1L’intérêt marqué que suscite, chez nombre de politistes, la montée en puissance des organisations non gouvernementales (ONG), perçues comme une « troisième force » dans la politique internationale face aux gouvernements et aux entreprises (Florini, 2000), invite à s’interroger sur la nature de leurs relations avec les organisations intergouvernementales (OIG). Les ONG sont communément définies comme des acteurs sociaux organisés poursuivant des stratégies d’action collective revendiquant une indépendance par rapport à l’État et détachés des intérêts du marché (en particulier la recherche du profit). Les ONG sont supposées être des acteurs sociaux autonomes dont la vocation est de peser sur les politiques gouvernementales par la pression (« lobbying ») ou par la critique et la stigmatisation (« shaming ») des États et des OIG. Si cette description définit valablement les ONG les plus visibles, telles que Greenpeace ou Amnesty International, il reste que ces dernières ne représentent qu’une partie du monde des ONG. L’autre partie est constituée d’organisations qui, bien qu’ayant un statut formel d’ONG, ne sont pas le fruit d’une intervention d’acteurs sociaux, mais des gouvernements ou des OIG. En dehors d’un petit cercle de spécialistes, peu de gens connaissent leur existence. Si les ONG créées et pilotées par des gouvernements (GONGOs en anglais, pour Governmental NGO) ont bien été étudiées dans des travaux académiques, les ONG encadrées par des OIG ont peu retenu l’attention. Nous les désignerons de façon simplifiée, dans cet article, par « ONG parrainées » (IONGOs en anglais, pour IO-sponsored NGOs).

2Cet article propose une analyse du phénomène des ONG parrainées à partir de quelques cas empiriques. Nous verrons tout d’abord que les approches académiques dominantes tendent le plus souvent à associer les ONG à des acteurs indépendants qui, de l’extérieur, pèsent sur les décisions des acteurs publics. Nous discuterons ensuite trois dimensions du phénomène (la création, le financement et le regroupement des ONG parrainées) à partir d’une étude de cas centrée sur le Bureau européen de l’environnement (BEE). Nous présenterons également deux approches théoriques susceptibles d’expliquer ce phénomène, l’une centrée sur les besoins en ressources des OIG, l’autre sur leur capacité d’action (« political agency »). Ces deux approches s’appuient toutes deux sur l’idée que les OIG peuvent agir de façon rationnelle et stratégique. Nous évoquerons enfin les limites de nos connaissances actuelles sur les ONG parrainées et proposons des voies pour y remédier.

Les ONG comme miroir des États et des OIG

3Depuis les années 1970, la science politique s’est saisie de la question du rôle des acteurs sociaux dans le système international (Keohane et Nye, 1971). À l’origine, des termes génériques tels qu’« acteur non étatique » et « acteur transnational » servaient à désigner autant les firmes multinationales que les ONG. L’hypothèse implicite était que les acteurs « originels » de la politique internationale étaient les États, les acteurs non étatiques entrant dans une relation de rivalité avec eux. L’analyse était alors centrée sur des questions de pouvoir et d’influence, notamment des ONG qui, a priori, disposaient de peu de ressources (Risse, 2002, p. 262). Il est important de noter que ce premier cadrage analytique des relations OIG/ONG posait les termes du débat académique de deux manières : en premier lieu, la dichotomie « acteurs étatiques/acteurs non étatiques » impliquait l’existence d’une frontière bien établie entre le système interétatique et le champ social transnational ; en second lieu, l’intérêt pour l’influence des ONG sur les gouvernements suggérait que les États et les acteurs non étatiques étaient en situation de rivalité plutôt que d’alliance. Les chercheurs s’attachaient donc principalement à étudier les actions et les méthodes utilisées par les ONG pour influer sur les décisions intergouvernementales (Price, 2003).

4Depuis quelques années, la littérature s’intéresse de plus en plus à la coopération entre OIG et ONG dans le cadre de l’ONU (Martens, 2005), de la Banque mondiale (Brown et Fox, 2001), de l’Organisation mondiale du commerce (Piewitt, 2010) ou du Fonds monétaire international (Scholte, 2012). La coopération élargie de l’Union européenne (UE) avec les ONG est bien documentée (Greenwood, 2011 ; Kohler-Koch et Quittkat, 2013). En outre, un certain nombre d’études comparatives recensent désormais les dispositifs de participation des ONG dans diverses OIG et un large éventail de domaines d’action publique (Steffek, Kissling et Nanz, 2008 ; Tallberg et al., 2013).

