières lors des actions collectives font référence à ces rapports de pouvoir. Elles soulignent le caractère inhumain du traitement qui leur est imposé, ainsi qu’à l’ensemble des travailleurs en Tunisie, sous le slogan : « les travailleurs tunisiens ne sont pas des esclaves ». Dans un autre registre, elles assimilent le directeur de la société à un « colonisateur », faisant référence à des relations de travail rétrogrades et d’un autre temps qui ne devraient plus avoir cours aujourd’hui en Tunisie. On peut en effet lire sur les affiches : « Electro groupe Electronica, il ne s’agit pas d’un investisseur, il s’agit d’un colonisateur. »

    40Derrière l’intensité de ces slogans, des opérations de cadrage sont à l’œuvre. Ainsi pour saisir la grammaire revendicative de ces femmes mobilisées, d’autres facteurs sont à prendre en compte. En plus des références aux vécus des dominations, les slogans sont aussi façonnés par les rhétoriques politiques d’organisations patriotiques, marquées par la lutte pour l’indépendance de la Tunisie. C’est le cas de l’UGTT mais aussi de l’Union générale des étudiants tunisiens (UGET), le principal syndicat étudiant dont certains militants sont entrés en solidarité avec cette mobilisation. Ces derniers, pour la plupart militants dans des partis politiques dits d’extrême gauche, ont été sollicités par les déléguées syndicales d’Electro pour soutenir leur lutte afin d’élargir le champ de la solidarité. Les rhétoriques militantes fréquemment utilisées par ces acteurs dans les discours de solidarité sont réappropriées par les leaders syndicales d’Electro.

    41À l’occasion d’un débat sur la mobilisation des Electro en mai 2014, le secrétaire général de l’UGET exprime son point de vue sur la lutte :

    « Elle est exemplaire parce qu’elle démontre très bien l’antagonisme entre le capital et le travail. […] En plus, il faut rappeler qu’il s’agit de capitalistes étrangers. Cette lutte a donc une dimension patriotique. […] C’est du colonialisme indirect. Le capitalisme étranger vient en Tunisie, emploie qui il veut, vire qui il veut, attaque les droits syndicaux comme il veut… »
    Journal de terrain, mai 2014.

    42Les comparaisons établies avec le colonialisme constituent ainsi des références partagées et légitime l’utilisation de ces termes forts par les ouvrières mobilisées pour dénoncer leur situation.

    43Les dominations de genre et de « race » comme l’exploitation qui se traduisent par des conditions de travail dégradées tels que le harcèlement moral et sexuel, les humiliations, l’arbitraire de la hiérarchie et les infractions du droit du travail, permettent de saisir les motifs de la mobilisation dans cette usine de la sous-traitance internationale. Néanmoins, de nombreuses usines connaissent des situations similaires, sans que se produise une mobilisation comme à Electro. Ainsi pour comprendre les facteurs ayant favorisé cette lutte ouvrière, il faut se pencher à la fois sur le contexte d’opportunité révolutionnaire et sur les trajectoires des leaders à l’origine de la constitution d’un groupe de « femmes fortes ».

    Une organisation ouvrière sous tension : la répression antisyndicale comme réponse à la contestation

    44Les protestations à Electro se déroulent dans le contexte de la révolution tunisienne, avec la création d’un syndicat de base UGTT dès mars 2011. Les spécificités des « situations révolutionnaires » (Bennani-Chraïbi et Fillieule, 2012) nous amènent à envisager notre questionnement à l’aune de la conjoncture tunisienne afin de mieux saisir la radicalité de la lutte, ses modes d’organisation et les canaux qui permettent de faire entendre les revendications des ouvrières mobilisées.

    Une nouvelle dynamique syndicale ?

    45Le moment révolutionnaire tunisien a conduit à rompre avec les routines : des acteurs hétérogènes issus d’espaces sociaux différents avec des degrés de politisation variables agissent désormais ensemble (Hmed, 2012). Les publics engagés vont dès lors bien au-delà de ceux qui ont connu des expériences de mobilisations antérieures. Néanmoins c’est « en activant des sociabilités et savoir-faire antérieurs à la situation de crise politique que sont possibles ces différents modes d’actions protestataires » (Allal et Pierret, 2013 : 21). En effet, l’ouverture de l’espace des possibles et la circulation des savoir-faire, permis par des rencontres improbables en situation routinière, favorisent notamment chez des femmes de milieux populaires une réappropriation de formes variées de l’action collective12, comme ce fut le cas pour les ouvrières en lutte à Electro.

    46Dans cette période, de nouvelles dynamiques syndicales ont d’ailleurs émergé : une grande partie des travailleurs du secteur privé investissent le monde syndical, avec un afflux de nouvelles adhésions à l’UGTT. Historiquement implanté dans la fonction publique, le syndicalisme tunisien est jusqu’à nos jours essentiellement un syndicalisme de cols blancs du fait de son accompagnement du pouvoir Benaliste dans sa politique de privatisation (Yousfi, 2015). Néanmoins depuis 2011, dans la zone industrielle de l’usine Electro – comptant de nombreuses entreprises privées et multinationales – le nombre de sections syndicales d’entreprise UGTT a quasiment triplé13.

