1Les contributions réunies dans cet ouvrage développent des recherches qui interrogent avec rigueur et une grande curiosité les relations entre organisations internationales (OI) et acteurs non gouvernementaux. La réflexion sur les échanges entre ces acteurs restant encore relativement limitée dans l’étude des relations internationales, il me paraît utile de revenir ici sur la façon dont les chercheurs ont, par le passé, appréhendé ce phénomène particulier.

2La pensée réaliste, paradigme dominant de la théorie des relations internationales, n’a jamais été fondamentalement intéressée par l’étude des OI. Si l’on suit Joël Oestreich (2011, p. 163), la théorie réaliste a principalement été forgée en réaction à l’échec de la Société des Nations (SDN), en raison de son incapacité à empêcher la montée des conflits en Europe et le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Dans son ouvrage La crise de vingt ans, 1919-1939, Edward Hallett Carr considérait la SDN comme l’exemple même du triomphe de « l’utopie » face à la « réalité » du monde. Hans Morgenthau et Henry Kissinger voyaient quant à eux les OI comme des espaces secondaires dans la formation de l’équilibre des puissances, sans pour autant considérer leur présence comme injustifiée ou inefficace. Morgenthau estimait, dans Politics Among Nations (1948), que la SDN aurait eu les ressources lui permettant d’intervenir dans le jeu international, si les intérêts des vainqueurs de la Première Guerre mondiale avaient été un peu plus alignés et si les résolutions de l’organisation avaient été plus fermes. Il y a plus de vingt ans, Kissinger (1994, p. 249) rappelait également que le système des Nations unies « constituait un espace de rencontre utile pour les diplomates et un forum particulièrement adapté à l’échange d’idées », tout en « remplissant aussi des fonctions techniques importantes ». Cependant, dans les écrits des néo-réalistes, on ne trouve guère de développements sur les OI. Selon le néoréaliste américain Kenneth Waltz (1979, p. 111), les organes exécutifs des administrations internationales ne sont jamais maîtres de l’agenda de l’organisation et ont pour principal souci d’assurer la continuité de leurs activités. L’intérêt des réalistes pour les organisations non gouvernementales (ONG) est encore plus limité. Selon eux, les ONG restent des acteurs internationaux secondaires et fondamentalement impuissants par rapport aux États-nations (Willetts, 1996, p. 1-11). Elles ne méritent donc qu’une attention limitée de la part des chercheurs.

3Je mentionne ces perspectives plus anciennes, dans la mesure où elles apportent un éclairage sur la façon dont les chercheurs en relations internationales observent encore ce qui se passe dans le monde des États et des autres acteurs internationaux. Cecelia Lynch (1994) a pu critiquer la distinction proposée par Carr entre les approches « réalistes » et « idéalistes » (ou « utopistes »), dans la mesure où cette opposition tend à produire, pour les secondes, un préjugé défavorable qui a perduré pendant des décennies. En effet, comme le note Miles Kahler (1997, p. 29), depuis les années 1950, les OI et le droit international « ont été très rarement considérés comme des objets dignes d’intérêt par les spécialistes des relations internationales », car ils étaient « considérés à l’aune du seul prisme idéaliste ». De même, selon Joël E. Oestreich (2011, p. 163), l’œuvre de Kenneth Waltz, tout en ayant le mérite de ne pas verser dans une conception purement théorique des relations internationales, ne rend pas suffisamment compte du rôle d’agent des OI. Enfin, comme le note Lynch (1994, p. 594), l’absence totale d’intérêt pour l’étude des ONG dans la vie politique internationale a contribué, pendant très longtemps, à maintenir un voile d’ignorance sur leur contribution au fonctionnement des OI et à la mise en œuvre des politiques internationales, alors même qu’elles jouent un rôle d’intermédiaire important entre les instances multilatérales et les citoyens.