5Le présupposé selon lequel les ONG sont des acteurs sociaux indépendants demeure omniprésent dans les analyses empiriques et normatives. Les études empiriques présentent souvent les ONG transnationales comme des groupes d’intérêt composés d’acteurs sociaux situés hors de la sphère gouvernementale (Mahoney et Baumgartner, 2008). Selon Saurugger, « dans sa définition la plus large, on peut comprendre un groupe d’intérêt comme une entité dont le but est de représenter les intérêts d’une section spécifique de la société. Plus précisément, on peut définir un groupe d’intérêt comme une organisation cherchant à influencer les politiques publiques » (Saurugger, 2007, p. 473, nous soulignons). Ainsi, les études qui se focalisent sur la représentation d’intérêts et les stratégies de plaidoyer conçoivent les ONG comme des acteurs sociaux autonomes vis-à-vis des gouvernements ou des OIG.

6Cette conception est également présente dans la « littérature grise » sur la gouvernance mondiale et européenne. Les textes publiés par les institutions internationales diffusent en général l’idée selon laquelle la participation des ONG est déterminante pour conférer une pleine légitimité aux politiques internationales, voire pour créer les conditions d’une future démocratie mondiale (Bexell, Tallberg et Uhlin, 2010 ; Scholte, 2011). Une grande part de cette littérature substitue au concept de « groupe d’intérêt » la notion de « société civile mondiale » pour décrire le champ d’émergence des ONG. Dans la conception libérale, la société civile est perçue comme condition de la démocratie, justifiant ainsi sa participation à l’élaboration et au contrôle des politiques publiques (Fung, 2003). Cette lecture libérale de la société civile est entretenue par des institutions multilatérales telles que l’ONU et l’UE (Reimann, 2006 ; Saurugger, 2010). La littérature sur les groupes d’intérêt comme celle sur la société civile reproduisent ainsi l’idée que les ONG relèvent d’une sphère différente de celles des institutions intergouvernementales : « Il semble difficile de comprendre la société civile mondiale comme un tout cohérent sans invoquer une quelconque autorité gouvernementale centralisée dont elle se distinguerait. » (Bartelson, 2006, p. 372) Il en va de même pour le concept de « groupes d’intérêt transnationaux ». Il y a cependant de bonnes raisons de se demander si cette vision de deux sphères nettement distinctes, l’une publique et l’autre privée, est empiriquement exacte et heuristiquement utile.

7Il est établi que de nombreuses OIG s’intéressent tout particulièrement au développement d’une « société civile transnationale » peuplée d’ONG (Cullen, 2005 ; Liese, 2010). De fait, les OIG peuvent tirer profit de l’existence d’ONG transnationales et de leur coopération avec elles. Ainsi, dans la mesure où elles appartiennent à des communautés épistémiques, les ONG peuvent non seulement fournir une expertise scientifique et technique aux OIG, mais également disposer d’informations sur les champs sociaux auxquels les OIG n’ont pas accès (Steffek, 2010) ou sur les préférences de groupes sociaux affectés par les politiques d’une OIG, aidant alors à identifier en amont des résistances politiques (Michalowitz, 2004). Certaines OIG s’appuient largement sur leurs partenaires non étatiques pour la mise en œuvre de leurs projets, ce qui revêt une importance particulière dans les domaines de l’aide au développement et de l’action humanitaire (Ottaway, 2001). En somme, il est avéré que les OIG profitent de la présence des ONG de multiples façons et que, dans certaines situations, leur relation semble quasi symbiotique (DeMars, 2005, p. 45). On peut donc raisonnablement supposer que les OIG ont un intérêt à façonner les coalitions d’ONG qui les environnent.

Le parrainage public des ONG

8Les ONG parrainées sont des acteurs non étatiques qui n’existeraient pas sans l’intervention active d’une OIG. Ces interventions peuvent prendre trois formes différentes : la création, le financement et le regroupement d’ONG. Ces trois activités peuvent être à l’œuvre isolément ou de façon combinée. Par exemple, la création d’une nouvelle ONG suppose l’attribution de financements. La stratégie de regroupement, quant à elle, peut comprendre autant la création d’une organisation-chapeau (ou d’une coalition d’organisations) que son soutien financier.