    47Fondée pendant la période coloniale par des syndicalistes tunisiens, l’UGTT occupe, en vertu de son histoire, une place de premier ordre dans la société tunisienne, en jouant notamment un rôle décisif dans le mouvement national pour l’indépendance de la Tunisie (Zghal, 1998). À partir de 1956, l’histoire de l’UGTT est marquée par « une logique paradoxale : [les syndicalistes] veulent d’une part, partager le pouvoir politique avec le parti unique en place et, d’autre part, garder leur autonomie par rapport à ce dernier pour s’assurer une légitimité vis-à-vis de la classe ouvrière » (Zghal, 1998 : 6). Néanmoins deux courants ont toujours coexisté en son sein : « celui de la soumission au pouvoir incarné par ce qu’on a coutume d’appeler la “bureaucratie syndicale”, et le courant de la résistance au pouvoir, le second prenant le dessus en temps de crise » (Yousfi, 2015 : 26). Ces dynamiques contradictoires qui traversent l’organisation (Hamzaoui, 1989)14 expliquent le rôle ambivalent joué par la centrale syndicale dans la mobilisation des ouvrières d’Electro.

    Quand la crise politique autorise à projeter l’organisation collective dans l’usine

    48Le « moment révolutionnaire » autorise les acteurs à une certaine radicalité et ouvre ainsi la possibilité d’une remise en cause généralisée des conditions de travail et des pratiques patronales. À Electro, la conjoncture associée, en 2010, à une vague de titularisation des salariées a favorisé la contestation au sein de l’usine. L’insécurité liée à la crainte des licenciements est dépassée pour une partie des ouvrières désormais titulaires, ce qui leur permet de s’engager dans l’action syndicale (Guillaume et Pochic, 2011). Le projet d’organisation collective d’un petit groupe d’ouvrières peut désormais se concrétiser.

    49Les jours qui ont suivi la grève générale appelée par la centrale syndicale le 14 janvier 2011 à Tunis, ont été marqués par une grande insécurité dans les quartiers du fait des vols et des braquages qui sévissaient. Les ouvrières d’Electro comme leurs voisin·e·s, se sont rassemblées pour protéger leur quartier. Malgré un partage sexué assez classique du travail militant où les femmes réinvestissent dans le cadre de la révolution leurs savoirs liés au travail domestique par la transmission de l’information, la préparation des repas, la prise en charge des soins, cette période est caractérisée par une présence inédite des femmes dans l’espace urbain nocturne (Kréfa, 2016). Ce moment est aussi singulier par la solidarité qui se renforce dans le voisinage et une mise en sommeil des différences et des divergences d’opinion. Ces événements ont permis une prise de conscience et de confiance dans les possibilités de modifier collectivement l’ordre établi dans les quartiers comme à l’usine.

    50Le week-end suivant la grève générale, le directeur d’Electro a diffusé un message à la radio appelant les ouvrières à reprendre le travail dès le lundi 17 janvier. Malgré l’absence de transports une centaine d’ouvrières se rend à pied à l’usine. La direction, les cadres et les contremaîtres ne se sont quant à eux pas déplacés. Ce jour a laissé entrevoir aux ouvrières ce que pouvait revêtir le travail en l’absence de la hiérarchie.

    « C’était génial le lundi 17, sans cadre, sans maîtrise on a bien travaillé. Il n’y avait pas de cris, ni de… on était à l’aise quoi. On travaille, on se distribue les tâches entre nous, il n’y a eu aucun problème. Avec les cadres et les maîtrises, il y a des problèmes, des cris d’un côté de l’autre, mais travailler sans eux c’est quelque chose ! On peut gérer la société sans les cadres et les maîtrises (rires) ! »
    Ines B., déléguée syndicale, mars 2015.

    51Encouragées par cette situation exceptionnelle, les discussions concernant la formation d’un syndicat, clandestines jusqu’aux élections, s’intensifient entre un groupe d’ouvrières titulaires, dont la future secrétaire générale du syndicat. À l’aube de la formation du syndicat, plus de 90 ouvrières s’engagent à y adhérer15, ce qui permet la tenue d’élection syndicale. Le scrutin a lieu en mars 2011. Sept délégués syndicaux – tous des travailleurs du « bas de l’échelle » – sont élus par les salarié·e·s : cinq femmes occupent des postes de câbleuses et deux hommes travaillent à la coupe laser en « trois huit ». L’une d’entre elles, Alia T., est élue secrétaire générale par les autres membres du syndicat. L’un des deux hommes se désengage rapidement de l’activité syndicale, ne supportant pas « la pression exercée par la direction pendant les négociations », selon les autres délégués syndicaux. Ce sont les femmes déléguées qui mènent la barque du syndicat.

    « Des femmes fortes » : construction d’un collectif solidaire et redéfinition de l’identité collective

    52Les ouvrières qui ont accepté de me rencontrer font partie de la « ceinture syndicale » composée des adhérentes au syndicat, actives et proches des déléguées syndicales. Les plus mobilisées sont soit célibataires, car comme l’explique l’une des déléguées syndicales, « elles ne sont pas liées par l’avis de leur mari et ont moins de problèmes matériels », soit mariées avec un conjoint qui les soutient dans leur engagement. Les deux leaders syndicales sont d’ailleurs célibataires et vivent chez leurs parents. Quant aux familles, la plupart sont réticentes à l’activité syndicale de leur fille ou de leur sœur, surtout quand la répression patronale s’aggrave. L’engagement militant des ouvrières d’Electro, s’inscrit rarement dans une lignée familiale, même si dans l’entourage proche, elles ont parfois un oncle, un·e cousin·e, un frère ou une sœur syndicaliste. Si certaines ouvrières n’ont jamais été socialisées au syndicalisme, d’autres ont un environnement familial heurté par l’action syndicale, généralement par le licenciement d’un proche suite à un engagement syndical. Ainsi, pour la plupart d’entre elles, l’offre d’engagement fait suite à la création de la section syndicale sur leur lieu de travail. Cela révèle le rôle central des déléguées syndicales de proximité dans l’adhésion, alors que beaucoup de lieux de travail à dominante féminine sont des déserts syndicaux (Béroud, 2009).