4L’ouvrage dirigé par Delphine Lagrange, Marieke Louis et Olivier Nay vient combler ce vide. Les contributions rassemblées dans ce livre étudient les relations entre les OI et le monde des ONG en suivant une démarche mêlant sociologie et science politique dans un esprit d’ouverture intellectuelle. Des analyses sur ces questions ont été conduites dès le début du xx^e siècle, au moment de l’établissement des premières listes des OI et des ONG internationales - par exemple, dans L’Annuaire de la vie internationale, puis dans le Yearbook of International Organizations. Cela coïncide avec la création de centres de recherche dédiés à l’étude du système international (comme le Carnegie Endowment for International Peace, dès 1910), le lancement de journaux spécialisés et surtout la publication en 1911 du premier livre exclusivement consacré aux OI intitulé Les unions publiques internationales, par Paul S. Reinsch. Tandis que les unions publiques internationales, par leurs activités, aidaient les États à établir des liens transnationaux et contribuaient à la création de marchés continentaux en Europe et dans le monde occidental (Murphy, 1994, p. 106 ; Reinalda, 2009, p. 131), les unions privées internationales - soit les premières formes d’ONG internationales - entreprenaient dès le xix^e siècle d’influencer les conférences multilatérales et les unions publiques internationales, en fournissant à la fois des idées et des formes d’expertise (Charnovitz, 1997, p. 122), sans que les représentants officiels de l’État n’y voient d’ailleurs d’inconvénient.

5Après la Première Guerre mondiale, les premiers think tanks spécialisés en relations internationales furent établis, comme le Royal Institute of International Affairs de Londres (1921), le Council on Foreign Relations à Washington (1922), l’Académie diplomatique internationale à Paris (1926) ou encore le Graduate Institute of International Relations à Genève (1927). La quarantaine de manuels de relations internationales publiés entre 1916 et 1941 ont de fait accordé une grande attention aux OI, sans être particulièrement teintés d’« idéalisme » ou d’« utopisme » (Olson et Groom, 1991, p. 81). Mais c’est avec la naissance de l’approche fonctionnaliste, initiée par David Mitrany (1948) juste après la guerre, qu’est introduite une nouvelle façon de penser la coopération entre États. Ernst Haas et Karl Deutsch, inspirés par le travail de Mitrany, tentent alors d’étudier les liens entre les politiques nationales, les relations transnationales et les échanges entre États, et la manière dont les élites gouvernementales tendent ainsi à déplacer leurs loyautés en vue de faciliter la coopération internationale. Toutefois, le fonctionnalisme est resté à l’état de protothéorie, au moment même où la théorie réaliste prenait l’ascendant dans le contexte de guerre froide. Morgenthau reconnaissait l’importance du droit international et des OI, mais veillait « à ne pas surestimer leur importance dans la quête de puissance et de paix » (Archer, 2015, p. 66). De son côté, Inis L. Claude Jr., tout en considérant les OI comme le prolongement de la politique internationale entre États, acceptait l’idée d’« une mutualité d’interactions, et des OI désormais en mesure d’influencer le cours de la politique » (1966, p. 7). Il reste que durant toute la période d’après-guerre, les références aux ONG restaient extrêmement rares, à l’exception de quelques travaux, comme ceux de Lyman Cromwell White (1951).

6Dans les années 1960, le paradigme interétatique commence à être discuté, en raison notamment du processus d’intégration européenne et de l’influence croissante des entreprises transnationales. Robert O. Keohane (1969) affirme alors que les OI sont étudiées « parce qu’elles sont là » plutôt que sur la base d’un réel questionnement théorique. Il contribue à la diffusion de nouveaux concepts, comme celui de « régime » qui permet de saisir des ensembles de règles, d’institutions et de conventions qui contribuent à la stabilisation des échanges internationaux par-delà le rôle des organisations internationales, ou le concept d’« institution » qui permet d’appréhender à la fois les OI, les ONG internationales et l’existence de conventions et de régimes ayant un caractère plus informel.

7Cependant, malgré leur tentative d’ériger l’étude des relations transnationales et des interdépendances complexes en modèle rival de la théorie réaliste, Robert O. Keohane et Joseph S. Nye intégraient, dans leur théorie « néolibérale », plusieurs prémisses réalistes, en considérant principalement les institutions capables d’aider à la mise en place de comportements coopératifs entre les États (par exemple, en leur fournissant des informations et en supervisant la mise en œuvre de programmes). Les auteurs « néoréalistes »- notamment les partisans de la théorie de la stabilité hégémonique - ont critiqué les néolibéraux et dégagé une interprétation réaliste de la théorie des régimes. Cette interprétation persiste notamment à voir les OI comme un « phénomène de second ordre » et un « simple outil des États » (Oestreich, 2011, p. 164). Bien qu’un numéro spécial de la revue International Organization, dirigé par Nye et Keohane en 1971, ait accordé une grande attention aux ONG et aux organisations privées, l’attention persistante portée aux États continue de négliger le rôle des acteurs non gouvernementaux. Comparés aux États, ces deniers semblent manquer considérablement de ressources pour être véritablement influents. Il a fallu attendre les travaux de Peter Willetts (1982) et de Thomas Princen (1994) pour montrer que les ONG disposaient de réelles capacités de négociation et des ressources pour influer sur les autres acteurs du système international.