La création

9Légalement, les OIG ne peuvent ni créer une ONG, ni en être membre. Selon les législations nationales portant sur les organisations à but non lucratif, seuls les particuliers sont en droit de créer des ONG. À l’international, cette condition est également présente. L’Union des associations internationales, par exemple, n’a que des particuliers comme membres. Néanmoins, les OIG contribuent à façonner les ONG en dialoguant et en réunissant leurs membres potentiels, en émettant des suggestions pour désigner leurs futurs cadres de direction et en organisant des rencontres au cours desquelles les ONG sont créées. Certaines OIG usent amplement de cette possibilité. Entre 1946 et 1965, l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) a créé et financé pas moins de vingt-cinq nouvelles ONG et leur a sous-traité des pans entiers de son activité (Martens, 2001, p. 397-398). De même, certaines directions générales (DG) de la Commission européenne ont ouvert des secteurs d’action publique à des ONG travaillant au niveau européen qu’elles ont largement contribué à créer (Greenwood, 2011, p. 229-230).

Le financement

10De nombreuses OIG financent régulièrement des ONG. Dans ce cadre, les formes de financement et leurs objectifs varient. Le financement peut être affecté à un projet et se trouve alors accordé en échange de services spécifiques. Il peut couvrir les frais courants d’ONG et contribuer ainsi à leur subsistance. Les sommes versées peuvent être particulièrement élevées, notamment dans le domaine du développement. Entre 2008 et 2011, la Banque mondiale a ainsi versé 197 millions de dollars sous forme de dons à des organisations de la société civile (World Bank, 2013, p. 34). Le Fonds des Nations unies pour la démocratie (FNUD), qui se consacre exclusivement à promouvoir des groupes de la société civile pour la démocratisation, a déboursé quant à lui près de 150 millions de dollars entre 2005 et 20131.

Le regroupement

11Il y a regroupement lorsque les OIG réunissent des ONG existantes en coalitions ou en plates-formes thématiques. En effet, nombre de ces regroupements observés dans la politique internationale sont de fait encadrés par des OIG. Souvent, ces structures tirent précisément leur influence de leurs rapports privilégiés avec une ou plusieurs OIG (Hull, 1993, p. 86). Ces plates-formes réduisent ainsi le nombre de voix d’ONG indépendantes, sans dissoudre les ONG existantes. Les plus modestes de ces organisations peuvent être incitées, dans ces circonstances, à cesser leurs propres activités de plaidoyer et à les laisser entièrement aux soins de l’organisation-chapeau qui les représente.

Le cas du Bureau européen de l’environnement

12À quoi ressemblent, dans la pratique, les ONG parrainées par des OI ? Le Bureau européen de l’environnement (BEE) offre un cas d’étude intéressant dans la mesure où il réunit les trois formes d’intervention identifiées. Si le BEE a officiellement été créé comme ONG en 1974 par des membres de groupes environnementalistes en Europe, c’est la Commission européenne (CE) qui en est à l’origine. Cette création était particulièrement opportune car, en 1973, la CE venait d’adopter son premier Programme d’action pour l’environnement ; elle se lançait alors à la conquête d’un nouveau champ d’activité. L’argument justifiant la création du BEE était qu’il s’agissait de donner une voix plus forte aux organisations environnementales à Bruxelles et contrer ainsi la prééminence du lobbying exercé par le secteur privé. En 1974, la DG « Information » de la Commission est alors intervenue pour proposer des membres potentiels de la BEE, prenant notamment en charge leurs frais de voyage pour assister à la réunion de lancement (Meyer, 2013, p. 202-204). Certes, les premiers activistes individuels membres du BEE étaient demandeurs d’une meilleure coordination et représentation des groupes environnementaux à Bruxelles. Néanmoins, c’est la Commission qui a constitué le BEE en organisation-chapeau à l’échelle européenne, lui a conféré un statut de partenaire privilégié et lui a fourni les fonds nécessaires à son démarrage.