    53La secrétaire générale du syndicat, Alia T., a un profil « type » de la syndicaliste. Agée de 36 ans, elle vit dans un quartier populaire et proche de la zone industrielle. Son père était ouvrier et syndicaliste dans la métallurgie. Sa mère est femme au foyer. Elle grandit dans une fratrie de six enfants dont elle est la cadette. Elle a un grand frère face auquel elle s’impose en refusant de l’appeler « sîdî » (monsieur, maitre) comme sa mère le lui demande. Après le bac, elle étudie l’informatique pendant deux ans dans un centre de formation. Elle doit interrompre ses études, à regret, car elle « avait besoin de travailler ». Une fois salariée, elle renoue avec la sphère étudiante en prenant des cours privés d’anglais car « c’est une langue internationale ». Elle se fait licencier de son premier emploi suite à une tentative de création d’une structure syndicale puis se fait embaucher à Electro en 2005.

    54Selon cette dernière, la tâche la plus difficile a été de faire adhérer celles qui étaient dans une situation de défiance vis-à-vis de l’UGTT. À travers ses discussions avec les ouvrières, elle a tenté de renouveler l’image du travail syndical. Elle argumentait sur les possibilités de changement au sein de l’usine en étant unies, jouant un rôle explicite d’entrepreneur de mobilisation collective.

    « Il faut faire confiance aux syndicalistes et avoir confiance en vous-même, si vous êtes prêtes pour être solidaires avec les syndicalistes, beaucoup de choses peuvent être améliorées. »
    Alia T., secrétaire générale du syndicat d’entreprise, mars 2014

    55Les déléguées syndicales ont ainsi construit la section sur des valeurs fortes de solidarité, de confiance en soi et de fierté encouragent une identification positive au syndicat et à ses représentants.

    56Elles sont qualifiées par les ouvrières de « femmes fortes », qui « savent dire non » et affronter la direction lors des négociations et des conflits collectifs. On voit ainsi qu’elles sont devenues un « autrui significatif » (Albenga et Jacquemart, 2015) auquel s’identifient les ouvrières. Les déléguées syndicales mettent ainsi en scène une image reconstruite d’elles-mêmes (Le Quentrec, 2014), soulignant leur rôle de leader :

    « Un jour le directeur site nous a dit qu’on a beaucoup de charisme […]. J’étais avec Ines et Manel, on cherchait le directeur général dans l’atelier. Lorsque Manel l’a vu, il était un peu loin dans l’atelier, elle a levé la main pour lui faire signe. Lorsqu’elle a levé la main tout l’atelier a cessé de travailler. […] Ce jour-là, le directeur général est devenu fou, il s’est mis à crier : comment on en est arrivé là, je ne peux pas gérer cet atelier, c’est ingérable, c’est inacceptable ! »
    Alia T., secrétaire générale du syndicat d’entreprise, mars 2015.

    57L’identification positive au syndicat c’est aussi fait sur des bases plus matérielles. Les ouvrières soulignent en effet dans les entretiens qu’elles ont « appris [leurs] droits » et à les revendiquer par l’intermédiaire du syndicat.

    58Selon D. Vidal, la création de l’organisation syndicale joue un rôle majeur dans la diffusion d’une conscience des droits chez les déléguées (Vidal, 2007) qui se répercute largement chez les ouvrières. À ce propos, les déléguées syndicales ont bénéficiées des ressources des structures syndicales pour se former. Elles expliquent en effet qu’elles assistaient systématiquement aux formations dispensées par les cadres syndicaux. Elles y posaient de nombreuses questions notamment pour être informées de leurs droits et apprendre les techniques de négociation. Les déléguées affirment aussi s’être en permanence auto-formées en passant plusieurs heures à consulter le code du travail au local syndical.

    59Novices du syndicalisme et de la politique, elles développent un fonctionnement basiste et de proximité, en réaction à l’image de la « bureaucratie syndicale ». Ce fonctionnement solidaire et didactique a été une des clés de la réussite de la mobilisation syndicale unitaire au sein d’une usine de femmes, quelques mois seulement après l’implantation du syndicat. Les décisions concernant l’activité syndicale, les revendications et les modes d’action sont prises collectivement. Si les déléguées syndicales procèdent à la hiérarchisation et à la mise en forme des revendications, elles vérifient leur pertinence auprès des ouvrières et s’assurent de leur assentiment.

    « Les décisions sont discutées au sein du bureau syndical. Après, ils informent les salariés de leurs décisions et on décide si on est d’accord avec ou pas. »
    Rania K., ouvrière, mai 2014.

    60De nombreux travaux sur le genre et le syndicalisme ont montré que les organisations syndicales sont responsables par leurs modes de fonctionnement de l’intégration ou de l’exclusion des femmes dans les appareils de décision politique (Guillaume et Pochic, 2013 ; Pochic, 2014). Le profil du syndicat UGTT Electro a cimenté un collectif de 420 adhérent·e·s (sur 450 salarié·e·s) et favorisé les victoires syndicales.