8Le constructivisme, cette nouvelle approche des relations internationales apparue à la fin des années 1980 dans un contexte d’affirmation des idées néolibérales, s’appuie sur une ontologie différente. Ses partisans voient, dans les OI et dans les régimes, des réseaux sociaux au sein desquels les États et d’autres acteurs engagent un dialogue fondé sur l’intersubjectivité et la réciprocité et qui, en retour, façonnent leurs comportements et visions du monde, permettant aux idées et aux identités d’évoluer au cours du temps. Le constructivisme a ouvert de nouvelles perspectives sur les dynamiques survenant au sein des OI. Peter M. Haas (1989), par exemple, a ainsi mis en évidence l’influence des communautés épistémiques. Recourant à des analyses savantes des problèmes complexes auxquels les États sont confrontés, ces communautés d’experts aident les États à identifier leurs intérêts, à cadrer les enjeux lors de débats collectifs et proposent des politiques spécifiques en vue des négociations qui se tiennent dans les OI et autres régimes. Margaret E. Keck et Kathryn Sikkink (1998) ont, quant à elles, contribué à l’étude des réseaux transnationaux de plaidoyer, capables de mettre de nouveaux enjeux à l’agenda international et de faire pression sur des organisations et des gouvernements bien plus puissants. Non seulement ces réseaux sont en mesure d’influencer le débat politique, mais ils peuvent transformer la nature et les termes mêmes du débat. Martha Finnemore et Kathryn Sikkink (1998) ont par la suite complété cette approche en générant un ensemble plus cohérent de propositions sur l’émergence des normes internationales, les mécanismes et les conditions de leur influence. Elles invitent à porter une attention particulière au rôle joué par les organisations intergouvernementales et non gouvernementales comme espace de circulation des normes. Pour Sidney Tarrow (2005), ces institutions internationales sont à double tranchant : elles produisent à la fois des politiques contraignantes (à l’instar des politiques néolibérales), mais elles offrent aussi des opportunités pour les acteurs de la protestation transnationale qui peuvent mettre en place une action collective à différents niveaux et former des coalitions d’acteurs partageant des valeurs communes.

9Les recherches les plus récentes ont discuté les relations entre OI et réseaux d’acteurs non gouvernementaux en termes d’ouverture et d’accès donné par les premières aux seconds. L’engagement des ONG au sein du système multilatéral est alors expliqué par les contributions des ONG en termes d’expertise, de gain de légitimité, d’assistance dans la supervision des accords internationaux, ainsi qu’en termes de structures d’opportunité pour les ONG qui peuvent investir les espaces intergouvernementaux afin de trouver de nouveaux alliés. Jens Steffek (2012) envisage ainsi les motivations réciproques des OIG et des acteurs non gouvernementaux, en différenciant les pull factors des premières et les push factors des seconds. Jonas Tallberg et ses collègues (2013) conceptualisent quant à eux cet accès en termes de choix institutionnel (institutional design), arguant notamment du fait que les OIG fonctionnent comme des « structures d’opportunité dont l’ouverture encourage la formation, la mobilisation et l’activisme des acteurs transnationaux » (2013, p. 19), remettant ainsi en cause l’idée selon laquelle l’activisme de la société civile est une source d’ouverture.

10Au vu de cet état de la littérature, les auteurs de l’ouvrage dirigé par Delphine Lagrange, Marieke Louis et Olivier Nay alimentent l’agenda de recherche sur les OI par des questionnements directement inspirés de la sociologie politique de l’international. Les études de cas réunies ici font émerger des interrogations qui permettent de dépasser une réflexion longtemps confinée au domaine disciplinaire des relations internationales.

11Traduit de l’anglais par Marieke Louis et Olivier Nay