13La situation financière du BEE est toutefois restée précaire et ses installations à Bruxelles sont demeurées rudimentaires. En dépit de graves difficultés au sein de l’ONG au début des années 1980, la Commission européenne a assumé de manière croissante la majeure partie du financement de l’organisation, permettant son développement et sa professionnalisation (Hey et Brendle, 1994, p. 390). À partir de 1997, le BEE a reçu, dans le cadre du programme LIFE (l’instrument financier de la Communauté européenne pour l’environnement), des subventions de fonctionnement (de 400000 à 1000000 € par an) dans l’ensemble plus élevées que toute autre aide accordée aux ONG ou réseau d’ONG européen. Ainsi, dans le budget annuel du BEE, la part du financement de base provenant de la Commission s’élève en moyenne à 50 %. De surcroît, l’ONG a également reçu des financements européens affectés à des projets. Le rapport financier de 2010 révélait un budget d’environ 2,2 millions €, dont 900000 € versés par la Commission au titre de subvention de fonctionnement (donc non liés à un projet en particulier). En contrepartie, le BEE soumet chaque année à la Commission un rapport sur l’utilisation de cette subvention. Dans le même budget, 435000 €2 étaient apportés par des gouvernements nationaux, le reste provenant de sources publiques diverses comme l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) et du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE). Les cotisations des membres, pourtant au nombre de cent quarante organisations représentées par le Bureau, ne représentaient, pour leur part, que 5 % des revenus.

14La dépendance financière du BEE à l’égard de la Commission soulève de nombreuses critiques. Dans le cadre d’une mission d’évaluation, l’ONG Accountability Charter (dont le BEE est membre) déclarait ainsi : « Nous estimons qu’étant donné cette lourde dépendance à l’égard du financement de la CE, vous pourriez expliquer comment vous garantissez l’indépendance de votre analyse3. » Le dilemme est évident : selon sa déclaration de mission, le BEE « a pour objectif d’influencer l’élaboration des politiques de l’UE ainsi que la mise en œuvre et l’évaluation des politiques adoptées4 », mission qui paraît d’autant plus difficile à accomplir que le plus grand bailleur du BEE, celui qui en garantit la survie même, n’est autre que la DG « Environnement » de la Commission, c’est-à-dire l’organe chargé d’élaborer les politiques environnementales de l’UE. De son côté, le BEE a joué et continue de jouer pour la Commission le rôle « d’interlocuteur principal sur toute la gamme d’intérêts environnementaux » (Greenwood, 2011, p. 154). Dans un tel contexte, certains observateurs ont évoqué un « rapport symbiotique » entre la Commission et le BEE (Meyer, 2013, p. 208). Le BEE jouit ainsi d’un accès privilégié à l’élaboration de la politique communautaire, tandis que la DG Environnement bénéficie, de son côté, d’un allié loyal engagé à promouvoir des actions en faveur de l’environnement au niveau de l’UE.

15L’exemple du BEE illustre comment des stratégies de création, de financement et de regroupement contribuent à façonner la « société civile » qui environne une OIG. La caractéristique principale d’une ONG parrainée réside ainsi dans sa dépendance financière prolongée vis-à-vis d’une OIG. En l’absence de ces financements, leur survie serait en jeu. Dans ce contexte, il est utile de distinguer le financement de projet du financement de subsistance. Le financement de projet est accordé par une OIG pour une période limitée et en contrepartie de services spécifiques, alors que le financement de subsistance est alloué pour couvrir les frais de fonctionnement de l’ONG. On peut donc considérer qu’une ONG comme le BEE, qui reçoit régulièrement d’une seule OIG environ la moitié de ses revenus, est incapable de survivre sans financement public.

16Les données empiriques disponibles à ce jour sur les ONG parrainées concernent surtout des cas isolés. L’absence d’études systématiques ne nous permet pas de savoir si les ONG parrainées sont très répandues dans l’environnement des OIG. Une seconde lacune dans la littérature réside dans l’absence de théorisation systématique du phénomène, en dépit d’études empiriques de qualité. Pourquoi et dans quelles conditions les OIG décident-elles de créer, financer et regrouper des ONG ? Nous proposons un cadre analytique pour répondre à cette question.

Pourquoi les OIG cherchent-elles à encadrer les ONG ?

17Les hypothèses que nous envisageons sur le comportement des OIG et des ONG recourent à un postulat rationaliste : chaque fois qu’une OIG intervient auprès d’une population d’ONG, elle le fait délibérément et en vue de bénéfices clairs qui peuvent être de deux types : la quête de ressources importantes pour le fonctionnement de l’OIG, d’une part, et la recherche de formes de soutien politique, d’autre part.