    61La force de ce collectif féminin a permis aux déléguées de négocier de nombreux acquis sans, dans un premier temps, recourir à la grève : arrêt des insultes et du harcèlement sexuel, encadrement des heures supplémentaires, quinze jours de congés payés. Les ouvrières ont retrouvé leur dignité, notamment grâce à la revalorisation de leur statut, matérialisées par des victoires symboles comme le remplacement de leur blouse bleue par une blanche. Les relations entre les déléguées syndicales et le patronat sont néanmoins devenues extrêmement conflictuelles suite un gain substantiel : une augmentation de salaire de 30 % obtenue grâce à la signature d’un accord collectif sur la classification des emplois, modalité de reconnaissance de leurs compétences et de leurs qualifications techniques. En effet, la négociation de ce projet de classification des emplois s’est étalée sur plusieurs mois et a cristallisé les tensions entre la direction et les leaders syndicales. Si la première a fini par céder, les négociations ont été ternies par des intimidations à l’encontre des syndicalistes. Ces acquis sociaux, synonymes d’amélioration de la condition ouvrière, renchérissent le coût du travail et vont ainsi à l’encontre des stratégies de production à moindre coût des firmes multinationales.

    Le retournement : quand les victoires syndicales mènent à la répression antisyndicale

    62Dans le sillage des victoires syndicales, la répression patronale va crescendo jusqu’à l’élimination du syndicat. Les témoignages d’ouvrières sur les pratiques de gestion des ressources humaines décrivent un « antisyndicalisme ordinaire » dès la création du syndicat. Le contrôle et la surveillance dans l’atelier s’intensifient et se systématisent à travers le personnel d’encadrement. Recueillir des informations personnelles sur les ouvrières et sur leurs attentes fait partie de leur travail. Les chefs d’équipe, quotidiennement en contact avec les travailleurs, sont particulièrement investis par la direction de cette mission. Ils font ainsi office de « courroie de transmission » (Delpech, 2013 : 144) alimentant la répression dans l’usine.

    « Tous les jours, il y avait une réunion […] entre la direction et les chefs d’équipe. Mais après la création du syndicat, cette réunion a totalement changé, ce n’était plus une réunion sur les questions de cadences, de planning, ils parlent surtout du syndicat : ils discutent des faits et gestes des syndicalistes, de nos déplacements… »
    Alia T., secrétaire générale du syndicat d’entreprise, mars 2015.

    63Par la suite, au cours de la négociation du projet de classification des emplois, la direction cherche à décrédibiliser l’action syndicale en procédant, selon les termes de L. Boltanski et E. Chiapello (1999 : 355), à « un travail de sape de la grandeur syndicale ». Pour contourner la négociation, elle tente, vainement, selon les ouvrières et déléguées syndicales interviewées, « d’intéresser » les leaders syndicales pour délégitimer l’engagement de ces dernières en leur proposant de l’argent et une voiture16.

    64Après la signature de l’accord en question, la direction crée de toutes pièces un syndicat d’entreprise concurrent, affilié à une nouvelle centrale syndicale formée après la révolution, la Confédération générale des travailleurs tunisiens (CGTT). Il est constitué principalement des cadres et des agents de maîtrise, au profit duquel la direction demande au syndicat UGTT de s’effacer. Face au refus du syndicat majoritaire, l’employeur impose un lock-out d’un mois et licencie l’équipe syndicale en toute illégalité, sans solliciter l’avis de l’inspection du travail. Les salariés observeront en parallèle un mois de grève pour contester les licenciements. Les provocations en direction des grévistes vont se multiplier pendant cette période. La direction fait appel à des hommes de main, extérieurs à la société, pour effrayer et violenter les grévistes.

    « C’était la grève la plus réussie. Car à l’époque nous sommes 420 employés et ils sont tous hors de la société. Bon, c’est pas tous mais c’est la majorité. Il y a eu beaucoup d’incidents. »
    Hend B.

    « Dès le début des actions, l’administration a contacté des gens de l’extérieur pour nous faire peur. »
    Amal C.

    « Ines a été agressée, ils ont ramené des chiens pour nous faire peur. »
    Hend B.

    « Sondes a été aussi agressée par un autre ouvrier. […] Et Ghada ma sœur a été agressée verbalement, elle a déposé plainte à l’administration contre ce monsieur. Mais ça n’a rien donné car elle faisait partie du syndicat. »
    Rania K.

    « Ils ont appelé la police, ils nous ont lancé du lacrymogène. Ils nous ont dit : ne suivez pas Alia, elle ne va pas vous aider au contraire ! La société va fermer17… »
    Malika Z.

    65Mais devant leur détermination, la direction recule : elle rouvre les portes de l’usine et réintègre l’équipe syndicale. Cependant, le temps du conflit l’employeur a transféré (temporairement) la production en France pour répondre aux exigences de production du principal donneur d’ordre et mettre un frein au syndicat. L’absence d’activité permet à la direction de mettre progressivement fin aux contrats à durée déterminée (près de deux cents en quelques semaines) et de muter une centaine de titulaires sur l’autre site de production. Une fois le noyau syndical circonscrit, sept membres de la « ceinture syndicale » sont licenciées ainsi que les trois déléguées syndicales les plus influentes.

    66La répression antisyndicale exercée par la multinationale a ainsi plusieurs facettes : tentative de corruption, licenciement des adhérents et des syndicalistes et relocalisation de la production au nord.

    La dynamique locale de la mobilisation : l’extension de la solidarité pour pallier les réticences des acteurs classiques du monde ouvrier

    67La section régionale de l’UGTT se retrouve au fur et à mesure de la lutte dans un rapport très ambivalent avec les déléguées syndicales d’Electro jusqu’à « lâcher » cette équipe syndicale de base. Pour renforcer la solidarité et continuer leur mobilisation, les leaders syndicales vont en conséquence s’adresser à des acteurs locaux hors de la sphère ouvrière.

    La régulation locale du conflit : le rôle de l’UGTT et de l’administration

    68Pour maintenir ou rétablir « l’ordre usinier » (Vigna, 2013), il semble que les autorités étatiques tunisiennes viennent (volontairement ou non) prêter mainforte aux employeurs. Dans la Tunisie de Ben Ali, selon B. Hibou, en cas de conflit dans le secteur privé tout est entrepris pour régler la situation « à travers des interventions de l’UGTT, des délégués et gouverneurs de provinces, des cellules du RCD, des inspecteurs du travail, secrétaires généraux des municipalités » (Hibou, 2006 : 210). Si les pouvoirs publics ne peuvent désormais plus masquer et contenir les conflits par les interventions rapides de ces différents acteurs, les administrations restent des intermédiaires au service d’un État soucieux de faire rentrer des devises dans un pays traversant des difficultés économiques et d’endiguer un chômage très élevé. Les investisseurs étrangers paraissent ainsi bien évaluer les rapports de force. En employant plus de 130000 personnes en Tunisie, les menaces de délocalisation des multinationales françaises pèsent très fortement sur l’administration.

    69Les déléguées syndicales font néanmoins souvent appel à l’inspection du travail quand elles jugent que leur direction outrepasse les normes du travail. L’inspection du travail rend d’ailleurs un avis défavorable quant à leur licenciement : ils sont déclarés illégaux et abusifs. Cependant elle semble avoir peu de moyens de coercition sur les investisseurs étrangers. En effet, si l’avis de l’inspection du travail légitime leur combat, rien n’est prévu dans le code du travail pour appuyer leur demande de réintégration. Seules des indemnités sont prévues en cas de licenciement abusif de délégués syndicaux.

    70Quant à la centrale syndicale, son soutien à la protestation des ouvrières d’Electro a été très ambivalent. Si elle a joué un rôle politique de premier ordre depuis 2010-2011, l’UGTT se donne aussi pour mission de canaliser la contestation sociale et de promouvoir « l’unité nationale ». C’est en particulier le cas lors de la grave crise politique traversée par le pays suite aux assassinats politiques de deux dirigeants du Front populaire en février et juillet 2013. Dans ce contexte, la direction de l’UGTT est préoccupée en priorité par la politique nationale et moins par les mobilisations ouvrières. À cet égard, pour contribuer au traitement de la situation, la centrale syndicale relance le dialogue national. Un « quartet » est ainsi constitué par cette dernière, l’UTICA18 (le syndicat patronal), l’Ordre des avocats et la Ligue tunisienne des droits de l’Homme. Ensemble, ils présentent une « feuille de route », demandant aux partis du gouvernement et de l’opposition de se réunir notamment pour la formation d’un gouvernement de « technocrates ». L’UGTT est ainsi dans la recherche d’un consensus avec les représentants du patronat pour un retour à la stabilité du pays.

    71Cette orientation réformiste et pacificatrice est contestée par une partie de ses militants de base (ainsi que par quelques dirigeants intermédiaires). Les ouvrières d’Electro rencontrées sont majoritairement méfiantes et critiques vis-à-vis de ce positionnement qui relègue au second plan la question sociale. Le Secrétaire général de l’Union régionale (l’UGTT) est quant à lui, « fidèle aux principes de [son] organisation ». Ainsi favorable et acteur du rapprochement entre l’UGTT et l’UTICA, il promeut un syndicalisme de négociation. Dans cette période (post) révolutionnaire il définit son rôle comme celui d’encadrer les mobilisations et de contenir les sections syndicales de base considérées comme trop radicales, afin d’éviter l’affrontement et le risque de voir les investisseurs partir dans d’autres pays du Sud plus stables politiquement et socialement. Du point de vue des ouvrières et des déléguées syndicales d’Electro, la mise en œuvre de cette orientation syndicale se traduit par une absence de soutien à leur mobilisation, facteur de « perturbation ». À partir du moment où la direction d’Electro a sévi dans ses pratiques de répression antisyndicale, les responsables syndicaux, sous la menace classique mais efficace des multinationales de fermer leurs portes, ont essayé de canaliser le mécontentement. L’UGTT au niveau régional semble ainsi privilégier une voie plus « réformiste » avec les multinationales, au nom de l’emploi et du « réalisme » du rapport de force, quitte à délaisser le chantier du respect du droit syndical bafoué et surtout à abandonner ses propres équipes syndicales dans le secteur privé.

    L’élargissement du soutien à la société civile tunisienne

    72Eu égard à la faiblesse du soutien des responsables de l’UGTT, les déléguées syndicales s’adressent à des militants extérieurs au monde du travail. Elles sont allées à la rencontre des partis d’opposition et de la société civile pour solliciter leur soutien. La trajectoire d’une des leaders syndicales est intéressante pour saisir les ressources des protestataires. Ines B. la deuxième figure du binôme syndical s’est familiarisée avec le monde militant estudiantin au cours de ses études à l’université. Si elle n’a jamais adhéré à l’UGET (le principal syndicat étudiant), elle s’engage auprès de ses militants (souvent aussi militants d’extrême gauche) dans les années 2000, suite à l’organisation d’une manifestation pour protester contre l’invasion américaine de l’Irak. On voit ici comment des « dominées aux études longues » (Schwartz, 1998) peuvent, par leur passage par l’université, avoir été au contact d’étudiants issus des classes moyennes très politisés favorisant une socialisation au militantisme politique.