Les ressources

18Dans le champ de la sociologie des organisations, la coopération interorganisationnelle peut être étudiée comme un échange de ressources, le présupposé étant que « les organisations ne peuvent pas générer en interne toutes les ressources ou fonctions nécessaires à leur maintien ; elles doivent donc engager des transactions et établir des relations avec des éléments du milieu » (Aldrich et Pfeffer, 1976, p. 83). Les ressources échangées peuvent être matérielles (financements ou personnels) ou immatérielles (informations). On peut estimer que les OIG créent et encadrent de nouvelles ONG parce qu’elles en attendent des bénéfices. Selon l’hypothèse dérivée du modèle d’« échange de ressources », les OIG créent et financent des ONG dans le but de s’assurer les ressources qu’elles ne peuvent pas générer en interne. Mais cette hypothèse reste très générale, et il convient ici de l’étudier en lien avec les fonctions et les activités concrètes des OIG (Steffek, 2013).

19En premier lieu, beaucoup d’OIG ont à traiter des problèmes complexes. S’attaquer à ces problèmes de manière efficace requiert de l’expertise et des données scientifiques. De nombreuses OIG peuvent ainsi créer des organisations de type « groupe de réflexion » pour sous-traiter ces fonctions. En outre, les ONG sur le terrain peuvent communiquer des informations utiles concernant des lieux isolés ou des groupes auxquels le personnel des OIG n’a pas accès. Les OIG peuvent donc créer de nouvelles ONG locales pour accéder à ces lieux et à ces populations. Le regroupement peut également faciliter l’acquisition par l’OIG de ces informations. Réunies en coalitions ou en plates-formes, les ONG rassemblent des informations et en discutent entre elles, permettant ainsi à l’OIG de n’avoir qu’un seul interlocuteur (Hull, 1993). Les OIG peuvent, de surcroît, avoir des difficultés à contrôler le respect par les États des accords internationaux qu’ils ont ratifiés. Le champ politique des droits de l’homme en offre un bon exemple. Les États signataires de traités sur le sujet ne sont naturellement jamais portés à dénoncer leurs propres violations et les OIG, limitées en personnel, ne peuvent pas contrôler la situation sur le terrain. Dans de tels cas, les ONG peuvent être des sources d’informations utiles concernant le respect par les États de leurs propres engagements. Comme évoqué plus haut, de nombreuses OIG, faute de moyens, s’appuient sur des ONG pour mettre en œuvre leurs programmes. Cependant, même disposant de moyens suffisants, une OIG peut avoir intérêt à recourir à une ONG en ce que cette dernière dispose d’un personnel doté d’une connaissance fine du terrain, d’une meilleure crédibilité auprès des populations locales, et qui génère bien souvent des frais de fonctionnement moins élevés que des entités gouvernementales.

20En second lieu, dans une étude sur les flux financiers de la Commission européenne à destination des acteurs non étatiques européens, Mahoney et Beckstrand (2011) ont établi qu’une part disproportionnée bénéficiait à des groupes favorables à l’intégration européenne. L’approche centrée sur la dépendance aux ressources externes ne permet pas d’expliquer ce constat car, dans une large mesure, elle ne centre pas l’analyse sur la capacité d’action des OIG. Une autre perspective théorique intéressante est offerte par la littérature sur l’entreprenariat politique des organisations sociales. À l’instar d’ONG transnationales (Boli et Thomas, 1997 ; Finnemore, 1993), les OIG ont grand intérêt à rechercher des alliés politiques (Hojnacki, 1997) pour accomplir leur rôle de « prescripteurs de normes » (teachers of norms) dans l’espace mondial.

Le soutien politique

21Pour appréhender ces dynamiques, le concept de groupe de plaidoyer offre un point de départ éclairant. Ces groupes prennent la forme de coalitions interorganisationnelles « composées de personnes issues de diverses organisations gouvernementales et privées qui partagent un ensemble de croyances normatives et causales et qui agissent souvent de concert » (Jenkins-Smith et Sabatier, 1994, p. 180). Lorsque des organisations se regroupent ainsi, elles coordonnent leurs efforts pour atteindre un objectif commun. Elles mutualisent leurs ressources à cette fin, ce qui ne signifie pas que leurs ressources respectives sont de même nature. Enfin, leur alliance est souvent caractérisée par une certaine division du travail dans l’exercice du plaidoyer. Dans les coalitions associant des organisations publiques et des groupes d’intérêt alliés, les premières tendent souvent à avancer des positions plus modérées que les seconds, dont la parole n’est pas limitée par les règles de la diplomatie (ibid., p. 187).