    73Certains militants vont ainsi peu à peu soutenir leur lutte, impressionnés par la ténacité des protestataires et convaincus par la justesse de leur cause. La plupart des soutiens sont de jeunes étudiants ou diplômés chômeurs. Ils ont majoritairement autour de la trentaine, sont issus de la classe moyenne tunisienne et ont tous fréquenté l’université, où ils y ont forgé leurs premières armes militantes. Beaucoup sont militants au sein du syndicat étudiant (UGET), de l’association de diplômés chômeurs (UDC) et/ou politiques principalement dans les organisations regroupées dans la coalition du Front Populaire (composé de douze partis et associations de gauches et nationalistes). Certaines militent dans des structures féministes (ATFD ou la commission femmes de leur parti politique). Ensemble, ils organisent et participent à des rassemblements, font signer des pétitions, popularisent leur mouvement et soutiennent la grève de la faim. Cette grève de la faim a été proposée par la secrétaire générale du syndicat et portée par cette dernière et une autre ouvrière licenciée, en dernier recours pour trouver une issue au conflit. Conscients de l’impossibilité d’outrepasser l’UGTT comme essayent de le faire les syndicalistes d’entreprise – isolées après des mois de lutte – ils font aussi pression sur les responsables syndicaux pour poursuivre les négociations avec la direction. Quelques militants de l’UDC et de l’UGET apporteront un soutien important aux déléguées syndicales licenciées, concernés par leur situation et les problématiques qu’elles soulèvent :

    « Il faut soutenir des jeunes qui revendiquent leur droit au travail. Et elles sont aussi diplômées. […] C’était une grande expérience. Le sujet des multinationales qui prennent des subventions de l’État, avec une poignée de dinars, ils ont le terrain, l’électricité…, et qui créent en contrepartie des postes de travail non durables avec des salaires très faibles. […] Mais ce qui est intéressant c’est la force des deux filles qui ont tenu jusqu’à bout. Elles ont contacté tout le monde, elles ont interpellé les médias, elles ont même contacté les syndicalistes en France. Elles n’ont pas lâché, elles ont lutté jusqu’au bout. J’espère bien que ce sera un exemple pour d’autres femmes et d’autres travailleurs. »
    Aymen N., UDC, septembre 2014.

    74D’autres militants s’attribuent la « paternité » du comité de soutien et mettent en avant qu’ils ont fait bénéficier ces ouvrières de leurs contacts et réseaux politiques larges :

    « Politiquement je les ai mis en contact avec le front populaire […] je les ai mis aussi en contact avec des jeunes militants qui ne sont pas dans les partis mais dynamiques, actifs, révolutionnaires et je leur ai aussi donné les contacts des organisations de la société civile. […] On a créé le noyau du comité de soutien et petit à petit le comité s’est formé. »
    Ghassen A., UGET, juillet 2014.

    75L’ATFD19, une des plus importantes organisations féministes tunisiennes, composée en majorité de professions qualifiées (enseignantes, avocates, universitaires…) dit aussi soutenir la mobilisation des Electro. Cependant les relations entre les leaders syndicales et ces militantes font l’objet de nombreux différents. L’image que les syndicalistes d’Electro ont de l’ATFD est celle d’un féminisme bourgeois éloigné des préoccupations « matérielles », liées au travail en usine. Elles leur reprochent leur manque d’implication dans leur lutte et leur accointance avec la « bureaucratie syndicale » hostile à un conflit laissant peu de place aux compromis, même si certaines féministes, militantes d’extrême gauche, peuvent être présentes à leurs côtés.

    76L’action conjointe de l’ensemble de ces acteurs a permis la réintégration, entre mars et juillet 2014, des sept ouvrières d’Electro licenciées et l’obtention d’indemnités conséquentes pour les deux leaders syndicales de la lutte20 négociées consécutivement à la grève de la faim. Pourtant l’issue du conflit ne sera vécue que comme une demi-victoire par les ouvrières et les leaders syndicales. D’une part, les ouvrières encore en poste à Electro vont vivre un rapide retour à l’ordre antérieur. En effet, les avancées sociales obtenues vont partiellement disparaître suite aux licenciements définitifs des leaders syndicales. D’autre part, si les leaders syndicales licenciées ont acquis une notoriété qui leur permet d’être considérées comme des « figures » des femmes tunisiennes engagées au sein des collectifs militants, elles n’ont plus aucune responsabilité syndicale depuis qu’elles ont été licenciées. Les discours de ces leaders n’ont d’ailleurs plus d’effet ni sur leurs conditions de vie, privées de perspectives d’emploi car « black-listées » par les employeurs au niveau national, ni sur les conditions de travail dans la multinationale. Or les leaders de luttes syndicales médiatiques sont généralement aspirés par les appareils militants qui leur offrent des postes de permanents en contrepartie de leur engagement dans des luttes visibles (Guillaume et Pochic, 2013 ; Pochic, 2014). Dans ce cas, l’UGTT ne leur a pas offert cette entrée dans une « carrière syndicale », sans doute en raison de deux caractéristiques. Ce sont de « simples » ouvrières alors que les rares femmes responsables au sein de l’UGTT sont souvent surqualifiées et issues du secteur public où le syndicalisme est toléré (enseignantes, médecins, etc.). En outre, leur discours sur la revalorisation de la condition des ouvrières en Tunisie est sans doute trop radical par rapport à une ligne plutôt réformiste des appareils régionaux de l’UGTT, qui souhaitent éviter toutes émeutes et protestations néfastes à l’implantation des multinationales sur le sol tunisien.

    Conclusion

    77Les protestations ouvrières sont le produit d’un contexte économique et social qui a aggravé la situation des classes populaires tunisiennes. Les privatisations, les licenciements abusifs, les conditions de travail déplorables et les bas salaires en particulier dans les multinationales ont révolté les travailleurs qui se sont massivement mobilisés au cours du processus révolutionnaire. À Electro, le mécontentement des ouvrières était d’autant plus explosif qu’elles subissaient des dominations multiples au titre de leur genre, de leur position dans le processus de production et de formes de racisme (Destremau, 2013). À travers cette étude nous avons montré comment les formes de l’exploitation et les dominations peuvent déterminer les revendications et les registres d’action. Ainsi, l’intérêt de croiser la sociologie du genre, du travail et des mobilisations collectives pour penser les mondes industriels en tension se révèle d’autant plus lorsque le genre y joue un rôle clé, comme c’est le cas de la mondialisation néolibérale (Falquet et alii, 2010).

    78Par ailleurs si la stabilité de l’emploi et la présence syndicale encouragent l’engagement et les protestations (Guillaume et Pochic, 2011), à l’image de ce que l’on observe dans le secteur public en Tunisie, les luttes dans le secteur privé, a fortiori dans des multinationales, comme celles des ouvrières et leaders syndicales d’Electro, restent à la fois exceptionnelles et éphémères dans leurs effets. Cela nous invite à porter attention aux configurations locales ainsi qu’aux possibilités ouvertes par la révolution. La réactivité des acteurs face à l’événement, en particulier celle des responsables régionaux de l’UGTT, a affecté la trajectoire de la lutte. Si la base de l’UGTT a contraint les structures à rejoindre le mouvement anti-Ben Ali (Beinin, 2014) et à s’engager publiquement dans les mobilisations politiques, leur prise en charge des revendications ouvrières a été bien en deçà des attentes. Ainsi suite aux licenciements des leaders syndicales, si ces « femmes fortes » ont gagné en symboles et en discours, les conditions de travail à Electro se sont nettement dégradées. Le destin de ces syndicalistes combatives est loin d’être un cas isolé dans la Tunisie (post) révolutionnaire. Les raisons de la colère sont dès lors toujours d’actualité ce qui permet de comprendre la récurrence des mobilisations. Malgré certaines libertés démocratiques arrachées par la révolution, la question sociale demeure au centre des contestations.

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    Notes de bas de page

    1  L’ensemble des noms cités ont été modifiés afin de sauvegarder l’anonymat des acteurs. Electro est une entreprise spécialisée dans le câblage électronique, filiale d’une multinationale française (ici Electronica), équipementier aéronautique et partenaire de grands avionneurs mondiaux. Elle emploie 4200 personnes dans 9 pays différents. Cette entreprise s’installe en Tunisie en 1998. En 2005, elle ouvre une deuxième usine, lieu de la contestation. Sur ce site de 450 salarié·e·s, 90 % sont des femmes.

    2  Entretien, Fathia H., retraitée, ancienne syndicaliste, membre du bureau de l’ATFD, Tunis, septembre 2014. Voir également S. Khiari (2003).

    3  Cette donnée se réfère aux chiffres de l’inspection tunisienne du travail. S’il faut garder une certaine réserve vis-à-vis des données officielles, elles donnent néanmoins un ordre de grandeur sur les types et nombre de conflits par secteur d’activité.

    4  Extrait d’entretien réalisé avec Ines B., déléguée syndicale, en mars 2014.

    5  Extrait d’entretien réalisé avec Alia T., secrétaire générale du syndicat d’entreprise, en mars 2014.

    6  Extrait d’entretien réalisé avec Bochra M., ouvrière, en avril 2014.

    7  Sans adhérer aux schèmes de la frustration relative, nous n’énumérons ici que des dispositions (non exhaustives) à l’engagement. Nous n’entendons pas, à travers une lecture mécaniste des événements étudiés, expliquer l’engagement à partir d’un seuil relatif de frustration.

    8  Extraits d’entretiens réalisés avec les déléguées syndicales en mars 2014.

    9  Le consulat général de France à Tunis définit le rôle du chef d’îlot comme le « responsable d’un groupe de ressortissants français inscrits auprès de ce consulat ».

    10  Le terme karama a été l’un des mots d’ordre de la révolution tunisienne. Il a d’ailleurs été inscrit sur la devise et le blason tunisien en 2014.

    11  Extrait d’entretien réalisé avec Ines B., déléguée syndicale, en mars 2014.

    12  L’histoire des luttes des femmes travailleuses étant peu documentée, il est difficile de toujours trancher entre la continuité et la nouveauté.

    13  Entretien avec le secrétaire général régional de l’UGTT de la zone d’implantation de l’usine d’Electro.

    14  Salah Hamzaoui explique que l’UGTT est une organisation qui à la fois légitime l’État destourien et peut à tout moment se retourner contre ce même État.