22Les responsables des OIG disposent ainsi d’une bonne raison pour s’allier à des ONG de même sensibilité pouvant servir de partenaires de coalition, notamment lorsqu’un ou plusieurs États membres de l’OIG opposent, en interne, une résistance à leur mission. Dans ce dernier contexte, l’OIG peut avoir un intérêt à s’appuyer sur des ONG et intervenir ainsi par procuration. La technique est bien connue des gouvernements qui emploient des ONG pour servir de médiateurs dans des conflits dans lesquels ils ne veulent pas s’impliquer directement (Bartoli, 2008). Il arrive que des ONG alliées soient perçues comme plus crédibles qu’une OIG par certains publics destinataires des programmes internationaux ; elles peuvent ainsi aider à créer un climat favorable pour une OIG, voire contribuer indirectement à la diffusion de ses normes et de ses messages. Les ONG peuvent innover davantage dans leur communication vers les populations locales et se montrer souvent plus compétentes que les OIG dans les échanges publics. Enfin, la promotion de la démocratie figurant parmi les objectifs politiques de nombreuses OIG, notamment régionales, il est fréquent que le soutien aux ONG soit conçu comme une fin en soi et développé dans des programmes de promotion de la « société civile ». Ce sont ces dynamiques qui sont à l’œuvre lorsque l’UE finance des ONG et d’autres acteurs non étatiques sur le territoire de ses nouveaux États membres (Lane, 2007).

23On peut faire l’hypothèse qu’un encadrement prolongé par une OIG pèse sur les orientations de l’ONG qui en bénéficie. Des études empiriques ont montré que ces ONG s’adaptent de plus en plus aux exigences des OIG (Beyers, 2002 ; Lahusen, 2004). Les groupes de plaidoyer peuvent ainsi être amenés à moins rechercher la confrontation dans leurs stratégies, afin de préserver l’accès privilégié à l’élaboration de politiques qu’ils ont réussi à obtenir (Steffek et Ferretti, 2009). De leur côté, les ONG spécialisées dans la mise en œuvre de projets sont fortement incitées à répondre aux priorités et préférences changeantes de leurs bailleurs de fonds (Cooley et Ron, 2002). Compte tenu de ces évolutions, on peut se demander si les OIG et les ONG n’entretiennent pas, en quelque sorte, des « liaisons dangereuses », surtout dans le champ de la coopération au développement (Edwards et Hulme, 1996).

Conclusion

24Cet article a mis en lumière quelques questions de recherche liées aux ONG parrainées et, partant, interrogé leur rôle dans le système international. Nous avons montré que certaines ONG sont engagées dans un rapport quasi symbiotique avec des OIG. Il est donc difficile de les définir comme des « groupes d’intérêt » ou des représentants d’une « société civile mondiale ». L’existence d’ONG parrainées devrait dès lors nous inciter à remettre en question le présupposé souvent tacite suivant lequel toutes les ONG sont des acteurs sociaux indépendants. Plutôt que de constituer un contre-pouvoir social, les ONG parrainées font partie intégrante, quoique de manière informelle, de la structure du pouvoir international. L’existence de ces ONG n’est pas un problème en soi, car ces dernières assurent des services importants pour le compte des OIG. Leur professionnalisme peut parfois représenter un avantage du point de vue de l’efficacité de l’action publique. Toutefois, elles restent des acteurs non étatiques de nature très particulière, créés et entretenus par les institutions, selon des objectifs décidés au sommet du système politique (une dynamique top-down), et non pas des acteurs sociaux porteurs de revendications provenant de la base de la société (dans une perspective bottom-up).

25Dans notre analyse, nous avons retenu deux approches théoriques, l’une fondée sur l’échange de ressources, l’autre centrée sur la capacité d’intervention des OIG. Ces deux cadres interprétatifs ne s’excluent pas l’un l’autre car, en pratique, les OIG doivent à la fois faire face à des besoins en ressources et construire de larges coalitions de plaidoyer pour poursuivre des objectifs politiques. De futurs travaux de recherche devront déterminer dans quelles circonstances l’une ou l’autre logique de coopération prévaut. Comme nous l’avons montré dans cet article, les dimensions empiriques du phénomène restant peu connues, une étude plus systématique permettrait d’évaluer la généralisation du phénomène de parrainage des ONG dans la vie internationale. On serait bien avisé d’identifier le nombre d’ONG transnationales qui, aujourd’hui, sont créées et financées par des OIG.

26Traduit de l’anglais par les coordinateurs de l’ouvrage et Marina Urquidi