    15  Les statuts de l’UGTT imposent un minimum de 50 adhérents pour la formation d’une section syndicale d’entreprise.

    16  Propos issus d’entretiens réalisés avec des ouvrières et des déléguées syndicales de mars à mai 2014.

    17  Extraits d’entretiens réalisés auprès d’ouvrières entre mars et mai 2014.

    18  UTICA : Union tunisienne de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat.

    19  Association tunisienne des femmes démocrates.

    20  Les deux leaders syndicales vont toucher environ 25000 euros d’indemnité chacune.

    Auteur

    • Sarah Barrières
      EHESS/CMH.
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    1  L’ensemble des noms cités ont été modifiés afin de sauvegarder l’anonymat des acteurs. Electro est une entreprise spécialisée dans le câblage électronique, filiale d’une multinationale française (ici Electronica), équipementier aéronautique et partenaire de grands avionneurs mondiaux. Elle emploie 4200 personnes dans 9 pays différents. Cette entreprise s’installe en Tunisie en 1998. En 2005, elle ouvre une deuxième usine, lieu de la contestation. Sur ce site de 450 salarié·e·s, 90 % sont des femmes.

    2  Entretien, Fathia H., retraitée, ancienne syndicaliste, membre du bureau de l’ATFD, Tunis, septembre 2014. Voir également S. Khiari (2003).

    3  Cette donnée se réfère aux chiffres de l’inspection tunisienne du travail. S’il faut garder une certaine réserve vis-à-vis des données officielles, elles donnent néanmoins un ordre de grandeur sur les types et nombre de conflits par secteur d’activité.

    4  Extrait d’entretien réalisé avec Ines B., déléguée syndicale, en mars 2014.

    5  Extrait d’entretien réalisé avec Alia T., secrétaire générale du syndicat d’entreprise, en mars 2014.

    6  Extrait d’entretien réalisé avec Bochra M., ouvrière, en avril 2014.

    7  Sans adhérer aux schèmes de la frustration relative, nous n’énumérons ici que des dispositions (non exhaustives) à l’engagement. Nous n’entendons pas, à travers une lecture mécaniste des événements étudiés, expliquer l’engagement à partir d’un seuil relatif de frustration.

    8  Extraits d’entretiens réalisés avec les déléguées syndicales en mars 2014.

    9  Le consulat général de France à Tunis définit le rôle du chef d’îlot comme le « responsable d’un groupe de ressortissants français inscrits auprès de ce consulat ».

    10  Le terme karama a été l’un des mots d’ordre de la révolution tunisienne. Il a d’ailleurs été inscrit sur la devise et le blason tunisien en 2014.

    11  Extrait d’entretien réalisé avec Ines B., déléguée syndicale, en mars 2014.

    12  L’histoire des luttes des femmes travailleuses étant peu documentée, il est difficile de toujours trancher entre la continuité et la nouveauté.

    13  Entretien avec le secrétaire général régional de l’UGTT de la zone d’implantation de l’usine d’Electro.

    14  Salah Hamzaoui explique que l’UGTT est une organisation qui à la fois légitime l’État destourien et peut à tout moment se retourner contre ce même État.

    15  Les statuts de l’UGTT imposent un minimum de 50 adhérents pour la formation d’une section syndicale d’entreprise.

    16  Propos issus d’entretiens réalisés avec des ouvrières et des déléguées syndicales de mars à mai 2014.

    17  Extraits d’entretiens réalisés auprès d’ouvrières entre mars et mai 2014.

    18  UTICA : Union tunisienne de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat.

    19  Association tunisienne des femmes démocrates.

    20  Les deux leaders syndicales vont toucher environ 25000 euros d’indemnité chacune.

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    Ce livre est cité par

    • Delpierre, Alizée. (2019) « Cette fois, la ligne rouge a été franchie » Conflits et ruptures de la relation de service dans la domesticité élitaire. La Nouvelle Revue du Travail. DOI: 10.4000/nrt.5863
    • Fioroni, Claudie. (2019) Bridging the gap: Social divides and coalition building in the phosphate-mining industry in Jordan. Mediterranean Politics, 24. DOI: 10.1080/13629395.2019.1639025

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    Barrières, S. (2018). 4. Les conditions de travail : les autres raisons de la colère du peuple tunisien ?. In A. Allal, M. Catusse, & M. Emperador Badimon (éds.), Quand l’industrie proteste (1‑). Presses universitaires de Rennes. https://doi.org/10.4000/books.pur.144962
    Barrières, Sarah. « 4. Les conditions de travail : les autres raisons de la colère du peuple tunisien ? ». In Quand l’industrie proteste, édité par Amin Allal, Myriam Catusse, et Montserrat Emperador Badimon. Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2018. https://doi.org/10.4000/books.pur.144962.
    Barrières, Sarah. « 4. Les conditions de travail : les autres raisons de la colère du peuple tunisien ? ». Quand l’industrie proteste, édité par Amin Allal et al., Presses universitaires de Rennes, 2018, https://doi.org/10.4000/books.pur.144962.

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    Allal, A., Catusse, M., & Emperador Badimon, M. (éds.). (2018). Quand l’industrie proteste (1‑). Presses universitaires de Rennes. https://doi.org/10.4000/books.pur.144822
    Allal, Amin, Myriam Catusse, et Montserrat Emperador Badimon, éd. Quand l’industrie proteste. Rennes: Presses universitaires de Rennes, 2018. https://doi.org/10.4000/books.pur.144822.
    Allal, Amin, et al., éditeurs. Quand l’industrie proteste. Presses universitaires de Rennes, 2018, https://doi.org/10.4000/books.pur.144822.
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